Déclaration de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense, à l'Assemblée nationale le 22 mai 2023.

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Circonstance : Discussion à l'Assemblée nationale, après engagement de la procédure accélérée, d’un projet de loi

Texte intégral

Mme la présidente
L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (nos 1033, 1234 rectifié).

La parole est à M. le ministre des armées.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées
J’ai l’honneur de vous présenter un projet de loi relatif à la programmation militaire (LPM) pour la période 2024 à 2030, le quinzième depuis le début de la Ve République, depuis qu’existent ces lois de programme en matière de défense nationale, qui constituent, il faut le rappeler, une spécificité bien française. Ce texte auquel nos armées, ainsi que les directions et services du ministère, travaillent depuis un an, a été élaboré sous l’autorité du Président de la République, chef des armées, en étroite relation, très en amont, avec le Parlement et les acteurs du monde de la défense. Il cherche à traduire une conviction simple, la seule qui vaille : les menaces qui pèsent sur la nation n’ont jamais été aussi diverses et protéiformes que depuis la fin de la guerre froide. À bien des égards, elles nous placent face à un défi aussi important que celui qu’ont dû relever les gaullistes dans les années 1960.

Cette programmation acte le retour d’une compétition plus dure entre grandes puissances sur fond de prolifération nucléaire, la permanence d’un risque terroriste qui n’a pas disparu, mais dont on ne parle malheureusement plus assez, et l’apparition de nouveaux espaces de conflictualité, conséquence ou reflet de sauts technologiques rapides et brutaux – en témoigne la militarisation du cyber, de l’espace ou des fonds marins. Ces menaces se conçoivent dans une approche classique mais aussi et surtout, pour une puissance nucléaire comme la nôtre, dans une hybridité qui nous invite à penser différemment. C’est sur ce point que la transformation – ce qui ne signifie pas rupture – impliquée par le projet de LPM intervient particulièrement. Nouvelles ou anciennes, ces menaces se cumulent désormais plus qu’elles ne se succèdent : cette programmation militaire a été conçue en les envisageant froidement, en tenant compte des spécificités françaises, de nos forces comme – il faut le reconnaître – de nos vulnérabilités.

Elle n’a pas pour but, comme certains commentateurs ou pseudo-experts nous y ont souvent incités, de tirer les leçons de conflits qui ne sont pas les nôtres et, structurellement, ne pourront jamais l’être. Le modèle de défense propre à la France, fruit d’une construction essentiellement gaullienne, repose sur une autonomie stratégique qui va bien au-delà de la seule dissuasion nucléaire ; il puise sa force dans le sentiment profond que la France n’aurait jamais dû perdre la drôle de guerre de 1940, connaître les difficultés de l’expédition de Suez, et ne vivra pas deux fois les guerres d’Indochine et d’Algérie. Ce texte doit permettre non seulement de poursuivre la réparation d’un outil de défense, hélas endommagé par des politiques parfois court-termistes et une forme de déni de la réalité du monde, mais aussi de transformer nos forces s’agissant de fonctions militaires concrètes, avec des objectifs opérationnels précis.

Je le répète, cette programmation militaire ne suppose pas une rupture fondamentale avec notre modèle historique : elle vise au contraire à revenir à sa force conceptuelle initiale, c’est-à-dire sa capacité à s’adapter rapidement, en prenant en compte les défis du monde actuel, menaces sécuritaires incluses, ainsi que les sauts technologiques qui entraînent inévitablement des sauts stratégiques ou tactiques, y compris en matière d’hybridité.

À cela s’ajoute la nécessité d’articuler ces nouveaux domaines de lutte autour de notre dissuasion et de nos capacités expéditionnaires. Permettez-moi de former le vœu que nous ne perdions pas de vue notre modèle global de défense en entamant la discussion parlementaire par de nombreux détails techniques, sémantiques, budgétaires, non dénués d’intérêt mais qui, encore une fois, ne doivent pas nous écarter de l’essentiel : l’exigence de cohérence et d’efficacité opérationnelle de notre modèle d’armée, armée qui doit rester une armée d’emploi. Tel est l’enjeu, l’héritage des anciens que nous devons protéger afin de le léguer aux générations futures.

