Entretien de Mme Laurence Boone, secrétaire d'État chargée de l'Europe, à France 5 le 27 février 2023, sur l''immigration illégale vers l'Union européenne et l'Europe de la défense.

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Média : France 5

Texte intégral

Q - Bonsoir à toutes et à tous, Bienvenue dans C dans l'air. Je reçois ce soir Laurence Boone, bonsoir.

R - Bonsoir.

Q - Vous êtes secrétaire d'Etat chargé de l'Europe et je voudrais vous interroger ce soir sur ce drame qui s'est produit au large des côtes italiennes. Au moins 60 personnes, dont un nourrisson âgé de quelques mois, sont mortes hier à la suite du naufrage de leur embarcation. Ça s'est passé à l'aube en Calabre. Quelle est votre réaction à ce qu'on peut qualifier de drame et puis juste cette information qu'on a appris aujourd'hui dans l'AFP, un garçon de douze ans qui a perdu toute sa famille, neuf personnes en tout, ses quatre frères et soeurs, ses parents et d'autres proches et membres de la famille ?

R - C'est un drame épouvantable. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants qui ont péri dans des circonstances effroyables, alors qu'ils venaient chercher une vie meilleure. Et donc on voit ça dans la Méditerranée, bien sûr, on a aussi le même type de drame avec des passeurs dans les Balkans. Et ce que ça veut nous dire, c'est que nous, on doit absolument s'attaquer à tous ces trafiquants de vies humaines qui prospèrent de façon criminelle.

Q - Ça fait longtemps qu'on essaie de le faire à l'échelle européenne. Le gouvernement de Georgia Meloni, en Italie, a mis en place une nouvelle loi qui oblige les navires humanitaires à effectuer un seul sauvetage à la fois, ce qui augmente le risque de décès au cours de la traversée. Est-ce que vous pensez aussi, comme les autorités italiennes, que les ONG, par leur action qu'elles mènent en Méditerranée, encouragent les migrations vers l'Europe et le trafic des passeurs que vous dénoncez à l'instant ? C'est ce que dit Georgia Meloni.

R - Je vais remettre ça dans un contexte global, puisqu'on a la route de la Méditerranée, on a aussi la route des Balkans. Pourquoi ? Parce qu'il y a une situation terrible en Syrie, il y a une situation terrible en Afghanistan. C'est la même chose en Iran. Et donc ce sont des flux, ce sont des migrants qui vont chercher de l'espoir, soit par la Méditerranée, soit par la terre. Donc, à ces migrants qui arrivent sur le territoire européen, nous devons répondre en européens et en protégeant bien sûr nos frontières extérieures, mais aussi en montrant de la compassion et de la solidarité avec des personnes qui viennent demander l'asile parce qu'elles vivent une situation terrible.

Q - C'est toute la difficulté de ce sujet-là. Vous avez parfaitement posé le sujet, c'est-à-dire à la fois protéger les frontières, mais faire preuve d'humanité. Est-ce qu'il y a une divergence de vues dans la façon dont il faut traiter le sujet en Europe ? Quand on prend le cas précis de ce que fait Giorgia Meloni en Italie par exemple ?

R - Alors ce cas-là, c'est celui des bateaux. Et vous vous souvenez qu'en décembre on a eu l'affaire, on a eu l'incident Ocean Viking, qui aurait pu mal tourner, et où la France a fait ce qu'elle devait puisqu'elle a recueilli le bateau. Ça a été un déclencheur dans l'Union européenne et en fait, tous les Etats membres se sont mis d'accord pour travailler ensemble avec l'Organisation internationale maritime et avec des ONG pour prévenir ce genre de drame. Bien sûr, on ne va pas tous les éliminer, c'est ce qu'on a vu aujourd'hui, mais en tous les cas, on les réduit fortement. Et ce qu'il faut bien se dire, c'est que les pays qui sont qui ont de fortes côtes méditerranéennes sont bien sûr des pays de première entrée. Et c'est pour ça que la France, l'année dernière, pendant la présidence française de l'Union européenne, a mis en place les discussions sur ce qu'on appelle le pacte asile migration où les pays de première entrée doivent faire leur devoir et accueillir les demandeurs d'asile. Et les autres pays de l'Union européenne, eux, doivent prendre leur part, soit financièrement, soit de façon humanitaire...

