Texte intégral
M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, nous nous retrouvons pour une seconde audition sur le projet de loi de programmation militaire (LPM). Nos premiers échanges visaient à éclairer les objectifs de la LPM. Cette fois-ci, l'idée est de revoir ce texte à l'aune du vote solennel qui vient d'intervenir à l'Assemblée nationale et qui se décompose comme suit : 408 voix pour, 87 voix contre et 53 abstentions.
Depuis que nous nous sommes vus, nous avons mené un certain nombre d'auditions en commission. Nous avons ainsi entendu le délégué général pour l'armement (DGA), les chefs d'état-major, les représentants de l'industrie. Nos rapporteurs budgétaires ont achevé un travail de plusieurs mois pour préparer ce texte au mieux. Je tiens ici à les remercier de cet important travail d'approfondissement, que je ferai publier sous la forme d'un rapport. Cet éclairage m'est très utile dans la préparation de mon rapport.
De votre côté, vous avez défendu ce texte devant nos collègues députés, avec le résultat encourageant que l'on sait. Les travaux de l'Assemblée nationale ont été intéressants et de qualité. Nous souhaiterions avoir votre analyse sur les principales modifications du texte introduites par l'Assemblée nationale.
Il revient maintenant au Sénat de discuter ce texte. Je présenterai mon rapport à la commission dans une semaine. Il était important que nous puissions vous entendre à nouveau.
Depuis le mois dernier, nos travaux nous ont confortés dans notre première analyse : nous partons, nous aussi, d'un présupposé favorable à ce projet parce qu'il poursuit le redressement de notre effort national. Au terme de cette deuxième LPM, si elle est exécutée dans les conditions envisagées, c'est un doublement des budgets des armées qui interviendra. Néanmoins, nous avons aussi identifié des points de vigilance, qui appellent des précisions complémentaires ou des modifications.
Comme plusieurs de nos collègues députés, nous avons des interrogations quant au cadencement de l'effort proposé. Pourquoi avoir rédigé une nouvelle LPM, sachant que le Gouvernement prévoit de conserver dans les premières années les marches du budget actuel de 3 milliards d'euros par an ?
Nous nous préoccupons également de la nature des recettes extrabudgétaires prévues pour couvrir les besoins de 413 milliards d'euros sur la période. Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer ce point. Du reste, vous nous avez adressé une lettre à ce sujet. À ce stade, nombre de nos collègues ne sont pas totalement convaincus par votre argumentation, et je pense que nous aurons l'occasion d'y revenir.
Nous sommes également très vigilants sur les conditions du contrôle par le Parlement de l'exécution de cette LPM à venir. Cela a fait l'objet de débats nourris tout au long de la matinée. Vous le savez, cela avait été un point de tension, qui aurait pu être évité, avec votre prédécesseur. Pourtant, ce contrôle par le Parlement, qui est la mission que nous confie la Constitution, a prouvé toute son utilité en 2021. Nous avions identifié à cette époque des sous-financements dont nous retrouvons malheureusement les conséquences aujourd'hui.
En tant que président de la commission, je me dois de relayer les préoccupations qui ont été exprimées par nombre de nos collègues ce matin. Il y a un vrai problème quant à l'accès des parlementaires aux informations. Il faut que vous nous éclairiez et que vous preniez des engagements fermes à ce sujet. Au cours des auditions de nos rapporteurs budgétaires, il y a eu souvent des réponses évasives. C'est parfois aussi le cas dans les réponses écrites à notre questionnaire. Vous vous étiez engagé à ce que nous obtenions des réponses, encore faut-il qu'elles soient précises. Globalement, il devient de plus en plus difficile, depuis le vote de la LPM actuelle en 2018, de mener à bien notre mission constitutionnelle de contrôle de l'action du Gouvernement.
Je ne prendrai qu'un seul exemple : plusieurs des réponses écrites à notre questionnaire sont étiquetées " diffusion restreinte ". C'est le cas, par exemple, de la réponse actualisant le tableau capacitaire qui figure dans la LPM actuelle. Comment comprendre que ce qui était public dans la précédente LPM, en 2018, soit en diffusion restreinte aujourd'hui ? Ce n'est pas acceptable. Il faut que le Parlement puisse exercer son rôle constitutionnel de contrôle. Or nous pensons que cette protection n'est pas justifiée sur des tableaux capacitaires, qui sont essentiels pour évaluer l'exécution de la loi.
L'effort budgétaire proposé à la Nation est important, et nous nous en félicitons, même si nous pensons qu'il faut sans doute améliorer certains points. Toutefois, l'importance des sommes en jeu rend indispensable l'exercice, par le Parlement, de la totalité de sa mission de contrôle sur ces sujets. Sinon, tôt ou tard, nos compatriotes - car c'est aussi l'opinion publique que nous devons emporter dans cette mobilisation - refuseront de soutenir cet effort, pourtant indispensable dans le monde toujours plus dangereux dans lequel nous vivons.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. - Je vous remercie de m'accueillir pour ma cinquième audition dans le cadre de mes fonctions, et la troisième dans le cadre de la LPM. Lors de ma première audition, je m'étais engagé à revenir plus régulièrement devant vous. Cette méthode produit ses effets : dans le cadre de la commission, comme lors de ses déplacements. Plusieurs d'entre vous sont ainsi allés au contact de nos forces armées pour assister à l'exercice intitulé " Opération de grande envergure pour des armées résilientes, interopérables, orientées vers le combat de haute intensité et novatrices " (Orion), ce qui est un autre moyen pour le Parlement de contrôler l'action du Gouvernement.
Je m'efforce de ne pas me répéter à chacune de mes auditions. Je suis d'ailleurs à votre disposition, en sus des débats qui auront lieu en séance publique, pour revenir traiter un thème particulier en commission. Les choix militaires sont des choix politiques, et la démocratie représentative a plus que son rôle à jouer en la matière. Nous pourrons y revenir en comparant notre pays avec d'autres démocraties à cet égard, pour voir quelles sont nos marges d'amélioration.
Mes propos ne concerneront pas les articles de la LPM liés à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) et au volet numérique du projet, qui seront traités par le ministre Jean-Noël Barrot.
Par ailleurs, quatre à cinq réponses à votre questionnaire vous parviendront ce soir ou demain, avec toutes mes excuses pour ce retard.
La LPM a fait l'objet de 30 heures de débat en commission à l'Assemblée nationale et de 58 heures de débat en séance. Au total, 700 amendements ont été déposés en commission, et 1 700 en séance. Cela témoigne de l'ampleur du débat.
Le contrôle parlementaire est un sujet clé qui comprend plusieurs sous-thèmes, à commencer par la question du vote sur la revoyure. L'Assemblée nationale a souhaité prévoir une revoyure en 2027, assortie d'un vote du Parlement fin 2027, tout en partant du principe qu'un nouveau Président de la République et une nouvelle législature seraient amenés à réactualiser plusieurs orientations stratégiques.
La fréquence potentielle de ces revoyures a par ailleurs fait l'objet d'un débat important, certains l'imaginant annuelle ou bisannuelle. Or cela reviendrait à abîmer la notion même de loi-programme telle qu'elle avait été conçue par les gaullistes dans les années 1960. Ce point a évidemment retenu l'attention du Gouvernement. L'absence de proposition à ce sujet dans la copie initiale tient au fait que le Conseil d'État avait souhaité que nous retirions celles qui y figuraient, considérant que le contrôle du Parlement ne pouvait pas faire l'objet d'une initiative de l'exécutif dans un projet de loi, et qu'il revenait au Parlement lui-même de l'introduire - ce qui fut fait par l'Assemblée nationale.
J'imagine que des amendements seront déposés en séance sur ce sujet. Je tiens en tout cas à vous communiquer de nouveau notre bienveillance. Je prends aussi ma part de l'exécution de la LPM précédente sur ce point.
Par ailleurs, vous êtes nombreux à m'avoir interpellé sur les grands programmes européens de coopération industrielle - le Main Ground Combat System (MGCS) et le système de combat aérien du futur (Scaf) - qui suscitent des interrogations, notamment quant à leur transparence, ou aux intérêts militaires et industriels qu'ils représentent pour la France.
L'Assemblée nationale a souhaité - avec un avis favorable du Gouvernement - que celui-ci éclaire la représentation nationale en 2025 sur l'état d'avancement du programme MGCS et, à la fin de l'année 2025, avant l'examen du projet de loi de finances pour 2026, sur celui du Scaf - soit entre la phase 1B et la phase 2 de ce programme. Les armées, la DGA et la base industrielle et technologique de défense (BITD) française devront donc être à même, à cette date, de présenter au Parlement les conditions économiques, industrielles, logistiques de réalisation de cette phase 2.
