Texte intégral
M. François-Noël Buffet, président. - Monsieur le garde des sceaux, la France fait partie des pays européens qui ont vu partir le plus grand nombre de jeunes hommes et femmes pour combattre en Irak et en Syrie aux côtés de l'organisation islamiste Daech : plus de 1 400 personnes auraient fait un séjour dans cette zone entre 2012 et la chute de l'organisation terroriste en 2019.
Trois ans plus tard, le nombre de Français détenus dans le nord de la Syrie est encore de plusieurs centaines, sans que nous ne disposions de chiffres exacts. Parmi eux, des enfants sont détenus avec ou même sans leurs parents. Là encore, les chiffres exacts nous font défaut, mais vous pourrez peut-être nous communiquer ceux dont vous disposez.
La France a toujours refusé le principe d'un retour général de tous les détenus français, mais a procédé, au cas par cas, à des rapatriements de femmes et d'enfants, notamment en juillet dernier, ou encore lundi dernier.
À ce jour, les décisions de la France en la matière sont des actes de gouvernement au sens du droit public, donc insusceptibles de recours devant les juges nationaux.
Saisie par des familles de personnes ayant demandé sans succès leur rapatriement, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu le 14 septembre dernier un arrêt confortant la position française d'examen au cas par cas. Mais elle exige que les décisions prises par le Gouvernement puissent faire l'objet d'un contrôle indépendant pour prévenir tout arbitraire et garantir la prise en compte notamment de l'intérêt supérieur de l'enfant.
Les décisions de refus de rapatriement prises jusqu'à présent et qui l'ont donc été sans ce contrôle doivent, en conséquence, être réexaminées.
Quelle est l'ampleur de la situation à laquelle nous devons faire face ? Combien de Français, et parmi eux combien d'enfants, peuvent demander leur rapatriement en France depuis le nord de la Syrie ? Quelle sera la doctrine du Gouvernement, singulièrement à l'égard de ces enfants ? Enfin, comment ferez-vous face aux rapatriements qui pourraient être plus nombreux à l'avenir, au vu de la jurisprudence de la CEDH ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Ce sujet complexe justifie la pleine mobilisation du Gouvernement et du Parlement. Il pose question quant à nos valeurs, notre humanité, mais concerne aussi notre sécurité.
Pendant presque cinq ans, Daech a étendu son emprise en Irak et en Syrie sur un territoire aussi grand que la Grande-Bretagne. Nous avons tous été témoins des horreurs commises par cette organisation : décapitations, exécutions massives, rapts, viols en masse, destruction de sites historiques, etc.
Porté par une propagande terrifiante, spécialement conçue pour s'adresser à la jeunesse occidentale, Daech a attiré de nombreux combattants terroristes, femmes et hommes. Le nombre de Français parmi eux est estimé à 1 500, dont beaucoup ont suivi une instruction militaire et un endoctrinement islamiste. Notre pays a subi ce terrorisme dans sa chair et fait toujours partie de ses cibles.
Nombre d'entre eux ont été tués lors des combats, d'autres arrêtés et condamnés en Irak, d'autres sont retenus dans le Nord-Est syrien sous contrôle kurde, d'autres enfin sont rentrés volontairement ou ont été expulsés par les autorités turques dans le cadre de ce que nous avons appelé le "protocole Cazeneuve". Ceux qui sont rentrés ont fait l'objet de poursuites pénales systématiques.
La capacité de projection opérationnelle de Daech s'est considérablement réduite, mais la menace demeure. Les combattants restés sur place et les revenants incarcérés ou remis en liberté font l'objet d'un suivi systématique. Dès que le parquet national antiterroriste (Pnat) prend connaissance du départ ou du maintien sur zone de ressortissants français postérieurement aux attentats de janvier 2015, il ouvre systématiquement une procédure du chef d'association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste.
Sauf à démontrer un élément de contrainte, les femmes sont traitées comme les hommes, compte tenu de leur niveau d'endoctrinement et de la place qui leur était souvent conférée au sein de Daech. C'est ce qui s'est passé lors du retour de 16 femmes en juillet dernier.
Quel est le suivi en détention ?
