Texte intégral
Q - Bonjour Laurence Boone.
R - Bonjour.
Q - Bienvenue sur Europe 1. Vous êtes la secrétaire d'État chargée de l'Europe. Vous rentrez d'une tournée en Europe centrale où vous accompagniez Emmanuel Macron en Slovaquie, puis en Moldavie hier. Le Président a plaidé lors de ce déplacement pour un nouvel élargissement de l'Union européenne. Alors, je vais être très direct : à quel horizon de temps, à quoi pense le chef de l'État et élargissement à quels nouveaux États ? Laurence Boone, avez-vous la réponse, ce matin ?
R - Le Président a été très clair. Effectivement la question ce n'est pas si on doit élargir, ni quand, c'est le plus vite possible et la vraie question c'est comment est-ce qu'on élargit. Parce qu'évidemment, il y a dix pays qui sont dans la liste d'attente si j'ose dire et ça va être un gros choc pour l'Union européenne, donc ce choc il faut le gérer. Il faut à la fois que ces pays soient prêts, c'est des grosses réformes, il faut qu'on les aide mais il faut que nous, Union européenne, on soit prêts aussi. Donc ça veut dire revisiter nos politiques : est-ce qu'on va tout faire comme on fait aujourd'hui ? Sûrement pas. Donc ça va faire des changements sur les budgets aussi, et puis bien sûr des changements sur les institutions. C'est le chantier de la décennie.
Q - Mais je croyais que l'urgence, avant l'élargissement, c'était l'approfondissement de l'Union européenne, c'est-à-dire solidifier, consolider un élargissement, le dernier datant d'il y a vingt ans, dont on a vu quand même les limites, les difficultés, Laurence Boone. C'est un changement de pied quand même du Président de la République.
R - Comme vous le savez, on est en période de guerre. La Russie fait une guerre très directe humaine terrible à l'Ukraine, son intégrité territoriale, sa souveraineté, mais il ne faut pas se tromper : la Russie, elle nous fait aussi la guerre à nous. Elle nous fait une guerre de désinformation, elle nous fait une guerre avec les prix de l'énergie, elle nous fait une guerre avec des insinuations. Son objectif, à Poutine, c'est de déstabiliser l'Union européenne. Donc face à ça, on dit : Ok, on prend la famille européenne, on se serre les coudes, on va mieux aider les pays à qui on va s'élargir, parce qu'il faut être clair : on ne les a pas assez aidés, les autres. On leur donne plein de fonds et on ne les aide pas à les gérer. Là, on va faire ça différemment, puis on va mieux se gérer nous-mêmes aussi. Donc quand on parle d'approfondissement, c'est exactement ça. C'est comment on fait pour se mettre en ordre de marche, mais c'est une petite révolution.
Q - Oui. Mais alors élargissement à quels États, Laurence Boone ? Ça, c'est une vaste question et dans quel but ? Est-ce que c'est de consolider, d'épaissir le glacis face à la Russie ? Et alors les pays, moi, je vais les donner, il y a l'Ukraine évidemment qui est candidate, il y a la Moldavie où vous étiez, il y a la Géorgie, et puis il y a les six des Balkans qui frappent à la porte depuis un moment déjà : l'Albanie, la Bosnie, Monténégro, Macédoine du Nord, Kosovo, Serbie. Kosovo, Serbie, alors que l'on voit la résurgence de tensions qui datent quand même d'une décennie où on était en guerre en ex-Yougoslavie, Laurence Boone. Toutes ces questions-là viennent se greffer à cette guerre ukraino-russe qui vient accélérer le processus d'élargissement.
R - Oui, tout à fait. Mais ce qu'on doit construire, ce qu'on doit consolider, c'est la famille européenne démocratique face à des États autocratiques. Vous avez mentionné la Serbie et le Kosovo. Si vous le permettez, je vais vous parler de la Communauté politique européenne qui s'est réunie hier en Moldavie, c'était 47 pays. C'est très concret, cette réunion. C'est effectivement le Chancelier et le Président qui s'assoient à une table, qui parlent d'abord au dirigeant serbe, ensuite au dirigeant kosovar, ou plutôt c'était dans l'autre sens, et ensuite ramènent les deux à la table des discussions, obtiennent leur engagement de se remettre à parler, de régler leurs problèmes de frontières, de revenir vers eux avec un plan mardi prochain. Et en fait, c'est ça qu'a provoqué la guerre, c'est ça, la communauté politique européenne. C'est des résultats politiques très concrets pour qu'on préserve notre démocratie. On est quand même dans une bataille terrible de démocratie contre la montée des autocrates.