Il s'agit là d'un point clé, d'autant que ces coopérations doivent se faire aussi en lien avec les parlements, ce qui vous permettrait d'engager des discussions avec vos homologues parlementaires allemands. En effet, ce dossier ne doit pas se jouer seulement entre pouvoirs exécutifs, mais aussi entre pouvoirs législatifs. On ne peut pas laisser trop planer le doute sur l'intérêt de ces coopérations. Il convient donc de l'objectiver.
J'en viens à l'accès aux informations. Les douze mois que je viens de passer dans mes fonctions de ministre des armées m'ont permis de mieux appréhender, avec vous, la notion de secret défense. Certaines informations sont vraiment secrètes, et ce secret doit être protégé. Les crédits liés à la dissuasion nucléaire sont en la matière un bon exemple. J'ai eu néanmoins des échanges difficiles à l'Assemblée nationale sur ce sujet.
Je reprends à mon compte une jolie phrase de Pierre Messmer : à certains secrets militaires doivent correspondre certaines discrétions budgétaires. De fait, par comparaison avec les États-Unis et le Royaume-Uni, démocraties elles aussi dotées de la dissuasion nucléaire et membres de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan), la France se montre particulièrement bavarde sur le contenu de sa doctrine nucléaire et sur les programmes afférents. Nous pourrions débattre de la possibilité d'aller plus loin dans ce domaine, à condition d'assumer que le fait de trop en dire affaiblit notre dissuasion, car cela revient à révéler des informations sur les contrats opérationnels et sur nos efforts de modernisation de la composante nucléaire. Sans refuser ce débat politiquement, j'estime qu'il est bon, en ce domaine, de garder le secret.
Il existe aussi le secret lié au renseignement. J'espère avoir démontré lors de ma première audition devant la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) que l'habilitation " secret défense " accordée aux parlementaires de cette instance n'était pas une coquetterie. Dès lors que cette habilitation existe, il convient de jouer la carte de la confiance. Nous devons faire vivre la DPR différemment, la faire fonctionner. Je me suis engagé pour ma part à m'y rendre souvent, sur de courtes durées, pour traiter de thèmes précis.
Par ailleurs, si plusieurs indicateurs sont classifiés pour de bonnes raisons de prime abord - ainsi de la disponibilité technique (DT) et de la disponibilité technique opérationnelle (DTO) -, une évolution semble possible sur ce point.
M. Christian Cambon, président. - Ces éléments n'étaient pas classifiés auparavant.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est en réalité la transmission conjointe de ces deux documents qui peut être révélatrice de certaines informations sur les contrats opérationnels. Sur la DT, nous devons faire un pas en avant. Je ne ménage pas mes efforts par ailleurs pour vous convaincre que la cohérence doit primer sur la masse. Or on ne peut priver le Parlement de l'indicateur qui lui permet de mesurer les efforts de cohérence réalisés. Le nombre d'hélicoptères est une chose, le nombre de ceux qui peuvent réellement voler en est une autre - et cela relève de la DT.
Des positions médianes peuvent être trouvées sur ce point dans le cadre de la LPM. Certaines informations pourraient par exemple être communiquées uniquement, une fois par an, par voie papier au président de la commission et au rapporteur concernés. Une telle démarche s'avérerait pertinente pour les indicateurs de la DT, car ils constituent l'un des critères sur lesquels je veux que nous soyons jugés pour la LPM à venir. L'important réside moins dans notre capacité à avoir que dans notre capacité à faire.
J'ai un doute en revanche sur l'efficience de l'indicateur DTO. Il est en effet rapporté aux contrats opérationnels, lesquels sont parfois très enchevêtrés. Je demanderai à l'état-major des armées de me présenter des propositions nouvelles d'indicateurs, que j'étudierai ensuite avec le Parlement. Nous pourrions imaginer un système dans lequel certains indicateurs existent en temps de paix, et peuvent redevenir confidentiels si l'on bascule dans un temps de guerre. Je propose à la commission de travailler en confiance et de manière imaginative sur ce sujet.
Je réponds volontairement longuement à la question relative au rôle de contrôle du Parlement, car l'acceptabilité sociétale, politique, des sommes importantes que le contribuable va consentir aux défenses militaires exige quelques résultats en matière d'efficacité. Avoir quelques indicateurs permet aussi de maintenir une saine pression : sur les équipes, et sur les industriels - pour savoir, par exemple, pourquoi tel hélicoptère a plus de mal à voler que d'autres en dépit des sommes importantes que vous aurez votées par ailleurs.
Une partie du rôle de contrôle du Parlement a été assumée à l'Assemblée. J'entends néanmoins que l'on peut aller encore plus loin au Sénat, ce dont je me réjouis. En effet, le général de Gaulle, Michel Debré et Pierre Messmer ont voulu une LPM précisément pour que tout le monde prenne sa responsabilité sur les questions militaires.
Plusieurs débats relatifs à de grands sujets militaires, diplomatiques et industriels nous ont également occupés lors de la discussion de la LPM à l'Assemblée nationale. En effet, les sujets budgétaires une fois débattus, les sujets militaires ont dominé : le format de nos armées, nos alliances, ce que l'on attend de l'armée française dans les années à venir, etc. Il est bon que nous ayons ce débat pendant l'examen de la LPM. Une LPM réussie est en effet une LPM dans laquelle on ne se méprend pas sur les objectifs militaires que l'on confie aux armées, et donc sur les moyens qu'on leur assigne pour remplir ces missions.
Le premier débat a porté sur la dissuasion nucléaire. Fabien Roussel a réaffirmé son opposition - je ne la partage pas - à la dissuasion nucléaire, tout en remettant en perspective la position du parti communiste français sur cette question. Nous avons eu un débat long et exigeant à ce sujet dans l'hémicycle, qui s'est avéré éclairant. D'autres personnes ont manifesté un autre type d'opposition, plus feutrée, à la dissuasion nucléaire, en soulignant que, si elle était utile aujourd'hui, il n'était pas certain qu'elle continue à bien fonctionner demain, et que la question de son remplacement pouvait se poser. Si ce débat est effectivement intéressant - il faut s'interroger sur l'évolution de notre dissuasion pour les vingt ou trente années à venir -, nous ne voyons pas quel pourrait être ce remplaçant.
D'autres enfin ont remis en cause la dissuasion nucléaire en mettant en avant l'importance de la part des efforts budgétaires inscrits dans la LPM qui lui est dédiée - comme si la dissuasion nucléaire n'était pas militaire, et ne protégeait pas nos intérêts vitaux.
Sur ce sujet, qui est grave, j'en appelle à la responsabilité des parlementaires. La dissuasion nucléaire ne se limite pas à un arsenal technique, ni à l'assemblage des performances de nos marins, aviateurs et ingénieurs, ni aux éléments des discours du Président de la République. Son efficacité tient également à ce que les formations politiques représentées au Parlement en racontent. Il s'agit d'un point important, car ce sujet est moins consensuel qu'il y paraît.
Le traité sur l'interdiction des armes nucléaires (Tian) et le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) ont été également débattus, certains étant parfois tentés de les placer sur un même pied. Or, si nous sommes très engagés dans le TNP, toute référence au Tian, y compris dans la LPM, me paraît susceptible d'affaiblir notre position. Une puissance dotée de l'arme nucléaire a des responsabilités à assumer.
De nombreux amendements ayant trait à la dissuasion nucléaire ont donc été débattus à l'Assemblée nationale, ce qui m'a paru sain. Le vote intervenu ce jour vaut, à mon sens, adhésion pour la dissuasion nucléaire de notre pays.
J'ai été frappé par ailleurs par la dureté, voire par la violence, des débats relatifs à nos alliances et coopérations européennes. À titre d'exemple, alors que le rapport annexé comprend une liste de pays avec lesquels la France entretient des partenariats privilégiés, de nombreux amendements ont été déposés pour supprimer l'Allemagne de cette liste, sous couvert d'un antiaméricanisme à peine déguisé. Cela a occupé plusieurs heures de débat. Or cela revenait à remettre en cause plusieurs grands préceptes qui me semblaient consensuels jusqu'alors, depuis l'après-guerre jusqu'à nos jours.
Néanmoins, certains sujets relatifs à notre souveraineté capacitaire méritaient d'être traités, et nous l'avons fait. Il fallait en outre mieux définir certains de nos intérêts en matière de coopération. Le sujet de l'Europe de la défense a fait par ailleurs réagir l'ensemble des formations parlementaires, dans un sens ou dans un autre.
