Texte intégral
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Q - Laurence Boone. Bonjour. Vous êtes la secrétaire d'Etat chargée des affaires européennes en France ; il y a eu aussi en cette semaine une réunion de l'OTAN, notamment avec une course à la logistique pour accélérer les livraisons d'armement à l'Ukraine. L'Allemagne va envoyer une quinzaine de blindés, chars Léopard à Kiev. La France est régulièrement accusée d'en faire moins ; les Européens sont-ils au rendez-vous globalement ?
R - Ecoutez, l'Europe, si on regarde l'ensemble de ce qui a été fourni c'est 67 milliards. Je crois que l'Europe n'a pas du tout à rougir, bien au contraire. Que fournit-on à l'Ukraine ? D'abord des armes, c'est ce dont ils ont besoin et des armes qu'ils puissent utiliser immédiatement, des munitions, des chars, des canons, des véhicules blindés. Ensuite, on fournit de la formation, 30.000 soldats ukrainiens sur le sol européen.
Q - Les Français fournissent des chars par exemple ou sont en train d'en fournir ?
R - Les Français ont fourni des canons, les Français ont fourni des blindés, les Français fournissent plein de choses. La semaine dernière encore le ministre de la défense italien, le ministre de la défense français ont fait des annonces communes. Il y a de la formation des soldats ukrainiens : 30.000 sur le territoire européen, dont 2.000 en France ; il y a le soutien humanitaire. Vous savez que si vous êtes une médecin ukrainienne en France, aujourd'hui, vous pouvez travailler, ce qui n'était pas possible avant. Donc sur tous les plans, militaire, financier, humanitaire, l'Union européenne est largement au rendez-vous.
Q - Le dixième train de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Russie va interdire par exemple l'exportation de biens industriels essentiels pour un montant de 11 milliards d'euros ; il y aura une liste noire notamment des propagandistes, pour la toute première fois, et puis c'est une mise en oeuvre qui est visée pour cette date anniversaire, on l'a dit, des un an, le 24 février. Symbole, mais est-ce que finalement on ralentit dans les sanctions, comme on entend parfois le président Zelensky le dire ?
R - On ne ralentit pas du tout dans les sanctions, en fait, on sape régulièrement et avec force la capacité de la Russie à maintenir son économie, et j'allais dire, son économie de guerre. Donc par exemple la Russie n'est pas capable de réparer ses avions, puisqu'elle ne reçoit plus de biens qui permettent de faire cela d'Europe. La Russie, on a gelé ses avoirs, on a ciblé les oligarques, et on n'exporte plus rien qui puisse être utilisé à double usage, donc à la fois civil et militaire ; on l'affaiblit durablement sur le plan militaire. D'ailleurs, vous vous rappelez que la Russie disait "c'est une affaire de quelques jours, peut-être quelques semaines" et, comme vous le disiez, nous célébrons les un an. On l'affaiblit durablement sur le plan économique, on l'affaiblit durablement sur le plan technologique. L'idée, c'est : "plus jamais ça".
Q - Nouveau groupe de travail qui vient d'être créé pour recenser et localiser les actifs russes immobilisés, les alliés occidentaux ont gelé pour 300 milliards d'euros d'actifs de la Banque centrale russe et puis des dizaines de milliards aussi d'actifs de personnes, et la reconstruction de l'Ukraine est estimée à un coût faramineux de 1.000 milliards. Une confiscation de ces biens, c'est ce que demandent des pays de l'Est par exemple et les Etats-Unis sont plutôt frileux et globalement, on est comment, en Europe ?
R - Alors, le sujet, c'est lequel ? Le sujet, c'est qu'il n'y ait absolument aucune impunité du crime d'agression qui a été causé par Moscou. Effectivement, on a gelé des avoirs, maintenant, il faut regarder internationalement et juridiquement ce qu'il est possible d'utiliser ou pas. Nous, nous agissons toujours dans le cadre du droit. Nous ne sommes pas la Russie. Le sujet de l'impunité c'est aussi de recueillir des preuves ; on a envoyé des laboratoires, avec des magistrats, sur place en Ukraine pour accumuler le maximum de preuves. Et le sujet de l'impunité dans un troisième temps, c'est la construction ou coordination d'un tribunal qui permet de juger tous ceux qui ont participé à l'agression de la Russie envers l'Ukraine.
