Texte intégral
Q - Madame la Ministre, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Vous êtes sur tous les fronts dans les jours qui viennent : Afrique du Sud, Sommet mondial à Paris. En quelques jours, vous allez voir toutes les puissances du monde non-occidental : Saoudiens, Brésiliens, Chinois. Est-ce que vous faites campagne ?
R - Je crois qu'il s'agit moins d'amener le monde à nous que d'essayer d'unir ce monde qui en a tant besoin. La France a toujours pensé qu'elle avait un rôle particulier, à cet égard, peut-être même une vocation, pas seulement parce qu'elle parle à tout le monde, mais parce qu'elle essaie de trouver des solutions, de dégager des terrains d'entente, d'identifier des intérêts communs. On peut y arriver, ça s'est fait au moment de la COP15 sur la biodiversité, par exemple, ou tout récemment aux Nations unies sur la protection de la haute mer. Nous essayons de trouver des consensus, et nous le ferons encore, oui, la semaine prochaine, à Paris, avec le Sommet des 22 et 23 juin, c'est-à-dire en fait jeudi et vendredi prochains.
Q - Oui, tout le monde y sera…
R - Tout le monde y sera. Le sujet de ce Sommet, son objectif, c'est de bâtir les principes, les fondements d'un nouveau système financier international, pour mieux répondre aux besoins de financements, en particulier ceux des pays en développement et, parmi eux, ceux des plus vulnérables, pour retisser de la solidarité, permettre un accès plus facile à ceux qui en ont le plus besoin aux financements internationaux, traiter davantage la question de la dette, prendre en compte le changement climatique ; bref, recréer de la solidarité, trouver ensemble des solutions et, en un mot, lutter contre cette fragmentation du monde qui est aujourd'hui une grande menace. Voilà, je crois, notre ambition, notre vocation.
Q - Est-ce que la France peut encore avoir une voix singulière par rapport aux autres Occidentaux ? On se rappelle des époques de Gaulle, l'époque Chirac-Villepin, des moments où la France était dans le camp occidental, mais différente. Est-ce que c'est le cas encore aujourd'hui ?
R - Je crois qu'on ne change pas. À ce titre, oui, on est attachés à notre indépendance, et même à une certaine vision de notre rôle dans le monde - je viens d'en donner quelques traits principaux, vous voyez, plus de permanence, je crois -, et c'est la fierté de notre pays que de continuer ce travail qui consiste à trouver des solutions. La semaine prochaine, il y aura le monde entier et des dirigeants, chefs d'État ou de gouvernement, de toutes les régions du monde. La Chine sera là, représentée par son Premier ministre, d'autres pays asiatiques aussi ; l'Afrique, le Président d'Afrique du Sud - je vais m'y rendre dans quelques jours - ; le Président du Sénégal et d'autres ; l'Amérique latine, Lula est là ; tous les dirigeants d'organisations internationales. Le monde entier, nous avons réussi à le réunir à Paris, à quelques exceptions près. La Russie n'est pas invitée, puisqu'elle s'est mise, malheureusement, hors-jeu pour quelque temps. Mais nous serons tous ensemble pour essayer de trouver des solutions.
Q - Quand le Président de la République rentre de Chine et dit : "Il ne faut pas être suiviste des Américains" - c'est le mot qu'il utilisait -, c'est cette logique ?
R - Nous ne l'avons jamais été, nous avons toujours été alliés, "les plus vieux alliés du monde" disent les États-Unis, et ils le répètent et nous le répétons avec eux. Nous sommes amis et alliés, nous ne sommes pas équidistants entre les mondes, mais oui, nous avons notre voie propre, de même que l'Europe a sa voie propre et développe - et nous y travaillons aussi - son autonomie, les moyens de sa souveraineté. Et il le faut. Pas contre quiconque, mais pour nous-mêmes et pour nos peuples.
Q - Est-ce que ça suppose renoncer à un certain "messianisme" occidental ? Quand le Président de la République rentre de Chine, il ne parle pas beaucoup des Ouïghours, disons-le, il est assez discret sur le sujet. Beaucoup des nations que vous allez rencontrer, là, ne sont pas des modèles de démocratie.
