Entretien de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France 5 le 21 février 2023, sur,les questions énergétiques, le conflit en Ukraine, les relations franco-africaines, le séisme en Turquie et en Syrie, les tensions entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan et la répression en Iran.

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Q - Tout de suite, "L'édito" de Patrick Cohen. Devant les dignitaires russes convoqués au Kremlin, Vladimir Poutine a une nouvelle fois inversé les rôles.

(...)

Et cette situation-là, cela vous choque Catherine Colonna ? Du gaz russe dans nos chaudières, nos gazinières, potentiellement du pétrole russe dans les stations essence françaises ? C'est un sacré trou dans la raquette !

R - La réalité est un peu différente. La réalité, c'est que l'Europe, moins la France d'ailleurs que les autres pays européens, mais l'Europe en général, est extrêmement dépendante aux hydrocarbures russes, gaz et pétrole. Et que là où certains disaient, d'abord qu'elle n'arriverait pas à s'en détacher, ou que ça lui prendrait des années, en moins d'un an, puisque ça a commencé un peu plus tard, elle a réussi.

Q - C'est vrai...

R - Nous avons pu nous passer du charbon russe, qu'il faudrait aussi citer ; du pétrole pratiquement en totalité ; et du gaz, ne serait-ce que parce que la Russie n'en fournit plus beaucoup. Il y a encore des contournements contre lesquels il faut lutter. C'est une démarche progressive, mais dont je voudrais plutôt souligner qu'elle a permis, en quelques mois, pratiquement de se détacher de cette dépendance, qui avait non seulement l'effet que vous dites de paraître un peu étrange, mais surtout celui de faire que les Européens finançaient par ce canal ce qui permet à la Russie de poursuivre son effort de guerre. Et c'est cela qu'il faut entraver, c'est là que les sanctions pèsent et que la description que je ferais de l'économie russe n'est pas exactement celle que ferait Vladimir Poutine.

Q - Alors c'est laquelle ? Elle ne s'est pas effondrée.

Q - Il n'y a pas d'effondrement, oui.

Q - C'est une réalité, il n'y a pas d'effondrement.

R - Les sanctions n'ont pas pour objectif de mettre la Russie à genoux, contrairement à ce que dit Poutine,...

Q - L'effondrement économique...

R - ... mais de peser sur son effort de guerre, de l'entraver, de la priver d'un certain nombre de ressources, de désorganiser son industrie d'armement - et c'est ce qui se passe -, de la priver aussi de l'accès à un certain nombre de technologies de pointe - les semi-conducteurs et autres. Et de fait, même l'organisation de la filière automobile est en chute libre alors que ce ne sont pas des matériels extraordinairement sophistiqués. Donc les sanctions font leur effet, elles continueront de faire leur effet. Il faut continuer et, si nécessaire, il faut les renforcer.

Q - Comment ?

Q - Un poison lent, vous êtes d'accord avec la formule ? L'idée d'une arme de temps long ?

R - L'idée d'une arme qui produira des effets au fur et à mesure que nous gardons pour produire cette pression sur la Russie.

Q - Est-ce que, par exemple, il faut soumettre à sanctions le GNL russe, qui pour l'instant n'est pas sanctionné, n'est pas soumis à... ? Est-ce que ça peut faire partie du dixième paquet de sanctions ?

R - Nos principales sources d'approvisionnement pour ce qui concerne la France, ce sont plutôt la Norvège, les Etats-Unis et des pays du Golfe. Effectivement, qu'il y ait du gaz russe qui arrive encore en Europe ne correspond pas à la politique que nous voulons mener. C'est un travail progressif, mais il a été engagé vraiment d'une façon qui a plutôt surpris les observateurs par sa rapidité que l'inverse.

Et il se trouve que c'est une compagnie française qui en fait venir d'un gisement dont elle est copropriétaire en Sibérie.

Q - De Sibérie.

R - Vous l'avez rappelé.

Q - Sans autre commentaire de votre part.

R - Je crois que de m'arrêter là vous fait sentir ce que je peux penser.

Q - Peut-être faut-il être un peu plus clair, Madame Colonna.

R - Non, mais je pense que dans le respect des règles européennes internationales évidemment, chacun a un choix fondamental à faire, et ce n'est pas toujours le choix de l'économie qu'il faut faire lorsque nous traitons d'une situation de guerre...