Ce que nous avons souhaité faire primer dans ce projet de LPM, c’est notamment l’impératif de cohérence – sur lequel je me suis étendu lors de nos travaux en commission – entre livraisons capacitaires, stocks de munitions ou de pièces détachées, renforcement des soutiens, maintien en condition opérationnelle et formation dont bénéficient nos soldats sur le terrain. D’aucuns ont le goût des cibles capacitaires généreuses, mais la tentation d’acheter en masse des équipements sans tenir compte de leur vie opérationnelle constitue un piège dans lequel sont tombés beaucoup de pays voisins. Nous-mêmes avons parfois, pour des raisons industrielles ou d’affichage, misé sur le nombre d’hélicoptères livrés aux armées, alors qu’il aurait été préférable pour elles de fixer le nombre d’appareils en état de voler. Nous devons apprendre de nos erreurs, même si je note chez certains une facilité à renoncer – quand ce n’est pas un refus d’obstacle – à considérer la question dans son ensemble.

Une LPM n’est pas un simple tableau capacitaire mais un tout, logique, efficace, appuyé sur les contrats opérationnels. La vraie transformation réside d’ailleurs dans le détail de ces contrats, qui figurent au sein du rapport annexé : ils reflètent notre capacité, demain, à concevoir et à mener à bien des opérations combinées entre terre, air, mer, cyber, espace, informationnel et cohésion nationale. Telle est la véritable leçon que nous devons tirer pour nous-mêmes de la guerre en Ukraine. Si nous devons – nous y reviendrons – donner de la visibilité à notre base industrielle et technologique de défense (BITD), la protéger, la promouvoir, l’examen de la future LPM marque le moment où il convient que le Parlement s’intéresse à une effectivité opérationnelle trop souvent négligée par le pouvoir politique, ce qui a pu placer nos forces en situation de vulnérabilité face à des menaces que, précisément, nous ne tenons pas pour illusoires.

Nos choix répondent à la volonté exprimée par le Président de la République lors de sa première élection, en 2017, mais aussi aux besoins formulés depuis lors par les forces armées elles-mêmes, au terme d’un long travail d’introspection demandé aux états-majors et à la direction générale de l’armement (DGA). Cet exercice délicat, inédit, n’ayant pas été sans difficultés, je tiens à remercier les chefs d’état-major, le chef d’état-major des armées (Cema), le directeur général de la sécurité extérieure (DGSE), le délégué général pour l’armement (DGA) et le secrétaire général pour l’administration (SGA) de s’y être livrés. Il a abouti au projet de loi que, je le répète, j’ai l’honneur de vous présenter au nom du Gouvernement, et au sujet duquel vous aurez à vous prononcer en toute responsabilité.

Mesdames et messieurs les députés, s’agissant des choix dont dépendra notre défense nationale au cours des sept prochaines années, le Parlement joue un rôle majeur – largement renforcé par votre commission de la défense, laquelle a adopté de nombreux amendements auxquels le Gouvernement était favorable. Ces dispositions assez inédites renforceront le contrôle du Parlement sur l’exécution et l’actualisation de la programmation, notamment en amont de l’examen des projets de loi de finances (PLF), lesquels restent, chaque année, l’acte parlementaire par excellence en matière d’engagement de moyens. Nos discussions seront donc également, au sens noble du terme, un moment de vérité politique, en quelque sorte modèle contre modèle, chacun ayant l’occasion de défendre les options qu’il souhaite pour nos armées en fonction de son analyse de la situation du monde.

Ce débat doit avoir lieu. Il est sain, il n’a rien de médiocre ; il participe à la force du modèle français, et il serait faux de soutenir qu’il y a toujours eu consensus sur tout, ce qui, en réalité, n’a pas été une seule fois le cas depuis 1960. Dans cette perspective, l’examen du texte en commission et les nombreux amendements émanant de toutes les sensibilités politiques représentées au sein de l’Assemblée nationale m’ont permis d’établir quelques constats que je me permettrai de vous communiquer, tant ils intéressent à la fois la défense nationale et la démocratie.

Il y a tout d’abord ceux qui avancent dans un certain flou – ce qui m’évite de dire « masqués » : à ce stade, ils n’ont pas formalisé leur modèle d’alliances, leur position concernant la dissuasion nucléaire, et donc in fine ce qu’ils souhaitent pour nos armées. Gageons que ces deux semaines nous permettront de mieux le comprendre.