Q - Ça ne marche pas très bien, Laurence Boone. On le sait, que ça ne marche pas très bien. Les pays de l'Est, la Hongrie, la Pologne en tête, refusent l'accueil obligatoire de migrants, c'est-à-dire répartir la charge sur l'ensemble des pays européens. Et les pays de premier accueil, eux, disent non à tout contrôle renforcé de leurs frontières et disent " c'est notre souveraineté ". En même temps, ils demandent des aides financières, parce que l'Italie, par exemple, a vu le nombre de migrants arriver sur ses côtes bondir en ce début d'année. Ça ne marche pas ! C'est difficile.

R - Que ce soit difficile et complexe, c'est sûr. Qu'il y ait des positions qui ne soient pas toujours convergentes dans l'Union européenne, on est 27, c'est inévitable aussi. Maintenant, tout le monde est d'accord sur une chose, c'est qu'il faut renforcer les frontières extérieures pour pouvoir préserver notre espace de libre circulation à l'intérieur. Ensuite, comment est-ce qu'on fait ça ? En fait, l'Union européenne ne reste pas les bras croisés. D'abord, elle a augmenté le budget de Frontex. Vous savez, ce sont les garde-côtes des frontières extérieures. Il y aura 10.000 personnes. Ce sont d'ailleurs eux qui ont repéré le bateau, cette nuit, qui est arrivé. Elle a mis des moyens financiers. Et puis on décline en toute une série de mesures avec les pays d'origine, de départ, les pays de transit, et à l'arrivée également, que je peux vous expliquer.

Q - Vous parliez de Frontex. En 2022, 330.000 migrants sont entrés illégalement dans l'Union européenne. C'est du jamais vu depuis le record de 2015, on s'en souvient, il y avait eu un million de migrants qui étaient rentrés illégalement en Europe. Ça, toujours, ce sont les chiffres de Frontex. Est-ce que la solution, c'est de construire des murs ?

R - Bien sûr que non. La solution ce n'est pas de construire des murs. D'abord parce que les routes migratoires évoluent, et donc s'il y a un mur à un endroit, elles passeront par un autre. Et ensuite parce qu'il faut à la fois être responsable et sécuriser les frontières et aussi être humain. Il y a beaucoup de personnes sur ces routes migratoires qui ont besoin de protection. La solution, elle est triple. La première, c'est qu'il faut traiter avec les pays de départ et de transit pour empêcher..., pour les aider à arrêter les passeurs et à stopper les trafiquants de vies humaines, comme ceux qu'on a vus...

Q - On a des moyens pour faire ça, à part le décréter et le souhaiter ?

R - Oui, absolument. On travaille avec eux. Il y a un budget de 80 milliards de l'Union européenne qui est dédié à ces actions. Après, la deuxième chose qu'on peut faire et qui est très importante, c'est aussi toute l'action diplomatique avec ces mêmes pays de départ et de transit. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire... parce que vous allez entendre des politiques vous dire on n'a qu'à tous les renvoyer, mais on ne peut pas retourner un migrant illégal sans qu'il puisse se faire accueillir par un pays. Et donc, il faut négocier avec le pays d'où viennent ces migrants pour qu'ils les recueillent. Ce qu'on fait, c'est qu'on dit : "on va avoir une politique de visas avec vous, très claire, où on donne x visas légaux chaque année, et en retour vous reprendrez les gens qui sont illégaux."

Q - On a vu que ça avait été très compliqué de faire ça, notamment la France a voulu le faire avec le Maroc, et c'était assez tendu diplomatiquement avec ces pays-là.

R - C'est bien pour ça qu'on a de la diplomatie et qu'on continue d'y travailler, bien sûr.

Q - Vous dites La solution, ce n'est pas de construire des barrières, des barbelés. Et pourtant c'est ce qui est en train de se passer en Europe depuis 2014, sur les 12.000 kilomètres de frontière qui bordent l'Union européenne. Eh bien, on est passé de 315 à 2.000 kilomètres de barrières, de barbelés construits par des pays qui disent d'ailleurs à l'Europe : "il faut nous aider à payer ces murs". Est-ce que ce n'est pas le rôle de l'Europe de les aider à financer ces murs-là ?