Fin septembre, 129 revenants dont 51 femmes étaient incarcérés. Tous ont vocation à entrer dans le processus de prise en charge de la radicalisation dans des quartiers spécialisés par des équipes spécialement formées, notamment si un risque de prosélytisme, voire de passage à l'acte violent est identifié. La situation de chaque détenu fait l'objet d'un réexamen régulier, notamment pour adapter les mesures de sécurité. Le renseignement pénitentiaire est naturellement mobilisé.
Pour leur sortie, la loi du 30 juillet 2021 a comblé un vide en permettant de poursuivre le suivi et la prise en charge en sus des mesures administratives.
La situation est différente pour les enfants. Contrairement à leurs parents, ceux-ci n'ont pas fait le choix de rejoindre Daech. Notre responsabilité est de concilier humanité d'une part et prudence et pragmatisme d'autre part, car, considérés comme les "lionceaux du califat", ils ont été endoctrinés et ont tous vécu des expériences traumatisantes. Leurs récits, qui ne se libèrent parfois que quelques années après leur retour, font froid dans le dos.
Quelques chiffres : la France accueille 225 mineurs ayant séjourné dans une zone d'opération des groupes terroristes. Parmi eux, 217 ont séjourné en zone irako-syrienne, et huit dans d'autres zones de conflits (Afghanistan, Libye, Yémen, par exemple). La plupart d'entre eux sont rentrés avec leurs parents, soit parce que ceux-ci ont été expulsés, notamment de Turquie, soit parce qu'ils sont rentrés spontanément sur le territoire national. Par ailleurs, 77 mineurs ont été rapatriés par les autorités françaises, dont 71 depuis les camps du Rojava en sept opérations successives, entre le 15 mars 2019 et le 4 octobre 2022 et six autres depuis l'Irak.
Le 5 juillet 2022, la sixième opération de rapatriement menée par la France a permis le retour de 35 mineurs accompagnés - pour la première fois - de seize mères. Hier, un enfant de six ans en situation médicale critique, son frère de huit ans et sa mère ont fait l'objet d'une opération ponctuelle, la mère étant placée en détention provisoire.
Comment ces mineurs sont-ils suivis ?
Sur les 225 mineurs de retour de zone, 218 font ou ont fait l'objet d'une procédure en assistance éducative. Actuellement, 188 mesures sont en cours. Onze d'entre eux font l'objet de poursuites pénales, ils sont aujourd'hui majeurs.
C'est avec une extrême attention que le Gouvernement traite ce sujet difficile.
Coordonné par le Pnat, le dispositif national de suivi est articulé avec des mesures individuelles pour chacun des mineurs rapatriés par la France. L'instruction interministérielle du 21 avril 2022 précise le circuit de prise en charge des mineurs à travers une répartition déconcentrée sur l'ensemble du territoire suivant les liens familiaux de ces enfants. Dans les jours à venir, je signerai une circulaire de mise en œuvre spécifique de cette instruction dans le domaine judiciaire mais les dispositions de suivi renforcé préconisées par l'instruction ont d'ores et déjà été mises en œuvre à l'occasion des retours de juillet dernier.
Dans chaque département, un suivi doit s'organiser au sein de cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF), qui se réunissent pour l'occasion en formation restreinte sous la double responsabilité des procureurs de la République et des préfets. Ces réunions font l'objet de remontées systématiques au Pnat. Un comité interministériel de suivi se réunit régulièrement, comme il l'a fait aujourd'hui même.
Sur le plan individuel, tous les mineurs font l'objet dès leur descente d'avion d'une prise en charge systématique cumulant un placement à l'aide sociale à l'enfance (ASE) et des mesures éducatives en milieu ouvert, une interdiction de sortie du territoire étant systématiquement requise. Après une première évaluation, notamment médicale, ils sont placés sur décision du procureur de la République dans des familles ou des structures d'accueil adaptées et rapidement rapprochés des lieux dans lesquels ils ont des liens familiaux. Ce sont alors les parquets locaux qui s'en saisissent.
