Interview de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à France 2 le 23 mai 2023, sur les tensions avec l'Italie concernant l'immigration, le conflit en Ukraine, la libération de Français détenus en Iran, le dirigeant syrien Bachar al-Assad et la menace terroriste.

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Média : France 2

Texte intégral

Q - Bonjour et bienvenue dans les 4V, Catherine Colonna.

R - Merci, bonjour.

Q - Merci d'avoir accepté notre invitation, d'autant que vous êtes assez rare dans les médias. On sait que le ton est monté entre la France et l'Italie, ces derniers temps, quand Gérald Darmanin a accusé la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, de mentir à ses électeurs et d'être incapable de régler les problèmes migratoires sur lesquels elle a été élue. Est-ce que nous sommes aujourd'hui en crise diplomatique avec nos voisins Italiens ?

R - Non, certainement pas. L'Italie, de fait, est confrontée à une forte pression migratoire qui passe pour l'essentiel par la Méditerranée. Et donc nous souhaitons avoir une bonne coopération, voire même une meilleure coopération avec l'Italie. Parce qu'il faut lutter contre ces flux, prévenir les départs. Nous avons, en réalité, des intérêts communs avec l'Italie pour prévenir les départs, pour demander aux pays qui ne surveillent pas suffisamment leurs côtes peut-être de le faire davantage. Et nous pouvons le faire ensemble avec l'Union européenne également.

Q - Mais il y a encore une politique européenne migratoire ?

R - Bien sûr.

Q - Je ne sais pas si vous avez vu les images qui étaient diffusées ce week-end dans le 20h de France 2, des Grecs qui remettent des migrants sur une barque et qui les remettent en mer.

R - Oui, j'ai vu ces images qui, évidemment, interpellent. Mais oui, il y a une politique migratoire européenne qui est en cours d'élaboration. Hier encore, j'étais pour ma part à Bruxelles avec notamment mon collègue homologue italien.

Q - Antonio Tajani ?

R - Antonio Tajani. Tandis que Gérald Darmanin était, lui-même, à Bruxelles en réunion sur la réforme que nous souhaitons du Pacte asile migration, qui doit permettre plus de solidarité entre les Européens.

Q - Sauf que votre homologue, il devait venir à Paris et après les déclarations du ministre de l'Intérieur français, il avait tout annulé. On en est où là ?

R - C'est vrai. Il y a eu un moment de flottement, je dirais, et d'étonnement devant des propos qui ont été tenus. Nous nous sommes expliqués depuis.

Q - Vous avez présenté des excuses de la France ou pas ?

R - Non, certainement pas. Nous avons tous des raisons d'espérer une meilleure coopération entre pays européens pour lutter contre les trafics et prévenir les départs. Et donc, je me rendrai en Italie après-demain, jeudi, à l'invitation de mon homologue italien.

Q - Et la Première ministre italienne, elle viendra quand en France ? On avait évoqué une date en juin, c'est toujours d'actualité ou pas ?

R - Oui, je pense que nous cherchons des dates, mais c'est encore à voir.

Q - Elle est une interlocutrice comme une autre, cette Première ministre issue de l'extrême-droite ?

R - Elle est élue par le peuple italien, donc je n'ai pas de commentaire particulier à faire sur les opinions de tel ou tel dirigeant d'un pays démocratique, voisin et ami comme l'Italie, donc je le dis avec mes mots.

Q - La situation reste confuse en Ukraine, Madame la Ministre, autour du champ de ruines qu'est devenue la ville de Bakhmout. Selon vos informations, la ville est-elle tombée entre les mains des Russes, oui ou non ?

R - Je ne peux pas commenter la situation sur le terrain jour après jour, quartier par quartier.

Q - Parce que vous ne le savez pas ou... ?

R - Nous n'avons pas d'information privilégiée et nous regardons ce que disent les autorités ukrainiennes. C'est chez elles que se passe cette guerre. L'Ukraine est attaquée, agressée par la Russie. Je crois que ce qu'il faut voir, c'est remettre les choses peut-être en perspective : ça fait bientôt 500 jours que la Russie a attaqué l'Ukraine. Et en presque 500 jours, c'est un échec pour elle. Elle n'a atteint aucun de ses objectifs. Kiev n'est pas tombée ; l'Ukraine ne s'est pas effondrée ; l'Union européenne a réagi avec force et avec unité, et les forces ukrainiennes s'apprêtent à mener une contre-offensive, sans même mentionner le front diplomatique où l'Ukraine peut s'expliquer davantage auprès de grands pays qui ne la comprenaient pas toujours, alors que la Russie piétine et à l'ONU, en particulier à l'Assemblée générale, elle ne parvient absolument pas à avoir du soutien sur ses positions.