D’autres, dont il faut admettre la clarté et la cohérence, demeurent fidèles à leurs positions historiques – depuis l’examen de la première LPM, pour certains. Reste que ce qu’ils préconisent nous exposerait instantanément à des risques imminents : ils s’opposent au modèle d’armée actuel sans proposer d’alternative pour nous défendre.

D’autres encore considèrent ces débats sous le seul angle budgétaire, sans prendre en compte leur finalité, bien qu’ils aient parfois, lorsqu’ils étaient au pouvoir, réduit directement ou indirectement le budget des armées. Je n’y reviendrai pas, mais voyons dans cette approche un avertissement pour l’avenir : nos dépenses militaires doivent rester soutenables pour les finances publiques, puis connectées aux besoins militaires réels d’abord et aux besoins industriels ensuite – dans cet ordre. C’est là la condition de la performance opérationnelle dans la durée que nous devons à nos soldats.
Enfin, certains estiment que nous dépensons trop sans pour autant expliquer comment ils comptent répondre aux menaces, à moins qu’ils ne croient pas en leur réalité, ce qui me semble dangereux voire naïf.

Quoi qu’il en soit, mesdames et messieurs les députés, c’est dans le respect de la position de chacun que je m’efforcerai de défendre ce texte et les convictions qui le sous-tendent. La semaine d’échanges en commission a permis des débats de fond et de qualité, avec plus de 700 amendements discutés, une centaine d’amendements adoptés, dont un tiers issu des groupes d’opposition. C’est là toute l’utilité de se pencher sur un sujet aussi grave, et je forme le vœu que l’examen en séance publique, puis au Sénat, permette d’améliorer encore ce projet de loi de programmation en apportant des précisions ou dissipant des ambiguïtés.

Avant d’entamer la discussion des amendements, revenons quelques instants sur les principaux enjeux abordés en commission, à commencer par les sujets sur lesquels nous ne sommes pas tous d’accord : ceux qui divisent historiquement les partis politiques de la Ve République, telles la dissuasion nucléaire, l’appartenance à l’Alliance atlantique, notre modèle d’exportation d’armes ; ceux qui suscitent des dissensions plus récentes, comme les coopérations industrielles européennes ; ceux qui concernent directement des points relatifs à cette programmation dont j’ai longuement exposé en commission la cohérence et la soutenabilité, comme la construction de la trajectoire budgétaire ou le choix des priorités en matière d’investissement capacitaire.

Il y a donc avant tout la question de la dissuasion nucléaire, héritage du général de Gaulle, qui a donné à la France les moyens de suivre sa vocation de nation libre et autonome aux yeux du monde. Le texte vise non seulement à la préserver, à nous permettre de continuer de l’assurer seuls, ce qui reste un défi industriel et technologique, mais aussi à préparer la dissuasion de demain. Elle constitue le cœur de notre souveraineté, la clé de voûte de la défense de nos intérêts vitaux ; y renoncer serait abdiquer notre autonomie dans le concert des nations et nous exposer inévitablement à des risques accrus.

Cette loi de programmation l’affirme fermement, pour aujourd’hui mais aussi pour demain. Les choix que vous ferez sont d’autant plus importants que les programmes sont longs à mettre en œuvre : quinze à vingt ans peuvent s’écouler entre le moment où débute un programme et la date de mise en service du vecteur ou du système d’arme. Aussi cette LPM enclenche-t-elle la modernisation de nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération mais également la modernisation des missiles des deux composantes. Ces échelles de temps nous obligent à nous projeter sur le long terme. En votant ces investissements, vous garantirez non pas notre seule protection mais aussi celle de nos enfants et de leurs enfants après eux.