Le sujet de l'Otan a été également débattu. Or il n'est plus du tout consensuel. S'il fait l'objet d'une approche très politicienne, comme c'est parfois le cas, il est difficile d'avoir un débat de qualité. J'ai d'ailleurs donné un avis favorable à un amendement de La France insoumise (LFI) pour que le Gouvernement et nos forces armées produisent un rapport sur les effets et le bilan du retour de la France dans le commandement intégré de l'Otan - l'idée étant de fournir des données objectives sur les contrats opérationnels associés, l'interopérabilité, la planification, ou encore la place des officiers français dans les organigrammes de l'Otan.
On ne peut s'intéresser au tableau capacitaire de la LPM sans s'intéresser également à nos alliances. Or, et c'est l'une de mes grandes déceptions, le tableau capacitaire et les contrats opérationnels n'ont pas été placés en regard de ce que nous attendons de nos alliances. J'espère parvenir à y remédier, avec vous, lors de l'examen du texte au Sénat. Pour notre pays et pour nos armées, c'est là que réside la clé de la cohérence globale du modèle imaginé dans les années 1960.
La question du contrôle des exportations d'armes par le Parlement a constitué un autre sujet non consensuel débattu à l'Assemblée. Une volonté de se substituer à l'exécutif s'est exprimée notamment pour l'autorisation des licences.
J'ai été frappé par ailleurs - à l'Assemblée, mais également hier soir au Sénat lors du débat portant sur la déclaration du Gouvernement relative à la politique étrangère de la France en Afrique - du faible nombre de remarques ayant trait au rôle et aux missions confiés aux armées ou à nos bases situées à l'étranger. Soit il s'agit d'un sujet consensuel, et je m'en réjouis, soit il n'est pas compris, ou on ne veut pas le traiter. À cet égard, l'opposition entre Pierre Laurent, partisan d'une fermeture de nos bases, et Olivier Cadic, favorable à une intervention militaire chaque fois que les intérêts économiques de la France sont en danger, était intéressante. Il s'agit de deux visions radicalement opposées de la doctrine d'emploi de nos bases et de nos forces armées en Afrique. Or ce qui est vrai pour les bases l'est aussi pour la plupart des missions ou des contrats opérationnels : l'opération Atalante, par exemple, ou encore la réassurance du flanc oriental de l'Otan.
On peut parler pendant des heures de marges frictionnelles et de reports de charges, mais le sujet de fond est de savoir ce que l'on attend des missions de nos forces armées. Ce débat, en partie inabouti, nous pouvons l'avoir ici de manière plus complète et non classifiée, le cas échéant avec le chef d'état-major des armées. Les seules missions ayant fait l'objet d'un débat, comme cela ne vous surprendra pas, sont Sentinelle - pour dire que les forces armées ne devaient pas intervenir sur le territoire national - et Harpie - pour dire qu'il fallait en faire plus alors que l'on était sur le territoire national. Concernant Harpie, un décès est intervenu pendant l'examen de la LPM à l'Assemblée nationale. La question des missions intérieures est également aussi complexe que celles des opérations extérieures (Opex).
Le porte-avions s'est largement invité dans les débats, avec des amendements irréconciliables, entre ceux qui voulaient supprimer le porte-avions et ceux qui en voulaient un deuxième. Le texte, issu des travaux de l'Assemblée nationale, confirme le porte-avions de nouvelle génération (PA-NG), successeur du Charles-de-Gaulle. Cela m'a permis de clarifier à nouveau l'utilité d'un porte-avions dans les différentes missions et contrats opérationnels. On ne parle pas assez de sécurité maritime et d'accès à certaines libertés maritimes.
Concernant la question du partage des rôles, on en revient à l'Otan. Les mêmes qui voulaient supprimer le porte-avions souhaitent sortir du commandement intégré de l'Otan. Il s'agit d'être cohérent : soit on laisse les clefs de la mer Méditerranée au groupe aéronaval américain, soit on dispose de notre propre groupe aéronaval et l'on préserve notre capacité d'agir.
Je me suis aussi engagé à ce que l'on fasse toute la transparence - via un rapport du Parlement - sur le coût d'un éventuel deuxième porte-avions. Cela ne veut pas dire que l'on en souhaite un deuxième ; pour être très clair, je pense que nous ne sommes pas capables de le payer. Mais comme, pour des raisons de transparence, nous allons objectiver le coût du premier, nous devrions être mesure d'évaluer, de manière théorique, comme des parlementaires me l'ont demandé, le coût d'un deuxième.
M. Christian Cambon, président. - Certains ici sont intéressés par le prix.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - J'en suis persuadé.
M. Christian Cambon, président. - Nous n'avons toujours pas de réponse.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est assez simple : le PA-NG appartient à une classe dont le coût s'élève à 10 milliards d'euros, et les travaux menés lors des dix-huit prochains mois nous permettront d'affiner cette somme - pas à la hausse, j'espère.
La question du coût englobe celle de la souveraineté industrielle, puisque les chaufferies du porte-avions - les mêmes que celles sur les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) - dépendent d'un savoir-faire français ; si l'on achetait américain, cela coûterait moins cher ; c'est le prix de notre autonomie. Il existe trop de légendes et de fausses rumeurs sur le porte-avions pour ne pas venir le documenter devant la représentation nationale.
Avec le porte-avions, se pose aussi la question du groupe aéronaval et des missions qui lui sont confiées. Tous les parlementaires désireux de mieux comprendre les missions sont les bienvenus sur le porte-avions Charles-de-Gaulle. Parfois, un cas pratique en mer Méditerranée ou dans l'océan Indien vaut toutes les démonstrations de ministre en commission.
Un autre débat a suscité beaucoup de remarques et de questions, avec des avis encore une fois irréconciliables : la part d'externalisation que le ministère des armées doit consentir. Certains ne voulaient aucune externalisation - y compris pour le maintien en condition opérationnelle (MCO), ce qui me semble infaisable -, tandis que d'autres considéraient que, pour certaines tâches, surtout quand elles n'étaient pas opérationnelles et avaient une vocation civile, l'externalisation pouvait avoir du bon. J'ai pris un certain nombre d'engagements sur ce sujet, je vous renvoie au texte.
D'autres sujets débattus sont apparus plus consensuels : la question des réserves, tant au niveau de la doctrine que de la cible ; la famille des sujets blessés, avec un amendement du Gouvernement pour clarifier les missions et les moyens du service de santé des armées (SSA) dans les années à venir ; le plan Famille ; les politiques salariales du ministère, avec le sujet des fidélisations, sans opposer l'indemnitaire aux grilles indiciaires ; les mesures - dites Oscar - de protection de nos intérêts souverains, concernant les militaires de l'armée française susceptibles de travailler pour des intérêts étrangers, avec une volonté de durcir le dispositif pour englober un certain nombre de civils de la défense ; les sujets d'économie de guerre, notamment l'accès aux financements de notre BITD qui a suscité beaucoup d'amendements.
Les patchs ont également fait l'objet d'une longue discussion. Je citerai celui de l'outre-mer, sur lequel il a fallu apporter des précisions. Des amendements ont été retirés à la suite d'engagements ou de clarifications que j'ai pu exprimer sur plusieurs sujets : la question du contrat de redynamisation de site de défense (CRSD), la dépollution en Polynésie française après les essais nucléaires, ou encore l'évolution de l'opération Harpie en Guyane. Le sujet de l'innovation a également fait l'objet d'un amendement important du Gouvernement, avec les problématiques soulevées par le quantique, l'intelligence artificielle, le cyber ou encore le NewSpace.
Nous avons également procédé à la mise à jour du tableau capacitaire. Nous avons corrigé, monsieur Perrin, la « coquille » sur le drone SDT ; merci de l'avoir remarqué avec bienveillance. Je suis revenu sur le programme nEUROn, dont je sais que nous aurons l'occasion de reparler, car il s'agit d'un point important, notamment pour la transformation du standard F5. Comme je m'y étais engagé, j'ai effectué la mise à jour du tableau capacitaire lié aux aides à l'Ukraine dans le cadre du programme Scorpion, après les cessions de VAB et d'AMX 10-RC. Les négociations avec l'industriel concernant le programme Iris se sont bien terminées ; cela nous permettra, sur ce segment opérationnel précis, d'ajouter un satellite avant 2030.
Résultat de ce qui précède, et non préalable, j'ai évoqué les trajectoires financières. Notre armée française, comme j'aime le dire, est une armée d'emploi. Nous ne sommes pas là pour remplir des hangars, mais pour faire en sorte que les missions confiées aux armées fonctionnent.