Q - C'est trop tôt pour des réparations qu'on pourrait prélever assez vite puisque les Ukrainiens ont besoin d'argent ?
R - Pour l'instant, l'argent qu'on fournit, c'est pour les aider à passer l'hiver et à tenir, à payer les retraités, tous les fonctionnaires qui font encore fonctionner le pays et les agriculteurs. Pour cela, on fournit, nous, Union européenne, 18 milliards pour cette année et à peu près l'équivalent par le reste du G7.
Q - Le pouvoir ukrainien vise maintenant une ouverture formelle des négociations d'adhésion fin 2023, il espère donc un rapport positif, il faut l'unanimité des 27. Est-ce que finalement on peut leur accorder ? Ça ne mange pas de pain, une fois que c'est ouvert, ça peut prendre un certain temps, et en même temps, certains aux pays au Nord, très rigoristes, disent une "adhésion expresse récompensant l'héroïsme et non pas la lutte contre la corruption et la bonne gestion" ce n'est pas à l'ordre du jour.
R - Je crois qu'on ne peut pas laisser dire, quel que soit l'angle, "ça ne mange pas de pain", puisque c'est un sujet extrêmement sérieux. L'Ukraine fait partie de la famille européenne, et nous voulons tous, tout le monde, que l'Ukraine comme la Moldavie comme les Balkans se tournent et aient envie d'être associés à l'Union européenne plutôt qu'à la Russie. Mais ça, je crois que c'est un objectif commun largement partagé. Ensuite, effectivement, il y a beaucoup de travail à faire pour que l'Ukraine puisse avoir à la fois le même niveau de développement économique et institutionnel qui lui permette d'absorber toutes les règles énormes qu'on a dans l'Union européenne. Vous avez mentionné l'anticorruption, l'Ukraine a entamé une lutte anti-corruption exceptionnelle. Ils ont remplacé des membres du gouvernement ...
Q - Le ministre de la Défense n'a pas été démissionné, lui qui était inquiété pour des questions finalement ...
R - Vous savez, quand on parle de justice, on regarde, on fait une enquête et ensuite, il y a les conclusions d'une enquête. Donc pas d'a priori sur ce genre de choses. Mais il y a tous ces sujets : il faut qu'on renforce l'Ukraine à la fois économiquement et institutionnellement pour éviter ce genre de sujets parce que bien évidemment, on ne veut pas les perdre, mais on ne veut pas se perdre. Après, je crois que ce qui est très important de garder à l'esprit aussi, c'est qu'avant on faisait des élargissements pour le développement économique ; aujourd'hui, on a une logique sécuritaire qui est très importante et qui doit être prise en compte.
Q - Communauté politique européenne, imaginée par Emmanuel Macron, une sorte de "salle d'attente" qui reste très informelle finalement ; d'ailleurs le prochain sommet se tiendra en juin en Moldavie. C'est un affichage où il y a vraiment, Laurence Boone, du contenu concret ?
R - La communauté politique européenne a deux objectifs : un objectif politique - rassembler et faire parler la famille européenne, c'est 44 pays qui sont dans la communauté politique, l'Union européenne, le Royaume-Uni, la Norvège, la Turquie et tous les Balkans ; et puis, elle a un objectif très concret qui est la coopération dans le domaine de l'énergie, de la sécurité, de l'éducation. Vous me parlez de la Moldavie. La Moldavie subit des tentatives de déstabilisation, elle subit beaucoup de désinformation russe. Ce que nous, nous faisons c'est d'abord soutenir Maia Sandu, que j'ai rencontrée récemment, dans sa lutte contre la corruption. Elle en a fait la priorité du gouvernement. Nous la soutenons pour qu'elle ait de l'énergie, pour que sa population ne soit pas privée d'énergie tout cet hiver, et nous la soutenons en mettant, j'allais dire, les feux de la rampe sur la Moldavie, avec la plateforme pour la Moldavie qui était le 21 novembre, qui a permis de rassembler l'intérêt de la communauté internationale et l'intérêt financier, et puis effectivement, la Moldavie va recevoir le prochain sommet de la Communauté politique européenne. C'est 44 pays qui vont être là pour manifester leur soutien, et avec des coopérations très concrètes : l'énergie, la cybersécurité, l'éducation.
