Déclaration de M. Roland Lescure, ministre chargé de l'industrie, sur l'action du gouvernement concernant les pénuries et la souveraineté sanitaire, au Sénat le 25 mai 2023.

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Circonstance : Audition au Sénat devant la commission d'enquête Pénurie de médicaments

Texte intégral

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie.

Monsieur le ministre, vous êtes bien au fait des missions et du fonctionnement des commissions d'enquête, puisque vous étiez, avant votre nomination au Gouvernement en août 2022, président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

Les enjeux de souveraineté ne vous sont pas non plus étrangers, puisque vous avez participé, en votre qualité de député, aux travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée sur la fusion Alstom-Siemens et la politique industrielle de la France, ainsi qu'à la mission d'information sur la gestion de l'épidémie de covid-19, dans laquelle les questions de souveraineté sanitaire étaient au premier plan.

Depuis que vous occupez le poste de ministre délégué chargé de l'industrie, j'imagine que les dossiers relatifs à l'industrie pharmaceutique vous ont beaucoup occupé. Je pense aux échanges très tendus autour des dispositions du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) relatives à la régulation des prix du médicament et à la clause de sauvegarde, à la reprise de Carelide qui fabriquait des poches à perfusion, ou encore à la gestion des pénuries aiguës sur l'amoxicilline et le paracétamol au cours des derniers mois. Nous connaissons des pénuries depuis une quinzaine d'années, mais leur progression est exponentielle et elles ont pris un tour critique cette année.

L'action du Gouvernement concernant les pénuries et la souveraineté sanitaire semble s'inscrire essentiellement dans une logique de réaction, plutôt que d'anticipation, même si votre gouvernement ne peut être tenu responsable du manque d'anticipation d'il y a quinze ans...

Pourtant, la crise de la covid-19 a permis d'opérer un changement dans les consciences et mettre au jour les conséquences dramatiques de vingt ans de délocalisation pharmaceutique permise, sinon encouragée, par les pouvoirs publics. Nous parlons ici médicaments, mais le sujet est le même s'agissant des dispositifs médicaux.

Vous pourrez donc nous exposer, dans un propos liminaire, les mesures prises par votre ministère et votre administration pour atténuer ces pénuries, mais surtout pour les prévenir. Une mission placée sous l'égide de la Première ministre est chargée d'approfondir cette réflexion avec l'ambition d'apporter des changements structurels. Installée en janvier, elle devait rendre ses premières conclusions sous trois mois, mais nous attendons toujours. Vous pourrez nous dire si elle formulera des recommandations au Gouvernement d'ici l'été, de sorte qu'elles puissent être prises en compte dans l'élaboration du PLFSS pour 2024, voire du projet de loi de finances pour 2024, car certaines questions ne relèvent pas du budget de la sécurité sociale.

Vous nous donnerez peut-être également davantage de précisions sur les aides publiques à la réindustrialisation et à la relocalisation, pilotées par votre ministère : nous avons auditionné la direction générale des entreprises (DGE) il y a quelques semaines, mais sommes loin d'avoir obtenu toutes les réponses à nos questions concernant le ciblage et la stratégie de ces aides.

Vous pourrez, je l'espère, nous rassurer sur le fait que les enjeux sanitaires sont bien pris en compte dans la conception de notre politique industrielle, ce dont certaines auditions ont pu nous faire douter : il semblerait que certaines aides ne soient pas conditionnées à des engagements en matière sanitaire en faveur de notre pays.

Pour cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions plus précises.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : "Je le jure."

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roland Lescure prête serment.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie. - Vous l'avez évoqué : deux molécules emblématiques ont fait l'objet de tensions importantes cet hiver, l'amoxicilline et le paracétamol, qui font partie des molécules les plus connues des Françaises et des Français. Ces tensions ont mis au jour des pénuries qui ne datent pas d'hier, mais qui sont particulièrement aiguës dans cette période post-covid. Je souhaite être très clair avec vous : ces tensions sont inacceptables et nous devons tout faire pour qu'elles disparaissent dans les mois et les années à venir.

C'est un sujet ancien : il y a toujours eu des tensions sur des molécules, mais on a changé de dimension ces dernières années, avec neuf fois plus de tensions sur les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur depuis moins d'une dizaine d'années : nous connaissions entre 300 et 400 tensions par an sur ce type de médicament, aujourd'hui on est dans l'ordre du millier.

Je comprends, respecte et trouve vos travaux extrêmement bienvenus. L'Assemblée nationale et le Sénat ont déjà consacré des missions d'information à ces sujets. Nous sommes sur un point d'actualité extrêmement important. Il est toujours plus facile de refaire, le lundi, le match du samedi, mais profitons de notre capacité collective à analyser ce qui s'est passé et à nous projeter vers l'avenir.

Ce sujet n'est pas que franco-français : tous les pays ont connu des pénuries récentes. L'industrie pharmaceutique a été, au même titre que d'autres secteurs industriels, une victime collatérale de la globalisation un peu galopante que nous avons collectivement mise en œuvre depuis une trentaine d'années, singulièrement depuis un peu plus de vingt ans, avec l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Cette globalisation a quand même eu une face lumineuse : n'oublions pas que ces vingt dernières années, le taux de mortalité infantile, la capacité à soigner, l'espérance de vie dans le monde ont augmenté de manière exceptionnelle et nous le devons en partie à la globalisation de l'industrie pharmaceutique. Cette mondialisation a également permis de limiter la hausse des prix des médicaments consommés dans les pays occidentaux.