Certains sujets sont apparus consensuels, je pense notamment au carburant opérationnel ; le dispositif fonctionne bien, il n'est pas utile d'y toucher. J'ai également démontré que l'idée de consacrer 2% du PIB au budget de notre défense était intéressante, mais que, pour une armée comme la nôtre, cela ne pouvait être le seul critère. Lorsque le PIB a chuté en 2020 à cause de la crise du covid, nos crédits militaires correspondaient à 2% du PIB ; et avec la croissance qui repart actuellement, cela risque de changer encore la donne.
Enfin, j'ai évoqué les marches. Je me suis efforcé d'expliquer qu'elles correspondaient à des besoins. Des questions m'ont été posées, notamment sur la part de la préparation opérationnelle des forces dans cette LPM. Cela m'a permis d'expliquer comment, en matière capacitaire, les marches avaient été construites.
Concernant les ressources extrabudgétaires, les députés du groupe Les Républicains ont souhaité, en commission, introduire un mécanisme de protection, pour le cas où nos prévisions s'avéreraient mauvaises. Ces ressources ont toujours existé, même si certains semblent aujourd'hui le découvrir. Si je n'ai pas réussi à être convaincant sur ce point, celles et ceux qui m'ont porté la contradiction à l'Assemblée nationale ne m'ont pas non plus convaincu, sauf à considérer que les marges frictionnelles sont à supprimer - c'est illusoire et absurde - et que les reports de charges sont inutiles - cela reviendrait à abîmer un des rares outils, conquis de haute lutte par mes prédécesseurs, qui permet au ministère des armées de gérer l'inflation. Quant aux recettes du SSA, elles pourraient être rabattues dans le budget général de l'État sans passer par le ministère des armées, et je ne vois pas en quoi ce serait une bonne nouvelle. L'amendement du groupe Les Républicains permet, en tout cas, de sanctuariser les choses sur cette question des ressources extrabudgétaires.
Beaucoup de questions ont également porté sur la transition écologique et le rôle des armées dans ce contexte. La problématique n'est pas sans lien avec le patch outre-mer et constitue un bon sujet pour les contrats opérationnels. D'autres sujets ont été rapidement évoqués, notamment la trajectoire ressources humaines ou encore les questions mémorielles.
Je suis désolé de vous apporter toutes ces précisions, mais il me semble important de vous apporter un éclairage sur les évolutions notables portées par ce projet de loi et d'évoquer aussi la nature des débats à l'Assemblée nationale.
M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre, pour ce compte rendu des débats à l'Assemblée nationale. Il n'a échappé à personne que la composition politique du Sénat est sensiblement différente de celle de l'Assemblée nationale. Les réactions, les prises de position et peut-être les amendements seront d'une nature différente, même si les préoccupations peuvent être semblables à bien des égards.
M. Cédric Perrin. - Monsieur le ministre, les débats à l'Assemblée nationale ont été riches et de bonne tenue, à l'exception de celui sur la dissuasion nucléaire. La volonté d'améliorer le contrôle parlementaire sur l'exécution de la programmation militaire est un sujet qui nous préoccupe. Le vote d'une LPM ne signifie pas donner un blanc-seing, et sa mise en oeuvre compte au moins autant que les intentions exprimées. S'agissant de son actualisation, nous partageons le souhait de l'Assemblée nationale de ne pas revivre la situation de 2021 qui, vous l'avez entendu ici à plusieurs reprises, nous a un peu traumatisés.
Nous avons pris acte de la montée en puissance de la réserve, avec désormais une cible intermédiaire évaluée à 80 000 réservistes à l'horizon 2030. Beaucoup de questions entourent cette montée en puissance qui porte seule l'évolution du format des armées, concernant le financement, la formation, l'équipement ou encore l'emploi.
Autre sujet : l'attention portée à la situation de nos territoires en outre-mer, en première ligne face aux bouleversements du monde.
Si les débats ont été intenses et ont permis des précisions et compléments utiles, ils n'ont pas abouti à une modification substantielle des équilibres du texte. Je pense, en particulier, aux dispositions relatives à l'économie de la défense qui, en dépit des questions de fond qu'elles posent pour nos industriels, n'ont pas été modifiées. Et je pense également à la disposition concernant la programmation financière proprement dite ; vous avez évoqué le porte-avions, je ne vais pas y revenir, mais c'est un sujet important.
Un amendement très utile et pertinent de nos collègues du groupe Les Républicains a été voté sur la compensation des ressources extrabudgétaires éventuellement manquantes.
Dans ces conditions, il ne pouvait pas y avoir de révolution sur l'aspect capacitaire. Plusieurs amendements significatifs ont néanmoins été adoptés concernant le Rafale et le SCAF. Le gouvernement a fait voter un amendement prévoyant la présentation d'un rapport d'étape sur les travaux réalisés pendant la phase 1B, et un autre annonçant que le standard F5 du Rafale, accompagné d'un drone issu des travaux du démonstrateur nEUROn, serait développé au cours de la LPM. Faut-il voir dans ces amendements le signe que la France se prépare à ce que le SCAF ne soit pas opérationnel en 2040 ? Pouvez-vous, par ailleurs, nous préciser le calendrier et les sommes envisagées pour le développement du standard F5, alors qu'il est actuellement prévu de porter le Rafale au standard F4 ?
Concernant le programme Scorpion, vous avez déposé un amendement pour accélérer la livraison de 92 Griffon et 38 Jaguar, afin de compenser les cessions à l'Ukraine. Cela démontre-t-il que, en cas de commandes, l'industrie serait en capacité d'assumer les livraisons ?
Pouvez-vous également nous apporter des précisions sur le cadencement envisagé pour ces livraisons, sur le ratio de « recomplètement » - combien de véhicules neufs pour combien de véhicules anciens - et sur le mécanisme de financement interministériel ?
Concernant le système de drones aériens pour la marine, le rapporteur de l'Assemblée nationale a modifié la cible pour 2030, invoquant la rectification d'une erreur matérielle, et l'a portée de huit à dix. Confirmez-vous qu'il s'agissait d'une erreur dans le tableau capacitaire ? Par ailleurs, le système aurait connu quelques difficultés techniques lors des phases d'essais ; pouvez-vous nous en dire davantage ?
Enfin, concernant les efforts budgétaires prioritaires, le Gouvernement a déposé un amendement précisant que les efforts sur le domaine thématique pouvaient inclure, pour partie, des financements également présentés au titre des efforts capacitaires. Pouvez-vous nous donner davantage de précisions sur ces chevauchements budgétaires ?
En outre, des précisions ont été apportées par amendement sur l'innovation. Peut-on espérer que vous agissiez de même lors de la discussion au Sénat sur d'autres objectifs, comme les drones, la défense surface-air ou les munitions ? Pour l'instant, nous disposons de gros patchs budgétaires - 5 milliards d'euros pour les drones, 16 milliards d'euros pour les munitions -, sans aucun détail. Plus largement, la réflexion concerne la décomposition de l'agrégat entre équipements, programme et budget affecté.
Monsieur le ministre, nous avions demandé à recevoir les programmes manquants dans le tableau capacitaire, ainsi que les points de passage intermédiaires des programmes en 2023, 2025, 2027, 2030 et 2035. Nous n'avons pas reçu les points de passage intermédiaires.
M. Rachid Temal. - Monsieur le ministre, vous avez commencé par dire que l'aspect financier n'était qu'une conséquence, et je partage votre point de vue. Mais, si j'étais un peu taquin, je dirais que l'on a surtout communiqué sur le montant historique.
Le point de départ, comme vous l'avez exprimé à l'Assemblée nationale, est de considérer le monde tel qu'il est ou tel qu'il sera bientôt. Nous n'avons pas eu la discussion nécessaire, préalable, car la révision de l'actuelle LPM n'a pas été possible. On peut également regretter que la revue nationale stratégique (RNS) n'ait pas davantage associé le Parlement. Pour ces raisons, il existe entre nous quelques hiatus et différences d'appréciation.
Cette LPM ne montre pas de rupture fondamentale avec notre modèle historique ; elle cherche, au contraire, à revenir à sa force conceptuelle initiale. Vous citez souvent le général de Gaulle - pour ma part, je suis plutôt gaullien que gaulliste -, mais je rappelle que ma famille politique a été à la hauteur des enjeux militaires sur ces questions, en assurant le renforcement de nos capacités de défense et de projection, ou en faisant le choix de la dissuasion nucléaire.
L'enjeu n'est pas, à mon sens, de revenir à la formation initiale, mais plutôt de nous projeter. Quand on voit ce qui se passe sur le territoire européen - avec un pays doté de l'arme nucléaire, membre du Conseil de sécurité des Nations unies, qui décide d'attaquer un autre pays -, sur le continent africain ou dans la région indopacifique, nous aurions aimé que ce constat soit le point de départ de toute la conception.
