Entretien de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec le journal quotidien "Asharq al-Awsat" le 2 février 2023, sur les relations avec les pays du Golfe persique, l'Iran, le Liban, la Syrie, le Maroc et l'Algérie et le conflit en Ukraine.

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Q - Madame la Ministre, vous entamez une tournée dans le Golfe. C'est votre premier voyage en Arabie et aux Emirats : quel message venez-vous porter pour la région et ces partenaires ?

R - Mon message est simple : les pays de cette partie du monde, tellement marquée par les crises, peuvent compter sur la France. Le contexte d'instabilité chronique et croissante est un fait. Et le renforcement de nos relations avec nos partenaires du Golfe, notamment l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis constitue un moyen d'y répondre.

C'est notre intérêt mutuel. La Russie a choisi il y a bientôt un an d'agresser l'Ukraine et de ramener ainsi la guerre sur le continent européen. Sa guerre cause des morts par dizaines de milliers, des destructions indescriptibles. Je l'ai vu en me rendant la semaine dernière à Odessa. Face à cela, nous devons travailler ensemble à rétablir de la stabilité partout où les équilibres ont été rompus, qu'ils soient sécuritaires, économiques, énergétiques ou alimentaires. Nous devons également revenir aux principes communs de la Charte des Nations unies qui est claire : nul n'a le droit d'envahir son voisin : ce principe vaut en Europe, au Moyen-Orient et partout ailleurs.

Le Moyen-Orient connaît aussi les crises. Tout d'abord, il y a une escalade menée délibérément par l'Iran, avec des activités déstabilisatrices menées par ce pays à travers la région. Plusieurs autres foyers de tensions augmentent les risques : la montée des violences en Israël et dans les territoires palestiniens, le vide politique persistant au Liban, l'instabilité et la volatilité de la situation au Yémen en l'absence de trêve, ou encore la faillite de la Syrie, détruite par son propre gouvernement et toujours en proie aux appétits des voisins.

Ainsi, je le répète, la France est fidèle à son engagement aux côtés de ses partenaires du Golfe et en faveur de leur sécurité et la France est disposée à renforcer sa coopération avec l'Arabie saoudite pour résoudre les crises régionales et lutter contre les foyers d'instabilité dans la région.

Nous devons à tous prix favoriser le dialogue. Nous devons saisir toutes les opportunités pour faire baisser le niveau de conflictualité. La France ne ménage aucun effort y parvenir. C'est tout le sens de la Conférence de Bagdad 2 tenue en décembre dernier sur les bords de la Mer Morte. Le potentiel de coopération entre les pays de la région est énorme. Il faut le matérialiser, le faire advenir. Il faut injecter de la coopération dans cette région troublée, au bénéfice de tous, et en premier lieu, au bénéfice des peuples de la région.

Pour cela, la région peut compter des pôles de stabilité, notamment l'Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis.

Avec l'Arabie saoudite, nous avons d'ores et déjà noué un partenariat solide que nous souhaitons renforcer, dans toutes ses dimensions, économique, énergétique et culturelle. La France soutient la Vision 2030 portée par le Prince héritier, nos entreprises souhaitent accompagner davantage le Royaume dans ses projets de transformation économique et sociale, ainsi que dans sa transition énergétique. Nous nous réjouissons également de l'extraordinaire dynamisme de notre coopération culturelle. Notre partenariat exceptionnel sur Al-Ula et dans le domaine de la recherche archéologique sont de bons exemples de cette coopération exceptionnelle.

Avec les Emirats arabes unis, la France entretient de longue date une relation d'une exceptionnelle densité, comme le traduisent les récentes visites de haut niveau. Sur le plan stratégique, où la France avait répondu immédiatement et de façon concrète aux attaques qui ont touché les Emirats il y a un an, comme sur les plans économique, culturel et de la santé, nous souhaitons renforcer notre coopération avec notre allié et partenaire. Je marquerai aussi, lors de ma venue, tous nos voeux de succès aux EAU pour la COP28, qu'ils accueilleront fin 2023, et je rappellerai que la France se tient prête à contribuer à la réussite de cet événement dont les résultats doivent être à la hauteur de nos ambitions communes.

J'ajoute que je m'entretiendrai aussi avec le nouveau Secrétaire général du Conseil de coopération du Golfe (CCEAG), qui vient de prendre ses fonctions. Le CCEAG est une enceinte qui démontre que la région peut surmonter ses différences pour viser l'unité et ainsi contribuer à la paix. C'est important en ces temps troublés dans la région.