Q - Oui. Alors je précise, la communauté politique européenne c'est une instance un peu nouvelle qui a été créée l'année dernière à l'initiative d'Emmanuel Macron. C'est lui qui l'avait demandée. C'est un fruit de la guerre en Ukraine. C'est une instance assez informelle, on peut avoir ces discussions bilatérales, trilatérales, comme vous venez de nous le dire, mais est-ce qu'il y a une intention architecturale derrière ? Autrement dit, est-ce que 27 États de l'Union européenne, plus cette vingtaine de pays en plus, c'est la taille future de l'Union européenne souhaitée, Laurence Boone ?
R - Non, pas forcément. Je vous le dis très directement, puisque vous avez dedans la Suisse, le Lichtenstein, le Royaume-Uni.
Q - Oui, qui n'ont pas voulu ou qui sont sortis de l'Union européenne.
R - Ils sont sortis. Donc c'est plutôt l'occasion de parler de sécurité face à Poutine, c'est l'occasion de régler les problèmes politiques qu'on vient d'évoquer. C'est aussi l'occasion de faire des choses très concrètes et on parle beaucoup de désinformation. Hier ce qui a été lancé en Moldavie, c'est un réseau de cyber-experts pour lutter contre la désinformation dans tous les pays, donc les 47 de cette communauté qui y participent, parce que ça, on n'a pas besoin d'être dans l'Union européenne pour ça. On a juste besoin d'avoir envie de lutter contre les fake news.
Q - Oui. Mais est-ce que c'est bien avisé quand même d'intégrer ou de songer à le faire des États qui ne répondent pas aux standards de l'Union européenne sur le plan économique, de culture politique ou tout simplement de transparence ?
R - C'est pour ça que ce n'est pas maintenant. C'est un travail, comme je vous le disais, c'est le travail de la décennie ; c'est un travail commun.
Q - De la décennie. La décennie c'est dans dix ans, en 2035, ou 2030 ?
R - Ça dépend à la fois de la vitesse à laquelle nous, on va arriver à réviser nos politiques. Il y a des politiques qui ont été décidées, il y a vingt ans, peut-être qu'on doit les changer. Ça dépend de la vitesse à laquelle les pays vont arriver à se transformer aussi, puis à quelles politiques ils ont envie de s'attacher. Vous savez, on fait déjà beaucoup de choses en ensemble. Regardez, l'Ukraine est raccordée à notre réseau électrique. On a un accord commercial qui est celui qu'on a entre nous, les pays des 27. On a fait la même chose avec la Moldavie.
Q - Oui, on a un accord commercial avec la Turquie aussi.
R - Ce n'est pas le même, ce n'est pas le même !
Q - Le processus d'élargissement à la Turquie est quand même largement compromis.
R - Oui, oui, ce n'est pas le même. Il faut se poser la question aussi.
Q - Oui. Est-ce qu'il y aura une consultation populaire en cas d'élargissement, Laurence. Boone ?
R - Il y a toujours une consultation populaire quand on arrive à l'élargissement. Donc d'abord, il y a un travail à faire : celui des pays - le nôtre - et le conjoint, et ensuite au bout de ce chemin, il y a effectivement une consultation populaire, et c'est bien normal, puisque tout citoyen de l'Union européenne devient citoyen européen.
Q - Alors Laurence Boone, quand vous étiez à Chisinau en Moldavie, enfin vous n'étiez pas exactement là mais tout près de la frontière ukrainienne, Volodymyr Zelensky a participé à la réunion. Quelles sont les intentions aujourd'hui de la France, de l'Union européenne vis-à-vis de l'Ukraine ? Vous avez parlé d'intégration à l'Union européenne, mais vis-à-vis de l'OTAN : est-ce qu'il est question de coupler ces deux adhésions ? La France souhaite-t-elle que l'Ukraine intègre simultanément l'Europe et l'OTAN ?
R - Alors ce n'est pas une décision française seule.
Q - Oui, la France a un point de vue là-dessus.
