Texte intégral
Q - La présidente de la Chambre des représentants américains, Nancy Pelosi, s'est rendue cette semaine à Taïwan. La Chine est furieuse. Quelle est la position de la France ?
R - La position de la France à l'égard de la Chine n'a pas changé depuis sa reconnaissance de la République populaire de la Chine en 1964 et donc la France s'en tient à sa politique d'une seule Chine. La visite du président ou de la présidente de la Chambre des représentants américains n'est pas sans précédent. En tout état de cause, la visite de Mme Pelosi ne doit pas servir de prétexte à la Chine pour des mesures d'escalade qui accroîtraient la tension.
Q - Avant le 24 février, l'idée d'une invasion de la Russie en Ukraine paraissait à beaucoup improbable. Elle s'est produite. La Chine pourrait-elle être tentée d'imiter le Kremlin et d'envahir Taïwan ?
R - Elle serait bien mal inspirée de le faire mais il ne me semble pas que ce soit sa tentation du moment. Nous faisons passer tous les messages d'apaisement et de modération et j'ai eu l'occasion de m'entretenir longuement avec mon collègue chinois ministre des Affaires étrangères lorsque nous étions en Indonésie pour le G20. Ce sujet a été abordé avec beaucoup d'autres et j'ai appelé, comme tous nos partenaires le font d'ailleurs, à la plus grande retenue et à l'importance du dialogue entre la Chine et Taïwan. Le statu quo ne peut pas être remis en cause par des mesures unilatérales. Nous comptons sur la Chine pour continuer de caractériser sa politique étrangère par la recherche du respect des règles et par l'attachement à la stabilité qui est l'une des marques de fabrique de sa politique étrangère.
Q - Emmanuel Macron a parlé lundi avec son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky. Mi-juin, le président français s'est enfin rendu à Kyiv. Pourtant, proportionnellement, en termes d'aide, notamment militaire, la France est un peu à la traîne par rapport à d'autres, comme les États-Unis, mais aussi le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Pologne ou même l'Estonie.
R - Ce n'est pas exact. Nous ne rendons pas public tout ce que nous faisons et apportons sur le plan militaire, en matériel ou en formation. C'est un choix délibéré. Il n'est pas nécessaire de donner cette information à tous, nous la réservons aux Ukrainiens et à nos partenaires. La France, avec tous les Européens et ses alliés, a fait le choix résolu d'aider l'Ukraine à défendre sa souveraineté, son indépendance, son intégrité, parce qu'elle se bat pour des valeurs que nous partageons. Parce qu'elle est agressée par un pays, la Russie, qui a fait le choix d'une guerre particulièrement horrible, menée sans respect du droit international humanitaire et marquée par des crimes de guerre, des atrocités. Nous avons fait le choix de soutenir l'Ukraine parce que ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement le sort du peuple ukrainien ou la stabilité sur le continent européen. C'est la remise en cause brutale, injustifiée et par ailleurs cynique par un pays, la Russie, de l'ensemble des principes fondamentaux qui fondent l'ordre international basé sur le respect de la règle de droit. Il n'est ni acceptable ni envisageable qu'un État puisse s'écarter de ses engagements internationaux et du respect des principes les plus élémentaires de la charte des Nations unies. Car si on admettait cela, ce serait le désordre généralisé dans le monde. Ce que nous défendons, en défendant et en aidant l'Ukraine, c'est notre propre sécurité.
Pour revenir au soutien que nous apportons qui n'est pas que militaire et diplomatique, mais aussi politique, économique et financier, la France prend toute sa part. Nous consacrons déjà 2 milliards d'euros, à l'aide économique, humanitaire et de reconstruction. Cette aide vient s'ajouter aux efforts de 9 milliards d'euros de l'Union européenne. Tout cela vient en complément des efforts européens sur le plan militaire. Et nous venons d'augmenter par décision du Conseil européen des Affaires étrangères, donc au niveau ministériel, une nouvelle tranche de 500 millions d'euros. L'aide apportée est aussi humanitaire, avec l'accueil sur le territoire des pays européens des millions de réfugiés qui bénéficient de ce qu'on appelle le droit à la protection temporaire, un certain nombre de droits, en tout premier lieu celui de travailler ou celui pour les enfants de recevoir une éducation. Il y a environ 19.000 enfants ukrainiens qui sont scolarisés en France.
Q - Qu'en est-il des enquêtes sur les crimes de guerre ?