Q - Tout cela s'inscrit dans une dynamique d'escalade de l'Iran. Quel regard porte la France sur cette escalade multiple et quelle réponse y apportez-vous ?

R - Concernant le JCPOA, vous le savez, nous sommes aujourd'hui dans une situation de blocage. L'Iran en porte l'entière responsabilité. Le texte que le coordinateur européen a mis sur la table l'année dernière à l'issue de plusieurs mois de négociations pour revenir au respect de l'accord de 2015 n'a pas été saisi par l'Iran. C'était pourtant la meilleure proposition possible. Pendant ce temps, l'Iran poursuit de façon extrêmement préoccupante son escalade nucléaire et continue son attitude de blocage à l'égard de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Nous poursuivons avec nos partenaires nos efforts pour trouver une solution diplomatique à la situation actuelle. Nous appelons l'Iran à mettre en oeuvre l'ensemble de ses engagements et obligations internationales. Nous restons déterminés à empêcher l'Iran de se doter d'une arme nucléaire.

Malheureusement, le sujet nucléaire n'est pas le seul motif de préoccupation. L'Iran menace son environnement régional et s'emploie à le déstabiliser. L'Iran agit directement chez ses voisins, et via des "proxies" à sa solde dans la région. Ces activités déstabilisatrices sont à la hausse. Cela est très clair, quand on regarde tous les dossiers : le nucléaire bien sûr, mais aussi l'augmentation massive de l'arsenal de missiles iraniens, et de drones, ainsi que leur utilisation en situation réelle, par exemple en Iraq. Ou encore la dissémination de ces moyens vers la Russie, et vers les acteurs non-étatiques de la région. C'est un foyer d'instabilité majeur, qui est entretenu par l'Iran.

Encore une fois, nous sommes déterminés à y faire face. Nous sommes en étroit contact avec nos partenaires internationaux et régionaux pour y répondre, en apportant une attention particulière aux transferts de drones et de missiles opérés par l'Iran en violation de la résolution 2231 du Conseil de sécurité.

Je me permets de souligner ici que l'attitude horrible envers certains de nos pays ne peut faire diversion vis-à-vis de sa situation intérieure, qui est catastrophique sur le plan économique, comme sur le plan des droits fondamentaux.

J'ajoute deux sujets majeurs de préoccupation.

D'abord, la participation iranienne à l'effort de guerre russe en Europe. Nous sommes actifs pour répondre à la menace que constitue le transfert de drones iraniens vers la Russie. Ces capacités sont utilisées à l'appui d'attaques visant les populations et les infrastructures civiles ukrainiennes, qui sont constitutives de crimes de guerre. L'Iran se rend ainsi complice de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine, en violation du droit international et de la Charte des Nations unies. L'Union européenne y a apporté une réaction ferme, en adoptant plusieurs volets de sanctions contre les entités et personnes associées à ces transferts.

Autre fait majeur, la politique iranienne de prise d'otages, qui vise particulièrement les Européens. Cette politique de détention arbitraire qui vise à faire pression sur nos gouvernements est inacceptable. Nous avons décidé, avec nos partenaires européens, de travailler ensemble aux réponses appropriées afin d'obtenir la libération immédiate de ces otages d'Etat - car ce sont des otages d'Etat. Il s'agit là d'un signe d'unité et de détermination de notre part, tout comme nous l'avons fait par l'adoption de plusieurs paquets de sanctions contre les responsables de la répression, y compris des ministres et membres des Gardiens de la révolution.

Q - Aujourd'hui on ne voit pas d'issue à la crise libanaise. Que vous comptez-vous faire pour venir en aide pour ce pays alors que le Président avait promis des "initiatives" pour voler au secours du Liban ?

R - Le Liban, pays de coeur pour nombre de Français, est en proie depuis le 31 octobre à une vacance présidentielle et a sombré dans une crise sans précédent. Cette crise est multiple : son système financier s'est effondré, son économie est agonisante, le tissu social se délite jour après jour et la situation politique est dans l'impasse.

Notre premier objectif reste de continuer à venir en aide à la population. Car ce ne sont évidemment pas les dirigeants qui souffrent, ce sont les Libanais, le peuple libanais.