Sachant nos capacités financières limitées, sachant notre choix de maintenir un modèle complet d'armée, se pose alors la question des alliances et des partenariats. L'amendement concernant l'Otan est une bonne chose, mais il faut aller plus loin et s'interroger sur le rôle de la France dans l'Otan.
La question du contrôle parlementaire est essentielle. Je note vos efforts concernant l'accès à l'information. Le rôle du Parlement est de voter la loi, mais également de contrôler et d'évaluer les politiques publiques. Concernant le format des armées, la question des conséquences apparaît, elle aussi, essentielle. Quand on fait le tour des différents pays européens, on a parfois le sentiment que notre porte d'entrée serait plutôt l'Otan que la politique européenne de défense ; il faudra trancher sur ce sujet et en assumer les conséquences.
Vous évoquez une économie de guerre ; je suis dubitatif, car nous ne sommes pas en guerre. Ce qui est en jeu, c'est notre capacité à disposer d'un outil industriel au niveau.
Concernant les patchs, la question indopacifique est fondamentale. Dans la mesure où les Américains concentrent désormais leur vigilance sur cette partie du monde, on peut s'interroger sur l'évolution du « front européen » et sur la nature de notre soutien à partir de nos entités territoriales dans la région.
Enfin, concernant la question des finances, je note le montant de 413 millions d'euros. Je rappelle que l'actuelle LPM comprend les années 2024 et 2025 ; cela correspond, d'après mes calculs, à environ 97 milliards d'euros. Comme la nouvelle LPM reprend également ces années, nous serions donc en deçà des 413 millions d'euros. On pourrait également évoquer les 30 milliards d'euros liés à l'inflation, sans parler du report de charges. Je ne souhaite pas critiquer, mais simplement être transparent, dans la mesure où, comme vous l'avez dit, se pose la question de l'acceptabilité sociale et économique du montant.
Notre groupe s'inscrit dans une logique de bonification de la LPM et, à l'issue du travail effectué en commission et en séance, nous déterminerons notre vote.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Monsieur Perrin, le contrôle parlementaire est un sujet important. Dès lors que l'on s'accorde sur le respect du secret, nous devons pouvoir tout assumer.
Au sujet de la réserve, si des questions persistent concernant les rythmes de montée de puissance, la doctrine, la formation ou encore les équipements des réservistes, je suis prêt à apporter des précisions. On ne peut pas parler de haute intensité ni d'engagement majeur chez les autres sans avoir une réflexion sur la part des réservistes et sur leur rôle dans le modèle d'armée globale - Opex comprises. Comme on l'a vu avec les missions de formation pour les partenaires, il est évident que nos réservistes ont encore des choses à apporter.
Le standard F5 s'inscrit dans la LPM. J'ai présidé, il y a quelques semaines, un comité ministériel d'investissement (CMI) qui a permis le lancement du standard F5. Cela veut dire que l'ensemble des sommes engagées pour les études et la faisabilité se trouvent dans la LPM. Cela inclut le démonstrateur nEUROn, avec une mise en service au début de la prochaine LPM. Certains ont voulu opposer le standard F5 et le SCAF ; je rappelle que nous ne sommes pas dans les mêmes temporalités, la « cohabitation » entre les deux interviendra plus tard. Il est de notre responsabilité de lancer le standard F5 qui, à l'export, doit également trouver des partenaires, dans une fidélité autour du club Rafale.
Concernant le programme Scorpion, la capacité industrielle à livrer des Griffon n'est pas la même que celle à livrer des Jaguar. Nous privilégions la cohérence à la masse. Après la livraison d'un Griffon, le service d'infrastructure de la défense (SID) doit construire le nouveau hangar, et nous devons également être en mesure de disposer des munitions, des pièces détachées et du MCO. Celles et ceux qui ont assisté à Orion ont pu constater que, en revenant aux brigades et aux divisions, l'important n'était pas de stocker, mais de préserver une capacité d'action.
Peut-on, sur d'autres sujets, proposer le même amendement que pour le patch innovation ? Oui, c'est possible. Ensuite, souhaitez-vous l'écrire dans la loi ou dans le rapport annexé ? Ou souhaitez-vous que, dans une logique déclarative, je précise les choses en séance publique ? Lorsque nous parlons de 5 milliards d'euros pour les drones, il va sans dire qu'il convient de donner le détail ; j'ai suffisamment affirmé qu'il ne s'agissait pas de rattraper un retard, mais d'effectuer un saut technologique.
On ne peut pas s'intéresser à la question des drones sans, en parallèle, s'intéresser à nos capacités souveraines en matière de lutte anti-drone. Toute cette famille participe à la transformation de notre modèle d'armée, à la prise en muscles de notre BITD. Si le Gouvernement doit produire des amendements complémentaires à ce sujet, j'y suis favorable.
Le financement pour l'Ukraine est un sujet essentiel. La méthode retenue est performante, car elle nous permet de ne pas abîmer notre modèle d'armée, mais cela représente un coût pour le contribuable ; hors LPM ne signifie pas hors budget de l'État. Le moment venu, peut-être faudra-t-il que j'éclaire à nouveau le Parlement sur le fait qu'il s'agit malgré tout de dépenses militaires pour aider un allié en guerre. Nul ne sait combien de temps cette guerre peut durer, et cela constitue des sommes importantes pour les finances publiques.
À côté de l'agrégat, il faut regarder ce qui n'est pas visible, soit parce que c'est à discrétion, soit parce que l'Ukraine a été sortie de la programmation militaire. En même temps que les marches, d'autres sommes sont engagées par l'État pour aider nos alliés ukrainiens.
Monsieur Temal, merci d'être parti de l'importance de la menace. J'entends la frustration autour de la RNS, mais, lors de mes auditions ici, concernant la voûte nucléaire, le risque cyber, les fonds marins ou le spatial, j'ai toujours commencé par cela. J'espère que les chefs d'état-major en ont fait de même devant vous.
Pour être transparent, je pense que, dans le cadre d'auditions non retransmises, nous pourrions aller plus loin. Cela concerne, par exemple, les cas pratiques sécuritaires que l'on redoute, ou bien les cas de figure de déstabilisation de pays plus ou moins proches de la France qui pourraient engager nos armées d'ici cinq ou dix ans. Cela permettrait de comprendre ce qui ne se voit pas dans la LPM. Avec nos militaires, nous sommes beaucoup repartis de ces cas pratiques, soit parce que l'on avait pris du retard, soit parce qu'ils correspondaient à des sauts technologiques nouveaux. Ces questions n'ont pas fait l'objet de suffisamment de débats ; or, ce sont des points historiques, il y aura un avant et un après en matière spatiale, en matière de guerre des mines et de cyber également.
Les contrats opérationnels sont satisfaits dans le cadre de cette LPM. Concernant le cadencement, par honnêteté envers ceux qui nous succéderont, j'ai tenu à ce que l'année 2027 soit un point de passage important. Quand, par exemple, sont évoqués les termes de logique divisionnaire ou de brigade pour l'armée de terre, l'idée est d'être capable de se référer à un modèle constitué cohérent de combat, soit dans un format Otan cadre, soit dans un format hors Otan pour d'autres missions expéditionnaires. Le Président de la République souhaite pouvoir donner à son successeur des capacités opérationnelles qui fonctionnent. Les germes de la dissuasion nucléaire datent de la IVe République.
Le rôle de la France dans l'Otan est un autre sujet important, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre, en dissuasion comme en planification, sur terre et dans les mers. Sur les missions et les capacités expéditionnaires que l'on souhaite voir confier à nos armées, se pose la question de l'Afrique. Le débat, qui a commencé cette nuit dans l'hémicycle, doit se poursuivre.
De 2000 à 2010, on s'en tenait à de l'interposition de type onusien ; de 2010 à maintenant, on a évolué vers une culture expéditionnaire de lutte contre le terrorisme, ce qui n'est pas la même chose ; en ce moment, il s'agit plutôt d'opérations d'évacuation de ressortissants (Resevac), avec notamment l'opération Sagittaire au Soudan, ce qui relève encore une fois d'autres compétences. Il s'agit toujours de repartir de cas pratiques en se disant : sommes-nous capables de le faire ? Sous quel préavis ? Pour combien de temps ?
Certes, la France n'est pas en guerre ; vous avez raison de le rappeler, car cela permet aussi de lutter contre un certain nombre de narratifs. Le Président de la République avait employé cette expression, car il s'agit pour nous d'aider un allié en guerre. C'était le moment où il fallait aider l'Ukraine et où vous, parlementaires, nous mettiez la pression pour justifier les cessions d'armes à l'Ukraine. Notre BITD a vocation à aider nos alliés et partenaires et à exporter. Aussi, pour être crédible, il s'agit de basculer dans une économie de guerre ; je ne justifie pas l'expression, mais redonne son contexte d'emploi.