R - Notre soutien passe aussi par la lutte contre l'impunité, avec l'envoi d'équipes spécialisées pour documenter ce que nous pouvons considérer comme des crimes de guerre. Il faut appeler les choses par leur nom. Il passe également par le don tout récent d'un laboratoire ADN qui va aider à l'identification des victimes et par la coopération que nous menons avec la Cour pénale internationale, y compris sur le plan des financements. Il y a aussi les sanctions. Contrairement à ce que voudraient faire croire ceux qui soutiennent la Russie - comme Mme Le Pen qui garde une tendresse particulière, semble-t-il, à l'endroit du régime de Vladimir Poutine et qui prétend que les sanctions ne seraient pas efficaces - elles ont un effet. Elles affectent fortement l'économie russe et vont avoir un impact croissant puisque la réduction de notre dépendance aux hydrocarbures russes et possiblement au gaz compliquera très fortement la poursuite de l'effort de guerre de la Russie.
Nous nous réservons la possibilité de renforcer cette politique de sanctions. Enfin, l'aide en matériel militaire à l'Ukraine ne concerne pas que les pièces d'artillerie mais aussi des fournitures d'équipements de protection, des munitions ou celle de véhicules blindés permettant à l'infanterie d'avancer en étant protégés au plus près des lignes russes. Nous le faisons dans le cadre d'un dialogue avec les autorités ukrainiennes, en répondant à leur demande, en coordination avec nos partenaires et alliés, de façon que collectivement, nous soyons le plus efficaces possible.
Q - Après des échanges un peu tendus, notamment autour des propos du président Macron qui parlait de ne pas "humilier" la Russie, des mots qui avaient été très mal perçus en Ukraine, peut-on parler d'un réchauffement des relations ou de la dissipation d'un malentendu ?
R - La visite à Kyiv du Président, accompagné du chancelier allemand, Olaf Scholz, du Premier ministre italien, Mario Draghi, et du président roumain, Klaus Iohannis, a été un moment clé. Elle a permis, juste avant l'avis de la Commission européenne sur les candidatures à l'adhésion présentées par l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, de manifester le soutien des trois pays fondateurs de l'Union européenne et un grand voisin géographiquement, à la reconnaissance et donc à la légitimité de la demande ukrainienne et moldave d'avoir le statut de candidat.
Ce déplacement a eu une importance historique puisqu'il a été suivi par la reconnaissance unanime par les Vingt-Sept de ce statut. Il y a eu également la poursuite et l'intensification des efforts français de livraison de matériels, qui ont satisfait les Ukrainiens. Lors de la dernière conversation entre le président de la République et le président ukrainien, ce dernier a salué l'aide que nous apportons. Est-ce qu'il faudra poursuivre ? Sans doute, parce que c'est un combat de longue durée. Le Président insiste souvent sur le fait que nous devrons poursuivre notre soutien dans tous ses volets, y compris militaires. Il va falloir non seulement aider les Ukrainiens à tenir et, si possible, à rééquilibrer le rapport de force militaires avec la Russie, mais nous-mêmes devons aussi tenir et savoir que dans la durée, nous aurons un effort à faire et que nous le ferons parce que c'est notre sécurité qui est en jeu.
Q - Il y a donc eu une inflexion. Qu'est-ce qui a changé ?
R - La ligne de la France a toujours été claire. Il s'agit d'empêcher la Russie de mener à bien ses objectifs. Elle mène une guerre hybride, qui ne vise pas que l'Ukraine, qui vise à remettre en cause la stabilité dans le monde et l'ordre international. Une confrontation qui s'étend jusqu'au continent africain et dans laquelle la Russie utilise comme arme non seulement ce qu'elle fait en Ukraine sur le plan militaire, mais aussi la désinformation, l'arme de la faim et l'arme de l'énergie, pour des visées stratégiques qui vont bien au-delà de l'Ukraine. Nous devons faire comprendre à tous ceux qui, dans le monde, pourraient être tentés de considérer que c'est une guerre qui ne concerne que les Européens, qu'ils sont également visés par l'impérialisme russe. Je reprends un mot du président Macron qui dit bien les choses. On est dans une forme de tentative de restauration d'une puissance impériale par les moyens les plus abominables, exactions, viols, crimes de guerre, sans doute crimes contre l'humanité, déportations, tortures, massacres. Il faut aider à une meilleure prise en compte par nos partenaires en dehors du territoire européen qu'eux-mêmes sont visés, qu'il ne faut pas confondre la victime et le bourreau. Sur ce point, le Président a été on ne peut plus clair lors de sa récente tournée africaine.
Q - Est-ce que le président Macron pense toujours qu'il faut continuer à parler à Vladimir Poutine ?