Q - C'est un message clair pour TotalEnergies que vous...

R - Suffisamment clair, je pense, pour que ce soit compris comme cela.

Q - Vladimir Poutine qui se vante de tenir économiquement malgré les sanctions et qui répète à l'envi les mêmes attaques - Patrick les a rappelées -, voire les insultes à l'égard de l'Occident, responsable de l'escalade du conflit "alors que la Russie a fait tout ce qui est en son pouvoir, a dit Vladimir Poutine, pour régler ce problème par des moyens pacifiques". Comment est-ce que vous pourriez qualifier ce discours ?

R - Patrick Cohen le disait, on se demande s'il y croit lui-même. C'est la Russie et la Russie seule qui a choisi de déclencher cette guerre, qui a agressé son voisin, pays indépendant, pays souverain qui ne l'a pas provoquée et qui, au contraire, cherchait le dialogue et l'a cherché jusqu'au bout. Mais que dire ? Cela fait quelque temps que le président Poutine pratique la falsification de l'Histoire et l'inversion des responsabilités. Il est le seul responsable du déclenchement de cette guerre, guerre qu'il continue à mener, parce qu'il ne faut pas dire qu'il l'a déclenchée il y a un et qu'il ne s'est rien passé depuis un an. Depuis un an, il fait une guerre dans des conditions d'ailleurs abominables, critiquables, qui violent toutes les lois de la guerre, et donc la responsabilité est pleinement et entièrement celle de la Russie. Il faut qu'il revienne à de meilleurs comportements, nous le disons ouvertement : il lui suffirait de reconnaître qu'il a fait une erreur - parce qu'il a fait une erreur - et les choses ne se sont pas passées comme prévu...

Q - Il en est capable ? ...

R - Qu'il retire ses troupes. C'est une dure réalité qu'il a en face de lui, en fait. Et donc il y a un moment où vient non pas l'heure du bilan, il est trop tôt, mais l'heure de regarder la réalité en face. Les choses ne se sont pas passées comme Vladimir Poutine le pensait. Kiev n'est pas tombée. Les Ukrainiens ont repris un certain nombre de territoires. L'Union européenne est unie. La société internationale est quasi- unanime à condamner l'agression russe. Voilà, il faut de temps en temps être capable de subir l'épreuve de la réalité.

Q - Quand on entend Joe Biden et Vladimir Poutine dialoguer ainsi à distance, on peut se dire que c'est le retour de la Guerre froide ; c'est le sentiment que vous avez ?

R - Non, je dirais surtout que ce sont deux conceptions du monde, deux conceptions même de l'humanité, de la liberté évidemment mais aussi de l'humanité. Encore une fois il n'y a pas de Guerre froide : il y a une guerre, une vraie guerre, une guerre sale qui est faite par la Russie. Et nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, ni la France, ni aucun des pays européens, ni ses alliés. Nous demandons simplement à la Russie qu'elle arrête, qu'elle arrête d'agresser un pays souverain, qu'elle retire ses troupes et qu'elle revienne à un processus de dialogue.

Q - Que la Russie arrête. La France fait donc aussi entendre sa voix. Voilà ce qu'a dit Emmanuel Macron vendredi dernier lors de la conférence sur la sécurité de Munich.

(...)

Q - Et le Président Emmanuel Macron de compléter samedi soir dans une interview donnée au JDD, au Figaro et à France Inter : "La France veut la défaite de la Russie tout en mettant en garde contre ceux qui veulent avant tout écraser la Russie, ce qui ne sera jamais la position de la France". Qu'est-ce que ça veut dire d'abord souhaiter la défaite de la Russie ?

R - Je crois que cela signifie, l'extrait que vous avez passé le montre, la défaite de l'agression russe...

Q - Et non pas de l'agresseur...

R - Que l'agression russe échoue, que l'on revienne au respect des principes fondamentaux de la charte des Nations unies, que l'on respecte la souveraineté des Etats, qu'on respecte leur indépendance et qu'on respecte l'intégrité territoriale de chaque Etat souverain. Voilà quel est l'objectif : que cette agression non seulement ne soit pas récompensée mais qu'elle échoue, et que pour cela, l'Ukraine gagne. C'est la raison pour laquelle nous l'aidons par tous les moyens, y compris par des moyens militaires mais pas seulement par des moyens militaires, pour qu'elle résiste, mais non seulement qu'elle résiste mais qu'elle puisse reprendre l'offensive et espérer amener la Russie à engager à nouveau - mais ça, cela sera pour l'après -, le Président le disait, il faut un dialogue qui soit un dialogue de bonne foi, ce qui n'a pas été le cas jusqu'ici.