Depuis l'explosion du port le 4 août 2020, sous l'impulsion du président de la République nous avons mobilisé des moyens à la hauteur de ces enjeux : nous avons mobilisé une aide exceptionnelle de 100 millions d'euros, versée après la conférence de soutien de juillet 2021, dans les domaines de la santé, de la sécurité alimentaire ainsi que de l'éducation. Nous nous sommes aussi engagés avec nos partenaires du Golfe, notamment l'Arabie saoudite, en créant un mécanisme humanitaire conjoint début 2022 qui a notamment permis de financer quatre projets bénéficiant directement à la population libanaise pour un montant de 28 millions d'euros (dont 12,5 millions en soutien à l'hôpital de Tripoli).

Les Libanais sont les victimes de ce système en faillite ; les réfugiés, syriens et palestiniens, méritent eux aussi, un soutien pour leur permettre de vivre dans la dignité. La France a toujours eu pour principe de soutenir les institutions garantissant la souveraineté du Liban et son indépendance. Il est aujourd'hui urgent que les responsables libanais cessent de bloquer les réformes et d'empêcher l'émergence d'une solution en vue de l'élection présidentielle. Trop de temps s'est écoulé, le Liban se vide de ses talents et son économie est exsangue, encore plus vulnérable aux conséquences des turbulences régionales et mondiales. La solution est connue, elle est simple : l'élection d'un président qui rassemble, l'entrée en fonction d'un gouvernement qui travaille dans l'intérêt du pays, la mise en oeuvre des réformes qui permettront au FMI d'intervenir. La France ne ménage pas ses efforts, je l'ai rappelé lors de ma visite à Beyrouth en octobre dernier, et nous sommes en étroite coordination avec les Etats-Unis, l'UE, et nos principaux partenaires dans la région pour avancer.

Q - Alors que plusieurs pays amis de la France ont "normalisé" leurs relations avec le régime de M. Assad, vous y restez farouchement opposés. Devrait-on s'attendre à ce que cette situation perdure ? Que demandez-vous concrètement au gouvernement syrien ?

R - C'est à la barbarie et au cynisme que la France est opposée. Et c'est à Damas - et non à Paris ni à Bruxelles ni à New York - que se trouvent les raisons du blocage. Le régime s'obstine dans son refus de négocier les bases d'une paix durable qui ont été posées dans la résolution 2254 adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies fin 2015.

Ce n'est pas à la France de "normaliser" ses relations avec un régime dont il a été prouvé la semaine dernière encore qu'il s'était rendu coupable d'une attaque aux armes chimiques à Douma le 7 avril 2018 - un régime qui ment et réfute contre toute vraisemblance les conclusions impartiales des enquêtes menées par ces experts indépendants. Le rapport de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) publié le 27 janvier dernier prouve une nouvelle fois que le régime de M. Assad n'a pas hésité à gazer au chlore des populations civiles. Il s'agit du neuvième cas d'utilisation d'armes chimiques attribué de manière indépendante au régime syrien par les mécanismes de l'ONU et de l'OIAC.

C'est donc au régime de normaliser ses relations avec la communauté internationale et avec son propre peuple, qu'il s'est employé - et qu'il s'emploie toujours - à détruire méthodiquement. J'ajoute que le régime syrien et ses alliés sont au centre d'un trafic de drogues en croissance exponentielle, qui constitue une source d'instabilité majeure pour la région. Il est donc urgent de trouver une solution politique, c'est important pour notre sécurité commune.

Pour cela, le Conseil de sécurité demande au régime syrien des choses simples : qu'il s'engage, sous l'égide des Nations unies, dans un processus politique crédible et inclusif, en cessant par exemple de s'opposer à ce que se réunisse le comité constitutionnel ; qu'il mette un terme à ses pratiques de détentions arbitraires, de disparitions forcées, de menaces physiques et de tortures et qu'il coopère avec les familles des disparus pour faire la lumière sur le sort de ces derniers ; qu'il permette le retour volontaire, sûr et digne des plus de 6 millions de Syriens réfugiés dans les pays voisins.

Contrairement à Bachar Al Assad, nous nous préoccupons des Syriens, de ce peuple qui a souffert douze années de martyre : la France poursuit son soutien en réponse aux besoins les plus urgents de la population syrienne et l'Union européenne et ses Etats membres restent les premiers bailleurs de l'aide humanitaire internationale, avec plus de 27,4 milliards de dollars depuis 2011.