Q - Comment vous définissez les rapports entre la France et la Russie aujourd'hui ? C'est une ennemie ? C'est une adversaire ? C'est encore un partenaire ? C'est quoi, la Russie ?

R - Non, ce n'est pas une ennemie. La Russie en tant que pays est un grand pays, de notre continent, que nous respectons, mais dont nous aimerions qu'il ait un autre un comportement. Donc il faut distinguer le pays de sa politique actuelle.

Q - On se parle encore, avec les Russes, Madame la Ministre ?

R - Nous nous parlons parfois à différents niveaux, y compris au niveau ministériel, même si nous le faisons rarement. Nous avons une ambassade là-bas, nous avons des contacts de toute nature. Mais nous sommes profondément en désaccord avec une agression menée par la Russie contre un pays souverain, qui viole tous les principes fondamentaux du droit international et tous les principes qui fondent la vie entre les nations. Voilà pourquoi nous devons aider l'Ukraine à se défendre. C'est aussi simple que ça.

Q - Aider l'Ukraine à se défendre. Le week-end dernier, lors du G7 au Japon, le président américain, Joe Biden, a été très clair. Il a ouvert la porte à une livraison d'avions de combat américains - des F-16 - aux Ukrainiens. Est-ce que cette avancée côté Américain est de nature à pousser la France à revoir sa position qui, pour l'instant, voulait se cantonner à la formation de pilotes. Est-ce que ça change quelque chose pour nous ?

R - La France - le Président de la République, lorsqu'il a reçu le Président Zelensky dimanche dernier, le 14 mai, je crois - a été la première à dire publiquement qu'elle envisageait la formation de base de pilotes ukrainiens. Ce qui leur permettra en poursuivant leur entraînement ailleurs sans doute d'être en capacité de piloter des avions de dernière génération.

Q - Ça, la formation, c'est très clair. Mais l'envoi d'avions ?

R - Formation de base, qui peut ensuite être poursuivie peut-être, ailleurs, par une formation finale. Et vous savez que les Ukrainiens souhaitent des F-16, et que la France ne possède pas de F-16.

Q - Mais si les Ukrainiens demandaient des Rafale, ils auraient des Rafale ?

R - Je ne crois que ça n'a pas de sens, au regard de leurs demandes. Ils souhaitent constituer progressivement et avec désormais un nihil obstat des États-Unis au fait que d'autres pays qui posséderaient des F-16 puissent les mettre à disposition, éventuellement, le moment venu, de l'Ukraine.

Q - Vous avez dit la semaine dernière qu'un émissaire chinois était attendu à Paris cette semaine. D'abord, est-ce qu'il est là ? Est-ce qu'il est arrivé ? Quand est-ce qu'il viendra ?

R - Il est là. Et il sera reçu aujourd'hui au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères par le Directeur politique, qui est l'un des directeurs importants de mon ministère.

Q - Sa mission, c'est d'essayer de trouver un règlement politique au conflit. Est-ce qu'il vous paraît possible, réaliste, envisageable, à court terme, ce règlement politique de cette guerre ?

R - Je crois que tout effort qui contribue à rechercher la paix, une paix fondée sur les principes fondamentaux de la charte des Nations unies est bon à entendre. Encore faut-il que ce soit ce type de négociation et ce type de paix qui soit cherché, c'est-à-dire le respect de l'intégrité territoriale des États, de leur indépendance, de leur souveraineté. Alors, la Chine, oui, rappelle très souvent son attachement à ces principes. Il faut voir si elle souhaite les faire progresser de façon à prendre en compte les intérêts légitimes d'un pays souverain.

Q - Savoir si la Chine veut mettre un peu de pression sur la Russie pour dire les choses, pour dire les choses... ?

R - Nous allons le voir. Elle fait une tournée diplomatique, comme d'autres, et comme le Président Zelensky lui-même est allé faire une tournée diplomatique pour exposer ua position et plaider en faveur de son propre plan de paix, parce que l'Ukraine a présenté un plan de paix.