R - On parle à tout le monde, je l'ai dit, mais à tout le monde on dit la même chose. Et parmi les choses que l'on répète, c'est qu'il y a des valeurs universelles et, parmi ces valeurs universelles, il y a les droits de l'Homme. Je crois, et nous pensons, que tous les êtres humains ont une égale dignité, et la même aspiration à ce que cette dignité soit respectée. Et vous parliez de la Chine : je peux vous assurer, sans vous donner de détails, mais je peux vous assurer que le Président a traité la question des droits de l'Homme lorsqu'il était en Chine en visite d'État.
Q - C'est-à-dire hors caméra ? Il a pu parler des Ouïghours, par exemple ?
R - Discrètement, nous en parlons régulièrement avec les dirigeants chinois, dans un dialogue qui est de qualité, mais qui parfois est direct. Et nous avons aussi fait les gestes habituels pour demander des libérations d'opposants, de militants des droits de l'Homme.
Q - Dans ces pays quand même, l'argument du "deux poids deux mesures", vous savez à quel point il pèse. On redécouvre à quel point il pèse. Lula, qui doit venir lui aussi, dit ça. Il dit : "Eh bien voilà, crime d'agression : quand c'est la Russie, heureusement on le condamne ; quand c'est les États-Unis, personne ne pense même à juger Bush !"
R - Voilà un excellent exemple, parce que si vous faites allusion - et je crois que vous faites allusion à l'invasion de l'Irak en 2003 -, au contraire, aujourd'hui comme hier, la France, avec le Brésil, avec d'autres et avec beaucoup d'États de la communauté internationale, essayait de défendre le droit international et la souveraineté des États, et concrètement essayait d'empêcher l'invasion d'un pays par un autre. Nous n'avons pas changé. Nous avons une ligne constante, nous défendons toujours le droit international, la souveraineté, l'intégrité des territoires…
Q- Jusqu'à un certain point, on ne va pas traîner en justice George Bush ?
R - J'observerais, pour compléter, qu'à l'époque - et c'est vous dire combien la Russie a changé, elle - la Russie était dans ce camp qui défendait les principes du droit international. Et aujourd'hui, malheureusement, elle a changé à 180 degrés, elle défend le contraire. Donc j'ai dit au Président Lula que nous n'avions pas changé, lui non plus, mais qu'un grand partenaire n'était plus à la hauteur de ses responsabilités.
Q - Alors, cette réunion, elle a ses limites. On le voit avec l'Algérie, ce qui se passe en Algérie, qui est quand même très frappant. Quand l'Algérie rétablit le couplet anti-France dans la version in extenso de son hymne national, avec des paroles qui sont très anti-françaises, comment ça vous fait réagir ?
R - On va dire très datées. D'abord, je ne veux pas faire de commentaires sur un hymne étranger, je n'aimerais pas…
Q - Ils vous visent, ils visent la France directement….
R - …Je n'aimerais pas que d'autres en fassent. Il faut replacer ça dans son contexte. Le texte a été écrit en 1956, dans un contexte qui, à l'époque, était celui de la décolonisation, et pour tout dire, de la guerre. D'où des fortes paroles qui nous concernaient. Ce sur quoi je m'interroge, est moins ceci qui, dans le contexte, s'explique, que la décision d'étendre l'usage - parce que le texte n'a pas été modifié -, d'étendre l'usage d'un hymne qui date d'une autre époque. Et ceci au moment même où le Président de la République et le Président Tebboune ont décidé, à la fin de l'été dernier, de donner un nouvel élan à nos relations. Ça ne correspond pas tout à fait.
Q - Pardon, pour l'instant, c'est mal parti : il part pour Moscou au lieu de venir à Paris. Et je vous lis quand même, là, les paroles du couplet : "Ô, France, voici venu le jour où il te faut rendre des comptes !" Ce n'est pas… ce n'est pas affectueux, disons.