Mais la face sombre, ce sont des délocalisations, des emplois en moins et une insuffisante prise en compte des vulnérabilités dans notre politique globale de santé publique - mon collègue chargé de la santé y reviendra - et d'industrialisation - qui est de ma responsabilité.

Les prises de conscience ne datent pas uniquement de la covid, mais elles ont été magnifiées à cette occasion. La mise en œuvre d'une première feuille de route, élaborée essentiellement autour des biomédecines pour la période 2019-2022, a été affectée par la covid. Mais cette crise a clairement été l'occasion d'une prise de conscience. Les tensions récentes sur certaines molécules ont également accéléré la prise de conscience collective.

Nous avons agi dans l'urgence pour limiter les effets de ces tensions en restreignant les exportations par les grossistes répartiteurs, en améliorant la qualité et le partage de l'information, notamment sur les stocks, etc. L'État a réagi rapidement pour essayer de gérer l'urgence. Nous avons aussi agi dans le cadre du plan de relance en lançant la relocalisation de la production d'un certain nombre de molécules : depuis la covid, nous comptons 42 projets de relocalisation ou de sécurisation de capacités de production de principes actifs. Mais il faut reconnaître que ces actions sont encore insuffisantes.

La responsabilité est partagée. Les industriels, que vous avez reçus, ont reconnu leur part de responsabilité dans les tensions observées, mais aussi dans notre capacité collective à anticiper, à partager l'information - notamment sur les stocks - et à bien articuler stratégies nationales et européennes.

Nous n'avons pas de liste de produits critiques, mais une liste de 6 000 références de médicaments dits d'intérêt thérapeutique majeur. Mais avoir une liste comportant 6 000 références, c'est comme n'avoir aucune liste : nous devons la sérier, la préciser, la concentrer sur quelques dizaines - au plus quelques centaines - de médicaments, sur lesquels nous devons mettre le paquet. C'est un travail que nous avons lancé avec le ministre de la santé, à la suite des tensions observées cet hiver.

Les pénuries concernent tous les pays. Avant même la covid, une étude de l'OCDE portant sur quatorze pays montrait que tous les pays faisaient face à des pénuries croissantes, en hausse de 60 % entre 2017 et 2019. Ces chiffres ne sont pas actualisés, mais ils se sont évidemment détériorés en 2022. De nombreux pays ont vécu cet hiver ce que nous avons vécu concernant le paracétamol.

Nous sommes à un moment clé, c'est pourquoi je pense que votre commission d'enquête est particulièrement bienvenue. Cinq facteurs se conjuguent pour rendre notre action plus ambitieuse et plus efficace.

Il s'agit en premier lieu, de la crise de la covid et en second lieu des pénuries de médicaments emblématiques, qui ont rendu ces tensions politiquement et collectivement inacceptables.

En troisième lieu, l'Europe, qui ne jouait quasiment aucun rôle dans les politiques médicales, assume désormais son rôle avec les achats groupés de vaccins, la mise en place d'une autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence, etc. Nous pouvons être fiers que la France ait participé à cette évolution.

Je pense en quatrième lieu à la réindustrialisation du pays, à laquelle sommes extrêmement attachés. Elle va concerner l'ensemble des industries, notamment les industries vertes, mais aussi les industries de santé qui profitent des politiques menées par le Gouvernement pour réindustrialiser la France, avec notamment la baisse des impôts de production. Certaines dispositions du projet de loi pour une industrie verte, qui sera présenté au Sénat d'ici une quinzaine de jours, visent à accélérer et simplifier les installations industrielles en France : bien évidemment, le secteur de la santé en profitera également.

Enfin, le système de régulation du médicament est en cours de réinvention. La mission que vous avez évoquée, lancée par la Première ministre à l'automne, ne vise pas directement le sujet des pénuries, mais la remise à plat du système de régulation des prix et des volumes peut avoir un effet indirect sur celles-ci. Ses conclusions devraient être rendues d'ici au mois de juillet.

Le prix n'est pas nécessairement la cause majeure des pénuries - nous avons un vrai sujet d'organisation des chaînes de valeur et de production et de notre capacité collective à anticiper -, mais c'est un facteur aggravant : si l'on paye peu les médicaments produits en France, ils risquent d'être produits ailleurs. Pendant très longtemps, les médicaments ont constitué la variable d'ajustement du budget de la sécurité sociale. Les produits innovants sont financés par des économies sur les produits matures - qui sont l'objet des pénuries dont on parle.

Nous souhaitons accélérer, tant du côté du ministère de la santé que du mien, notamment sur nos politiques de réindustrialisation et de relocalisation des productions médicales. Plus de sept milliards d'euros de crédits de France 2030 sont fléchés vers l'anticipation pour éviter les pénuries, l'encouragement à la décarbonation, à l'innovation et à la relocalisation. Avec le ministère de la santé, nous établissons une liste de médicaments stratégiques sur les plans sanitaire et industriel. Il faut reconnaître qu'historiquement nos administrations ont insuffisamment travaillé ensemble : la santé dans son couloir, l'industrie dans le sien. Nous avons mis en place des coopérations ces dernières années afin de faire en sorte que la santé et l'industrie travaillent davantage ensemble, notamment sur la constitution de cette liste de médicaments stratégiques.