Q - La défaite de la Russie sans que Vladimir Poutine ne soit défait lui-même ?

R - La défaite de l'agression russe, que l'agression russe échoue, que cette tentative d'agression échoue.

Q - Pourquoi ne faut-il pas souhaiter la défaite de Vladimir Poutine ?

R - Parce que c'est une question qui n'est pas de notre ressort. Ce n'est pas à nous de poser la question de la forme et des modalités de qui gouverne la Russie. Je crois qu'il est très important de bien distinguer les choses. Ce que nous reprochons à la Russie, qui est un grand pays, qui est un pays européen, qui restera là - et le Président rappelle souvent l'importance de la géographie -, ce n'est pas d'exister, c'est de se comporter comme elle se comporte, en violant les principes les plus basiques de la Charte des Nations unies, en violant même ses propres engagements, ceux qu'elle avait pris au moment de la dissolution de l'Union soviétique, et de ne pas permettre, voilà notre objectif, qu'une agression soit récompensée. Parce que, croyez-moi, il n'y aura pas de paix et de stabilité où que ce soit si les agressions sont récompensées et fonctionnent.

Q - Souhaiter la défaite de la Russie mais ne pas souhaiter que ce pays soit écrasé, est-ce que c'est une variante du très critiqué "il ne faut pas humilier la Russie" ?

R - Je crois que personne ne parle d'écraser la Russie, sauf peut-être Monsieur Poutine lorsqu'il s'écarte de la réalité et décrit comme il l'a fait aujourd'hui un monde qu'il voit comme il n'est pas.

Q - Ce n'est pas ce qu'a dit le Président.

Q - Emmanuel Macron qui met en garde contre ceux qui veulent écraser la Russie.

R - Je ne crois pas que qui ce soit veuille écraser la Russie. Si je vous demande qui voudrait écraser la Russie, je ne sais pas qui vous pourriez trouver.

Q - C'est la question qu'on voulait poser à Emmanuel Macron et qu'on vous pose pour que...

R - Une question à laquelle je n'ai pas de réponse car je ne connais personne qui veuille écraser la Russie. Citez-moi qui que ce soit, un pays proche ou plus lointain, qui ait dit ou qui ait pensé qu'on allait écraser la Russie. Ce n'est pas le sujet.

Q - Donc, à quoi bon cette mise en garde ?

R - Le sujet, c'est de faire en sorte que l'agression russe soit un échec.

Q - Donc on ne comprend pas vraiment la mise en garde d'Emmanuel Macron, qui était très claire.

R - Je crois que cela veut dire simplement qu'il ne faut pas aller trop loin. Mais écraser la Russie, c'est quelque chose qui n'est dans l'esprit de personne. Ce n'est pas l'objet des efforts en cours. L'objet des efforts en cours, c'est tout simplement de permettre à l'Ukraine de se défendre, pays qui a été agressé. On va quand même faire une différence entre l'agresseur et l'agressé et l'Ukraine est en situation de légitime défense.

Q - Le président ukrainien a réagi à cette prise de position en disant qu'Emmanuel Macron perd son temps et que tout dialogue est inutile avec le président russe. Est-ce que la France perd son temps à ne pas écarter l'idée d'un dialogue avec le président russe ?

R - Je crois qu'il a réagi non pas à cette prise de position mais au fait que le président parfois parle au président Poutine. Et si vous me demandez...

Q - Ce qui n'est plus le cas depuis septembre, je crois.

R - Ils ne se sont pas parlé depuis longtemps. Ils se reparleront si cela peut apporter quelque chose d'utile. La dernière fois qu'ils s'étaient parlé en septembre, auparavant en août, cela avait permis d'avancer et donc c'est utile de lui parler parfois, s'il écoute, c'est encore mieux. Cela avait permis qu'une mission de l'Agence internationale de l'énergie atomique puisse aller, d'abord à la centrale nucléaire de Zaporijjia, qui est occupée par les forces russes et utilisée par les soldats russes, puis plus récemment mettre des observateurs et des agents de l'Agence internationale de l'énergie atomique dans chacune des centrales nucléaires ukrainiennes, et à Tchernobyl, que les Ukrainiens ont pu récupérer.