Lorsque les mères sont incarcérées, des parloirs médiatisés sont organisés afin d'assurer le maintien des liens familiaux entre les enfants et leurs mères. Il s'agit en effet souvent d'enfants très jeunes : les deux tiers ont moins de dix ans et 22 sont orphelins ; 77 d'entre eux, nés sur zone et n'ayant jamais connu la France, arrivent sans état civil ni lien de filiation établi. Le suivi de ces enfants est un travail au long cours, qui, lorsque c'est possible, associe également les familles, dont souvent les grands-parents. Il mobilise tous les acteurs qui entourent ces enfants : éducateurs, magistrats, soignants, enseignants...
Il nous faut permettre à ces enfants de retrouver une enfance aussi normale que possible, sans toutefois relâcher notre vigilance.
L'attitude de la France concernant la situation des ressortissants retenus dans le Nord-Est syrien a souvent été fustigée devant différentes instances internationales, telles que le Comité des droits de l'enfant ou le comité des Nations unies contre la torture. La position de la France est pourtant parfaitement équilibrée. Elle tient compte du nombre de Français concernés - la France ayant fourni le plus grand nombre de combattants étrangers à Daech. Elle concilie humanité et sécurité.
L'arrêt de la CEDH ne remet pas en cause cet équilibre. Comme le soutenait le Gouvernement, la Cour considère que la France ne peut être tenue pour responsable des conditions de vie dans les camps puisqu'elle n'y exerce pas sa juridiction. Elle confirme que les engagements internationaux de la France ne lui imposent pas de rapatrier les personnes retenues dans le Nord-Est Syrien. Certes, la France est condamnée, mais seulement pour ne pas avoir formalisé et objectivé le processus décisionnel conduisant au non-rapatriement. Le Gouvernement examine la manière dont il peut donner suite à cet arrêt et s'y conformer mais, comme je l'ai déjà dit, nous ne l'avons pas attendu pour agir - 77 enfants sont déjà rentrés et ont été pris en charge.
J'entends tellement de faux experts qui débitent le fameux "y'a qu'à, faut qu'on" ! Les choses sont difficiles : en cause, la sécurité des différents intervenants, dont, bien sûr, nos soldats, mais aussi des déchirements internes, la femme qui accepte le retour de son enfant étant considérée par les autres comme une collabo ! Entre les rodomontades que l'on peut lire dans certaines gazettes et la réalité de terrain, il y a une distance qui ne vous échappera pas.
Des évasions ont déjà eu lieu. Daech pourrait essayer de récupérer des combattants, d'autant que la région est particulièrement instable et que l'autorité des forces kurdes qui tiennent les camps s'inscrit dans un cadre géopolitique d'une grande complexité.
Il est au demeurant très compliqué d'organiser des opérations de retour. Nous sommes toujours dans le cas par cas. À chaque fois, la France doit assurer une réponse de fermeté pour les adultes, dans le respect du droit - c'est ce qui nous différencie de la barbarie de Daech.
Je salue à cet égard le bon résultat du procès des attentats du 13 novembre, dont témoigne le fait que personne n'ait interjeté appel. Je remercie tous les acteurs ayant permis que ce procès fasse pleinement honneur à notre État de droit. J'ai également une pensée pour les victimes de l'attentat de Nice.
La France doit réintégrer ces enfants avec vigilance et humanité. C'est l'honneur de notre République et de mon ministère que d'assurer cette mission difficile.
M. Dany Wattebled. - Merci pour ces précisions qui répondent à beaucoup de nos questions.
Quel est le délai de jugement de ces revenants après leur retour sur notre sol ? Quelles sont les étapes du processus en fonction de chaque personne ?
Cela ne doit pas être simple de traiter le cas des enfants. Avez-vous les moyens financiers suffisants ? Il nous faudrait faire un rapport d'étape dans un an, car plus de personnel sera peut-être nécessaire...
M. Alain Marc. - Nos établissements pénitentiaires sont-ils dimensionnés pour accueillir les femmes radicalisées ? Si elles doivent être proches de leurs enfants, eux-mêmes proches de leur famille lorsqu'ils en ont, elles doivent donc être disséminées sur le territoire. En quoi consiste le programme de déradicalisation ?