Un autre sujet a animé nos débats en commission – c’est le moins que l’on puisse dire – et ne manquera pas de nous mobiliser dans cet hémicycle : il s’agit bien sûr de nos alliances. C’est un sujet de débat majeur entre ceux qui souhaitent sortir purement et simplement de l’Otan, d’autres qui veulent quitter son commandement intégré, ceux qui souhaitent abandonner – et non pas encadrer, ce que je distingue – toute forme de coopération militaire ou industrielle avec nos partenaires européens, et ceux, enfin, qui veulent même mettre un terme aux exportations d’armements. Les questions qui se posent à la représentation nationale consistent en définitive à savoir ce que la France veut, et même doit, faire seule, et ce qu’elle veut, ou doit, faire à plusieurs – partant du principe que la France n’est pas seule, qu’elle n’a selon moi pas vocation à l’être et que de tout temps, elle a su emmener avec elle d’autres nations pour défendre des intérêts communs ou partagés. Nous l’avons encore fait récemment au Soudan, et vous me permettrez à cet égard de rendre hommage à nos militaires : lors de l’opération Sagittaire, grâce à ses capacités expéditionnaires et à son armée d’emploi, la France a pu évacuer seule et en premier ses ressortissants et ceux de ses alliés de la ville de Khartoum, soumise à un feu nourri.

Mais nos débats doivent également mettre en relief nos choix, afin de déterminer quand nous avons un avantage à agir à plusieurs au sein d’une alliance, comme nous le faisons actuellement en Roumanie en qualité de nation-cadre dans le cadre de la mission Aigle, pour réassurer les frontières orientales de l’Alliance atlantique. De la même façon, nous devons être en mesure de déterminer quand nous souhaitons agir en partenariat bilatéral, comme nous le faisons par exemple aux Émirats arabes unis pour assurer la sécurité du ciel. Nous devons enfin pouvoir déterminer quand nous devons agir en Européens parce que nous y avons un avantage – ce fut le cas notamment au sein de la task force Takuba mais également dans le cadre de certains programmes industriels ou de certaines missions de sécurité maritime.

Pour faire ces choix, nous disposons de capacités qui nous distinguent de nos alliés : notre armée est une armée d’emploi, je le disais, avec une culture expéditionnaire, capable d’intervenir au-delà de ses frontières partout sur la planète. Ce n’est pas le cas de toutes les armées, il faut bien le reconnaître. En clair, les deux questions auxquelles il faut répondre, dans ce débat, sont les suivantes : veut-on pouvoir emmener les autres ou doit-on accepter d’être emmené par les autres ? Et au-delà, sans transiger avec notre souveraineté, quelles sont les menaces pour lesquelles une interopérabilité, une planification et des entraînements communs sont indispensables pour dissuader nos compétiteurs ?

Sur les coopérations européennes en matière industrielle, l’affirmation de nos intérêts doit être rappelée – peut-être même précisée, je l’admets – et j’entends parfaitement que le Parlement y soit davantage associé que par le passé. La discussion à venir nous permettra de dégager, je le crois et l’espère, une proposition satisfaisante sur la base des amendements qui ont été déposés. Vous connaissez nos options, elles sont claires et transparentes depuis 2017. Elles impliquent néanmoins des moyens, ce à quoi répond cette programmation militaire.

C’est l’autre grand sujet qui a animé nos discussions et sur lequel je sais que vous serez nombreux à revenir au cours de la semaine : la trajectoire budgétaire prévue par cette programmation militaire. Je ne reviendrai pas sur le débat autour des recettes extrabudgétaires prévues dans cette LPM. Celles-ci ont toujours existé dans le passé et n’avaient jamais suscité autant de débats. La nouvelle présentation les rend plus lisibles, et c’est une bonne chose. La commission a souhaité créer un mécanisme de sécurisation en cas de prévision non réalisée. C’est là aussi une bonne chose et cela place désormais ce débat technique derrière nous, même si je n’ai jamais douté des prévisions élaborées par les services du ministère.

Je veux néanmoins revenir sur les augmentations historiques que nous vous proposons depuis 2017 et jusqu’en 2030, lesquelles – il faut le rappeler, car cela n’a pas toujours été le cas – ont été exécutées à l’euro près. En 2017, le budget de nos armées était de 32,3 milliards d’euros. Cette année, en 2023, il s’élève à 43,9 milliards d’euros : la marche d’augmentation atteint 11,6 milliards d’euros par rapport à 2017, sans compter les crédits qui ont été votés en gestion. À cela, il faut donc ajouter 1,5 milliard d’euros pour – c’est encore moins courant – une surexécution budgétaire. En 2027, à la fin du second quinquennat du Président de la République – une date qui intéresse beaucoup –, le budget des armées sera de 56 milliards d’euros, ce qui correspond à une marche d’augmentation de 23,7 milliards. En 2030, il atteindra 68,9 milliards d’euros, hors pensions. Le budget des armées de la France aura donc plus que doublé en l’espace de deux lois de programmation militaire. J’ai entendu certains regretter que la part la plus importante de l’effort budgétaire n’arrive qu’en fin de LPM : c’est faux, chiffres à l’appui.