R - Est-ce qu'on doit continuer à parler à la Russie et à son président ? Oui. Pas seulement la France, mais oui, résolument. Parce qu'il faudra préparer la suite. Aujourd'hui, l'heure est au fracas des armes. Mais nous devons continuer de plaider pour qu'un dialogue puisse s'engager. Il y a des conditions à cela. Il faut être deux pour dialoguer. Donc, pour le moment, les conditions ne sont pas réunies pour qu'il y ait une phase politique qui succède à cette phase militaire, loin de là. Néanmoins, non seulement il faut espérer le rééquilibrage des rapports de force avec d'une part, l'effet des sanctions et, d'autre part, la prise de conscience peut-être par Vladimir Poutine ou par d'autres autour de lui, que la Russie a fait une erreur stratégique et s'est mise dans une impasse. On constate que ses partenaires comprennent de moins en moins ses choix.
Q - Quels partenaires ?
R - Ses plus proches géographiquement, mais aussi les partenaires commerciaux de la Russie. Le monde entier est touché par la politique russe : l'augmentation des prix de l'énergie, l'augmentation des prix de l'alimentation, c'est la Russie qui en est responsable et elle seule, en réduisant drastiquement ces exportations et en contraignant l'Ukraine à réduire les siennes. C'est la Russie qui a mis en place un blocus des céréales et qui se targue aujourd'hui de chercher des solutions, dans une attitude de pompier pyromane. Cela affecte d'abord l'Afrique et le Moyen-Orient. L'attitude de la Chine reste extrêmement prudente à l'endroit des demandes russes. Beaucoup de pays hésitent mais très peu soutiennent la Russie.
Q - Revenons à l'Afrique où la France est bousculée, par la Russie notamment. A travers la désinformation, la milice Wagner et autres. Le président Macron a eu des déclarations plutôt fortes à ce sujet lors de sa récente visite au Cameroun. Mais au-delà des mots, quelle est la parade ?
R - La stratégie est celle que le président de la République a développée depuis son grand discours de Ouagadougou en 2017. Sachant tout ce qui nous lie à l'Afrique. Partant de ce constat, la politique suivie désormais consiste à nouer des liens et développer des relations en complément des relations d'État à État et de gouvernement à gouvernement. En mobilisant davantage les forces vives. En pariant en particulier sur l'avenir, la jeunesse, la culture, l'insistance nouvelle que l'on met sur des projets concrets mieux compris des citoyens africains parce que plus visibles, en mobilisant les diasporas, en créant de nouveaux partenariats dans tous les secteurs, en favorisant les investissements dans le domaine du numérique, dans les industries culturelles et créatives, dans le sport. Avec également un travail sur la mémoire et l'histoire. Cette approche n'est pas nouvelle, c'est la vision du Président depuis le début de son premier mandat. Mais l'élément nouveau, qui n'existait pas en 2017, c'est la pénétration, l'entrisme russe sur le continent africain. Cet entrisme et d'une façon générale, l'agressivité russe dans nombre de pays africains, au-delà du Mali, nous impose d'ajouter une nouvelle dimension à la politique du nouveau partenariat et du renouvellement de la relation Afrique-France. C'est ce dont le Président a parlé lors de son déplacement récent. Face à ces manipulations de l'information, ces mensonges qui peuvent avoir un impact sur l'opinion et qui sont financés en sous-main, on le sait, par la Russie, il faut que nous soyons plus présents, plus actifs, y compris avec une organisation ministérielle et interministérielle qui s'appuie sur une stratégie dont je parlerai avec la Première ministre et que je souhaite pouvoir mettre en place rapidement.
Q - L'Afrique occidentale a subi une série de coups d'États récents, au Burkina Faso, deux fois au Mali, en Guinée-Bissau, au Tchad. Le sentiment anti-français y grandit. Êtes-vous inquiète ?
R - Chacune des situations que vous décrivez est différente. Mais il est important de marquer que nous devons réarticuler notre dispositif qui était présent au Mali, nous appuyer sur d'autres et d'une façon différente, comme on l'a fait au Niger sous commandement des forces armées nigériennes. Lorsque nous intervenons à ses côtés et à sa demande pour lutter contre des groupes terroristes et partout dans le respect de la pleine souveraineté des pays concernés. Au moment où nous opérons cette réarticulation du dispositif, la récente tournée du président de la République a montré que nous ne nous désengageons pas du continent africain, que nous investissons sur le long terme, selon les attentes de nos partenaires africains et que nous nous efforçons d'y répondre mieux qu'auparavant. Le Président est allé en Guinée-Bissau parce que le président Sissoko est président de la Cédéao et qu'il a l'ambition de lui rendre son rôle d'organisation régionale, soudée et utile, qui permet aux États de la région de coopérer et de régler ensemble les problèmes. Le président Sissoko a évoqué une réunion au sommet de la Cédéao, peut-être cet automne, et le président français a marqué publiquement sa disponibilité à y participer.