R - Oui. Notre hymne national n'est pas tout à fait affectueux non plus, un peu guerrier également, même si nous ne citons personne.
Q - Ça vous heurte quand même, pardon, que la France… C'est très rare, n'est-ce pas, qu'un pays, dans son hymne national, vise un autre pays, encore en 2023 ?
R - Le contexte de l'époque l'explique. Aujourd'hui, je vous concède que je peux m'interroger et que ça paraît un peu à contretemps.
Q - Est-ce que ça ne montre pas à quel point les passifs coloniaux sont plus forts qu'on l'imaginait, partout ? Partout ! En Afrique, partout. On voit à quel point, à la faveur de cette guerre, les crimes de guerre… Bon, guerre d'Algérie, il y a eu des crimes de guerre français et algériens, aujourd'hui, ils sont… hélas, beaucoup n'ont pas été jugés du tout d'ailleurs, et ça pèse.
R - Il ne s'agit pas d'oublier notre Histoire. Nous ne le demandons à personne, et nous ne souhaitons pas le faire. Il s'agit de la regarder en face, de la dépasser, de construire l'avenir. L'Histoire entre la France et l'Algérie a été douloureuse, largement, parfois heureuse, mais plus rarement. Et il faut regarder ce passé en face, c'est tout le travail de la commission d'historiens franco-algérienne qui a été décidée par le Président Tebboune et le Président Macron, qui s'est réunie depuis. Elle s'est réunie tout récemment… donc nous continuons. Ensuite, il y a des…
Q - …Le Président Tebboune va venir à Paris ?
R - Mais nous y travaillons, je l'espère, on travaille sur des dates. Ne me demandez pas quelles sont ces dates, car elles ne sont pas fixées.
Q - La contre-offensive. Le Président de la République a eu une formule qui est très pesée, visiblement, quand il dit qu'il souhaite "une contre-offensive la plus victorieuse possible pour pouvoir déclencher une phase de négociation". On comprend bien l'idée, mais "la plus victorieuse possible", est-ce que ça signifie qu'on peut espérer, ou souhaiter, une négociation avant même la fin complète du retrait russe ? Est-ce qu'il y a un moment où il faudra négocier, même si la Russie n'a pas tout évacué, y compris la Crimée ?
R - C'est le rappel de ce que nous savons tous : un jour, les armes se tairont. Ce moment n'est pas venu, vous le voyez bien…
Q - Mais, Madame la Ministre - je permets de vous interrompre -, il y a quand même deux versions. Il y a ceux qui vous disent : "il faudra d'abord que la Russie libère tout, y compris la Crimée, et après seulement, on discute", et ceux qui vous disent, Robert Badinter le disait sur notre antenne il y a quelques semaines : "non, il faudrait commencer à négocier en même temps", en quelque sorte.
R - J'allais essayer de compléter la…
Q - Pardon. Je vous laisse finir.
R - … la logique, pour ne pas dire la stratégie, qui est celle des Ukrainiens, qui sont les premiers concernés, et de ceux qui les aident, dont nous faisons partie depuis le premier jour. Pour que cette phase de négociation - des négociations de bonne foi, sincères, menant à une paix juste, c'est-à-dire une paix qui respecte les principes du droit international, l'intégrité de l'Ukraine et sa souveraineté -, pour que ces négociations puissent s'ouvrir, il faut en passer par une phase où le rapport de force entre l'Ukraine et la Russie sera différent, plus favorable à l'Ukraine, et que la Russie recule sur le terrain, de façon à - nous l'espérons, nous y travaillons - ce qu'elle réalise qu'il lui faut faire autrement et qu'elle recherche elle-même des négociations. Je dois ajouter, hélas, que pour le moment, elle ne donne aucun signe d'aucune sorte de sa volonté de passer à cette autre phase.
Q - Cela veut dire qu'il y aura, comme dit le cardinal de Retz, un point de la possibilité où la Russie a assez reculé pour qu'on puisse commencer à discuter ?