Mme Maryse Carrère. - Avec les enfants actuellement détenus avec leur mère, la question des moyens des services de protection de l'enfance et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), spécialement en Île-de-France, où atterrissent les avions qui les ramènent, se pose avec plus d'acuité que jamais. Ont-ils défini des modalités de prise en charge ? Celles-ci sont-elles appelées à évoluer ? Leurs moyens sont-ils adaptés ?
Des enfants, amenés dans ces camps par leurs parents, sont devenus majeurs et souvent orphelins. Nous connaissons tous des familles qui attendent impatiemment de les récupérer. Je pense aux membres de l'une d'entre elles, dans les Hautes-Pyrénées, qui espèrent revoir leur nièce et petite-fille Amina.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Permettez-moi d'avoir une pensée pour les centaines de morts des attentats suscités par cette idéologie mortifère. Je sais que la géopolitique est compliquée ; mais celles et ceux qui veulent aujourd'hui rentrer ont applaudi ces attentats. Ne l'oublions pas.
Combien y a-t-il d'enfants sur zone à rapatrier ? Combien d'entre eux sont-ils revenus sans leur mère, restée sur zone - le fait qu'il y en ait montre qu'on peut rapatrier les enfants seuls.
La prise en charge n'est pas simple. Chaque histoire est différente de celle du voisin.
Ces femmes revenues de Syrie et d'Irak sont parfois plus dangereuses que certains hommes. Parmi elles, y en a-t-il qui sont déjà ressorties de prison ? Si oui, comment sont-elles suivies ?
M. Stéphane Le Rudulier. - Monsieur le garde des sceaux, vous n'avez pas utilisé le mot "rapatriement" pour les adultes, et je vous en remercie : nous n'avons pas de dette morale pour des femmes ayant violé toutes les valeurs qui ont fait l'identité de la France.
Quelles sont les conséquences du retour de ces femmes en détention ? Une détention classique ne serait pas adaptée au regard du risque d'endoctrinement et de prosélytisme dans le milieu carcéral.
Le Royaume-Uni a retiré la nationalité britannique à 150 djihadistes et leur a interdit le retour ; le Danemark a suivi la même trajectoire. N'est-il pas temps de faire de même ? Doit-on toujours considérer ces djihadistes comme des Français ? Nous pourrions lancer un message fort et clair : il n'y a aucune place en France pour ceux qui violent nos valeurs.
Ces femmes doivent être jugées là où ont été commis les crimes ; seuls les enfants méritent d'être rapatriés.
M. André Reichardt. - Avez-vous une idée du nombre de ressortissants français encore retenus sur zone, enfants ou combattants ?
Que faire de ces gens ? Comment la France, tenue de respecter les arrêts de la CEDH, veut-elle traiter cette question ? Faut-il faire un tri, selon quels critères, ou rapatrier tout le monde ?
Les personnes rapatriées en France et détenues avaient-elles toutes fait une demande de rapatriement ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui.
M. André Reichardt. - Dans ce cas, les autorités françaises font-elles un choix selon que la personne a ou non du sang sur les mains ?
La commission des lois a eu l'occasion de visiter le centre pénitentiaire de Rennes et de constater les efforts du Gouvernement en faveur de la déradicalisation de ces femmes. Compte tenu du nombre de personnes qui restent détenues sur zone, la France a-t-elle la capacité de les traiter ?
M. Philippe Bonnecarrère. - Comme beaucoup ici, j'ai été maire ; j'ai le souvenir douloureux de n'avoir appris que bien après le départ de cinq jeunes Albigeois au djihad. Cela m'a permis de me rendre compte que je ne connaissais pas si bien ma ville...
La loi prévoit des incriminations suffisamment larges pour pouvoir poursuivre les mères. La loi du 30 juillet 2021 a pérennisé les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas) pour le suivi après la remise en liberté.
Sur les mineurs, je ne vois pas quelle peut être la compétence du Pnat. Vous avez évoqué des cellules départementales. L'objectif des parlementaires est d'avoir la certitude d'un suivi très précis. La mise en œuvre des actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) conduit souvent en pratique les départements à prendre la main. Sont-ils avertis du parcours de ces enfants ? Pouvez-vous garantir la capacité de notre pays à suivre dans la durée ces enfants, dont la majorité a moins de dix ans ?