Des travaux interministériels sont en cours pour favoriser les relocalisations et avoir une vision globale pour réfléchir aux débouchés et au modèle économique. Nous souhaitons également mettre en place une nouvelle contractualisation avec les industriels, avec des contreparties, pour sécuriser l'approvisionnement.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci pour vos propos introductifs. En juillet 2018, une précédente mission d'information sur les pénuries de médicaments - à laquelle Mme la rapporteure et moi-même avions participé - avait proposé de nouvelles réglementations et une réforme de l'organisation. Nous avions alors fait preuve d'anticipation.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Malheureusement, les recommandations de ce rapport n'avaient pas été reprises par le gouvernement de l'époque : cela aurait peut-être pu changer la donne.

Je reviendrai tout d'abord sur votre propos liminaire, avant d'évoquer notre visite de la plateforme de Seqens dont nous avons rencontré les équipes et le directeur.

Vous avez dit dans votre propos introductif que, depuis une trentaine d'années, une politique de délocalisation était à l'œuvre, pas seulement en France, mais au niveau mondial, et surtout en Europe. Les industriels y ont vu la possibilité de maximiser leurs profits, grâce à de moindres exigences en termes environnementaux et sociaux. Si nous voulons relocaliser, il faut l'avoir en tête et récompenser le respect des normes environnementales et sociales. Autrement, le match serait injuste par rapport aux industries qui ne s'en préoccuperaient pas. Qu'êtes-vous prêts à faire pour prendre en compte le respect de ces normes et identifier les médicaments produits tout au long de la chaîne - du principe actif au produit fini - non pas seulement en France, mais à tout le moins en Europe ?

Le Gouvernement a un certain nombre d'outils à sa disposition. Or, pendant la crise, ils n'ont pas été mis en œuvre : pourquoi une telle inertie ? Je pense notamment à la licence d'office et aux réquisitions, que le Parlement a autorisées au titre des mesures d'urgence. Ces outils vous semblent-ils adaptés ? Êtes-vous prêts à les mettre en œuvre ?

En outre, vous avez dressé le constat d'un fonctionnement en silos, qui nous a nous-mêmes frappés au cours de nos auditions. Il y a d'un côté la politique sanitaire, de l'autre la politique industrielle, et les deux ne sont pas suffisamment coordonnées, que ce soit à l'échelle nationale ou à l'échelle européenne. Quelles mesures concrètes comptez-vous prendre pour y remédier ? Vous soulignez combien vous êtes attaché à la défense de notre souveraineté : dès lors, les décisions gouvernementales ne sauraient dépendre des seules performances des géants pharmaceutiques. Elles doivent d'abord être guidées par les besoins de la population en médicaments et, évidemment, par la sécurité sanitaire.

M. Roland Lescure, ministre délégué.- J'entends que, sur ce sujet, les travaux parlementaires ne datent pas d'aujourd'hui ; il y en a eu d'autres dans le passé. Toutefois, la première feuille de route du Gouvernement relative aux pénuries date de 2019. Couvrant la période 2019-2022, elle a évidemment été bouleversée par la covid.

Nous n'avons sans doute pas suivi toutes les recommandations de la précédente mission d'information, mais un certain nombre d'entre elles ont été mises en œuvre, à commencer par la création de cette feuille de route, qui concernait essentiellement la biomédecine. À l'époque, c'était un enjeu majeur ; c'est d'ailleurs toujours le cas aujourd'hui. Nous partions du constat que la France, tout en comptant parmi les pays les plus innovants du monde, risquait d'être totalement absent de la production de médicaments innovants.

Votre première question porte sur les délocalisations.

Je l'ai rappelé dans mon propos liminaire : pendant vingt-cinq ans, on a délocalisé en invoquant l'argument du coût et celui de l'efficacité. Pourtant, comme le démontrait un livre fameux publié dès 2001, le monde est plat : le fait de produire ici ou là ne change pas grand-chose.

Certains avaient alerté au sujet de cette stratégie avant que nous ne soyons au pouvoir, mais - vous pourrez le reconnaître avec moi - c'est bien depuis six ans qu'elle a été inversée. Nous avons mis en œuvre une stratégie active d'attraction, en particulier des capitaux internationaux, pour réindustrialiser la France, notamment en matière de santé.

Au début du quinquennat précédent, la stratégie dite "Choose France" a été assez largement critiquée, pour ne pas dire moquée. Mais, depuis six ans, on voit que de grands groupes internationaux, notamment dans le secteur pharmaceutique, choisissent de s'installer en France, comme Pfizer.

Reste un défi majeur : on fait beaucoup de recherche et d'innovation en France, mais pas encore assez de production. C'est l'un de nos sujets de discussions avec les industriels lorsqu'ils viennent installer des forces de production chez nous.

Cela étant, le mouvement de désindustrialisation, auparavant si fort, s'est interrompu depuis six ans et nous sommes en train d'inverser la tendance. D'ailleurs, au travers de vos questions et, plus largement, au fil de mes discussions avec les parlementaires, j'entends une forme de consensus national sur ce point.

La réindustrialisation est une cause nationale, laquelle est particulièrement juste en matière de santé. Pour la mener à bien, il faut éviter des déficits de concurrence excessifs sur les composantes extrafinancières, notamment la composante environnementale. Si l'on n'impose pas aux produits élaborés ailleurs des contraintes similaires à celles que nous nous fixons, nous risquons d'être toujours en déficit de compétitivité.