Q - Vous êtes aussi la ministre de l'Europe, Catherine Colonna. Si on laisse tomber deux secondes le langage diplomatique, diriez-vous qu'à coup sûr, l'Ukraine sera, d'ici quelques années, membre de l'Union européenne ?

R - Oui, il lui appartient de mener, vous savez, des réformes fondamentales. C'est un pays qui vient d'un autre système, qui a beaucoup progressé, mais il a maintenant une perspective européenne.

Q - À quelle échéance ? On peut déjà le dire ?

R - Non, c'est impossible à dire.

Q - Deux ans, cinq ans, dix ans, plus tard ?

R - Non, c'est impossible à dire. Je ne sais pas répondre à cette question et je pense qu'il n'y a pas de réponse préétablie. Il y a une perspective d'adhésion qui est claire ; l'acceptation d'une candidature qui a été reçue par les États membres de l'Union européenne...

Q - Le soutien de la France.

R - Le soutien de la France et des 27, unanime, il y a bientôt un an ; et maintenant un chemin, qui est engagé, qui doit être suivi, et dans lequel nous aiderons l'Ukraine à progresser de façon à ce qu'elle puisse, le moment venu, nous rejoindre, quand elle sera prête.

Q - Dans l'actualité encore, il y a l'Iran, Catherine Colonna. Il y a quelques jours, on se réjouissait de la libération de deux otages français détenus en Iran, Benjamin Brière et Bernard Phelan. Quelle a été la contrepartie de leur libération ?

R - Il n'y en a pas eu.

Q - On n'a pas payé ?

R - Non. Je les ai vus hier. Ils sont encore en traitement suivi à l'hôpital ; ils étaient extrêmement faibles.

Q - Ils vont bien ?

R - Ils vont bien. Ils ont pu sortir, ils font des allers-retours. Donc je les ai reçus, puisqu'ils passaient à mon ministère. Il n'y a pas eu de contrepartie, je tiens à le dire. Nous avons plaidé beaucoup, à différents niveaux, auprès des autorités ukrainiennes, compte tenu de leur état de santé.

Q - Iraniennes.

R - Iraniennes, pardon. Leur état de santé était extrêmement dégradé. Ils étaient l'un et l'autre malades. Ils ont heureusement été libérés, ils sont sortis de cette épreuve. Benjamin Brière, vous le savez, a passé trois ans dans les geôles iraniennes. Ce n'est pas acceptable. Et nous avons encore quatre Français qui sont détenus.

Q - Il en reste quatre là-bas : Cécile Kohler, Jacques Paris, Louis Arnaud, et le quatrième, on ne sait pas qui c'est.

R - Dont l'identité n'est pas rendue publique à la demande de sa famille.

Q - Pourquoi ? C'est un agent ?

R - Non. À la demande de sa famille. Nous respectons tout à fait la vie privée des uns et des autres, nous cherchons à les protéger et nous voulons les sortir de la situation dans laquelle ils sont. Nous demandons leur libération sans condition.

Q - Est-ce que vous avez la garantie qu'ils sont bien traités, aujourd'hui, ces quatre otages, en Iran ?

R - Il y a trop peu de visites consulaires, mais il y en a. Et donc, dans les choses importantes que nous demandons et que nous pressons l'Iran de faire, c'est d'accepter de plus fréquents contacts avec l'ambassade, notre consulat, avec leurs familles aussi. Tout ceci n'est pas acceptable.

Q - Il y a aussi le cas de la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah. Elle a été libérée le 10 février, mais elle n'a pas le droit de quitter le territoire iranien. Là encore, les discussions continuent ou la France se satisfait de cette situation ?

R - Non, non, les discussions continuent. Notre ambassadeur me disait hier que nous l'aidons à obtenir des documents d'identité iraniens qui seraient la première étape pour qu'elle puisse quitter le territoire. Elle n'a pas de passeport aujourd'hui, et elle doit pouvoir bénéficier d'un passeport iranien.

Q - Vous êtes optimiste sur son cas ?

R - Nous y travaillons activement. Je vous le dis, hier encore, j'étais avec notre ambassadeur en train de m'en occuper.