La CEDH ne nous oblige effectivement pas à rapatrier, mais elle juge que la décision doit être prise par un juge ou une autorité indépendante. Avez-vous défini la procédure et les modalités de recours - car il y en aura forcément ? Avez-vous ou non besoin d'un véhicule législatif ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Combien d'enfants et de femmes sont-ils encore dans ces camps ? Combien d'entre eux ont-ils refusé le retour ? Combien de femmes restent-elles là-bas malgré leur demande de retour ? Ces opérations se poursuivront-elles jusqu'au retour de tous ceux qui veulent revenir et de tous les enfants ?
Je suis très critique à l'égard de certaines officines censées organiser la déradicalisation, et dont l'action est très sommaire, comme si, après avoir visionné une, deux, trois vidéos, on était déradicalisé ! Si vous avez une conviction intime, il est compliqué de vous en détacher. Ce processus très difficile demande de grandes capacités en psychologie et beaucoup de temps. Comment se passe cette déradicalisation ?
M. Loïc Hervé. - Comment cette question est-elle traitée par nos voisins, notamment par les Britanniques ? La stratégie doit être nationale, mais cela peut être intéressant de savoir ce qui se fait ailleurs. Y a-t-il des coopérations dans ce domaine ?
Ma deuxième question porte sur les droits des grands-parents. J'ai vu à a télévision des grands-parents qui ne connaissaient pas leurs petits-enfants. Qu'est-il fait dans ce domaine ?
Mme Catherine Belrhiti. - Les recours relatifs aux demandes de rapatriement de ressortissants français depuis l'étranger sont jusqu'à ce jour, considérés comme irrecevables par le Conseil d'État, qui voit dans les décisions de refus des actes de gouvernement. Or le 14 septembre dernier, la CEDH a condamné la France, affirmant que ces demandes devraient être examinées par une juridiction française et que les motifs de la décision de non-rapatriement devaient faire l'objet d'un contrôle minimum. Quelles évolutions jurisprudentielles faut-il attendre, selon vous, du Conseil d'État ?
Mme Brigitte Lherbier. - Comment aiderons-nous les juges chargés de ces enfants ? Les juges des enfants bénéficient certes d'une formation spécifique, mais la situation est extraordinaire. Vu le nombre d'enfants, de très nombreux juges auront à connaître de ces affaires. Adaptera-t-on leur formation ?
Vu leur nombre, il y a un risque que ces enfants soient placés avec des enfants bénéficiant de mesures de protection chez des assistantes familiales qui ne seraient pas forcément formées. Comment gérer la confrontation entre ces deux mondes, sachant que les enfants de l'ASE sont déjà fragiles ?
M. Thani Mohamed Soilihi. - Je souhaitais poser la même question que Loïc Hervé sur ce que font les autres pays où règne l'État de droit.
Mme Marie Mercier. - Nous sommes allés au centre pénitentiaire pour femmes de Rennes. Dans leur quartier sécurisé, les détenues radicalisées ne croisent pas les autres détenues. J'ai regardé les noms sur les cellules : il y avait un nom breton et d'autres qui ne l'étaient pas ; il n'y a pas de profil type, sauf peut-être quelques failles narcissiques chez elles. La prise en charge est d'autant plus difficile. Elle comprend des activités nombreuses avec un personnel hors pair. Elle doit éviter deux écueils : la non-observance des activités, comme on dit d'un traitement médical, et une forme d'accoutumance, de manipulation à l'envers.
Dans ces quartiers, on ne parle pas de déradicalisation, mais de prise en charge de la radicalisation.
Cela nécessite beaucoup de gens formés. Ceux qui y travaillent sont volontaires. Il y a des médiateurs du fait religieux - à ne pas confondre avec des aumôniers. Comment faire le diagnostic de la taqiya , qui consiste à dissimuler la réalité de son engagement ?
Ces femmes resteront six mois, renouvelables une fois, dans le quartier de prise en charge de la radicalisation. Ces prises en charge sont coûteuses : à Rennes, le coût des activités s'élève à 60 000 euros par an.