Q - Est-ce que la reprise du dialogue pourrait être utile à l'approche de la date anniversaire de l'invasion russe en Ukraine, alors que les Ukrainiens redoutent une nouvelle offensive ?

R - Nous sommes clairement dans un temps qui est malheureusement le temps de la guerre, du fait du choix de la Russie et du fait de la persistance de la Russie à faire la guerre. Il faut espérer bien sûr qu'après le temps de la guerre, vienne un autre temps, mais nous n'y sommes pas. Les conditions du dialogue ne sont pas réunies, et je dirais que, ni depuis un an ni encore aujourd'hui, le président Poutine ne donne le moindre signe de la moindre disposition à engager un processus qui soit un processus diplomatique, ce qui n'est pas le cas.

Q - C'est bien le problème. D'où le débat, ce débat sur l'humiliation, l'écrasement ou pas d'écrasement ou pas d'humiliation, c'est que les choses étant ce qu'elles sont et compte tenu du discours qu'on vient d'entendre à nouveau, qui est celui de Poutine, qui est constant depuis des mois, on ne voit pas comment cette agression pourrait être mise en échec sans un échec personnel de l'agresseur qui s'appelle Vladimir Poutine, qu'il soit lui mis en échec ou qu'il soit défait ou qu'il soit éjecté du pouvoir russe.

R - Je me permets d'avoir un autre point de vue. Cette agression est d'ores et déjà un échec. Kiev n'est pas tombée, l'Ukraine n'est pas tombée. Non seulement elle résiste mais elle a reconquis une partie des territoires.

Q - Mais la guerre continue.

R - Et nous l'aidons et nous renforçons, la France et d'autres, notre aide dans tous les domaines pour que l'Ukraine non seulement résiste- je viens de vous le dire je crois - mais soit en mesure de mener une contre-offensive, pour espérer amener la Russie à passer à autre chose.

Q - Ça ne répond à la question que je posais, c'est-à-dire quelle peut être la solution de paix avec Poutine à la tête du Kremlin ?

R - Il faut que l'Ukraine soit forte sur le terrain pour amener la Russie à considérer qu'elle doit se comporter autrement.

Q - Oui, ça, c'est une réponse de diplomate.

R - Non, non, non ! C''est une réponse qui permet d'aider, et nous le faisons depuis un an, l'Ukraine sur les plans économique, financier, judiciaire aussi - on pourrait en parler -, et militaire de façon à ce qu'elle puisse renverser la situation.

Q - Justement sur le point militaire, hier à Kiev, Joe Biden a annoncé la livraison de nouvelles armes à l'Ukraine. Les pays membres de l'Union européenne vont puiser dans leurs stocks pour accélérer les fournitures d'armes et de munitions pour l'Ukraine, c'est ce qu'a assuré en tout cas le chef de la diplomatie Josep Borrell. Mais la France, elle, ne puisera toujours pas dans son stock de chars Leclerc ?

R - La France a décidé, la première parmi les pays européens, d'envoyer des chars dit légers - mais il ne faudrait pas qu'ils nous passent sur le bout du pied car vous verrez qu'ils ne sont pas tout à fait légers -, qui sont extrêmement manoeuvrables et qui seront sur le terrain à la fin de cette semaine. C'est une décision qui a également permis, vous l'avez vu, de faire que d'autres pays européens soient plus ouverts à la livraison d'un certain nombre de leurs matériels qui sont en plus grand nombre et qui permettront, si les choses se passent bien, à l'Ukraine de disposer de plusieurs centaines de chars.

Q - Et combien de chars français parmi ces centaines de chars ?

R - Le grand intérêt des chars français, c'est qu'ils arrivent tout de suite. Et c'est en ce moment que les choses se jouent et que l'Ukraine non seulement doit résister à l'offensive russe qui, en effet, a commencé - en tout cas, les Russes font pression sur un certain nombre de points de la ligne de front - mais puisse mener sa contre-offensive. Ce n'est pas au mois de novembre qu'il faut faire amener des chars alors qu'il y a une offensive qui est en cours ; et, sans doute au printemps qu'il y aura des pressions supplémentaires. C'est maintenant qu'il faut être efficace.