Nous travaillons sur ce point, y compris avec la filière du médicament, qui a des objectifs extrêmement ambitieux de décarbonation, de dépollution du processus de production. Elle entend ainsi réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30% d'ici à 2030, par rapport à 2015.

Ces engagements sont pris en compte dans les politiques publiques, notamment pour fixer le montant des subventions accordées à telle ou telle industrie dans le cadre du plan France 2030. Pour bénéficier de subventions à ce titre, les industries, y compris pharmaceutiques, doivent décarboner. Sur son site d'Indre-et-Loire, Novo Nordisk a décarboné son processus de fabrication en passant à la biomasse. L'entreprise a bénéficié de subventions ; tel n'aurait pas été le cas si elle n'avait pas opté pour cette stratégie de décarbonation.

Dans le cadre du projet de loi relatif à l'industrie verte, qui a été présenté en conseil des ministres il y a une quinzaine de jours et que le Sénat étudiera en séance plénière à partir du 19 juin prochain, nous allons encore plus loin. En effet, nous souhaitons que la commande publique prenne plus largement en compte les facteurs environnementaux. Le processus de production, sa qualité environnementale et notamment son impact sur le dérèglement climatique doivent devenir des critères explicites de la commande publique.

En établissant la procédure de sauvetage d'une entreprise, nous sommes d'ores et déjà prêts à retenir des facteurs de capacité d'approvisionnement au titre de la commande publique.

Madame la présidente, vous avez cité le groupe Carelide. Si la fermeture d'une entreprise peut obérer durablement notre capacité à disposer de tel ou tel produit - il s'agissait, en l'occurrence, de poches à perfusion -, nous sommes prêts à consentir un petit surcroît de prix. À ce titre, nous avons travaillé en étroite collaboration avec le ministère de la santé et avec les acheteurs publics.

Historiquement - il faut le reconnaître -, ces acteurs ne se parlaient pas beaucoup. Le ministère de la santé était en première ligne pour appliquer les objectifs d'économies qui lui étaient fixés : quand on achetait des poches à perfusion, ce qui comptait, c'était le prix et rien que le prix. À l'inverse, au cours de ces discussions, nous avons admis que les poches à perfusion coûteraient peut-être un peu plus cher pendant trois ou quatre ans, mais que, si cet effort permettait de sauver un champion français afin qu'il se développe de nouveau, il valait la peine d'être consenti.

J'y insiste, les enjeux extrafinanciers sont pris en compte de manière tout à fait explicite dans nos politiques publiques, qu'il s'agisse de l'environnement ou de la souveraineté. Le projet de loi relatif à l'industrie verte en témoigne également. En outre, les administrations travaillent de mieux en mieux et de plus en plus ensemble pour que les politiques industrielles et sanitaires soient mieux coordonnées dans le cadre de nos stratégies.

Enfin, vous m'interrogez au sujet des outils employés par le Gouvernement. Nous en avons mobilisé un certain nombre. Je le répète, nous avons interdit les exportations aux grossistes-répartiteurs. De même, nous sommes intervenus directement auprès d'un certain nombre de producteurs.

Je crois savoir que, dans le cadre de vos travaux, vous avez visité l'usine Upsa à Pau. Au terme d'une discussion extrêmement claire que nous avons eue avec lui, ce laboratoire a redirigé un million de doses de paracétamol pour enfant. En parallèle - c'était l'objet de cette négociation -, des dispositions ont été prises pour stabiliser le prix dudit produit dans les années qui viennent.

En revanche, nous n'avons pas mobilisé la licence d'office : nous avons considéré que, face à une pénurie globale, cette arme s'apparentait à une bombe atomique. À l'heure où l'Europe entière connaissait des pénuries de paracétamol, l'instrument risquait d'être contreproductif. Le paracétamol, notamment pour enfant, est en bonne partie produit en Allemagne : en optant pour la licence d'office, les concurrents d'Upsa, qui assurent l'essentiel de la production, nous auraient privés d'approvisionnements. Cet outil existe, mais on ne doit le manier que d'une main tremblante et nous avons estimé que ce n'était pas le bon moment pour l'employer.

Les mêmes arguments nous ont conduits à écarter la réquisition des stocks au profit de négociations, parfois assez fermes, avec les producteurs.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - La réquisition des stocks a tout de même été décidée pour les curares.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Effectivement, il s'agissait d'une situation extrêmement tendue...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mais elle pourrait se reproduire pour d'autres produits.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Je le reconnais.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - À mesure que nous menons nos auditions, nous avons le sentiment que la puissance publique doit se doter d'outils lui assurant une plus grande indépendance à l'égard des industriels. Pour l'heure, son pouvoir d'intervention reste assez diffus.

J'en viens aux aides à la relocalisation accordées depuis 2021. Selon les représentants de la direction générale des entreprises (DGE) que nous avons auditionnés, l'octroi de ces aides fait l'objet d'une exigence toute relative, qu'il s'agisse du maintien de l'activité en France ou de l'approvisionnement du marché français. De quel dispositif le Gouvernement se dote-t-il pour s'assurer que l'entreprise soutenue ne va pas repartir deux ou trois ans après avoir relocalisé, en prétextant une rentabilité insuffisante ?