R - Oui, oui. Le Président a été très clair hier, il l'a dit : il faut donner des garanties de sécurité supérieures à ce qu'elles sont aujourd'hui à l'Ukraine, y travailler pour Vilnius et ça doit être un processus multilatéral. Et après, la porte de l'OTAN va évidemment être ouverte, mais ce n'est pas non plus pour tout de suite. Là aussi, comme vous le savez, il y a du travail à faire. Pareil que pour l'élargissement.
Q - Oui. Les Américains d'ailleurs sont plutôt, je ne vais pas dire réfractaires, mais réservés sur cette idée d'une intégration rapide de l'Ukraine au sein de l'OTAN.
R - Oui, mais ils ne sont pas réservés sur le fait, comme nous d'ailleurs, qu'il faut vraiment faire un faisceau de sécurité multilatéral, à plusieurs pays, pas que l'Union européenne, pas que les États-Unis, pour garantir la sécurité de l'Ukraine.
Q - Oui. Laurence Boone, mercredi avant la Moldavie, vous étiez à Bratislava en Slovaquie avec Emmanuel Macron, toujours, pour le GLOBSEC qu'on ne connaît pas très bien. C'est un sommet en Europe centrale où il est question des questions de sécurité européennes. Alors, on a beaucoup commenté la déclaration qu'a faite Emmanuel Macron, dans laquelle il renouvelle sa confiance à Élisabeth Borne, donc c'est une question de politique intérieure. On a moins parlé de ce qu'il a dit, le Président de la République, sur scène, avec un vrai mea culpa à l'adresse des pays d'Europe de l'Est. Je vous propose de l'écouter.
[Extrait audio de M. Emmanuel Macron, Président de la République :
"Nous n'avons pas toujours assez entendu cette voix que vous portiez, qui appelait à reconnaître votre histoire et vos mémoires douloureuses. D'aucuns vous disaient alors que vous perdiez des occasions de garder le silence, je crois aussi que nous avons parfois perdu des occasions d'écouter".]
Q - "Nous avons perdu des occasions d'écouter les pays d'Europe Centrale et d'Europe de l'Est". C'est un vrai mea culpa ? Est-ce que c'en est fini des ambiguïtés françaises vis-à-vis de la Russie, puisque c'est de ça dont il était question, des pays qui avaient assez mal pris le fait qu'Emmanuel Macron souhaite ne pas humilier la Russie ?
R - En fait, ce n'était pas tout à fait ça, si vous me permettez...
Q - Je vous en prie.
R - Parce que ça faisait une référence très directe à quelque chose qui a marqué beaucoup les pays de l'Est, qui était quand Jacques Chirac a dit, à propos de l'Irak, aux pays de l'Est qui exprimaient une position "vous avez perdu une occasion de vous taire" ? Et ça, en 2003, ça n'est jamais sorti de la tête des pays de l'Est. Donc c'était très direct, ça a été très apprécié. Pour être très concrète, la présidente estonienne, la veille au soir, avait encore rappelé cette phrase. Et moi, je vais vous rappeler que le Président de la République est le premier président français à avoir fait la tournée de tous les pays de l'Union européenne, lors de son premier mandat. Les pays de l'Est, ils sont très sensibles, forcément, ils sont près de la frontière ukrainienne ou de la frontière russe. Quand on parle aussi à ma collègue finlandaise, c'est quelque chose, 1300 km de frontière avec la Russie, pour eux, c'est une réalité la guerre, ce n'est pas juste un truc qu'on regarde sur les journaux télévisés. Donc là, le message...
Q - Oui, mais il y avait cette volonté française, comment dire, d'être...
R - À l'écoute.
Q - À l'écoute. Oui, mais y compris de la Russie. Y compris de la Russie. Ça n'est plus le cas aujourd'hui ? La France a clairement choisi son camp ?
R - Il a été très clair aussi là-dessus. Ce n'était pas être à l'écoute de la Russie, c'était continuer de dialoguer, tant que c'était possible. Là, il l'a redit et il l'a redit hier, vous l'avez entendu, on dialoguera s'il y a matière à dialoguer, s'il y a quelque chose à dire. Et de la même façon, c'est prendre en compte, effectivement, la position des pays de l'Est, leur sentiment, leur connaissance aussi de l'ancien empire soviétique et ce que ça veut dire, pour eux, au quotidien, dans la construction de l'Union européenne.