Q - Est-ce qu'il y a des inquiétudes bien réelles sur un possible coup d'Etat, une extension du conflit de l'Ukraine au voisin moldave avec, on le disait, un territoire séparatiste prorusse, la Transnistrie ?
R - Il y a des tentatives de déstabilisation, nous l'avons vu, il y a eu des tentatives de déstabilisation par l'approvisionnement énergétique, il y a beaucoup de désinformation aussi qui vient de la Russie. Donc, c'est une situation qui est fragile ; la présidente Maia Sandu, quand je l'ai rencontrée, elle exprime le fait qu'elle a besoin de beaucoup de soutien de la communauté internationale. C'est pour cela que c'est très important que nous soyons là, tous, pour répondre à ces inquiétudes, pour lui fournir l'énergie dont elle a besoin, pour lui fournir aussi les experts institutionnels dont elle a besoin puisqu'elle a fait de la lutte anti-corruption sa première priorité. Nous avons, par exemple, des diplomates français ou des juristes, qui sont à Chisinau pour aider, justement, dans cette lutte anticorruption. Elle est vraiment dans un combat, j'allais dire, pour des valeurs européennes, que nous allons accompagner face aux valeurs russes qui sont celles qu'on voit en ce moment et que nous combattons également.
Q - Parlons de nos alliés, certes, sur le front ukrainien, mais un peu compétiteurs quand même, les Etats-Unis, ne l'oublions pas, Joe Biden qui prévoit 370 milliards de dollars d'investissements en faveur de la lutte contre le changement climatique, en particulier dans des entreprises fabriquant aux Etats-Unis batteries électriques et panneaux solaires. L'Union européenne s'inquiète pour sa propre industrie. Votre Première ministre, Elisabeth Borne, était avec vous à Bruxelles, jeudi, et appelle à être fermes en matière commerciale ; ça veut dire quoi "fermes" ?
R - Alors, il y a plusieurs choses. La première, c'est qu'on arrête quand on est européen de ne pas promouvoir ce qu'on fait ; donc, je vais vous le dire, ce qui a été décidé au Conseil européen des jeudi 9 et vendredi 10 février, et que la Première ministre a réappuyé quand nous étions à Bruxelles ce jeudi, c'est une réponse forte sur 3 points : financier, sur le point de la simplification bureaucratique et sur le point d'une politique commerciale qui soit beaucoup plus assertive. Donc en gros, c'est une Europe qui s'assume puissante de façon décomplexée. Sur le plan financier, entre les aides d'Etat, les crédits d'impôts, la flexibilité sur les fonds de cohésion et sur les fonds de relance, on est en train de parler de 400 milliards, c'est très concret et c'est maintenant, puisque c'est de l'argent qui est disponible. Sur le fond de la flexibilité, on est en train de parler de simplifier les procédures qui sont, il faut le dire, quand même très bureaucratiques, de façon à diminuer les temps d'approbation par deux. Et si ça ne suffit pas on ira plus loin. Et puis, sur le plan du commerce quand les Etats-Unis mettront des aides d'Etat d'un montant x sur la table, ils nous le diront et on pourra proposer à la même entreprise la même chose.
Q - Alors, l'assouplissement, vous l'avez mentionné, des aides d'Etat, ça va aller plus vite et plus facilement pour les 27 au dernier sommet pour contrebalancer évidemment ces subventions massives américaines ; les petits pays la craignent néanmoins parce qu'ils considèrent que les grands pays, eh bien, finalement ont les marges de manœuvre financières pour justement mettre sur la table ces montants très impressionnants. Il n'y a pas non plus d'espoir d'un nouvel emprunt en commun de l'Union européenne en tout cas, l'Allemagne a douché cet espoir ...