Les accompagnants de ces détenues difficiles ne gagnent pas plus que pour accompagner d'autres détenues. Pourrait-il y avoir une forme de reconnaissance pour cette prise en charge ?
Mme Cécile Cukierman. - Les droits des grands-parents sont bafoués. Leurs petits-enfants ont quitté le territoire alors qu'ils étaient enfants et reviennent une fois devenus adultes - mais le sont-ils réellement ?
Comment évalue-t-on le processus de déradicalisation ? Je pose la question, même si je ne veux pas briser la confidentialité qui doit s'appliquer en la matière. Quand décide-t-on d'arrêter le suivi ? Il y a habituellement une grande perversité dans ces profils. Ils ont souvent caché leur départ, ils ont su développer une double personnalité et partir du jour au lendemain. Comment évaluer que la personne est réellement déradicalisée, et qu'elle n'est pas dans la dissimulation ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Vous avez été légitimement très curieux de ces situations qui nous inquiètent infiniment. Monsieur Wattebled, les délais de jugement sont une question difficile : certaines situations sont très simples et donneront lieu à une réponse simple : instruction rapide, phase de jugement rapide. Au contraire, d'autres procédures durent plus longtemps, parce que les situations sont complexes ou mettent en cause de nombreux mis en examen. Dans l'audiencement de l'affaire, il faut prendre en considération le nombre d'accusés si c'est une affaire criminelle. Je ne peux donc pas répondre de manière évidente à votre question : c'est du cas par cas. Pour les attentats de 2015, il a fallu une très longue instruction, puis un procès-fleuve, le "V13". Selon que les accusés reconnaissent ou non les faits, en fonction de la présence ou non d'éléments probatoires, de la complexité des investigations nécessaires, la durée de la procédure diffère.
La prise en charge de la déradicalisation rejoint la dernière question : peut-on avoir des certitudes ? Non, pas plus en matière terroriste qu'en droit commun. Certaines personnes ont été remises en liberté, ont été suivies, avec des expertises laissant penser qu'il n'y aura pas de récidive ; et puis malheureusement, celle-ci arrive. Certains en veulent aux juges qui ont pris la décision ; d'autres, plus sages, estiment que le juge, malgré toutes ses qualités, n'a pas le don de médiumnité. Des accidents peuvent survenir.
Il existe des quartiers d'évaluation de la radicalisation, avec une évaluation approfondie de quinze semaines. C'est long, afin d'observer, d'appréhender, d'échanger, d'évaluer le niveau d'engagement dans la radicalisation. Les personnels pénitentiaires mais aussi les psychologues, psychiatres, éducateurs, conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) s'en chargent. C'est nécessairement pluridisciplinaire.
À l'issue de cette évaluation, il y a trois options possibles : soit une détention ordinaire si le risque de prosélytisme est faible, soit une orientation en quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR), soit un placement en quartier d'isolement pour les personnes les plus dangereuses, inaccessibles à la déradicalisation. Nous avons ouvert récemment un QPR pour femmes à Rennes - cela n'existait pas auparavant. Nous sommes en présence de personnes qui présentent un risque de prosélytisme ou de passage à l'acte identifié.
La déradicalisation est quelque chose d'infiniment complexe. J'évoquerai rapidement les médiateurs du fait religieux. Si vous allez voir un terroriste en lui disant qu'il s'est fourvoyé et que le Coran n'est pas ce qu'il en dit, que sa vision de la religion n'est pas la bonne, c'est fini : c'est le blocage absolu. Il faut pouvoir introduire le doute. Il faut que l'interlocuteur en face ait une connaissance théologique bien plus importante que le terroriste. C'est assez souvent le cas, parce que beaucoup d'entre eux ne connaissent pas la religion. Je me suis rendu au Maroc, où a été mis en place un processus de cette nature. Les Marocains ont choisi, pour intervenir en prison, des théologiens extrêmement pointus dans leur domaine ; ils instillent un doute, petit à petit, presque subrepticement, qui amène l'intéressé à se poser un certain nombre de questions. C'est comme cela qu'on y arrive naturellement. J'ai souhaité que nous ayons recours à des chercheurs en théologie du plus haut niveau possible. Mais à l'impossible, nul n'est tenu. Nous avons choisi les médiateurs du fait religieux en fonction de la capacité qu'ils ont à retourner une situation. Et s'y ajoutent les psychologues, psychiatres, CPIP... Petit à petit, on analyse le désengagement - quand il intervient. Telles sont les stratégies mises en place. À vrai dire, nous n'avons pas tellement d'autres choix. N'oublions pas la possibilité de mettre en place un suivi judiciaire sous le contrôle du juge de l'application des peines - qui n'existait pas autrefois -, ni les Micas, le jour où l'on envisage une fin de peine proche.