R - Elle est dans une impasse, elle ne l'a peut-être pas totalement réalisé, impasse militaire, impasse diplomatique. Ses soutiens n'augmentent pas, c'est le moins qu'on puisse dire, et il faudrait qu'elle prenne en compte cette réalité pour se comporter différemment et, le Président l'a redit, le plus tôt serait le mieux. Il faut que cette agression cesse, il faut qu'elle retire ses troupes. Lundi encore, avec le Chancelier allemand, avec le Président polonais, tous les trois ont redit que l'objectif, c'est la victoire de l'Ukraine, le recouvrement de sa souveraineté, et la défaite de l'agression russe ; non pas la défaite de la Russie, ce n'est pas ce que nous recherchons. Nous cherchons à ce que son agression ne soit pas victorieuse.
Q - La France a dit qu'elle est prête à reparler à Vladimir Poutine, notamment sur la question de Zaporijjia, n'est-ce pas ?
R - Oui.
Q - J'imagine que c'est d'actualité, puisqu'il y a des inquiétudes à Zaporijjia en ce moment ?
R - Il est possible de parler au Président Poutine, à mon homologue russe, et nos ambassades sont en contact, d'autres canaux aussi existent.
Q - Quelle est, pardon, votre dernière conversation avec Sergueï Lavrov ?
R - En septembre, je pense, à propos de Zaporijjia, pour permettre la mission du directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique…
Q - Et ça veut dire, pardon, je me permets d'insister là-dessus, que Zaporijjia, c'est le point, n'est-ce pas ?
R - …qui avait pu avoir lieu. C'était le sujet de notre conversation, comme le sujet de la dernière conversation en date, je crois, entre le Président de la République et le Président Poutine. Depuis, j'ai revu mon homologue, mais je ne crois pas que nous nous soyons parlé directement, en février, au G20, puisque la Russie est membre du G20.
Q - Oui, vous vous êtes un peu évités, pour dire les choses autrement… ?
R - Non, non. Je n'ai pas eu besoin de l'éviter. Nous étions là ensemble, chacun disant des choses peut-être un peu différentes sur sa façon de voir la paix dans le monde. Et nous avons travaillé, parce que le sujet en effet est d'actualité, avec Rafael Grossi, avec le directeur général de l'AIEA, de façon à ce que Ukrainiens et Russes permettent la mission qui vient d'avoir lieu, qui a eu lieu hier, et qui lui a permis de se rendre lui-même à Zaporijjia, de renouveler les équipes en place, et de se rendre compte des dégâts et des risques engendrés par le sabotage du barrage de Kakhovka.
Q - Pour dire les choses nettement, ce canal de discussion avec la Russie, selon vous, doit-il être maintenu ?
R - Oui, il doit être maintenu. Et il existe à différents niveaux, je le redis…
Q - Jusqu'au Président ?
R - Lorsque ce sera utile, et donc quand la Russie manifestera peut-être de meilleures dispositions. Mais nous pouvons décider à tout moment de lui proposer que nous nous parlions.
Q - À qui avons-nous affaire ? Je ne vais pas entrer dans les détails anecdotiques, mais vous êtes parmi les politiques qui ont pratiqué Vladimir Poutine ; quand on rapporte des scènes, vraies ou fausses, où à Nicolas Sarkozy, il aurait dit : "Mon pays est comme ça, ton pays est comme ça", pour essayer de créer un rapport, même humain, de pression, est-ce que vous l'aviez éprouvé ?
R - Je l'ai observé ou vu depuis longtemps, depuis 2000… Que vous dire ? Ce n'est pas un tendre ; son passé parle pour lui, d'ailleurs. Mais ce qui est certain, c'est qu'il s'est isolé de plus en plus, et qu'aujourd'hui son isolement est certainement excessif. Je ne sais pas qui lui parle et qui lui dit des choses aujourd'hui. De même qu'il est manifeste qu'il a une tendance croissante à réécrire l'Histoire, à vouloir poursuivre une logique impérialiste, que la Russie avait abandonnée ; et c'est ce retour à ces fantasmes qui menace l'équilibre du monde aujourd'hui.