De fait, nous sommes engagés dans une économie industrielle de défense, avec chaque semaine le souci de délivrer des obus à temps et en quantité suffisante, sans parler de la défense sol-air et des équipements terrestres. Si l'on n'est pas capable de le faire pour l'Ukraine aujourd'hui, je ne vois pas comment l'on serait en mesure de le faire pour la France demain.
Sur les aspects budgétaires et militaires, nous observons des " bosses " qui correspondent à des besoins physiques et financiers. Si l'on prend l'exemple du porte-avions, on aurait beau établir une marche à 10 milliards d'euros dès l'année 2024, le PA-NG ne sortirait pas plus vite des chantiers de l'Atlantique ; on se retrouverait avec des autorisations d'engagement (AE) qui ne se solderaient pas par des CP, et les CP dureraient pendant cinq ou dix ans après avoir fait gonfler virtuellement le budget des armées.
Ce qui est vrai pour le porte-avions l'est également pour les SNA de classe Suffren, pour l'ensemble des SNLE et pour une partie des programmes spatiaux. Quel que soit le vainqueur de l'élection présidentielle en 2027 et quelle que soit l'identité du ministre des armées entre les années 2028 et 2034, ils devront composer avec des " bosses " capacitaires, liées à la dissuasion et aux grands programmes. Tous les vingt ou vingt-cinq ans, il est nécessaire de procéder à une remise à niveau de la dissuasion nucléaire ; ainsi, la dissuasion actuelle doit beaucoup à Jacques Chirac et à Nicolas Sarkozy. De même, des CP seront nécessaires pendant plusieurs années, quoi qu'il arrive, pour la modernisation des missiles de la composante aéroportée ou pour les SNLE.
Nous évoquons ici des crédits pour des besoins physiques. Quand vous étiez maire et que vous votiez la construction d'une piscine, cela ne se traduisait pas tout de suite en CP ; c'est au moment où démarraient les travaux de la piscine qu'il s'agissait de sortir les CP. Je ne compare évidemment pas la dissuasion nucléaire avec une piscine municipale, mais les principes budgétaires sont les mêmes et beaucoup de choses s'imposent à la morphologie de la construction des marches.
On dit souvent que ce sont les mêmes marches, sous-entendant qu'il s'agit des mêmes sommes. Nous ne devons pas induire nos concitoyens en erreur. Chaque fois, il s'agit de 3 milliards d'euros supplémentaires, avec un effort qui s'additionne. En 2018, la marche s'élevait à 1,8 milliard d'euros, contre 11,6 milliards en 2023, pour atteindre 14,7 milliards d'euros en 2024 ; 17,5 milliards en 2025 ; 20,7 milliards en 2026 et 23,7 milliards en 2027, terme du mandat présidentiel. Les deux tiers de l'effort s'effectuent durant les dix années du mandat d'Emmanuel Macron, et un dernier tiers ensuite, pour aboutir à une marche de 36,6 milliards d'euros en 2030. Telle est la règle, ou alors il ne faut pas que la LPM enjambe un scrutin présidentiel, ce qui ne s'est jamais vu depuis 1960.
M. Rachid Temal. - Ce n'est pas le débat. Deux ans ont été retranchés à l'actuelle LPM.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - L'argument est rhétorique. Cela voudrait donc dire, avec ce qui se passe en Ukraine, qu'il ne fallait pas lancer une LPM en urgence, et qu'il aurait fallu décaler la revalorisation des grilles indiciaires pour nos soldats ? La LPM n'est pas qu'une courbe avec des marches ; ce sont aussi des objectifs que nous nous assignons.
M. Rachid Temal. - Vous pouvez prendre des décisions sans changer la LPM.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est en contradiction avec ce que vous dites par ailleurs sur le contrôle parlementaire. La LPM consiste à prendre des éléments qui relèvent du domaine de l'exécutif et du réglementaire pour les basculer dans une loi de programme et permettre au Parlement de décider. Ainsi, les grilles indiciaires ne s'apparentent pas à du législatif, et l'achat de tel ou tel équipement non plus. En 2021, vous nous reprochiez de ne pas avoir voté et j'en ai pris acte ; et lorsque le Président de la République, avec la situation en Ukraine et le renouvellement de son mandat, a souhaité redémarrer avec une nouvelle LPM, vous auriez préféré attendre...
M. Olivier Cigolotti. - Monsieur le ministre, notre groupe est conscient des efforts consentis par la Nation au profit de nos armées. Dans le programme 178 de cette LPM, 69 milliards d'euros bénéficieront à l'entraînement et à l'activité des forces ; 49 milliards d'euros seront alloués à l'entretien programmé du matériel ; et 18 milliards d'euros serviront pour les différents services de soutien.
Nous ne pouvons que nous réjouir de vos propos sur la DT, la DTO et les contrats opérationnels. Autant nous pouvons souscrire au fait que, concernant la dissuasion, il n'est pas souhaitable de communiquer un certain nombre d'indicateurs, autant il nous apparaît nécessaire et opportun d'obtenir des éléments non classifiés ou en diffusion restreinte sur des équipements moins sensibles.
Je souhaite revenir sur l'entretien programmé du matériel (EPM). Nous avons besoin de disposer des annuités concernant l'EPM, afin de suivre les contrats opérationnels, ainsi que des indicateurs en matière de DTO ; cela est important pour les rapporteurs du programme 178, mais aussi pour les autres programmes. Les parlementaires doivent pouvoir assumer leurs missions, sans révéler au grand public ni à des compétiteurs qui n'auraient pas une totale bienveillance à l'égard de la Nation des éléments stratégiques ou sensibles.
Concernant le PA-NG, nous ne pouvons que nous réjouir de la validation du programme. Dans le rapport que nous avions réalisé avec mon collègue Gilbert Roger, nous avions envisagé la prolongation éventuelle du Charles-de-Gaulle, mais nous n'avions en aucun cas envisagé la construction d'un deuxième PA-NG. Il serait déraisonnable d'engager une telle démarche, sachant la dette conséquente que nous laisserons aux prochaines générations.
En matière de cohérence, nous avons un peu de mal à comprendre comment nous allons passer de la sur-disponibilité à l'éventuelle sur-usure du matériel. Dans la LPM précédente, le programme Scorpion notamment, dont la cible a été décalée dans cette LPM, était conséquent sur le sujet. Notre inquiétude porte sur la sur-usure du capital technique de nos armées. Pouvez-vous nous donner des détails ? Quels arbitrages font paraître rentable une sur-utilisation des matériels, sachant le coût inévitable en matière d'EPM ?
M. François Patriat. - Le débat à l'Assemblée nationale m'a, en effet, paru de bonne tenue. Cela aboutit à un texte équilibré, avec des avancées. Ce matin en commission, j'ai entendu à la fois des inquiétudes et des frustrations. Dans votre discours liminaire, vous avez répondu sur le secret de la défense, la dissuasion et le contrôle parlementaire - je note, à ce titre, que dans la loi votée hier on trouve des réponses à ces questions.
Dès 2017, le Président de la République a engagé une politique de rupture. Dans le cadre de la LPM 2024-2030, il est nécessaire que la France continue de renforcer ses moyens pour au moins trois raisons : d'abord pour garantir son autonomie stratégique, ensuite pour assurer ses engagements en tant qu'allié de l'Otan et membre de l'Union européenne (UE), et enfin pour être une puissance d'équilibre.
Il s'agit, pour nos capacités de défense, de passer d'une loi de réparation à une loi de transformation. J'ai apprécié vos réponses concernant notamment les drones et l'enjeu de la souveraineté française.
Sur la question du financement, tout le monde a salué l'importance de l'effort. Je mets en garde mes collègues contre l'idée qu'il aurait fallu faire davantage. Je rappelle que la position de la France, telle qu'elle est évaluée par les agences de notation, est aujourd'hui menacée. Si l'on faisait davantage, on imagine les conséquences au niveau des taux d'intérêt. J'appelle donc mes collègues à la raison, afin de pouvoir tenir nos engagements qui me semblent à la hauteur d'un projet à la fois efficace et équilibré.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le raisonnement sur les DT et les DTO est un peu le corollaire de celui sur la cohérence et la masse. Pendant des années, on a " nourri " le Parlement avec le seul tableau capacitaire, ce qui arrangeait d'ailleurs bien les industriels. Autrefois, les crédits diminuaient et il s'agissait de garder une cohérence. Le risque, bien identifié, est de perdre cette cohérence en crise de croissance, avec des lobbies divers et variés qui font que tout le monde achète sans se préoccuper de la crédibilité militaire ou de l'affecter à des contrats opérationnels concrets, et au mépris également de nouveaux segments.