Q - Il y a sans doute des bonnes raisons mais enfin vous voyez bien le symbole. La France, je crois, est le seul pays européen à ne pas avoir annoncé l'envoi de chars en Ukraine, le seul.

R - Le seul pays européen à ne pas avoir annoncé ?

Q - À ne pas avoir annoncé l'envoi de chars lourds en Ukraine.

R - Mais les chars AMX-10 sont des chars...

Q - Des chars blindés légers...

R - Dits légers, qui sont sur roues et pas sur chenilles et qui vont servir à l'Ukraine dès maintenant. Cela a permis aussi, avec d'autres choses, mais de déclencher un mouvement européen et peut-être au-delà de l'Europe, qui permettra - mais plus tard - à l'Ukraine de recevoir un certain nombre de matériels. Les besoins ukrainiens aujourd'hui, les Ukrainiens le disent, le président Zelensky l'a dit au Président de la République, il le dit publiquement, mon collègue et ami Kouleba me le dit : ce sont des munitions, des missiles, de la défense antiaérienne et de la maintenance.

Q - Et des avions.

Q - Et des avions, oui.

R - Des avions pour plus tard, des chars pour plus tard. Ce dont ils ont besoin maintenant, c'est ce que je viens de vous dire. Et c'est ça que nous faisons arriver en plus grand nombre. La France, il n'y a pas que les chars dont vous parlez : il y a des missiles, il y a une batterie qui s'appelle SAMP/T, qui est hautement sophistiquée et fortement attendue par les Ukrainiens, et puis il y a les missiles sol-air dont nous avions déjà livré une bonne partie, et ce dispositif sera renforcé, voilà. Nous ne donnons pas les chiffres, vous le savez.

Q - Aux côtés de la Russie, une autre menace pourrait venir de la Chine, c'est ce que craint aujourd'hui le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg.

(...)

Q - Madame Colonna, vous partagez les craintes de Jens Stoltenberg ?

R - Elles ne se sont pas réalisées jusqu'ici mais c'est une question que beaucoup se posent. Mon ancien homologue chinois, Monsieur Wang Yi, mais il n'est plus ministre, il est monté plus haut dans la hiérarchie du parti, était à Munich, à la Conférence sur la sécurité de Munich il y a quelques jours, mais il était auparavant à Paris. Et nous avons parlé avec lui très ouvertement - le Président de la République l'a reçu, je l'ai reçu longuement également - du souhait qui est le nôtre que - le voilà - la Chine ne prête pas main-forte à la Russie, nous serions dans un autre cas de figure. Nous en parlons, croyez-moi, tout à fait diplomatiquement, mais tout à fait clairement. Je l'ai fait moi-même.

Q - Parce qu'on sait que, dans les jours qui viennent, le plus haut diplomate chinois est attendu en Russie. Pékin présente maintenant Moscou à travers diverses déclarations comme une victime des manoeuvres occidentales, reprenant le vocable de Vladimir Poutine. On se dit qu'un partenariat stratégique est en gestation.

R - S'il ne se matérialise pas par la livraison de matériel d'armement, ce qui serait effectivement un autre cas de figure, je préfère retenir de la position de la Chine - et c'est sa position traditionnelle au demeurant - son attachement à la stabilité, qui lui bénéficie peut-être sur le long terme, et son souhait que la Charte des Nations unies soit respectée. Il s'exprime régulièrement et nous aurons l'occasion vendredi, puisqu'il y a une réunion ministérielle du Conseil de sécurité, de voir quel est l'accent que met la Chine. Est-ce que c'est sur cette stabilité ? Est-ce que c'est sur le respect du droit international et de l'ordre international fondé sur les règles, ou est-ce que c'est sur d'autres versants et d'autres attitudes ? Je suis pour ma part confiante.

Q - Quand on écoute attentivement Stoltenberg qui dirige une organisation militaire, on se dit que ce ne sont pas seulement des craintes, qu'il a des informations. Est-ce que vous avez, vous, ces informations ?

R - Il a dit qu'il était inquiet. Il y a des sociétés privées dont nous regardons de près l'activité, et j'en ai parlé très ouvertement à M. Wang Yi, comme ma collègue allemande en a parlé très ouvertement...