Q - Maroc-Algérie - On lit ici et là que des tensions existent entre la France et le Maroc alors que vos relations avec l'Algérie sont au beau fixe après la visite du Président à Alger et celle attendue de son homologue à Paris. Vous avez été récemment à Rabat. Est-ce que votre approche de la question du Sahara y est pour quelque chose ? Comment qualifiez-vous vos relations avec le Maroc ?

R - Le Maroc et l'Algérie sont deux partenaires essentiels de la France, deux pays amis. Le souhait du Président de la République est d'approfondir les liens étroits qui nous unissent à chacun de ces deux pays avec lesquels nous partageons tant de choses, en donnant une place centrale à la jeunesse, qui est le coeur battant de nos relations bilatérales.

Je me suis rendue au Maroc les 15 et 16 décembre dernier. C'était une visite très positive, qui a permis de mettre en valeur le partenariat d'exception qui lie nos deux pays, par-delà les vicissitudes parfois incontournables dans ce genre de relation très étroite.

Cette visite aura permis d'ailleurs de poser un jalon important en vue d'une visite du Président de la République au Maroc, dont j'espère qu'elle pourra se tenir au premier trimestre de cette année. Cela est à la hauteur de la qualité de notre relation.

Avec l'Algérie, vous l'avez vu, nous sommes engagés dans une dynamique nouvelle et porteuse d'espoir, très ambitieuse, là aussi à la hauteur de notre relation.

Bref, avec ces deux pays qui nous tiennent à coeur, beaucoup de choses en commun, et une volonté tout aussi commune, je crois, de nous tourner résolument vers l'avenir et ses potentialités.

Q - Vous avez dit récemment, lors d'un entretien télévisé, que l'heure n'est pas pour des négociations entre l'Ukraine et la Russie et que l'Ukraine "soit en situation d'établir un meilleur rapport de forces et de récupérer une partie de ses territoires". Pourriez-vous expliciter un peu plus votre position ?

R - La position de la France est claire depuis le début : notre objectif est de donner à l'Ukraine les moyens de défendre sa souveraineté et de recouvrer son intégrité territoriale. Nous poursuivrons notre soutien à l'Ukraine dans tous les domaines, y compris militaire, dans ce but.

S'agissant de la position des pays arabes, le vote très majoritaire des pays de la région en faveur de la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies du 12 octobre dernier condamnant les "annexions illégales" par la Russie de territoires ukrainiens illustre le clair refus des pays arabes des remises en cause par les armes des frontières internationalement reconnues et marque avec force leur engagement renouvelé en faveur du respect des souverainetés nationales.

J'ai bien sûr conscience des effets dévastateurs pour nombre de pays de la région de cette guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine. Je pense bien sûr à l'insécurité alimentaire mondiale aggravée par la guerre, et à ses effets potentiels sur la stabilité sociale et politique de certains pays. Je tiens à cet égard à saluer le soutien multiforme et humanitaire apporté à l'Ukraine en 2022 et appelle les différents pays à poursuivre leur aide.

C'est pour prévenir et atténuer ces conséquences que, à l'initiative de la France, nous avons collectivement mis en place l'Alliance Mondiale pour la sécurité alimentaire (Global Alliance for Food Security), et son dispositif "concret" à travers la Food and Agriculture Resilience Mission (FARM) pour maintenir la transparence sur les marchés agricoles, renforcer la solidarité envers les pays vulnérables les plus impactés, et investir dans la production locale durable.

Je sais aussi que, dans le même temps, dans une partie des opinions publiques arabes, il y a le sentiment que l'engagement et la mobilisation de ce qu'on appelle de façon générique l'Occident varieraient selon les sujets. Je pense que ce n'est pas ainsi qu'il faut aborder le sujet : si la loi du plus fort s'impose en Ukraine, d'autres puissances agressives en tireront la conclusion, ailleurs dans le monde, qu'elles peuvent impunément agir contre la sécurité de leurs voisins. L'Iran a déjà soutenu des groupes qui procèdent à des tirs de missile contre des cibles en Arabie saoudite ou aux Emirats : nous avons aussi fait preuve, à cette occasion, d'une solidarité sans faille, en déployant des moyens militaires supplémentaires à Abou Dabi. Il n'y a donc pas de double standard. Ce qui nous guide, c'est le droit.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 février 2023