Le décalage du capacitaire se fait au nom de la cohérence. Un Griffon, c'est bien, mais un Griffon avec un parking et des pièces détachées, comme je le disais précédemment, c'est mieux. Plus globalement, une brigade ou une division sans capacités de frappe dans la profondeur, sans défenses sol-air et sans moyens de lutte anti-drone, cela ne sert à rien. Tel est l'enjeu pour nos alliés ukrainiens en ce moment : comment peuvent-ils protéger à la fois leur ligne de front, les infrastructures civiles et les villes ? Cela doit nous inspirer, notamment pour la protection de nos fonds marins, avec nos SNLE, nos câbles et nos oléoducs.
Parce que nous disposons de la dissuasion, nous éviterons certaines menaces. Ou alors la dissuasion ne dissuade plus ; ou alors nous n'avons plus d'alliés, et c'est un autre débat. La passion du tableau capacitaire ne doit pas nous écarter des contrats opérationnels tels qu'ils existent vraiment.
Concernant la sur-usure du capital capacitaire, il s'agit de tempérer avec, quand même, des arrivées massives ; du Rafale en passant par les Griffon, cette LPM ne manquera pas de délivrer. Il est frustrant de se dire que ce qui a été voté en 2018 mette autant de temps à s'incarner ; c'est le sort de tous les programmes militaires depuis les années 1960.
Le vrai sujet autour de l'utilisation concerne non pas le format organique, mais celui des opérations. Il s'agit de la disposition à faire corps d'armée, de la capacité à mener une grande coalition navale autour du groupe aéronaval. Le modèle de cohérence se situe là également. Pour cela, je vous invite à faire des choix ; ou alors nous décidons de suivre un autre modèle, celui des États-Unis. Il n'en a jamais été question, et je ne veux pas non plus qu'on laisse entendre que cela puisse se faire.
Pour quelles batailles, pour quelles guerres veut-on engager nos armées ? C'est là le vrai enjeu d'une LPM, et l'on ne peut pas dire que sommes assaillis de recommandations ou de contributions en la matière.
Monsieur Patriat, vous avez ressenti de la frustration. J'ai également ressenti, dans les débats politiques sur les questions militaires, un peu de frustration. Il semble difficile de reconnaître que nous donnons des moyens. Je demande simplement que l'on ne soit pas plus dur avec ce gouvernement, qui augmente les moyens pour nos armées, qu'avec d'autres, à une période où ces moyens diminuaient.
J'ai été maire d'une ville qui a connu, en 2008, la fermeture d'un laboratoire de la direction générale de l'armement (DGA) et, dans les années 1990, la fermeture d'un régiment du train ; je sais donc ce que représente une diminution des moyens dans une LPM. Je n'ai pas le souvenir que nous étions aussi sévères à l'époque sur les ressources extrabudgétaires ou les marges frictionnelles, avec les ministres qui fermaient des régiments et des bases.
M. Christian Cambon, président. - D'une manière générale, le Sénat s'est toujours méfié des recettes extrabudgétaires.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est dommage, car il s'agit de recettes supplémentaires pour le ministère.
M. Christian Cambon, président. - Encore faut-il savoir lesquelles...
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Avec le SSA, c'est assez transparent. À ce compte, quand le ministère des armées vend du patrimoine, les sommes ne doivent plus lui revenir et repasser dans le budget général de l'État ; les parlementaires se sont toujours battus contre cela jusqu'à présent... Le SSA accomplit des actes médicaux qui donnent droit à un remboursement de l'assurance maladie ; cela doit-il être encore affecté au ministère des armées ou bien repasser dans le budget global ?
J'ai voulu montrer ces ressources budgétaires et, quand je vois les débats suscités, je le regrette. Il y a toujours eu des reports de charges et des marges frictionnelles, y compris lorsque d'autres gouvernements présentaient des LPM avec des budgets qui diminuaient.
On peut toujours faire plus. Auparavant, les objectifs étaient généreux, mais l'exécution ne se faisait pas à l'euro près. Désormais, quand on fixe des objectifs, il s'agit de s'assurer de la soutenabilité, car il y va de notre crédibilité.
Par ailleurs, l'aide à l'Ukraine pèse pour nos concitoyens. Elle se situe en dehors des 413 milliards d'euros de la LPM, mais représente de l'argent pour le contribuable.
M. Pierre Laurent. - Monsieur le ministre, j'ai le sentiment que, malgré toutes vos explications, demeurent beaucoup d'interrogations sur les concepts et les priorités stratégiques de cette LPM. Le fait de ne pas avoir eu de débats approfondis sur la RNS ni, précédemment, sur l'actualisation de la LPM risque d'affecter celui sur cette LPM. Par exemple, ce concept répété comme un mantra, disant qu'il faut préparer la guerre pour avoir la paix, mériterait un débat en soi ; il me semble, en tout cas, très discutable au regard du monde dans lequel nous vivons.
L'absence de débats en amont sur la nature de la conflictualité mondiale, sur les menaces, leurs causes et la manière de les prévenir, est regrettable. J'espère, malgré tout, que nous parviendrons à lever tous ces non-dits afin d'éclairer les choix politiques des uns et des autres.
Nous allons engager beaucoup d'argent. Nous savons que ces 413 milliards seront sanctuarisés. À cela s'ajoute ce que nous dépensons en ce moment pour l'Ukraine. Par ailleurs, il est précisé dans la LPM que ces sommes s'entendent comme un minimum ; d'ores et déjà, nous ouvrons la porte à des moyens supplémentaires. Il s'agit donc d'expliquer ce que nous allons faire de ces sommes considérables, dans un moment où il manque de l'argent pour d'autres enjeux qui, pour certains comme le réchauffement climatique, ont à voir directement avec la question de l'insécurité mondiale.
Nous ne manquerons pas de poser un certain nombre de questions sur la dissuasion. Je vous ai entendu faire une référence à l'Union soviétique à ce sujet, mais le rapport des communistes au nucléaire est une histoire profondément française. Après la Deuxième Guerre mondiale, parmi ceux qui inventent l'énergie nucléaire, il y a de grands scientifiques français, au premier rang desquels Frédéric Joliot-Curie qui va contribuer à la création du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), dont il sera d'ailleurs banni, quelques années plus tard, au moment de la guerre froide.
Ces grands scientifiques français expriment, dès le départ, leur opposition à l'utilisation militaire de cette énergie. Ils vont se mobiliser pendant longtemps - et les communistes avec eux - contre la constitution des arsenaux nucléaires que nous connaissons aujourd'hui. Les communistes ont toujours considéré que la seule perspective historique raisonnable était l'élimination de toutes les armes nucléaires. Ensuite, dans les années 1970, les communistes, prenant acte de l'état de la question, se sont ralliés à l'idée d'une dissuasion nucléaire française, tout en précisant deux choses : stricte suffisance et poursuite de l'effort d'élimination de ces armes ; d'où notre débat sur le Tian et TNP ; vous opposez les deux traités, contrairement à nous. À cet égard, le TNP est actuellement en panne, l'article 6 du traité n'est pas appliqué.
Par ailleurs, la forte augmentation des crédits se justifie-t-elle au nom de la stricte suffisance des arsenaux ?
De nombreuses questions se posent sur le modèle d'armée que nous sommes en train de construire avec la LPM. Lorsque le Président de la République a parlé d'économie de guerre et de haute intensité, lorsqu'il a annoncé cette somme de 413 milliards d'euros, beaucoup de nos collègues s'attendaient à la fois à poursuivre le renouvellement de la dissuasion et à renforcer l'équipement de nos forces.
Or nous allons avoir une dissuasion modernisée, avec un très fort investissement à la clé, mais aussi un étalement de plusieurs programmes, qui n'était peut-être pas attendu, ce qui conduit à un débat stratégique. Nos forces resteront principalement des forces de projection. Les forces dont nous disposerons sont dimensionnées pour s'inscrire dans des guerres à l'extérieur de nos frontières, dans le cadre de l'Otan. La question est de savoir pour quelles guerres. Avec qui ? Pour quels objectifs ? Ces questions, pour l'instant, ne sont pas débattues.
Concernant les espaces communs, se pose la question de la souveraineté numérique. Le PDG de Dassault, récemment auditionné, a beaucoup insisté sur le cloud souverain ; ce sujet, dans l'idée d'une construction de notre souveraineté numérique, me semble insuffisamment traité. On peut protéger nos câbles sous-marins, mais on peut aussi s'interroger sur la territorialisation de nos centres de données.