Q - Vous l'avez pratiqué, par parenthèse : est-ce que c'est vrai que George Bush vous appelle par votre prénom, George Bush fils ?
R - Il avait cette gentillesse.
Q - Oui. Les deux responsables de crime d'agression dans le siècle…
R - Les Américains sont très, très bons pour se souvenir du prénom des gens.
Q - Les peuples jugent rarement leurs propres dirigeants, en réalité. On l'évoquait pour la guerre d'Algérie, c'est vrai pour l'Allemagne - elle a été forcée à le faire, il y a eu des jugements, mais plus tardifs. Est-ce que, d'une façon ou d'une autre, il faudra forcer la Russie à juger Poutine ?
R - Il y aura un jugement de l'Histoire, il y a toujours un jugement de l'Histoire, et dans les…
Q - …L'Histoire et les tribunaux.
R - En tout cas, un jugement de l'Histoire, qui se produit souvent, nous l'observons. Je crois aussi que dans les pays qui ont le privilège d'être en démocratie, - c'est notre cas -, les peuples jugent par leur vote. Ça n'est pas tout à fait le cas, aujourd'hui, de la Russie, mais là aussi, ne préjugeons pas de l'avenir.
Q - Vous disiez : "la Russie isolée" ; on peut modérer le jugement : l'Inde, qui a participé à ses exercices militaires, la Chine qui va très loin en sa faveur, l'Afrique du Sud qui a une position… voilà… On comprend votre logique d'attirer ces pays. Est-ce que la France sera présente au Sommet des BRICS ? Est-ce que le Président de la République y sera ?
R - D'abord, tous ces pays se sont abstenus aux Nations unies, à chaque fois, lorsqu'il y a eu des votes pour parler de l'agression russe. Ils n'ont pas rejoint le camp russe. C'est important de s'en souvenir. La Chine, oui, a une relation forte avec la Russie, mais elle n'a pas les mêmes intérêts stratégiques que la Russie. Elle est manifestement beaucoup plus attachée à la charte des Nations unies, elle le redit, elle le répète, et elle a un comportement de membre permanent du Conseil de sécurité qui n'est pas le même que le comportement russe. Elle est attachée à la stabilité aussi, tout simplement. Par ailleurs, c'est ce qui…
Q - Oui, avec des nuances. Ce qu'elle fait à Taïwan n'est pas spécialement ce qu'on transmet à …
R - Elle n'a pas fait d'agression militaire comme la Russie fait une agression militaire violente, en violant aussi toutes les lois de la guerre, toutes les lois du droit international humanitaire.
Q - Elle montre des simulations où elle tire sur Taïwan. On ne peut pas dire que ce soit très…
R - Mais c'est la stabilité, ne l'oubliez pas, qui permis à la Chine non seulement d'émerger, mais de devenir une grande puissance.
Q - Vous verrez - pardon - le Premier ministre chinois ? Il sera ici à Paris ? Est-ce que vous avez l'espoir de le capter ?
R - Les BRICS seront représentés à Paris au Sommet des 22 et 23 juin sur un nouveau pacte financier mondial. La Chine sera représentée par le Premier ministre, que le Président de la République verra par ailleurs en bilatéral ; l'Inde sera présente par la voix d'un ministre et aura la charge, au G20 au mois de septembre, de décliner les principes du consensus de Paris dans le G20 ; le Président sud-africain est là. Et donc les BRICS seront là, à l'exception du "R" des BRICS. Et par ailleurs, vous savez que le Premier ministre indien a bien voulu accepter l'invitation, exceptionnelle, faite par le Président de la République, que l''Inde soit l'invitée d'honneur du 14 juillet.
Q - Est-ce que vous espérez… Est-ce que le Président de la République sera présent, soit en visioconférence, soit physiquement, au sommet des BRICS ?
R - Il y a encore beaucoup d'incertitudes sur l'organisation de ce sommet et même le lieu de ce sommet. La puissance invitante est en principe l'Afrique du Sud, mais nous en saurons plus lorsque nous aurons vu le Président sud-africain la semaine prochaine.