Q - On a beaucoup parlé du G7 par rapport à l'Ukraine. Il y a aussi un autre événement diplomatique majeur, ces derniers jours, le week-end dernier, c'est le sommet de la Ligue arabe à Djeddah en Arabie saoudite, avec le retour dans le jeu diplomatique de Bachar al-Assad. Que vous inspire cette image ? Est-ce que ça vous a choqué de le revoir dans le concert international, le président syrien ?

R - Je crois surtout qu'il faut se souvenir de qui est Bachar al-Assad. C'est un dirigeant qui a été, depuis plus de dix ans, l'ennemi de son peuple. Je veux rappeler qu'il y a eu des centaines de milliers de morts en Syrie.

Q - 600.000 morts depuis 2011 en Syrie. Il a gazé une partie de son peuple.

R - Oui. Et l'utilisation d'armes chimiques. Et donc, tant qu'il ne change pas, tant qu'il ne prend pas des engagements de réconciliation, de lutte contre le terrorisme, de lutte contre la drogue aussi, eh bien tant qu'il ne change pas, qu'il ne prend pas ces engagements et qu'il ne respecte pas ses engagements, il n'y a pas de raison de changer d'attitude à son endroit.

Q - Donc il ne peut pas redevenir, aujourd'hui, un interlocuteur pour la France ?

R - Je pense que c'est à lui de changer. Ça n'est pas à la France de changer son attitude.

Q - C'était une erreur de la Ligue arabe de le remettre comme ça en scène ?

R - C'est un choix. Il y a eu des discussions. Tous n'étaient pas unanimes pour cette réintégration. De fait, il a participé à la réunion de la Ligue arabe, soit ; mais ça n'est pas notre position.

Q - Mais en tout cas, la levée des sanctions européennes n'est pas d'actualité contre la Syrie ?

R - Non, certainement pas. Encore une fois, il lui appartient de changer et de démontrer qu'il oeuvre désormais à la conciliation au sein de son pays, et à de bonnes relations3 avec les pays voisins.

Q - Changer c'est une chose, mais il y a aussi ce qu'il a commis comme actes. Est-ce que vous souhaitez qu'il soit jugé un jour ?

R - Je pense que la lutte contre les crimes, la lutte contre l'impunité, fait partie des valeurs de la diplomatie française. Et je rappelle chaque fois que...

Q - Donc la réponse est oui ?

R - Oui. Chaque fois que j'ai à m'exprimer sur la question syrienne, je rappelle que dans nos priorités il y a cette lutte contre l'impunité.

Q - Dernier sujet, c'est la Syrie, donc terreau des terroristes. Il y a quelques jours à New York, Gérald Darmanin - le ministre de l'Intérieur - s'est inquiété d'une reprise de la menace islamiste en Europe. Est-ce que ça veut dire que dans le monde, Daech, l'État islamique, est en train de reconstituer ses sources, ses forces ?

R - Parmi les sujets de préoccupation dans le dossier syrien, il y a pour nous le fait que la lutte contre Daech n'est pas terminée et que nous devons d'ailleurs aider, protéger nos alliés kurdes qui ont été efficaces dans cette lutte contre Daech. Donc, des points ont été marqués, des coups sévères ont été portés à Daech, mais ça n'est pas terminé, en effet, il faut être extrêmement vigilants.

Q - Est-ce qu'il faut s'inquiéter, par exemple, d'une menace extérieure pour les Jeux olympiques à Paris, l'an prochain ?

R - D'une façon générale, la menace terroriste existe. Je ne ferai aucune révélation en rappelant qu'elle existe.

Q - Mais on dit souvent qu'elle est maintenant endogène.

R - Elle a plusieurs formes, en effet, elle peut se manifester, selon les moments, d'une façon différente. Donc nous sommes extrêmement vigilants sur l'ensemble de ces fronts, et il le faut.

Q - Donc la menace extérieure existe encore ?

R - Elle existe, oui.

Q - Elle ressemble à celle qu'on a connue en 2015 ?

R - Pas forcément, non. Et il y a, on l'a vu, dans différents pays, différentes formes d'action, mais toutes requièrent une très grande vigilance. Le ministre de l'Intérieur est là pour ça, et il est actif.

Q - Merci beaucoup Catherine Colonna d'être venue dans les 4V. Merci à vous et bonne journée.

R - Merci beaucoup.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 mai 2023