Q - Sociétés privées chinoises...

R - Chinoises, pardon, bien sûr, oui, dont nous observons l'activité

Q - Qui sont ?

R - Je m'arrêterai là. Je vais vous décevoir mais je m'arrêterai là.

Q - En Europe de l'Est, donc sur un terrain proche de nous.

R - Pas forcément sur le terrain.

Q - Pas forcément sur le terrain.

Q - Il y a un mois, la junte militaire au pouvoir au Burkina Faso avait donné 30 jours à l'Armée française pour quitter le pays. Est-ce que c'est le cas ? Est-ce qu'il n'y a plus de militaires français sur le sol burkinabé ?

R - Effectivement, le délai de 30 jours expire, si on le compte dans les règles diplomatiques, le 25 mais les militaires français ont achevé leurs manoeuvres dans des conditions de coopération convenables avec les Burkinabés. Il reste un tout petit détachement sur l'aéroport qui est en train de replier le matériel et les choses se passent bien. Les relations ne sont pas rompues, y compris les relations de coopération et s'il le faut dans un certain nombre de domaines. Mais de fait, ce qui était dénoncé par les autorités, qui était l'accord qui permettait ce stationnement, eh bien nous en avons tenu compte.

Q - À chaque fois que la France s'en va - ça s'est passé au Mali, en Centrafrique -, on voit une montée en puissance du rôle de la Russie et de la milice Wagner. Est-ce que ça va être le cas également au Burkina Faso ?

R - C'est peut-être plutôt dans l'autre sens qu'il faut présenter le sujet. Ce n'est pas quand la France s'en va que l'influence russe s'exerce. L'influence s'exerce dans un certain nombre de pays d'Afrique, pas seulement au Sahel, puisque la présence russe est ancienne dans la Corne de l'Afrique, que l'on parle de l'Ethiopie ou de quelques autres pays. Mais nous observons d'autres modes d'action, des modes plus souterrains faisant appel à la désinformation, à la manipulation de l'information, à la diffusion de fausses informations sur Internet, qui conduisent à un certain nombre de phénomènes de...

Q - De rejet de la France...

R - De basculement de ces pays dans une forme éloignée de ce qui peut leur permettre et la stabilité et la prospérité, certainement.

Q - Et ça vous inquiète que la Russie étende son influence dans ces pays d'Afrique ?

R - Non seulement cela nous inquiète, mais dans les sanctions qui seront adoptées le 24 février, nous agissons : il y aura des responsables de Wagner. M. Prigojine est d'ores et déjà sous sanctions européennes, il y en aura d'autres.

Q - La Turquie, la Syrie qui n'en finissent plus avec les tremblements de terre. Plus de 6.000 répliques enregistrées depuis le 6 février. Hier soir, deux nouveaux séismes de magnitude 6,4 et 5,8 qui ont été ressentis dans la province d'Hatay, dans le sud de la Turquie, c'est la plus éprouvée par le tremblement terre du 6 février, et près d'Alep, en Syrie, où il y a eu un mouvement de panique comme ça a pu être constaté en direct à la télévision.

(...)

Q - Alors bilan de cette dernière attaque : six morts, 300 blessés, en plus des plus de 44.000 morts déjà recensés. Alors on a envoyé du matériel, la France, l'Europe ont envoyé du matériel, des membres de la Sécurité civile... Mais est-ce que c'est suffisant, notamment en Syrie, quand on sait que deux semaines après, l'aide humanitaire a du mal à venir jusqu'au pays, peine à traverser la frontière turque, y compris par les points de passage garantis par les Nations unies ?

R - L'aide a mis plus longtemps à arriver en Syrie, c'est vrai, parce que la Syrie et le régime syrien donc, n'autorisait qu'un seul point de passage. Depuis, deux autres points de passage ont pu être ouverts et l'aide est réellement désormais distribuée aux populations syriennes, avec un retard qui n'est pas imputable à la communauté internationale mais au régime de Damas. Les choses s'améliorent lentement, mais en effet, les répliques continuent comme c'est souvent le cas lorsqu'il y a des séismes. Et donc le danger demeure pour la population. Donc il faut renforcer cette aide. Nous avons décidé d'utiliser aussi le canal des Nations unies, le canal d'un certain nombre d'ONG ou d'associations sur place.