De même, le crédit d'impôt recherche (CIR), qui représente un investissement public substantiel, n'est pas assorti de réelles contreparties quant aux choix industriels futurs.

Le Sénat est la chambre des collectivités territoriales : nous sommes bien placés pour savoir que, lorsque ces dernières accordent des aides, elles demandent des contreparties. J'y insiste, nous avons le sentiment que le Gouvernement n'en exige pas suffisamment. Avez-vous pris des mesures concrètes pour remédier à cette situation ?

J'en viens au cas de Seqens. Nous avons visité sa future unité de production de paracétamol sur la plateforme de Roussillon. Par définition, les moyens y sont fédérés, ce qui est extrêmement positif, notamment pour la sécurité. Cette unité, qui sera bientôt mise en service, pourra produire environ 10 000 tonnes de paracétamol par an. Elle a bénéficié d'un fort soutien du Gouvernement dans le cadre du plan France relance.

Il s'agira d'une production durable, respectant a priori tous les critères environnementaux et sociaux ; avec vos homologues européens, êtes-vous prêt à décider que, si une entreprise ne respecte pas ces règles, ses produits seront taxés lors de leur mise sur le marché européen ? Cette solution nous a été suggérée par le président-directeur général (PDG) de Seqens lui-même. Peut-être avez-vous d'autres pistes.

Dans le secteur du médicament, la production délocalisée relève pour l'essentiel de la chimie ; ces activités sont par nature assez polluantes. Souvent, les populations sont prêtes à accepter les relocalisations à condition que ce ne soit pas trop près de chez elles. Comment travailler avec elles pour que ces chantiers soient mieux admis ?

Enfin, selon le PDG de Seqens, l'enjeu, en matière de production, c'est désormais d'anticiper les crises. Vous êtes-vous penché sur ce point ? En avez-vous débattu avec les industriels ? D'après lui, cela ne coûterait pas spécialement cher de relocaliser la production des 100 produits critiques, dans la mesure où les usines dont il s'agit peuvent fabriquer plusieurs produits en parallèle. Mais les industriels ont besoin d'engagements, car ils ne produiront pas sans la garantie d'un marché suffisant. À cet égard, l'enjeu, c'est le volume, en France et surtout en Europe.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - On ne peut pas laisser croire qu'aujourd'hui les aides publiques sont des chèques en blanc.

Le CIR est un instrument extrêmement efficace. J'évoquais Choose France ; en général, quand vous rencontrez un investisseur international, ce dispositif vient très vite dans la conversation. S'il est si bien perçu, c'est parce qu'il permet d'avoir des ingénieurs, des docteurs et, plus largement, des chercheurs français "à bon prix".

Si la compétitivité de la recherche et de l'innovation françaises est aujourd'hui exceptionnelle à l'échelle mondiale, c'est grâce au CIR. Certains jugent qu'il est insuffisamment conditionné à d'autres critères. Mais, pour ma part, je suis extrêmement réservé quant à notre capacité à multiplier les objectifs en les concentrant sur un instrument.

Le CIR vise à financer des activités de recherche et de développement en France, de la part de groupes français ou de groupes internationaux s'installant en France, et il fonctionne. Il compte parmi nos grands facteurs d'attractivité. Dans le secteur pharmaceutique, Pfizer a annoncé 500 millions d'euros d'investissements lors du dernier sommet Choose France ; ce groupe avait annoncé 500 autres millions d'euros il y a un an, pour installer des laboratoires de recherche et de développement en France.

En parallèle, nous exigeons d'ores et déjà des contreparties pour d'autres aides accordées aux industriels. Ainsi, dans le cadre du projet important d'intérêt européen commun relatif à la santé, ou Piiec santé, nous avons écarté un ambitieux projet de recherche et de développement avec une entreprise qui souhaitait s'installer en France : à nos yeux, les garanties d'industrialisation sur le sol français n'étaient pas suffisantes, étant donné l'ampleur des subventions prévues.

Le plan France Relance était assorti de peu de conditionnalités. Je rappelle en passant qu'il nous a permis de relancer l'économie française de manière extrêmement dynamique après la crise de la covid. Mais, pour l'appel à manifestation d'intérêt (AMI) dit "Capacity Building", nous avions prévu des clauses d'option d'achat pour les aides de Bpifrance et des clauses de non-délocalisation, portant uniquement sur la durée d'exécution du contrat.

Effectivement, madame la présidente, imaginer qu'une installation d'usine que l'on aurait subventionnée puisse conduire à un départ quelques années plus tard est très douloureux. Mais il est tout de même compliqué de fixer des critères objectifs pour interdire toute délocalisation ultérieure. Voyez l'exemple de l'usine Valdunes : l'actionnaire chinois, qui a investi voilà dix ans - avec un faible montant d'aide publique, d'ailleurs - perd environ 10 millions d'euros par an. Je comprends que son choix de repartir suscite de l'émoi, mais si, dans un monde ouvert, on empêchait le capital de sortir de France, il ne reviendrait pas !

Mon objectif stratégique est celui d'un solde positif en termes de création d'usines et de placements de capitaux en France. Pour l'instant, il est respecté.

