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Q - À l'époque de l'administration Bolsonaro, les relations entre le Brésil et la France étaient tendues. Le président Bolsonaro a manqué une réunion avec le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, pour aller chez le coiffeur, et il a insulté la Première Dame, Brigitte Macron. La France a dénoncé la politique environnementale du Brésil, la multiplication des incendies et l'intensification de la déforestation en Amazonie. Elle a également déclaré qu'elle ne soutiendrait pas le Brésil dans sa demande d'adhésion à l'OCDE tant qu'il n'y aurait pas de progrès dans la lutte contre la déforestation. Le président Bolsonaro a affirmé que ces critiques s'inscrivaient dans une guerre commerciale et qu'il s'agissait pour la France et la Norvège d'un prétexte pour convaincre les acheteurs de boycotter les produits brésiliens et protéger les agriculteurs européens. Qu'attendez-vous des relations entre la France et le Brésil sous l'administration Lula ?
R - La France et le Brésil ont une amitié ancienne et des liens historiquement profonds qui remontent à plusieurs siècles. La France partage avec le Brésil sa plus longue frontière, 730 km avec la Guyane. Pendant quinze ans, nous avons été liés par un partenariat stratégique ambitieux couvrant les questions clés, des transferts de technologies militaires de pointe à la coopération culturelle et linguistique.
Nos relations sont profondément enracinées. Elles sont restées remarquablement fortes, même ces dernières années. Le Brésil est notre premier partenaire économique dans la région, et les entreprises françaises sont le premier employeur étranger au Brésil ! Nous travaillons avec chaque Etat dans de nombreux domaines, tels que l'économie et le commerce, la sécurité et la défense, la coopération transfrontalière, la coopération universitaire et scientifique, les échanges culturels et les affaires consulaires.
Dans ce nouveau contexte, le moment est venu de l'approfondir encore. Le moment est venu de donner un nouvel élan politique à notre relation, de mieux travailler ensemble tant sur nos priorités bilatérales que sur les enjeux internationaux. Notre président a exprimé clairement son amitié et son soutien au gouvernement du Brésil élu démocratiquement. Le président Lula est venu à Paris en novembre 2021. Les présidents Macron et Lula ont déjà échangé à deux reprises depuis l'élection d'octobre dernier. Nous avons l'occasion d'écrire un nouveau chapitre de notre partenariat, à une période où les divisions et les conflits sont si profondément ancrés dans la communauté internationale. La France et le Brésil peuvent influer sur la plupart des problématiques auxquelles le monde est confronté.
Ma visite au Brésil du 7 au 9 février est une première étape dans la relance de notre partenariat stratégique. Les deux présidents devraient également se rencontrer bientôt pour continuer à faire progresser les projets de coopération entre nos deux pays. Nous avons en commun des problématiques importantes et des ambitions fortes concernant l'efficacité du multilatéralisme, la sécurité internationale et la protection de l'environnement. Nous espérons renforcer encore nos relations économiques afin de permettre l'adhésion du Brésil à l'OCDE, que nous soutenons.
Le Brésil est un acteur international majeur. Son retour sur la scène internationale est vivement attendu. Je me réjouis par avance de rencontrer la nouvelle administration pour définir une feuille de route commune durant les prochains mois afin de prendre des initiatives communes permettant de relever ces défis.
Q - L'administration Lula a annoncé qu'elle était en train de rédiger un règlement Big Tech, inspiré en partie de la législation sur les services numériques de l'Union européenne. Elle prévoit de rendre les plateformes internet responsables des contenus qui violent la Lei do Estado Democratico (loi sur l'Etat démocratique) et les publications qui incitent à l'insurrection et au coup d'Etat. Cependant, certains secteurs de la société civile et les plateformes y voient un risque de censure et de menace pour la liberté d'expression. Comment le gouvernement français voit-il la nécessité d'assurer l'immunité des plateformes internet et comment le Brésil et la France pourraient-ils coopérer pour réglementer l'internet ?
R - Comme vous le savez, nous nous heurtons aux mêmes difficultés en France et en Europe. Notre approche est tout à fait claire : ce qui n'est pas autorisé hors ligne ne doit pas l'être en ligne.