Q - Sur ce plateau il y a une semaine, l'humanitaire Raphaël Pitti nous lançait un avertissement : il disait que si l'Europe ne se mobilisait pas assez pour aider ces millions de Syriens qui étaient réfugiés dans ces zones touchées par les séismes, eh bien il fallait se préparer à une nouvelle crise de réfugiés, une crise migratoire.

R - Je crois que pour le moment, l'urgence est de leur venir en aide. Ça a été fait pour ceux qu'il était encore possible de de retrouver. Maintenant, il faut secourir les réfugiés, leur apporter des tentes, du matériel. Un chargement est arrivé hier avec 40 tonnes de matériel. Nous ne sommes pas seuls, et la France n'est pas seule à aider, et l'Europe a tout un mécanisme qui permet de répondre aux besoins de première urgence. Ensuite, il y aura la reconstruction, et là aussi il faudra aider.

Q - Où en êtes-vous de vos efforts diplomatiques pour le règlement de la question du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ? Je sais qu'il y a eu des contacts récents encore, à nouveau au plus haut niveau à la conférence de Munich. Les Américains, la France sont parties prenantes de ces efforts. Est-ce que le blocus du Haut-Karabakh pet se libérer ? Enfin voilà...

R - C'est un sujet important et très préoccupant, parce que le blocus dure maintenant depuis plusieurs semaines. De l'aide arrive par le canal de la Croix-Rouge tout de même. Mais nous faisons de façon coordonnée avec les Etats-Unis notamment, avec l'Union européenne également, de gros efforts pour convaincre et le président Aliev et le Premier ministre Pachinian de se mettre d'accord sur un dispositif de règlement. En attendant, parce qu'il ne faut pas voir les choses uniquement sous l'angle négatif, les Européens ont validé l'envoi, le renouvellement en réalité d'une mission d'observation, qui travaille du côté arménien et dans laquelle il y a d'ailleurs des Français. Ils sont opérationnels, ils ont fait leur première patrouille hier et cela a permis...

Q - Tout près de l'enclave... ?

R - Côté arménien.

Q - Côté arménien ?

R - En territoire d'Arménie non disputé. Vous parliez du corridor de Latchine, mais je vous parlais de la mission d'observation européenne qui est en territoire arménien...

Q - D'accord...

R - ... puisqu'il y avait eu le 13 septembre de graves incidents entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie avec des bombardements venant d'Azerbaïdjan. Cela ne se reproduit pas de la même façon grâce notamment à ces missions d'observation.

Q - Un dernier mot sur l'Iran, où le pouvoir continue de réprimer les manifestants qui protestent contre le régime. Faut-il là aussi prévoir de nouvelles sanctions contre ce pays ? Depuis septembre dernier, elles n'ont pas empêché les arrestations de masse, les condamnations à mort et les exécutions.

R - Non, mais elles pèsent sur le comportement du régime, il faut l'espérer, et elles seront renforcées encore s'il le faut.

Q - A Bruxelles...

R - ...À Bruxelles, hier, 20 février, les 27 ministres des affaires étrangères ont adopté un nouveau train de sanctions contre l'Iran avec, comme les fois précédentes, de hauts responsables du régime. Il y a deux ministres, par exemple, iraniens qui sont sanctionnés depuis hier. Cela veut dire : gel des avoirs, ça veut dire ne pas voyager, et c'est aussi un message politique évidemment. Et nous continuerons si nécessaire avec, dans le même temps, la capacité qui reste la nôtre d'avoir une ambassade à Téhéran, de dialoguer s'il le faut, pas toujours pour ce qui me concerne de façon très agréable, avec nos homologues iraniens.

Q - Quand ce n'est pas très agréable, c'est de quelle teneur ?

R - Cela veut dire que je lui demande la libération immédiate des otages, le respect du droit consulaire, du droit de visite, de leur permettre d'appeler leur famille. Et ce qui se passe est une politique d'otages d'Etat qui est ignoble. C'est faire pression sur des gens qui n'ont rien fait pour tenter d'arracher de la part d'Etats étrangers... Que veut-on ? Que l'on ferme les yeux sur ce qui se passe ? Non, ce n'est pas possible.

Q - Merci, Catherine Colonna.

R – Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er mars 2023