Q - Est-ce que vous l'espérez, cependant ? La France n'est un pays émergent, on ne peut pas dire ça, mais est-ce que, d'une certaine manière, elle peut participer à ce cénacle ?
R - Je crois que ça peut être une bonne idée, et nous en avons parfois parlé à haute voix, plutôt discrètement jusqu'ici, mais puisque vous me posez la question, je vous confirme ; je dirais : pourquoi pas ? Les…
Q - Ça paraît étonnant, pardon, à première vue, c'est vrai que…
R - L'Inde, le Brésil, la Chine, l'Afrique du Sud seront à Paris. Ils sont là, à l'exception de la Russie, parce qu'elle s'est mise hors-jeu. Le Président recevra le Premier ministre indien, verra en particulier le Président sud-africain la semaine prochaine, Lula est là. Donc nous parlons aux BRICS ; et si nous parlons aux BRICS, ils peuvent nous parler.
Q - Pardon, Madame la Ministre, c'est quand même un coup assez audacieux. Il faut un certain culot, quand on est la France, qui est une puissance tellement ancienne - ces lieux le rappellent - pour dire : "allez, nous, on va au sommet des BRICS !"
R - Mais on est souvent plutôt audacieux. On est une puissance qui aime avoir des idées, qui va de l'avant. Et donc, si les BRICS viennent à Paris…
Q - …Vous irez aux BRICS !
R - …pourquoi ne pas aller les voir ?
Q - L'espionnage russe ; vous avez déjà renvoyé pas mal de diplomates russes de Paris : combien à ce jour ? Quelques dizaines ?
R - C'étaient quelques dizaines, mais c'était l'an dernier ; nous n'avons pas procédé à de nouvelles expulsions.
Q - Il y a de la réserve ?
R - Peut-être.
Q - Ça veut dire quoi, "peut-être" ?
R - Ça veut dire que tout dépendra du comportement de la Russie. Là, il y a eu quelque chose, où il fallait siffler, si j'ose dire, même si nous ne sommes pas les arbitres, une faute de jeu, manifeste et grave. On ne joue pas avec les démocraties.
Q - On entend des voix, notamment au Parlement européen, qui aimeraient aller au stade d'après. Ils utilisent ce mot de "terroriste", "d'État terroriste", et considèrent que la Russie n'est pas un État comme un autre. Est-ce que vous entrez dans cette logique ?
R - C'est un pas que nous n'avons pas franchi.
Q - Pourquoi ?
R - Parce que nous avons besoin d'avoir un dialogue avec la Russie pour lui dire les choses et pour lui dire de cesser, et pour lui dire de respecter maintenant ses obligations qu'elle tient au titre de ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité. Et nous devons être nombreux à le faire. Vous parliez de la Chine tout à l'heure : la Chine peut avoir un rôle utile, l'Inde peut avoir un rôle utile, Lula peut avoir un rôle utile, s'ils rappellent à la Russie qu'elle s'est mise totalement en dehors des principes fondamentaux qui font la vie entre les nations.
Q - Les sceptiques disent : "Le fait qu'on cultive, à bonnes ou mauvaises raisons, de si bonnes relations avec les Chinois, avec les Saoudiens, etc., qu'on cherche même à les développer, montre que nous défendons nos intérêts" - ce n'est pas une tare - "plus que des grandes valeurs." Est-ce que cette franchise ne vaudrait pas mieux que de toujours se draper dans les grandes valeurs ?
R - Mais je crois qu'on fait les deux, et notre pays s'honore d'être un pays où ça n'est pas antagoniste. Nous parlerons, le Prince héritier d'Arabie saoudite est à Paris aujourd'hui, nous parlerons aussi des projets de coopération que nous avons pour la décarbonation de nos économies - l'Arabie saoudite a quelques pas à faire -, de ce que nous pouvons faire ensemble sur les villes durables, de ce que nous pouvons faire ensemble dans le domaine culturel - le ministre de la Culture est là aussi. Donc nous avons des intérêts, parfois des intérêts communs, parfois des vues différentes, mais nous avons aussi des valeurs. Et nous n'avons pas avec la Chine, c'est très clair, la même appréciation sur les droits de l'Homme. Mais je dirais que c'est pour ça qu'il faut en parler.