Q - Alors, un autre sujet occupe beaucoup les conversations européennes et françaises en ce moment, Laurence Boone, c'est l'immigration. Les Républicains défendent l'idée qu'il faut créer un bouclier constitutionnel qui affirme la supériorité du droit national français sur le droit européen et international, dans un geste d'affirmation de soi en quelque sorte. Est-ce qu'ils ont raison, selon vous, Laurence Boone, vous qui êtes secrétaire d'État chargée de l'Europe ?
R - Je vais vous dire, sur le fond comme sur la forme, je pense qu'il y a beaucoup de choses à redire. Sur le fond, il faut protéger l'ensemble des frontières de l'Union européenne, parce que sinon, ça ne sert à rien d'en protéger une et puis de laisser les autres ouvrir ou ne pas ouvrir leurs portes, d'ailleurs, comme il faut. Donc ça c'est le pacte asile et migration que l'on est en train de compléter.
Q - Oui, ça fait trois ans que ça se discute.
R - Oui, mais ça va être la fin de la mandature et comme vous le savez il y a un Conseil des ministres de l'Intérieur, la semaine prochaine, et donc là on va faire des annonces. Qu'est-ce que ce pacte ? C'est d'avoir des procédures d'enregistrement, et pour pouvoir à la fois les traiter vite, parce qu'il y a quand même des vrais demandeurs d'asile dans des situations difficiles, il faut le rappeler, et pour pouvoir aussi traiter vite les retours s'il le faut. Une fois qu'on consolide les frontières et on met à peu près 8 milliards sur la table sur les prochaines années, il y aura plus de 10.000 agents sur les frontières extérieures de l'Union. Après, il faut se poser la question de ce qu'on peut faire à l'intérieur de l'Union, ce qu'on fait en matière d'intégration sur le marché du travail, quand c'est possible, ce qu'on fait en matière de retours, ce qu'on fait en matière de naturalisations. Tout ça c'est la France, ce n'est plus l'Union européenne, donc il ne faut pas tout mélanger. Et puis sur la forme, si vous me permettez, tangenter le RN, ça rapporte des voix au RN et pas à ceux qui essaient de leur courir après.
Q - Oui, donc vous pensez que finalement c'est complètement déplacé comme initiative, comme projet politique ?
R - Je pense qu'il y a une partie qui est déplacée, quand on parle de demandeurs d'asile et qu'on veut les extérioriser, ça veut dire quoi en pratique ? Ça veut dire que quelqu'un qui est en danger va venir frapper à la porte du consulat, et puis on va lui donner rendez-vous dans trois jours, il va ressortir, il n'y a personne qui va le cueillir ? Ça veut dire qu'on a déplacé toute l'OFPRA dans les consulats ? Il faut être juste un peu sérieux et réaliste. Le Royaume-Uni voulait le faire et ils n'ont pas pu le faire. Le Danemark voulait le faire, ils n'ont pas pu le faire. Donc je dis juste : regardons les choses sur le fond. Il y a des choses qui sont sûrement à reprendre, mais celles-là, non. Et puis sortir de l'Union européenne, sortir du droit européen pour ça, le Royaume-Uni l'a expérimenté, ils ont aujourd'hui plus de migrants qu'avant, quand ils appartenaient à Union européenne.
Q - Merci Laurence Boone d'être venue nous voir ce matin au micro d'Europe 1, d'être venue jusque sur le court Philippe-Chatrier. Vous avez vu que la géopolitique s'est d'ailleurs invitée un peu cette semaine.
R - Absolument.
Q - À Roland-Garros. Oui, peut-être un commentaire à faire là-dessus justement ? Sur le fait que...
R - Écoutez, moi, je comprends et les Ukrainiens qui ont du mal personnellement. C'est quand même la guerre, leurs parents meurent, leurs femmes sont parties dans l'Union européenne...
Q - Une joueuse ukrainienne qui a refusé de serrer la main de son adversaire biélorusse, Aryna Sabalenka, en l'occurrence.
R - Je pense que, voilà, après c'est un jeu etc., mais il y a aussi des sentiments personnels, on peut les partager vraiment.
Q - Merci Laurence Boone, la secrétaire d'État chargée de l'Europe était notre invitée ce matin. Bonne journée à vous.
R - Merci, à vous aussi.
Source : https://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 juin 2023