La guerre en Ukraine et la pandémie de COVID-19 ont donné lieu à des campagnes de désinformation toujours plus agressives, rendues possibles en partie par l'absence de réglementation des réseaux sociaux. Il s'agit d'une menace extrêmement grave et directe pour la démocratie elle-même. C'est pourquoi j'ai la ferme conviction qu'il est nécessaire, aujourd'hui plus que jamais, de disposer d'informations libres, fiables et de qualité et de soutenir ceux et celles qui les produisent.
La France et l'Union européenne défendent la conception d'un internet démocratique réglementé, qui respecte les droits de l'homme et les valeurs fondamentales. La législation sur les services numériques, législation pionnière lancée sous la Présidence française du Conseil de l'Union européenne, a été une étape importante pour empêcher l'internet de rester soumis à la loi de la jungle.
Nous sommes prêts à travailler avec tous ceux qui partagent cette ambition. À cet égard, la France est désireuse de travailler en coopération plus étroite avec le Brésil pour relever avec détermination ce défi mondial. La France a été à l'initiative de plusieurs engagements internationaux, par exemple l'Appel de Christchurch pour supprimer les contenus terroristes et extrémistes violents en ligne et le Laboratoire pour la protection de l'enfance en ligne, afin d'encourager les solutions innovantes pour protéger nos enfants contre toutes les formes d'abus en ligne. La France, avec Reporters sans frontières, a également lancé le Partenariat information et démocratie pour soutenir la liberté de la presse, le pluralisme des médias et l'accès à des informations fiables, vérifiées et indépendantes. Cinquante autres Etats se sont joints à cet effort. La France reste déterminée à soutenir et à protéger les journalistes et les voix libres dans le monde entier.
Q - Le président français Emmanuel Macron a promis un "soutien inébranlable" à l'Ukraine "jusqu'à la victoire". L'Etat français envoie des armes et fournira des tanks et des milliers d'obus à l'armée ukrainienne. Au-delà de la perte de centaines de milliers de vies humaines, la guerre a des répercussions sur l'équilibre mondial des pouvoirs. En termes géopolitiques, pourquoi le Brésil devrait-il se préoccuper de l'agression de la Russie contre l'Ukraine ? Et que pourrait faire le Brésil pour aider à régler le conflit en Ukraine ?
R - Soyons très clairs : il y a un pays attaqué, l'Ukraine, et un attaquant, la Russie. En menant une guerre illégale contre un pays indépendant et souverain, un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie, a violé délibérément les principes inscrits dans la Charte des Nations Unies. Des principes visant à favoriser la paix et la stabilité mondiales. C'est pourquoi dès le premier jour de la guerre, la France et ses partenaires se sont placés de manière inébranlable aux côtés de l'Ukraine et de son peuple. En visant délibérément les infrastructures civiles, la Russie commet des crimes de guerre. Il est de notre responsabilité de faire en sorte que ces crimes ne restent pas impunis.
Le Brésil a toujours été un ferme défenseur du droit international. Il a exprimé aux Nations Unies sa condamnation de la violation flagrante par la Russie de l'intégrité d'un pays souverain. Nous défendons la même position sur ce point.
Cette guerre nous concerne tous et nous ne sommes pas seuls. La base du soutien à l'Ukraine s'élargit, comme le montre le nombre de pays de tous les continents qui ont participé à la conférence de Paris du 13 décembre et qui se sont engagés à verser plus d'un milliard d'euros à l'Ukraine cet hiver. La Russie est de plus en plus isolée au plan politique et se retrouve marginalisée dans la plupart des votes à l'Assemblée générale des Nations Unies, où 143 pays ont condamné ses annexions illégales et seulement 5 les ont soutenues.
Cela nous concerne tous, parce que la guerre de la Russie est aussi une guerre contre l'information. Dans cette guerre, la Russie s'efforce d'utiliser tous les moyens de propagande et de désinformation. Cette menace dépasse les frontières de l'Europe : par nature, la désinformation ne connaît pas de frontières. Si nous ne réagissons pas, ce qui se passe actuellement en Ukraine se reproduira nécessairement ailleurs.
Cela nous concerne tous, parce que les effets dramatiques de la guerre menée par la Russie sont ressentis partout dans le monde. La crise alimentaire et les menaces inquiétantes qui pèsent sur la sécurité énergétique nous frappent de plein fouet. Sur ce point, la France et le Brésil partagent les mêmes préoccupations concernant les effets de la guerre sur les pays et les populations les plus vulnérables.