Q - Parfois, au chapitre des leçons données, c'est la France qui se fait donner des leçons. Ça a été cette scène assez particulière, une commission du Conseil de l'Europe qui critique la France pour l'utilisation du 49-3, des interrogations au regard de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté du législateur. Visiblement, il n'apprécie pas la Constitution de la Vème République. Comment vous avez réagi ?
R - C'est un grand tort ; c'est moi qui m'interrogerais sur ces interrogations. D'abord, ce n'est pas l'Union européenne, ça n'a rien à voir avec l'Union européenne, ça a même peu à voir avec le Conseil de l'Europe, puisque c'est une simple commission, qui a des positions traditionnellement assez uniques - pas toujours infondées, je n'ai pas dit ça -, mais…
Q - …Souvent, ce sont les Nordiques qui font la leçon - pardon - aux Italiens, aux Espagnols, aux Grecs, etc. Cette fois, ils font la leçon à la France.
R - En l'occurrence, il n'y a pas lieu de la faire, puisque notre Constitution, qui prévoit l'article 49-3, donne au Parlement un pouvoir éminemment démocratique, qui est de censurer le Gouvernement s'il le souhaite. Et en pleine souveraineté, le Parlement français ne l'a pas souhaité, et ceci à plusieurs reprises, comme vous le savez. Donc ça me paraît un mécanisme profondément démocratique et de façon inattaquable ; c'est un pouvoir qui est donné, une possibilité qui est donnée au Parlement.
Q - Un mot personnel, Madame la Ministre. Je vous ai vue à l'œuvre, par exemple, vous êtes allée réconcilier… vous réconcilier avec les Italiens il y a quelques jours…
R - C'est un plaisir d'aller à Rome !
Q - Oui, oui. Votre ministre, votre collègue du Gouvernement, M. Darmanin, avait plutôt distendu les fils ; vous les avez rapprochés. Vous aimez ça. Vous êtes la diplomate superlativement, quoi.
R - C'est notre mission. C'est pour moi aussi une vocation, mais…
Q - …Vous avez de la peine à dire "je". Vous dites "notre".
R - Oui, oui, parce que je crois qu'on est efficace en collectif. C'est bête de croire ça, mais si chacun fait son travail, ça marche mieux, croyez-moi, je sais. Les années passées me permettent de dire, sur la place de l'expérience, comme on dit, que c'est plutôt une bonne formule. J'aime le contact personnel, je crois qu'on apporte toujours quelque chose. Parfois, on ne s'aime pas, mais le contact personnel ajoute quelque chose, souvent en plus plutôt qu'en moins, aux intérêts, à la structure des pays, à ce qu'ils sont, à leur culture, à leur poids, leurs forces, leurs faiblesses. Et donc, ce sont des espaces sur lesquels il faut travailler. Et j'étais très heureuse d'aller à Rome.
Q - Et vous êtes la ministre sans doute…
R - Et cela s'est bien passé ! N'oubliez pas de le dire.
Q - Oui, cela s'est très bien passé, absolument.
R - On a besoin de travailler ensemble avec les Italiens et avec d'autres sur ces questions migratoires en Méditerranée.
Q - Vous êtes quand même la personne - pardon, ça commence à … mais, mémoire -, la personne qui a rencontré peut-être le plus, parmi les Français, la reine d'Angleterre…
R - Ah…
Q - Qu'est-ce qu'elle vous a dit, la Reine d'Angleterre ?
R - Non, pas "le plus parmi les Français". On ne dit jamais ce que vous dit la reine.
Q - Oh, il y a…C'est de l'Histoire ! C'est de la grande Histoire.