Le cas de Seqens offre un bon exemple de ce que l'on doit pouvoir faire. Si, visiblement, son dirigeant vous parle d'une opération peu onéreuse, c'est que nous aidons très activement la relocalisation de la production du paracétamol en France. Mais nous le faisons en innovant, en favorisant une montée en gamme de la production, mettant ainsi la France et l'Europe sur le devant de la scène dans ce domaine.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambigüité, monsieur le ministre. Ce qui a été dit, c'est que, s'il y avait la volonté de produire plus en passant par des usines aujourd'hui existantes, cela ne nécessiterait pas d'énormes investissements supplémentaires, les usines étant "multi-produits".

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Il y a, de toute manière, un défi d'accroissement de la capacité de l'industrie pharmaceutique en France. Mais, si c'était simple, on l'aurait déjà fait ! N'oublions pas que nous parlons d'une industrie très intense en capital et en recherche et développement. Les grands groupes industriels ont donc une dimension mondiale et intègrent, dans leur choix de localisation, la qualité de la main d'œuvre, la qualité des procédures, le montant des subventions et les potentialités en termes de marché à conquérir.

Il faudrait aller plus vite... Nous œuvrons à l'accélération des installations industrielles, mais la question se pose du délai d'obtention des autorisations. Avec Bruno Le Maire, nous avons inauguré voilà quelques jours une usine de biotechnologie flambant neuve : il faudra attendre un an avant qu'elle ne puisse ouvrir !

Nous travaillons sur le sujet, notamment dans le cadre d'un projet commun avec nos voisins belges visant à pousser, à l'échelle européenne, un projet de Critical Medicines Act, sur le modèle du Critical Raw Material Act. Le but serait de s'assurer d'une meilleure orientation de la production des quelques dizaines de médicaments critiques. Nous souhaitons également accélérer le soutien réglementaire, en mettant en place des fast tracks ou pistes rapides pour l'enregistrement des fournisseurs européens.

Compte tenu du caractère polluant des entreprises chimiques, nous devons effectivement répondre au défi de l'acceptabilité. Il faut que l'industrie s'engage dans une démarche de décarbonation et dépollution - ce qu'elle fait, reconnaissons-le - et que l'on puisse mettre en place un level playing field pour éviter tout phénomène de concurrence déloyale. Il faut aussi, j'y insiste car c'est un virage stratégique mis en œuvre dans la commande publique, valoriser les critères environnementaux, tout comme nous réfléchissons à une meilleure valorisation, y compris dans les prix, des bénéfices environnementaux ou en termes d'approvisionnement d'une production en Europe de molécules données.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Santé publique France, d'après les propos recueillis en audition, est autorisée par la loi à agir pour fabriquer des médicaments en cas de menace sanitaire grave. Or le Gouvernement ne l'a jamais sollicitée en ce sens, alors qu'elle ne peut s'autosaisir et que les pénuries s'aggravent. Pourquoi ?

Alors que le laboratoire Upsa s'est engagé sur des livraisons supplémentaires de paracétamol vers la France, le groupe Sanofi n'a, à ma connaissance, rien fait de tel. Êtes-vous intervenu pour qu'il en soit autrement ?

Le prix trop faible des médicaments matures en France est souvent évoqué pour expliquer les pénuries. Or celles-ci ont été européennes, voire mondiales. La Suisse, par exemple, en a connues alors même que les antibiotiques y sont plus chers qu'en France. Vous l'avez dit, monsieur le ministre, les réponses ne sont pas simples... Quel est votre avis sur le sujet ? Allez-vous envisager, à un moment donné, de limiter les prix des médicaments innovants, qui deviennent exorbitants.

Mme Patricia Schillinger. - Vous avez répondu par avance à ma question sur le Critical Medicines Act. Mais je voudrais souligner qu'il est important de travailler ensemble et qu'il faudra du temps pour y parvenir.

Comment, par ailleurs, favoriser l'acceptabilité de la relocalisation d'une industrie particulièrement polluante ? J'habite dans le Haut-Rhin, dans le secteur des Trois Frontières, où se trouvent des usines liées à la chimie. Pour certains élus, il serait hors de question d'envisager, aujourd'hui, une réintroduction d'usines polluantes. Il y a un travail à faire sur ce sujet.

Je me demande également si la France est toujours attractive pour les investisseurs étrangers dans le domaine de la santé. Quels sont les obstacles ? Pourquoi n'y arrivons-nous pas ? Est-ce simplement dû aux mécanismes de l'ultralibéralisme ? Que dire des politiques menées depuis quarante ans sur notre territoire ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Beaucoup de mes questions ont déjà été exposées. J'en ajouterai deux. Tout d'abord, une réflexion générale me semble devoir être menée, en ce début de XXIe siècle, sur la structuration des prix, notamment l'intégration de la valeur environnementale ou sociale. Quel sera le délai d'aboutissement de travaux européens sur ce sujet, crucial pour la problématique que nous examinons ? Par ailleurs, les projets soutenus dans le cadre du plan de relance permettront-ils de sécuriser l'approvisionnement sur la quarantaine de médicaments stratégiques pré-identifiés ? Si oui, a-t-on une idée du taux de sécurisation que nous pouvons atteindre ?

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Certes, le groupe Sanofi n'a pas accru la part de production de paracétamol dirigée vers la France, mais il a globalement augmenté sa production. Tous les industriels ont donc fait des efforts, ce qui n'enlève en rien une certaine forme de responsabilité de leur part en matière d'anticipation. On a observé une très forte volatilité de la répartition entre médecine de ville et hôpital de la consommation de paracétamol au sortir de la pandémie de la covid-19. L'industrie pharmaceutique, à l'échelle mondiale, n'a pas su correctement anticiper ce phénomène.