La France promeut de nombreuses initiatives pour diminuer les effets de cette guerre, en particulier sur la sécurité alimentaire. Je me trouvais récemment en Ethiopie à l'occasion de la livraison de 50 000 tonnes de blé ukrainien à l'Ethiopie et à la Somalie, co-financée par la France et l'Allemagne.
Q - Le président Lula a déclaré récemment qu'il souhaitait que l'accord commercial UE-Mercosur soit conclu d'ici le mois de juillet de cette année, mais il a également indiqué qu'il voulait rouvrir les négociations afin d'inclure davantage de dispositions concernant les marchés publics, pour protéger les petites entreprises brésiliennes. L'Union européenne et le Mercosur peuvent-ils parvenir à un accord en six mois ? Et le gouvernement français est-il satisfait du format actuel de l'accord et de ses dispositions relatives à l'environnement, maintenant que le Brésil met en oeuvre une nouvelle politique environnementale ?
R - Notre position est constante et limpide : certains Etats membres, dont la France, ont demandé des garanties claires quant aux effets du projet d'accord sur le climat, ainsi que des mesures de protection de l'environnement. Ces demandes s'inscrivent dans la nouvelle stratégie défendue par l'Union européenne et la France en matière de commerce et de développement durables, conformément à nos engagements environnementaux et sociaux internationaux. L'objectif est d'imposer à nos partenaires les mêmes règles que celles que nous nous imposons à nous-mêmes. Les changements climatiques et la crise de la biodiversité constituent les deux plus grands enjeux de notre siècle. Ils bouleversent tout : notre façon de produire, notre façon d'acheter, notre façon de faire du commerce. Les accords commerciaux du XXIe siècle doivent refléter les enjeux actuels.
Nous saluons l'ambition nouvelle de l'administration Lula de respecter les normes internationales en matière de déforestation et de sécurité sanitaire des aliments, et sa volonté d'atteindre les objectifs de l'Accord de Paris sur le climat. L'Union européenne examinera, en étroite concertation avec le Mercosur et le Brésil, comment cet accord commercial fournit les garanties nécessaires. Nous en bénéficierons tous.
Q - Lundi 30 janvier, le gouvernement allemand a annoncé un ensemble de mesures d'aide d'un montant de 1,1 milliard de réaux (200 millions d'euros) dont le Brésil bénéficiera pour promouvoir le développement durable et lutter contre la déforestation. Comment le Brésil et la France peuvent-ils collaborer pour préserver la forêt amazonienne ?
R - Nous partageons avec le Brésil des intérêts communs : la lutte contre les changements climatiques, la protection de la biodiversité et, bien sûr, celle de la forêt amazonienne. La protection de l'Amazonie est une priorité de la France et du Brésil, dans le plein respect de nos souverainetés nationales. Il nous faut trouver non seulement de nouvelles manières de préserver la forêt et d'assurer le développement durable des communautés locales, mais aussi des ressources efficaces pour lutter contre les opérations minières illégales, l'exploitation de la forêt, la déforestation et la criminalité organisée. La France s'y emploie depuis des dizaines d'années dans le bassin amazonien et au Brésil.
La France et l'Union européenne ont lancé avec leurs partenaires des alliances de poids pour protéger la forêt, telles que l'Alliance pour la préservation des forêts tropicales en 2019, qui compte aujourd'hui 32 membres, et la Coalition de la haute ambition pour la nature et les peuples qui, réunissant 100 gouvernements, est parvenue à un résultat ambitieux lors de la 15e session de la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique (COP15) à Montréal.
La recherche de solutions pour lutter contre la dégradation des forêts est un sujet auquel le Président de la République est particulièrement attaché. La France et le Gabon organiseront le 2 mars à Libreville un sommet One Forest pour réunir les gouvernements, les investisseurs, le secteur privé et la société civile afin d'encourager la mise en place de programmes de préservation concrets et de favoriser l'innovation en la matière. Lors de la 27e session de la Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP27), le Président de la République a lancé, avec de nombreux partenaires, une nouvelle initiative pour protéger les réserves de carbone et la biodiversité : les Partenariats pour la conservation positive (PCP). Il s'agit d'un instrument clef pour concrétiser l'ambition que s'est fixée la communauté internationale à Montréal : la protection de 30 % des terres et des mers d'ici 2030.