R - Elle était remarquable, délicieuse, pétillante, je crois pouvoir dire plutôt pro-européenne, et très, très attentive à nos relations. Je ne vous en dirai pas plus, mais c'était touchant, émouvant. Elle était formidable, voilà. Je ne suis pas devenue monarchiste, mais j'étais absolument conquise par Sa Majesté la Reine Elizabeth II.
Q - Ça vous attriste - vous êtes une grande Européenne -, ce que l'Angleterre devient aujourd'hui ? C'est-à-dire : elle prend le large ?
R - Oui, cela m'attriste. On respecte - et c'était la démocratie, même avec pas mal de mensonges dans la campagne électorale -, bien sûr qu'on respecte le choix des Britanniques, par définition. De là, à vous dire que ça a été une idée de génie, non. On souhaite qu'elle revoie un jour ce choix qu'elle a fait, qui l'éloigne du continent, qui n'est pas favorable à ses intérêts, qui nuit à son économie, on le voit. Cela ne nous empêche pas du tout de travailler bien avec l'actuel gouvernement ; je serai à Londres, d'ailleurs, la semaine prochaine pour une grande conférence pour l'Ukraine. Mais je ne conclurais pas spontanément, des sept années passées, que c'était une idée de génie.
Q - Un dernier mot, Madame la Ministre. La rencontre avec l'autre monde… D'ailleurs, comment est-ce que vous le nommez, ce monde qui sera là, à Paris, dans la semaine qui vient ? On disait naguère "les non-alignés", on disait "le tiers-monde", on dit "le Sud", on dit… Quoi ?
R - L'expression "Sud global" me gêne. Ça voudrait dire "eux" et "nous", alors qu'on essaie au contraire de créer des ponts, de trouver des solutions - et on peut le faire, et on le fait sur beaucoup de sujets. Il y a plusieurs régions du monde et, dans chaque région, il y a plusieurs différences, également. Donc ne prenons pas les gens en bloc là où il faut les prendre pour ce qu'ils sont et chercher des ponts.
Q - Est-ce qu'il y a un risque - c'est frappant dans toute cette guerre d'Ukraine - que nous, l'Occident, devenions toujours plus petits ? Parce que, voilà, c'est la formule de Valéry qui dit : "L'Europe, c'est le petit cap du continent asiatique". On croyait aider et, de plus en plus, par la démographie, par l'économie, c'est l'Afrique qui est grandie, c'est la Chine, c'est le Brésil et, de fait… On est dans des lieux superbes, ça a été la grandeur… La France a été une très, très grande puissance…
R - Toujours ! Toujours une grande puissance !
Q - Toujours… Un peu moins.
R - Non. L'Europe est aujourd'hui la première puissance économique au monde, plus de 450 millions d'habitants, une histoire dont il faut dire qu'elle a été formidablement réussie, puisqu'elle est partie de siècles de guerres, de génération en génération, pour créer un espace en paix d'abord, et nous permettant de ne pas ressortir ruinés, détruits, détruits dans nos valeurs aussi, comme les deux dernières guerres mondiales avaient tenté de le faire. Et donc, c'est une réussite, mais il faut la pousser plus loin. Moi, j'ai plutôt l'Europe audacieuse - vous reparlez d'audace - que l'Europe honteuse. Mais oui, il faut aller plus loin, pour s'élargir, pour se renforcer, pour faire une Europe plus politique, plus rapide, aussi. Il faudra réformer des mécanismes de décision et, surtout, continuer de nous doter - je dis "nous", oui, "nous" en parlant d'Europe -, de nous doter, nous tous, collectivement, des moyens de notre souveraineté, voilà. Pour, encore une fois, ne…
Q - Y compris militaires.
R - Y compris militaires. Ne pas se tourner contre les autres, nous ne l'avons pas fait, nous ne le faisons pas, nous ne le ferons pas, mais pour nous-mêmes, pour pouvoir décider de notre avenir et de nos choix. C'est l'enjeu et je crois que c'est une aventure formidable, et réussie jusqu'ici, qu'il faut mener plus loin.
Q - Madame la Ministre, merci beaucoup.
R - Merci beaucoup.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 juin 2023