La capacité de l'État à reprendre en main la capacité de production de médicaments s'apparente à une arme de destruction massive. Il faut pouvoir le faire, comme ce fut le cas pour les curares à travers la réquisition de stocks. Mais, si l'on pourrait imaginer ce type de démarche à l'échelle européenne, l'utilisation solitaire et trop fréquente de telles prérogatives serait susceptible de conduire la France à se faire pas mal d'ennemis, y compris dans les pays adjacents.

Je confirme que le prix n'est pas le facteur le plus important dans le déclenchement des pénuries. Pour autant, la question de la régulation des prix est à traiter. Nous encadrons les prix de manière extrêmement ferme. Par ailleurs, la clause de sauvegarde nous permet de récupérer une bonne partie des recettes quand les chiffres d'affaires vont au-delà de ce que l'on avait anticipé. Le dispositif français de régulation a donc des conséquences désastreuses sur les capacités des industriels à se projeter : ils savent combien ils vont produire, mais ils ne savent pas combien ils vont gagner ! Il faut donc procéder à une remise à plat, étant précisé qu'il n'y a pas de recette miracle et que l'on se trouve, en fait, dans un véritable triangle des Bermudes : il faut soigner les Français, à des coûts acceptables et en réindustrialisant.

Dans ce cadre, on peut se demander s'il faut réguler de la même manière médicaments matures et thérapies innovantes. Nous travaillons sur le sujet, tout en ayant conscience que l'on compare là des pommes et des oranges...

La réindustrialisation prendra effectivement du temps. Pour un projet emblématique annoncé en grandes pompes à Versailles en 2022, nous obtiendrons les premières doses de principe actif en 2026 ! Cela ne doit pas nous empêcher de travailler sur le court terme - disposer de procédures d'urgence en cas de pénurie - et le moyen terme - mieux anticiper la demande avec les capacités de production actuelles.

Les enjeux environnementaux et l'acceptabilité de la réindustrialisation sont des sujets très importants. Dans le cadre du PIIEC, le projet dit EuroAPI entraînant la relocalisation pour des molécules matures de capacités de production dans le Haut-Rhin et en Normandie s'accompagne d'un processus de décarbonation. De telles démarches participent à l'acceptabilité.

S'agissant de l'attractivité, je vous rappelle la création en 2018 du premier comité stratégique des industries de santé (CSIS), suivi par un second en 2021. À cette occasion, le Président de la République a annoncé une politique ambitieuse de relocalisation. Depuis un an, je reçois régulièrement des industriels de santé qui souhaitent venir en France, plus pour la recherche, d'ailleurs, que pour la production. C'est un défi que de les convaincre d'investir aussi dans des outils de production. Nous l'avons fait avec Pfizer, et nous allons y arriver !

Il est essentiel que nous travaillions à une bonne compréhension de la formation des prix, notamment en prenant en compte, au-delà de l'impact du coût de la recherche et de l'innovation, principal facteur dans ce mécanisme, les coûts liés au fait d'avoir un processus de production propre ou à des conditions sociales améliorées. Cette réflexion, qui sera longue, devra se faire au niveau européen.

Enfin, nous finalisons actuellement la liste des premiers médicaments stratégiques identifiés. À ce stade, sur la quarantaine de médicaments repérés, nous avons constitué, grâce au plan de relance, une capacité de production pour 14 produits finis et deux principes actifs.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous avons entendu, au cours de nos auditions, que, s'agissant du CIR, on avait gardé la recherche et laissé partir les usines. Est-on prêt à créer un mécanisme équivalent pour les faire revenir ? On nous a également confirmé que, au niveau des aides d'État, la destination de la production n'était pas une condition, même en cas de crise. On peut tout de même se poser des questions sur ce point.

Par ailleurs, la problématique des pénuries ne fait pas partie de la feuille de route de l'Agence de l'innovation en santé (AIS). Ce n'est pas un sujet, alors même que, au-delà de la reconstitution stricte de la chaîne de production chimique, l'innovation peut aussi porter sur les formes galéniques, sur les nouveaux antibiotiques face aux germes multirésistants et, même, sur le processus industriel lui-même.

Enfin, la taxe carbone européenne peut-elle être stratégiquement utilisée dans le domaine particulier qui nous intéresse, et ce afin de favoriser davantage l'investissement en vue de doter la France et, plus largement, l'Europe d'un outil industriel ?

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Doit-on préférer la recherche sans les usines ou les usines sans la recherche ? Préférant voir le verre à moitié plein, je répondrai que nous sommes très attractifs en matière de recherche et d'innovation, et que nous pouvons aller plus loin sur la production. Nous en débattrons dans le cadre du PLF, mais nous allons continuer à réduire les impôts de production, en compensant les recettes perdues par les collectivités locales, et ce pour rendre les territoires français plus attractifs pour l'installation d'usines. Cela fonctionne ! Nous créons aujourd'hui plus d'usines que nous n'en détruisons. Il faut poursuivre cet effort pour avoir, et la recherche, et les usines.

S'agissant du régime des aides d'État, effectivement la condition évoquée n'est pas prévue, mais nous avons tout de même intégré des critères de capacité d'approvisionnement dans les appels d'offre publics. S'il fallait aller plus loin, cela ne pourrait se faire qu'au niveau européen, dans le cadre du critical medicines act. Comme toujours s'agissant de l'Europe, la réflexion prendra un peu de temps, mais cela vaut le coup de la mener.