Q - Avec le Mali, la relation est-elle définitivement abîmée ?
R - Les relations politiques sont difficiles à la suite d'un double coup d'État ! Le deuxième a abouti au repli de la junte sur elle-même. Elle est devenue totalement dépendante des mercenaires russes pour sa survie et sa sécurité. Les mercenaires de Wagner ne sont pas inspirés par des bonnes intentions, comme on peut le voir par les exactions qu'ils mènent et par l'inefficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes qui les caractérise. Cette distanciation qui s'est produite entre le Mali et la France est regrettable et n'est pas de notre fait. Néanmoins il faut souligner que dans le cadre des opérations de réarticulation du dispositif Barkhane qui est en cours, l'aspect proprement militaire du désengagement, étape par étape en coopération avec les Maliens, a été convenable et j'espère qu'il le demeurera jusqu'à la fin de cette phase qui devrait se terminer avant la fin de l'été. En revanche, sur le plan politique, le Président s'est exprimé : les désaccords sont assumés et notre mise en garde à l'endroit de la dépendance dans laquelle s'est mise la junte militaire vis-à-vis de la Russie et des mercenaires russes demeure évidemment quelque chose qu'il faut souligner.
Q - Notre collaborateur Olivier Dubois est otage du Jnim au Mali, depuis un an et quatre mois. Avez-vous des nouvelles ?
R - Ce que je veux vous dire, c'est : n'en doutez pas, tous les efforts sont déployés pour obtenir la libération d'Olivier Dubois, depuis son enlèvement. Que personne n'en doute. En matière d'enlèvements de personnes ou de prises d'otages, d'abord, nous savons que ces efforts peuvent prendre du temps pour produire des effets. Et puis surtout, nous savons par expérience que la discrétion est indispensable à la réussite de ces efforts. Tout manquement à la discrétion met en péril et complique le travail réalisé. En matière d'enlèvements, il n'y a qu'une règle : c'est vraiment de respecter, le plus strictement possible, cette obligation de discrétion. Une chose que je souhaiterais ajouter, c'est que le Quai d'Orsay, par l'intermédiaire de son centre de crise, est en contact régulier avec la famille d'Olivier Dubois, ses parents, ses sœurs, sa compagne. J'ai demandé à mon directeur de cabinet de recevoir la famille. La proposition leur a été faite cette semaine.
Q - Et qu'en est-il des quatre Français emprisonnés en Iran ?
R - Le Président de la République n'a pas manqué de souligner, lors d'un récent entretien téléphonique avec le président Raïssi, le caractère inacceptable de la situation des quatre Français [Benjamin Brière, Fariba Adelkhah, Cécile Kohler et Jacques Paris, ndlr] actuellement détenus en Iran sans aucune justification et de demander leur libération immédiate. Je viens également de le faire avec mon homologue.
Q - La conférence annuelle des ambassadeurs se tiendra les 1er et 2 septembre, un moment important pour vos services. Elle aura lieu après une rare grève des diplomates qui s'opposent à la réforme du Quai et la suppression du corps diplomatique et alors que votre ministère, pourtant régalien, a vu son budget fondre (autour de -18% en douze ans).
R - L'ordonnance puis les décrets ont été publiés, la réforme est faite, y compris avec le décret du 16 avril qui sanctuarise des garanties. En ce qui concerne la conférence des ambassadeurs, c'est un moment important pour rythmer la politique étrangère de la France, par la feuille de route que donne le président de la République dans son grand discours au moment de l'ouverture. Il s'agit aussi de la première conférence depuis 2019, puisque la pandémie a empêché sa tenue les deux dernières années. Ce sera aussi l'occasion de parler organisation du ministère, rôle de notre diplomatie dans un monde en mouvement, pour ne pas dire en désordre et en plein bouleversement. Nous pourrons parler des missions prioritaires, des objectifs que l'on se donne et évidemment des moyens consacrés à ces missions. Le Quai d'Orsay a toujours répondu présent lorsqu'il y a eu des crises. Le Quai, c'est l'outil diplomatique, le bras armé du Président.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 août 2022