À l'occasion de ma visite, je me réjouis d'échanger avec la ministre de l'Environnement et du Changement climatique, Marina Silva, pour déterminer comment nous pouvons harmoniser notre action.
Le sommet sur l'Amazonie que le Brésil et la Colombie organiseront d'ici quelques mois sera un moment crucial pour définir les stratégies et les instruments régionaux permettant de se montrer à la hauteur des enjeux. La France, qui est aussi un pays amazonien, se tient prête à agir aux côtés de ses partenaires régionaux sur ce dossier.
Nous sommes très présents dans la région, notamment dans la recherche, mais également dans l'agriculture, la santé et le soutien aux peuples autochtones. La préservation de la forêt est une entreprise commune, puisque c'est d'elle que dépend l'équilibre du climat au niveau mondial ; c'est une responsabilité de tous les pays amazoniens, y compris la France.
Le nouveau gouvernement brésilien a clairement signifié sa volonté d'inverser la tendance s'agissant de la déforestation illégale de la forêt amazonienne et d'autres biomes. Nous sommes convaincus que le Brésil est pleinement en mesure de contribuer de manière positive à cette question d'importance majeure et de devenir une superpuissance verte modèle. À cet égard, nous soutenons sans réserve la candidature du Brésil à l'organisation de la COP30 en 2025.
Q - Le Brésil a été victime le 8 janvier d'une tentative de coup d'Etat très similaire à celle que les Etats-Unis avaient connue le 6 janvier 2020. Comment les pays peuvent-ils faire face à la montée de l'extrême-droite ? Le Brésil et la France ont-ils évoqué une alliance entre plusieurs pays pour défendre la démocratie ?
R - J'aimerais tout d'abord saluer la solidité des institutions brésiliennes. À la suite des attaques du 8 janvier, la France a réaffirmé son soutien inconditionnel à la démocratie au Brésil et au président Lula dans la lutte contre toute tentative de compromettre les processus démocratiques. Le Président de la République a également souligné auprès de M. Lula que notre pays est déterminé à défendre les valeurs universelles de la démocratie et à poursuivre le développement d'outils démocratiques pour lutter contre la désinformation. Nous nous trouvons aujourd'hui face à des "guerres hybrides" au service d'une "concurrence des universalismes", pour reprendre les termes du Président de la République. La France est déterminée à participer activement à l'élargissement de l'espace démocratique et des droits partout où cela est possible et à coopérer avec ses partenaires pour lutter contre ces guerres hybrides qui cherchent à détruire les fondements mêmes de nos systèmes démocratiques.
Nous sommes prêts à travailler avec les autorités et les institutions brésiliennes pour mettre en place une coopération et un dialogue régulier sur les enjeux et les bonnes pratiques permettant de renforcer les processus démocratiques et de protéger la liberté d'expression, la liberté de la presse et l'accès à des informations libres et fiables.
À moyen terme, il nous faut régler le problème à la source et mettre l'accent sur l'éducation, pour apprendre aux jeunes comment aborder avec indépendance, tolérance et esprit critique la quantité phénoménale d'informations qui se présente à eux. C'est pour cette raison que notre partenariat avec le Brésil accorde une place prioritaire aux questions culturelles et éducatives ainsi qu'au dialogue entre les cultures. Nous devons former aujourd'hui les citoyens libres de demain.
Ne soyons pas naïfs face à l'autre modèle que certaines puissances autoritaires comme la Russie cherchent à promouvoir et qui a pour but de saper les fondements de la démocratie et de déstabiliser des pays entiers. Nous sommes fermement convaincus que seule l'universalité de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration des droits de l'Homme permet de garantir la souveraineté et les droits fondamentaux de tous les peuples. Néanmoins, nous devons améliorer le système multilatéral pour le rendre plus efficace et plus légitime, cela ne fait aucun doute. La France plaide depuis longtemps pour que soit octroyé au Brésil un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies, par exemple. Les démocraties doivent faire front commun pour défendre ces principes, et nous nous réjouissons de travailler avec le Brésil à cet égard.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 février 2023