Le renseignement pénitentiaire - sans pouvoir en dire trop sur ce sujet - nous donne aussi une vision très objective du maintien dans l'engagement ou du désengagement du détenu.
Madame Carrère, les mineurs de retour de zones d'opérations font l'objet d'un suivi individualisé systématique. La PJJ y est évidemment très attentive, de même que les juges, qui sont formés spécialement à cet effet. Un certain nombre de psychologues, et pas des moindres, ont affirmé que ces enfants étaient des bombes à retardement, parce qu'ils ont vu des scènes traumatiques qui pourraient ressurgir. Nous devons être très attentifs à leur évolution et mettre les moyens humains et matériels suffisants, sachant bien évidemment que le risque zéro, promis par les populistes, n'existe pas.
Le Pnat effectue un suivi. On peut s'interroger, mais certains enfants ont une responsabilité pénale engagée très clairement. Certes, on prendra leur âge en considération, mais sans faire l'économie du reste. Dès leur descente d'avion, les mineurs rapatriés sont pris en charge par la justice et le juge des enfants ordonne un dispositif de suivi spécifique avec le prononcé d'une double mesure : un placement dans une structure ou une famille d'accueil de l'ASE et une mesure éducative, confiée à la PJJ.
Il est évidemment primordial de préserver les liens au sein de la fratrie et ne pas séparer les frères et sœurs. Le droit des grands-parents reste naturellement intact, car la filiation n'est pas touchée. Les grands-parents sont heureux, pour beaucoup d'entre eux, de pouvoir enfin tenter de sortir leurs petits-enfants de l'endroit où ils sont partis, à leur grand désespoir, emmenés par leurs propres enfants, souvent sans qu'ils le sachent. Oui, il faut être modeste. Mais dans les familles, voyez le désespoir lorsque des enfants qu'on croyait loin de toutes ces choses sont partis faire le djihad. Imaginez la déconvenue - le mot est faible - des grands-parents.
Madame Eustache-Brinio, les femmes sont systématiquement judiciarisées et détenues. Je ne dispose pas de tous les chiffres parce que plusieurs procédures sont en cours. À ma connaissance, il y a une femme hospitalisée, les autres sont détenues. J'essaierai de vous donner des chiffres plus précis, mais le Pnat ne me transmet pas ces chiffres au jour le jour.
Faut-il les juger sur place, monsieur Le Rudulier ? Les victimes sont là-bas et il n'y a rien d'anormal à ce que des ressortissants français soient jugés sur place. Dans le droit commun, si un Français commet une infraction à l'étranger et est appréhendé, il est naturellement jugé à l'étranger. Les adultes qui ont choisi de rejoindre les rangs d'une organisation terroriste doivent être jugés au plus proche des lieux où ils ont commis les faits, là où se trouvent les victimes. La ligne rouge que l'on ne veut pas franchir, c'est évidemment l'exécution d'une condamnation à mort, car il s'agit, qu'on le veuille ou non, d'un ressortissant français. Notre doctrine, c'est de ne rapatrier que ceux qui le veulent. Personne n'oublie que ces gens sont allés nous combattre, et qu'ils ont généré le malheur des enfants dont nous venons de parler. Mais il est difficile d'interdire à un ressortissant français de revenir sur le sol français s'il le souhaite. Encore faut-il que cela soit possible - je pense à la sécurité de nos soldats. C'est la raison pour laquelle l'arrêt rendu par la CEDH ne nous demande pas de changer de doctrine ; il nous demande simplement de mieux informer et de permettre un recours. Nous allons nous y adapter parce que nous sommes respectueux de l'État de droit et des décisions rendues par la Cour.