Cette croissance est largement engagée par la LPM en cours, et l’essentiel de l’effort aura été permis par l’engagement du Président de la République et de cette majorité depuis 2017. Je ne peux douter que celles et ceux qui prétendent diriger le pays en 2027 voudront abîmer cet effort…

M. Jean-Paul Lecoq
On adaptera !

M. Sébastien Lecornu, ministre
En tout cas, le Parlement aura à se prononcer ; c’est le sens de l’amendement que vous avez adopté en commission.

Je rappelle à la représentation nationale que les marches annuelles d’augmentation répondent certes à la soutenabilité de nos dépenses publiques – qui pourrait le contester ?– mais qu’elles sont aussi définies en fonction du besoin capacitaire physique en crédits de paiement exprimé par nos armées, et en fonction de la capacité de nos industriels à produire ces équipements. Aussi la proposition de certains consistant à basculer le gros de l’effort en début de cette LPM supposerait-elle une solution magique pour livrer en douze ou vingt-quatre mois des grands programmes d’équipements majeurs prévus parfois sur une décennie ! À moins que, sans le dire, ils ne souhaitent acheter du matériel sur étagère à l’étranger. Cette position a sa propre cohérence mais ce n’est pas celle du Gouvernement et elle ne correspond pas non plus à l’ambition du général de Gaulle, celle d’une armée équipée par une industrie de défense purement souveraine.

La trajectoire budgétaire qui vous est proposée répond, elle, à un impératif de soutenabilité et de sincérité de nos dépenses militaires. Sans quoi, en fin de programmation, on reprocherait aux armées de ne pas avoir été en mesure de dépenser les crédits qui leur sont attribués. Cette position enverrait un signal de faiblesse et serait à bien des égards non crédible.

Sur l’inflation, les nombreuses auditions en commission ont permis à chaque parlementaire, je le crois, de mieux comprendre les nombreux mécanismes qui sont propres au ministère des armées pour en limiter les effets. Ces mécanismes n’existent d’ailleurs dans aucun autre ministère de la République. Il suffit de constater, s’il était besoin d’une preuve de leur efficacité, qu’aucun programme n’a pris de retard en 2022 ni en 2023.

Les travaux en commission ont enfin soulevé des débats intéressants sur le fonctionnement réel des armées, et donc sur l’équilibre à trouver, la cible efficace à atteindre pour les équipements dont nous allons doter nos armées. Je veux d’abord vous dire très directement que lorsque le budget des armées double en l’espace de treize années, il est difficile d’y voir des renoncements puisque toutes les lignes budgétaires augmentent pour les trois armées. Les équipements de celles-ci seront très largement renouvelés ; sur sept ans, ce sont près de 200 milliards d’euros qui iront vers les programmes industriels. Cela appelle des efforts majeurs en termes de qualité – nous y reviendrons –, de délais de production, de maîtrise des coûts, de maintenance et de gestion des stocks pour notre base industrielle et technologique de défense. Néanmoins, il ne s’agit pas d’investir sur toutes les lignes à l’aveugle sans répondre à un objectif clair : celui de la cohérence du modèle d’armée que nous souhaitons, que j’évoquais en introduction.

Avec l’appui du chef d’état-major des armées et sous l’autorité du Président de la République, j’ai donc pris le parti de privilégier la cohérence d’une capacité militaire dans son ensemble, par rapport à la seule quantité des matériels. C’est au fond l’exigence de regarder, dans le rapport annexé, autant le tableau des contrats opérationnels que celui des équipements capacitaires – le second, je le rappelle, n’étant au service que du premier. Il ne servirait à rien d’avoir des centaines de canons Caesar dans des hangars sans les artilleurs qui les font fonctionner et les maintiennent en condition opérationnelle. Ces canons n’auraient pas d’utilité sans les militaires qui les engagent, les équipements qui les accompagnent, les pièces détachées, les systèmes d’information et de combat, les infrastructures qui les abritent et les munitions qui les arment. Cela aussi, c’est un retour d’expérience de l’Ukraine.