R - Je ne crois pas du tout. Je crois que le rôle de l'Europe, c'est d'aider à contrôler les frontières. Alors, on contrôle les frontières avec des caméras, on peut contrôler les frontières en contrôlant mieux l'entrée des demandeurs d'asile. C'est ce qu'on fait avec un système qui s'appelle Eurodac, où vous allez enregistrer un demandeur d'asile. Et c'est une base de données partagée dans tous les pays de l'Union européenne qui font qu'ils ne pourront pas être enregistrés deux fois, ce qui se passait jusqu'à présent. Mais les briques et le mortier, non.

Q - Pourquoi non ? Est-ce qu'on va pouvoir tenir ? Parce qu'on a le sentiment qu'Ursula von der Leyen, elle bougeait un petit peu sur ses positions. Le 10 février, elle a parlé d'infrastructures mobiles et fixes, de voitures, de caméras, de tours de guet, de surveillance électronique. On se dit que c'est plus simple de parler de murs.

R - Non, mais il faut juste être très réalistes. Vous savez combien de milliers de kilomètres de frontières on a. Donc c'est complètement absurde. Elle a parlé de ça, par exemple, dans le cas de la Biélorussie, dont les frontières sont très poreuses et instrumentalisées par Vladimir Poutine, qui laisse des migrants passer pour créer des troubles. Donc là, effectivement, il peut y avoir des actions. Mais soyons clairs, l'Europe, ce n'est pas l'Amérique de Trump.

Q - Ce n'est pas l'Amérique de Trump, mais c'est peut-être l'Amérique. En tout cas, je voudrais vous montrer cette photo. C'est une image de Joe Biden qui est allé rencontrer ce qu'on appelle le "club des neuf de Bucarest", on va dire, c'est les pays de l'Est. Est-ce que le patron de l'Europe, c'est lui ?

R - Je ne crois pas, du tout, d'ailleurs, il a trouvé un téléphone, notamment celui d'Ursula. Je crois qu'il faut être sérieux dans cette guerre vis-à-vis de l'Ukraine : l'unité entre l'Europe, les Etats-Unis et tous les pays du G7 d'ailleurs, et la plupart des pays du monde, comme l'a montré le vote récent aux Nations unies, elle est sans faille. Là où Vladimir Poutine pensait qu'il pouvait diviser l'Occident, il a échoué. Et de façon étroitement coordonnée, et les Etats-Unis, et le G7, et l'Union européenne, et à nouveau d'autres pays se sont alignés pour le soutien militaire, pour le soutien économique et financier et pour le soutien aux réfugiés. Et pareil, tous les paquets de sanctions de l'Union européenne envers la Russie ont été votés à l'unanimité.

Q - Mais ces pays-là ; République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie veulent le soutien des Américains. C'est d'abord les Américains qu'ils appellent "à l'aide", sur les questions de défense notamment.

R - Mais en fait, je pense qu'il y a deux choses. Il faut se rendre compte qu'on est dans une période de transformation profonde, puisque le contexte géopolitique de dividendes de la paix, il est derrière nous. Il est derrière nous militairement puisqu'on a la guerre sur notre continent et il est derrière nous économiquement, notamment à cause de la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis. La plupart des pays qui sont dans l'Union européenne sont venus chercher une ombrelle économique avec l'Union européenne et militaire avec l'OTAN. Mais le monde change et ils savent, - et on a eu justement Donald Trump, aux Etats-Unis, qui se retirait de la protection européenne - donc ils savent qu'on ne peut pas tout faire tout seul. Mais après, on est en train de la construire, cette Europe de la défense. Et dans cette période de transition, on a besoin effectivement de certains matériaux américains. Et puis, il y a une chose qu'on ne dit pas assez : c'est l'Europe de la défense, c'est en coordination avec l'OTAN, toujours.

Q - Merci beaucoup Laurence Boone. Vous reviendrez pour parler d'économie, puisque vous étiez le chef économiste de l'OCDE. Et la question des conséquences économiques de cette guerre en Ukraine est posée. D'ailleurs, les nouvelles sont moins mauvaises que prévues. Pour l'Allemagne, notamment ?

R - Absolument. Tout dépendait des prix de l'énergie et de l'approvisionnement en énergie. L'Europe a montré qu'elle pouvait à la fois faire baisser les prix et s'approvisionner.

Q - Merci beaucoup d'avoir été l'invitée de C dans l'air.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2023