L'Agence de l'innovation en santé n'a pas explicitement pour rôle de lutter contre les pénuries. Considérant ses effectifs, soit 15 ETP, nous avons concentré ses missions sur la croissance et le maintien dans le territoire des innovations issues de la recherche française. Le sujet des pénuries est abordé de manière indirecte, à travers le travail mené par l'AIS sur la localisation des systèmes de production.

Indépendamment de l'agence, le financement de relocalisations liées à l'innovation est bien intégré dans France 2030, et cette innovation peut porter sur les formes galéniques, les procédés de production ou même les principes actifs.

Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui constitue une véritable victoire française, concerne à ce stade les biens intermédiaires. Il ne peut donc pas nous être utile dans le domaine de la santé, comme, par exemple, dans l'automobile : si vous taxez l'acier qui vient de pays moins-disants, vous risquez de moins taxer les voitures qui viennent de ces pays. Il faudra sans doute réfléchir à l'élargissement de ce mécanisme, mais cette question constitue un défi.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Je vous remercie d'avoir précisé que Sanofi avait augmenté sa production ; il aurait néanmoins pu faire comme Upsa !

Vous annoncez vouloir poursuivre la baisse des impôts de production, tout en compensant les collectivités territoriales. Celles-ci, je le rappelle, ne cessent de dénoncer une absence de compensation à l'euro près. Par ailleurs, le Gouvernement baisse les impôts de production, ce qui prive les collectivités de ressources, mais maintient la clause de sauvegarde, qui est une forme d'impôt de production partant directement dans les poches de l'État. Cela nous ramène à la question de savoir s'il ne vaut mieux pas imposer dès l'origine des conditions claires aux grands laboratoires pour l'obtention d'aides, plutôt que d'essayer de récupérer l'argent par derrière. Quel est votre avis sur ce point ?

Combien de hausses de prix de remboursement de médicaments stratégiques le Gouvernement autorisera le Comité économique des produits de santé (CEPS) à consentir cette année ? Combien de médicaments seront concernés parmi ceux pour lesquels des pénuries sont constatées ?

Nous avons été surpris par la liste des médicaments stratégiques, qui comprendrait a priori des médicaments dont l'approvisionnement est déjà en situation de vulnérabilité. Cela nous semble très restrictif.

M. Roland Lescure, ministre délégué. - Sans vouloir polémiquer sur l'évolution de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), j'indique que, pour l'heure, les baisses ont été compensées plus qu'à l'euro près. La réduction des impôts de production n'est pas une solution miracle, mais elle nous a tout de même permis de réduire le déficit de compétitivité de la France, notamment par rapport à l'Allemagne. Je reconnais que, si les recettes sont maintenues, elles ne sont plus directement liées à l'industrialisation du territoire. Cela doit nous conduire à réfléchir à la façon d'intéresser l'ensemble des acteurs à la réindustrialisation : en général, les élus et les maires y sont plutôt favorables, mais il faut les aider à convaincre leurs concitoyens.

La clause de sauvegarde ne peut être considérée comme un impôt de production, mais j'admets les effets pervers et imprévisible du dispositif. Nous devons travailler sur le sujet.

J'ai passé quelques heures à débattre, à l'Assemblée nationale, sur la conditionnalité des aides. Il existe des désaccords politiques sur la question, mais je ne voudrais pas laisser l'impression que le Gouvernement accorde des chèques en blanc. La plupart des aides publiques, notamment le CIR ou les subventions du plan France 2030, sont conditionnées. Les allègements de charges ne le sont pas, mais je considère qu'ils ne font que remettre la France au niveau de ses concurrents et voisins en termes de coût du travail.

S'agissant des médicaments stratégiques, une revue a publié une liste que je ne suis pas prêt, aujourd'hui, à endosser. Nous travaillons encore sur la question : partant de 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, nous allons en retenir 200 à 300 considérés comme essentiels, avant de dresser une sous-liste de médicaments véritablement stratégiques. Celle-ci ne sera pas rendue publique, mais pourra être communiquée dans le cadre de travaux parlementaires confidentiels.

Je ne peux pas répondre à la question concernant le CEPS. Cela se fait au cas par cas et nous ne communiquons pas sur la liste des médicaments concernés.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - D'après les documents de France Stratégie, la moitié de l'innovation est portée par le secteur public depuis 2009. Il est important de le noter, eu égard à l'envol des prix des produits innovants. Il y a un retour à attendre de ces aides publiques !

M. Roland Lescure, ministre délégué. - C'est exact, et nous devons d'ailleurs améliorer encore la coopération entre les secteurs privé et public. Les bioclusters - cinq sont en cours d'homologation - permettent de formaliser des relations et alliances d'intérêt entre laboratoires de recherche publics et entreprises privées. Pour autant, certaines bonnes idées peuvent parfois se traduire par des effets pervers. Je ne suis par exemple pas favorable à l'intégration de la rentabilité de l'industriel dans la fixation du prix du médicament : outre la difficulté à contrôler les marges, ce serait donner des incitations aux plus inefficaces !

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quand certains médicaments ont des prix si bas qu'ils sont largement en deçà du coût de production, on va tout de même très loin dans ce genre de considérations. Peut-être faut-il trouver un équilibre…


source https://www.senat.fr, le 14 juin 2023