En cela, cette loi de programmation répond au juste besoin opérationnel de nos armées, où il est grand temps de reparler de brigades, de divisions et de corps d’armée. La cohérence opérationnelle, c’est ce que nous devons à nos militaires. Elle s’exprimera particulièrement dans l’armée de terre, qui va pouvoir améliorer sa réactivité et sa puissance. Dès 2027, les premiers éléments de l’échelon national d’urgence pourront, au bout d’un mois, être renforcés au niveau d’une division autonome à deux brigades avec ses appuis, en étant en mesure d’accueillir des contributions alliées. Ces 12 000 à 15 000 soldats, entraînés à la haute intensité et servant des matériels « scorpionnisés » modernes et interconnectés, seront appuyés par de nouveaux moyens de franchissement, les premiers canons Caesar de nouvelle génération et encore plus d’hélicoptères aux derniers standards. Là aussi, plus qu’une réparation, c’est une transformation.

Ainsi, je retiens que l’effort à conduire pour les soutiens qui accompagnent nos militaires en opération, que vous êtes nombreux à avoir évoqués en commission – tels le service de santé des armées, le commissariat des armées ou les techniciens en charge de la mise en condition opérationnelle – n’est pas fondamentalement remis en question par la trajectoire d’investissement que nous proposons, même si certains amendements peuvent venir proposer des pistes d’efforts, ou en tout cas des clarifications. Nous les examinerons avec attention.

Il en va de même pour les choix que nous vous proposons pour l’innovation, avec 10 milliards d’euros alloués sur la période pour que nos armées soient au rendez-vous des sauts technologiques qui s’imposent à elles. Ces investissements irrigueront par ailleurs tout le tissu de l’innovation, des écoles d’ingénieurs aux grandes entreprises en passant par les start-up et les petites et moyennes entreprises. Des amendements utiles viendront éclairer les objectifs, qu’ils portent sur les drones de demain, le quantique, l’intelligence artificielle ou les armes à énergie dirigée. Cette demande s’est également exprimée en commission.

Les choix que je vous soumets visent donc à permettre de préserver notre modèle d’armées et à monter en puissance sur des segments militaires indispensables à notre souveraineté, en cohérence avec les capacités de production de nos industriels.

Je veux enfin revenir, pour conclure, sur les sujets sur lesquels nous nous sommes accordés – en tout cas, je le crois – au cours de la semaine passée en commission. Des amendements de la majorité comme des oppositions ont été adoptés, avec souvent de belles unanimités, pour améliorer le texte que je vous propose, et j’en suis très heureux.

En premier lieu, je crois que nous sommes tombés d’accord sur la préservation, et même le renforcement, du lien sacré qui unit la nation à ses armées. C’est ainsi que l’article 11 du projet de loi, relatif à l’Ordre de la Libération, en adapte les fondements juridiques pour garantir son avenir. Ce lien implique aussi la nécessité d’associer de plus en plus de nos compatriotes, notamment les plus jeunes, aux commémorations. Les secrétaires d’État ici présentes auront l’occasion d’y revenir. Ce lien passe enfin, plus généralement, par tout ce qui favorisera chez nos concitoyens la reconnaissance, la considération, le soutien à nos forces armées ou à nos anciens combattants – ce qui est une forme courante, paisible mais vivante, de patriotisme.

Concernant l’accompagnement de nos soldats et de leurs familles, toutes les sensibilités se sont accordées en commission pour confirmer l’ambition de la LPM d’intensifier les efforts entrepris dans le premier plan « famille ». Le nouveau plan sera donc financé, si vous le votez ainsi, à hauteur de 750 millions d’euros. Il sera entièrement centré sur la vie familiale, pour compenser les absences et les contraintes opérationnelles propres au statut du militaire, en tout temps et tout lieu. Il engagera pour la première fois des partenariats avec les collectivités locales volontaires, pour accompagner nos soldats et leurs familles dans leur recherche de logement et de solutions de scolarisation, de garde d’enfants et d’emploi pour le conjoint. Ce pan de la LPM comprend en outre un volet pour l’accompagnement des blessés, doté de 169 millions d’euros, qui simplifiera l’accès aux droits, ainsi que la reconnaissance et la réparation que la nation doit à ses soldats blessés pour elle. Mme la secrétaire d’État chargée des anciens combattants et de la mémoire pourra y revenir aussi.

