Texte intégral
CAROLINE FILIPPI
Éric DUPOND-MORETTI est en Corse, vous le savez, depuis hier pour sa première visite en tant que Garde des Sceaux. Il était donc à Ajaccio, et aujourd'hui, Bastia, où il va installer la première présidente. Et la mafia, les prisonniers du commando Erignac, ce sont encore des sujets tabous pour le ministre qu'il va les évoquer du bout des lèvres. Il est d'ailleurs l'invité de la rédaction ce matin, et il répond aux questions de Paul ORTOLI.
PAUL ORTOLI
Monsieur le Ministre de la Justice, bonjour.
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Bonjour monsieur.
PAUL ORTOLI
Vous êtes en Corse depuis hier pour présenter votre budget qui connaît encore une augmentation de 8 %. Vous plaidez pour une justice plus efficace. Est-ce que cela suffit pour répondre au malaise du monde judiciaire ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Je suis tenté de vous dire "non" parce qu'il y a toujours du travail à faire. Mais en même temps que je vous dis non, je souhaite préciser ma pensée. Ce sont trois budgets historiques. En matière budgétaire, trois fois huit, ça ne fait pas 24 mais 26. Et le budget justice depuis l'élection du Président de la République, c'est une hausse de 44 %. Il y a une embauche massive de 8 500 personnels ; et le but, là encore, c'est d'être plus efficace et plus proche.
PAUL ORTOLI
Alors, le jour même de votre arrivée dans l'île, la Corse a tenté un nouveau règlement de comptes. Le taux de résolution judiciaire en la matière est faible, voire très faible. Est-ce que tous les moyens sont mis en œuvre pour combattre la criminalité organisée dans l'île ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Écoutez, récemment, le ministre de l'Intérieur a réuni les policiers, les gendarmes, les autorités préfectorales et les magistrats, et ils ont évoqué la question qui gangrène l'île, qui est la question du grand banditisme. Il y a bien sûr un certain nombre de moyens qui sont alloués à cette lutte. J'ai moi-même - dans ma circulaire de politique générale - mis l'accent sur la grande délinquance et aussi d'ailleurs sur la délinquance du quotidien parce qu'il faut traiter de ces deux délinquances. Et s'agissant de la grande criminalité, il y a aussi un aspect qui doit être développé, que nous développons, qui est l'aspect financier pécuniaire fiscal bien sûr.
PAUL ORTOLI
Donc vous interpolisez les voyous mais est-ce qu'aujourd'hui, l'État connaît bien ces voyous ? Deux associations anti-mafia font le même reproche. L'État ne reconnaît pas l'existence d'une mafia dans l'île. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Qu'il y ait une grande délinquance et un grand banditisme qui gangrène l'île, c'est une certitude pour tout le monde et qu'il y ait un traitement particulier de ces affaires-là. Nous savons bien sûr que c'est une autre certitude, et celle-là est judiciaire. Je pense en particulier aux GIRC qui sont dédiés au grand banditisme et qui naturellement travaillent au quotidien pour tenter d'éradiquer le grand banditisme.
PAUL ORTOLI
La juridiction interrégionale de Marseille est en charge du banditisme, mais ses résultats sont en dents de scie. Faut-il une justice anti-mafia ou redéployer des moyens déjà existants ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Mais là, c'est une question du registre sémantique en réalité parce qu'une justice qu'on appelle anti-mafia ou qu'on appelle justice destinée à lutter contre le grand banditisme, c'est la même chose et ce ne sont pas les mots qui changent le cours des choses. Ce que je peux vous dire, c'est que, naturellement, l'accent est mis sur le grand banditisme dont on sait qu'il gangrène l'île, et qu'il gangrène son économie, et qu'il gangrène parfois les rapports sociaux entre les uns et les autres.
PAUL ORTOLI
A la Cours d'appel d'Aix, les acquittements des affaires corses sont de 60 % contre 10 % dans le reste des dossiers. Est-ce que ça veut dire que les jurés sont inquiétés ou que des enquêtes sont imparfaites ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Je pense que quand des jurés sont inquiétés, comme vous le dites, et que naturellement, ça parvient à la connaissance de la justice, ça ne reste pas sans suite. Ça, c'est une première chose bien sûr parce que le fait d'aller toucher - c'est le verbe qui est utilisé - un juré est une infraction. Et chaque fois que ça se produit, chaque fois que c'est porté à la connaissance de la justice, la justice ne reste pas inerte. Pour le reste, je ne peux pas faire de commentaires particuliers. Les chiffres que vous évoquiez, ils méritent - à mon avis - d'être affinés. Des acquittements, nous le savons bien, les acquittements, ils correspondent parfois à des preuves qui n'ont pas été jugées suffisamment fortes par le jury populaire.
PAUL ORTOLI
Mais plus généralement, est-ce que ces jurés populaires doivent être les juges de la criminalité organisée ou est-ce que ce sont des magistrats professionnels qui doivent désormais juger ces crimes ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Mais je veux vous rappeler que les juridictions, composées de magistrats professionnels, acquittent également. Jean CASTELLA, ANDRIUZZI ont été finalement acquittés par une Cour d'assises composée de magistrats professionnels. Je n'aurais pas évoqué ces questions. Ça m'est interdit aujourd'hui mais c'est une réalité historique désormais.
PAUL ORTOLI
Éric DUPOND-MORETTI, vous avez été l'avocat d'Yvan COLONNA, mais vous ne vous exprimez pas sur cette question, ni sur les cas des prisonniers du commando, vous l'avez dit. Que répondez-vous aujourd'hui au parti nationaliste qui voit dans votre silence une provocation ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Je réponds qu'il y a une solidarité gouvernementale, c'est bien comme ça que ça s'appelle. Il y a un décret qui m'interdit de faire ou de dire, et donc je ne le fais pas et je ne le dis pas.
PAUL ORTOLI
Vous étiez tout à l'heure aux côtés des personnels du tribunal d'Ajaccio qui a été incendié le 10 mars. Des événements à nouveau ont eu lieu hier soir à Bastia, des jets de cocktails Molotov. Comment la justice peut-elle répondre à cette violence ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI
D'abord, ce que je veux dire, c'est qu'il y a un processus qui est engagé où le ministre de l'Intérieur, qui a été chargé de cette mission par le Président de la République, rencontre régulièrement tous les élus pour discuter de l'avenir de l'île. La discussion, c'est mieux que le jet de cocktails Molotov. Que puis-je vous dire de plus ? Rien. Je pense que c'est en discutant, c'est en échangeant, c'est en coconstruisant l'avenir de cette île que les choses vont évoluer et certainement pas autrement.
PAUL ORTOLI
Éric DUPOND-MORETTI, merci d'avoir répondu à nos questions.
ÉRIC DUPOND-MORETTI
Merci à vous de m'avoir permis de dire un certain nombre de choses.
CAROLINE FILIPPI
Le Garde des Sceaux, Éric DUPOND-MORETTI, invité de la rédaction. Interview à retrouver sur notre site France Bleu RCFM.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 29 septembre 2022