R - Je crois qu'il faut être très réaliste et pragmatique, ce que le Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement a parfaitement réussi, ce que la Première ministre a discuté hier avec Ursula von der Leyen, et j'étais là, c'est très simple : il y a des aides d'Etat qui peuvent être assouplies pour les pays qui ont les moyens de faire des aides d'Etat, et pour ceux qui n'en ont pas, il reste de l'argent du plan de relance, il y a des fonds de cohésion, et ils pourront les utiliser. Je vais vous donner un exemple très simple : l'Italie. L'Italie a reçu 220 milliards du plan de relance post-Covid. Elle a 40 milliards de fonds de cohésion. C'est 280 milliards d'euros, rien que pour eux, de flexibilité qu'ils vont pouvoir utiliser ; c'est colossal ! Donc qu'on ne dise pas qu'on n'a pas d'argent, on en a et on l'utilise. Ça, c'est la première chose. Et donc, cet équilibre entre aides d'Etat et tous ces fonds qui sont là et qu'on peut utiliser différemment, c'est ce qui a fait la solidité des conclusions du Conseil européen et de l'unité des 27. Donc ça, c'est fait. On y va !
Q - Il y a beaucoup de frictions, vous avez mentionné l'Italie, entre la France et l'Italie, avec une Georgia Meloni de la droite très extrême qui a décidé finalement de limiter la possibilité pour les ONG d'aller sauver en mer des migrants. Et pour cela, effectivement en réponse au dernier Conseil, on va analyser justement cette politique en solo, on refuse finalement de construire avec l'argent de l'Union européenne des murs et des barricades, mais on n'a toujours pas de politique migratoire.
R - Vous exagérez, je ne peux pas vous laisser dire ça. D'abord ce n'est pas avec des murs qu'on règle les problèmes migratoires ; les flux migratoires s'adaptent et bougent. Donc pourquoi est-ce qu'il y a des flux migratoires ? Pour deux raisons. La première, c'est qu'il y a des personnes qui viennent demander l'asile, et la deuxième, c'est qu'il y a des raisons économiques. Alors nous, ce que nous disons, c'est qu'il faut être humains et sérieux : humains, toute personne qui vient demander l'asile, son dossier doit être examiné et rapidement, et nous avons des critères communs que nous sommes en train de consolider en Européens. Sérieux : la migration économique c'est quoi ? C'est nous qui avons besoin de personnes, parce que, comme vous le savez, toutes les entreprises cherchent de la main d'œuvre, que ce soit d'ailleurs des aides-soignants, des ingénieurs nucléaires ou des médecins, et économique, parce que la raison pour laquelle un migrant prend de tels risques, c'est parce que chez lui, il ne trouve pas de quoi se développer économiquement. Alors, nous avons décidé en Européens de dédier 10% de l'aide publique au développement aux jeunes pour les aider à construire une vie économique chez eux aussi. Nous l'avons, cette politique migratoire, elle s'appelle "le pacte asile et migrations", et elle permet à la fois de protéger les frontières extérieures et d'accueillir effectivement des migrants économiques qui vont repartir chez eux reconstruire leur pays et de donner l'asile quand c'est nécessaire.
Q - Mais Meloni a fait un solo, quand même, sur la question des ONG ?
R - Oui, vous parlez de Meloni. On travaille beaucoup avec elle, je vous mentionnais les conclusions du Conseil européen : on a trouvé un bon accord entre aides d'Etat et flexibilité. Moi, j'étais à Rome, j'ai vu mon homologue, on a parlé de ce plan de relance ; j'ai vu le ministre de l'économie, celui des affaires étrangères. Donc nous travaillons ensemble. Il y a des sujets, des valeurs qui sont différentes et les migrations en sont une.
Q - Le Parlement européen, pour terminer, toujours secoué par le scandale du "Qatargate", a demandé par un vote l'établissement rapide d'un organisme éthique pour les trois institutions, un organisme indépendant.
R - Le parti de la majorité présidentielle, avec Stéphane Séjourné, l'avait proposé, lors des dernières élections européennes. Nous, on aimerait que ça revienne avec ces propositions qui sont plus fortes que celles qui sont actuellement mises sur la table par la présidente du Parlement ...
Q - Avant les prochaines élections de 2024 ?
R - Mais bien sûr ! On en a besoin pour renforcer la confiance dans la démocratie européenne.
Q - Merci à vous, Laurence Boone, d'avoir été notre invitée.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 février 2023