Le deuxième sujet sur lequel nous avons réussi à trouver une convergence lors des débats en commission est la politique salariale du ministère. Vous partagez tous ici, je le crois, l’objectif de mieux reconnaître les hommes et les femmes du ministère, militaires comme civils, sans opposer l’indemnitaire et l’indiciaire de façon stérile mais en définissant un bon équilibre. Un effort ciblé sera ainsi conduit pour renforcer la progression par les grilles indiciaires, notamment pour les militaires du rang et les premiers grades de sous-officiers dès 2023, puis – je vous l’annonce – en 2024 pour les sous-officiers supérieurs, qui sont, en quelque sorte, la véritable colonne vertébrale de nos armées et, à partir de 2025 pour les officiers.

Ces efforts s’ajouteront aux efforts considérables déjà entrepris sur l’indemnitaire avec la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), ainsi qu’à de nouvelles mesures indemnitaires à venir. Cette politique salariale, couplée à nos efforts pour la prise en compte des familles, des conditions de travail, de l’activité et des soutiens, permettra à la fois de fidéliser et d’inciter les militaires du rang et les sous-officiers à prendre des responsabilités. C’est la promesse méritocratique que la République doit à ses soldats. La commission a voté en ce sens plusieurs amendements de la majorité mais aussi des oppositions. C’est une bonne chose, et je rappelle l’effort de 10 milliards d’euros supplémentaires sur la période pour la rémunération de nos personnels, avec une cible d’effectifs permanents inchangée à 275 000 personnes.

Dans la lignée de ces sujets, les débats en commission ont permis de partager la nécessité de faire évoluer le format de la réserve militaire. Pour remplir leurs missions, nos armées ont, comme la direction générale de l’armement, besoin de s’appuyer sur une réserve plus forte, plus nombreuse, mieux équipée, mieux formée, mieux entraînée et surtout pleinement intégrée à l’active. À l’horizon 2035, nous visons un réserviste pour deux militaires d’active, c’est-à-dire peu ou prou 300 000 militaires, dont 200 000 d’active et 100 000 de réserve. Si le ratio a pu faire l’objet de questions légitimes, le principe général est partagé. Le groupe de travail réuni cet hiver avait déjà été constructif sur ce sujet, nos débats en commission ont été profitables et plusieurs amendements pertinents sont venus enrichir le texte.

Enfin, nos débats en commission ont permis de faire émerger un consensus – et c’est heureux – sur les conséquences liées au réchauffement de la planète. La programmation militaire actera que notre modèle d’armée doit intégrer dans ses missions les effets du réchauffement climatique. De fait, c’est déjà le cas mais il y a de la force à l’inscrire dans ce texte.

Je pense en particulier à nos outre-mer, en première ligne avec la montée des eaux, des événements climatiques de plus en plus récurrents et violents, sans oublier les enjeux liés à la pêche illégale ou à l’orpaillage illégal.

Cela implique de renforcer nos capacités de projection rapide, en outre-mer notamment, pour mener à bien ces missions, mais aussi de doter nos forces de nouveaux segments technologiques comme les drones, les équipements de liaison, de franchissement, de reconstruction ; ils nous permettront d’être réactifs et présents en cas de catastrophe naturelle.

Les débats que nous nous apprêtons à avoir seront assurément un moment de vérité devant les armées, les Français, pour nos alliés et face à nos compétiteurs. Nous ne serons pas d’accord sur tout mais il est important, pour préparer l’avenir de notre défense nationale, que nous en tirions un texte qui rassemble le plus largement.

Je souhaite que nos discussions en séance permettent de l’améliorer encore. Pour nos soldats, en ayant une pensée pour les tués et les blessés ; pour notre nation, car cette loi de programmation militaire doit garantir notre sécurité en assurant, pour les sept prochaines années et plus longtemps encore, le succès des armes de la France.


Source https://www.assemblee-nationale.fr, le 24 mai 2023