Beaucoup d'entre vous demandent des chiffres, mais je ne peux pas vous donner de chiffres très précis. Il y aurait environ 200 personnes concernées. C'est encore plus compliqué pour les enfants, car certains sont nés sur place et n'ont pas d'état civil ; ils ne sont pas répertoriés chez nous.
Monsieur Bonnecarrère, les cellules départementales de suivi pour la prévention de la radicalisation et l'accompagnement des familles sont le maillon essentiel du suivi dans les départements. Naturellement, il y a une interaction très proche à la fois des CPIP, de la PJJ, des juges des enfants. Il est indispensable d'intervenir avec humanité pour ces enfants, mais ceux-ci peuvent aussi constituer un danger - nous devons les suivre de près. Il n'y a pas d'angélisme. Nous devons être très vigilants et nous ne sommes pas dans un processus de placement classique - je vous rassure sur ce point.
M. André Reichardt. - Pour les 200 personnes encore sur place, les autorités françaises ont-elles déjà été saisies de demandes de retour ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous sommes intervenus au cas par cas mais aussi au coup par coup. Cela dépend aussi de la sécurité des intervenants. Pour nos soldats, il n'est pas simple d'intervenir. Nous sommes aussi vigilants sur la situation des femmes et des enfants.
J'ai déjà répondu pour le droit des grands-parents, monsieur Hervé. La filiation reste évidemment intacte.
Nous coopérons avec les Européens, et échangeons en particulier avec les Belges, les Néerlandais, les Allemands. Les Danois ont rapatrié certains de leurs ressortissants. Ces décisions restent de la compétence nationale. Le dispositif français, à la fois judiciaire et administratif, est sans doute le plus complet, ce qui ne nous empêche pas d'échanger sur les pratiques des uns et des autres.
Madame Belrhiti, je n'ai pas la même lecture que vous de l'arrêt de la CEDH. Nous allons réaliser les adaptations nécessaires, mais il n'y a pas de demande d'autorisation judiciaire. Aucune obligation de droit international, conventionnel ou coutumier, ne contraint les États à rapatrier leurs ressortissants. Mais ce ressortissant a le droit de demander à rentrer, auquel cas, nous devons motiver notre refus et autoriser un recours.
Madame Lherbier, la compétence de ceux qui prennent en charge ces enfants est une préoccupation légitime. Il est indispensable que nous protégions les enfants - cela fait partie de nos valeurs universelles - mais il nous faut aussi être vigilants. Les magistrats, confrontés depuis de nombreuses années à ces problèmes, sont formés. Formations et stages spécifiques sont dispensés par l'École nationale de la magistrature (ENM). Des échanges très réguliers sont établis avec les services du Pnat ; les juges des enfants intervenant dans ce domaine particulier se spécialisent et s'organisent.
Madame Cukierman, comment évalue-t-on le processus de radicalisation ? J'aimerais pouvoir le savoir à 100 %, mais ce n'est pas le cas.
Mme Cécile Cukierman. - Je ne disais pas cela.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous faisons tout pour le savoir. Cela marche souvent. C'est la même chose que pour une récidive en droit commun. Les gazettes n'évoquent jamais la non-récidive d'untel. Mais si, par malheur pour notre société et une nouvelle victime, cette personne a récidivé, on en parle.
La Chancellerie a suivi pas à pas la création de ce nouveau quartier à Rennes, qui a une directrice formidable. Rennes était déjà un modèle en matière de travail des détenues, avec de nombreux ateliers fabriquant, par exemple, des uniformes pour les agents pénitentiaires.
Le budget de fonctionnement du QPR à Rennes est passé de 20 000 euros en 2021 à 60 000 euros en 2022. Sa capacité va être portée à 29 places. Seront mobilisés et formés douze surveillants, trois gradés, un directeur, un directeur d'insertion et de probation, deux psychologues et deux éducateurs.
M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie de votre intervention très claire et précise.
Source http://www.senat.fr, le 12 octobre 2022