Concernant les bases, la question est de savoir le type de partenariat de sécurité et de défense que nous voulons construire demain avec des pays africains souverains. Je ne pense pas que les bases, telles qu'elles existent aujourd'hui, répondent à cette question.
M. André Guiol. - Depuis plusieurs semaines nous examinons en commission les contours de la future loi de programmation militaire avec l'éclairage de nos collègues rapporteurs pour avis sur le budget de la mission " Défense ". La majorité d'entre nous s'accorde à dire que l'effort de 413 milliards d'euros prévu sur sept ans à partir de 2024 est conséquent même si certains aspects peuvent être discutés. Cet effort est nécessaire et bienvenu compte tenu du nouveau contexte géopolitique, et notamment du conflit ukrainien, aux portes de l'Europe. Le groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE) est favorable à la hausse des moyens de nos armées. Les arbitrages sont toujours difficiles car la précédente loi de programmation a consisté à combler un retard accumulé dans presque tous les domaines : l'équipement, la préparation opérationnelle, le renseignement ou encore les conditions de vie des militaires. S'agissant de la nouvelle programmation, je relève un schéma d'emplois en hausse, des mesures visant à attirer et fidéliser les militaires, le renforcement des cibles des matériels au bénéfice de nos trois armées et la prise en compte des nouveaux espaces de conflictualité. À cet égard, le rapport annexé mentionne la nécessité d'augmenter notre capacité de surveillance et d'action dans les espaces maritimes, notamment les fonds sous-marins jusqu'à 6 000 mètres. C'est une bonne chose compte tenu des enjeux colossaux concernant les câbles numériques, les oléoducs, dans des espaces où naviguent des drones sous-marins de surveillance, de défense et d'attaque. Je regrette que cette compétence, que possédait la France il y encore quelques années, avec la conception par les bureaux d'études toulonnais, que je connaissais bien, du sous-marin SM 97 renommé depuis le Nautile, exploité par l'Ifremer, ne soit pas mieux explicitée dans la LPM afin d'améliorer plus significativement notre capacité de surveillance et d'intervention dans le milieu sous-marin.
Plus globalement, je m'interroge sur la soutenabilité de cette loi de programmation. L'étalement des cibles de matériels et la question de l'inflation, dont l'impact serait de 30 milliards d'euros, invitent mon groupe à attendre tous les éléments demandés et évoqués en commission pour se prononcer définitivement sur ce projet de loi, même si vous avez en déjà apporté quelques-uns.
M. Guillaume Gontard. - Merci, Monsieur le Ministre, pour vos explications. J'aurais pu évoquer le Tian ou le contrôle des ventes d'armes, mais nous aurons l'occasion d'avoir ce débat. Je souhaiterais aborder un sujet que vous avez effleuré. Nous savons qu'en raison du réchauffement climatique, le nombre de catastrophes naturelles en métropole comme outre-mer va augmenter, comme le rappelle le rapport du GIEC de mars 2023, avec des aléas qui seront à la fois plus forts et plus fréquents : cyclones, sécheresses, incendies, inondations, glissements de terrain, comme cela a été le cas dans la vallée de la Roya en 2020. Or les moyens alloués à la sécurité civile demeurent insuffisants. On ne pourra donc pas, ou difficilement, pallier l'augmentation de ces aléas. Ce risque apparaît plus tangible et imminent qu'un conflit de haute intensité sur notre sol. Christophe Béchu nous a demandé de réfléchir à une adaptation avec une augmentation des températures de 4°C. Considérant les moyens qui seront consacrés aux armées et la volonté de doubler la réserve opérationnelle, pensez-vous opportun que l'armée, et notamment la réserve, vienne épauler la sécurité civile avec la mise en place d'une logistique militaire pour l'évacuation de populations sinistrées, le blocage de périmètres, etc. ? Cela impliquerait une formation spécifique et la mise à disposition de nouveaux moyens pour faire face à ces enjeux.
Plus généralement, les aléas climatiques, avec leurs conséquences sur notre souveraineté qu'elle soit sanitaire, alimentaire ou énergétique, sont-ils pris en compte dans la nouvelle organisation et l'orientation stratégique des missions de nos armées ? Cela rejoint ce que disait Pierre Laurent sur les choix en ce qui concerne le type d'armée et les missions dévolues à nos forces que porte cette LPM.
M. Dominique de Legge. - Je souhaite évoquer trois points. Le premier concerne l'inflation dont l'impact s'élèverait à 30 milliards d'euros. Pouvez-vous nous en dire plus sur la répartition de cet impact sur toute la période ? Cette répartition a des conséquences sur notre lecture de l'effort consenti.
Le deuxième point concerne l'outre-mer. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce qui est prévu en matière d'infrastructures liées au personnel comme aux matériels ? Pour m'être rendu à La Réunion et à Mayotte, je me suis rendu compte qu'un effort devait être fourni.
Enfin, vous avez annoncé une rallonge budgétaire d'1,5 milliard d'euros pour 2023. Dans les auditions que j'ai pu faire et en me rapprochant de Bercy, je n'ai pas eu de confirmation de cette somme. Quand et comment sera-t-elle débloquée ? À quoi sera-t-elle affectée ? Faut-il la décompter dans les 400 ou les 413 milliards d'euros de la LPM ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le Président Laurent a de nombreuses interrogations sur les priorités stratégiques. La lecture du monde et la lecture de notre diplomatie impactent beaucoup le format des armées. Appartenir ou non à l'OTAN a des conséquences. Si nous disposons de la dissuasion nucléaire, ce n'est pas la même chose que si nous n'en disposons pas. Ce questionnement est clé. Nous pouvons toujours faire des revues nationales stratégique, des heures de débat, des livres blancs, cela n'effacera pas des désaccords profonds, qu'il faut acter. Le débat à l'Assemblée nationale a permis de le faire.
Je ne fais pas mienne l'expression : " si tu veux la paix prépare la guerre ". Le chef d'état-major des armées évoque la nécessité d'avoir une « guerre d'avance », ce qui est très différent. Il s'agit d'être prêt pour la guerre de demain et pas pour celle d'hier. Il a raison. Notre modèle d'armée n'est pas un modèle agressif. J'ai été frappé de voir des amendements à l'Assemblée nationale prévoyant de durcir tel ou tel équipement. L'armée française n'envisage pas d'envahir les pays limitrophes. Je le dis sur un ton provoquant, mais je crois que c'est utile de redire ce qui est attendu des armées.
Je pense que nous sommes clairs sur ce que nous attendons des armées. Nous considérons que nous devons participer à l'OTAN et nous devons dissuader les agressions qui viendraient de l'extérieur de l'OTAN, notamment du compétiteur russe. De même, nous considérons que nous devons lutter contre le terrorisme en Afrique ou ailleurs, promouvoir la liberté d'accès maritime, ou nous protéger contre les menaces cyber qui peuvent venir de différents "proxies". Si vous estimez que le débat n'a pas suffisamment eu lieu, nous pouvons l'avoir de nouveau. Nous avons tous une appréciation de qui sont nos compétiteurs et d'où viennent les menaces. Dans le cas où nous ne pourrions pas nous accorder sur l'origine des menaces, accordons-nous au moins sur leur nature. La prolifération nucléaire existe, nous pouvons évoquer le Tian et ou le TNP, nous y reviendrons en séance. Deux pays au moins sont en situation de prolifération, dont un situé près de nous. Ce n'est pas le nombre de chars ni le nombre de véhicules blindés qui va régler le problème.
J'ai noté une interrogation, lors du débat sur l'Afrique, sur les partenariats de sécurité avec les États souverains. Ne pensez-vous pas que nos bases y concourent ? Je pourrais vous démontrer que tel est bien le cas. Si nous ne disposons pas de forces prépositionnées pour faire de la formation, en flux, en permanence, ce que nous ferons sera inefficace. Nous pourrons envoyer un bataillon de formation de temps en temps mais sans forces prépositionnées, nous n'aurons pas l'effet de masse que les armées des pays africains attendent de nous. Si nous avons des forces, nous devons en effet nous demander quels sont leurs contrats : de l'appui au combat ou seulement de la formation ? Pendant que nous parlons des marges frictionnelles, nous n'évoquons pas ces sujets clés.
Vous indiquez que la LPM représente une enveloppe significative. Je partage ce point de vue. Nos concitoyens s'interrogent sur les conséquences sur d'autres services publics. Nous rendrions un mauvais service aux armées en opposant les différents budgets de la nation. Il faut être capable d'avoir un budget militaire qui corresponde aux besoins de notre défense, de la défense de nos intérêts vitaux, de nos intérêts tout court, de notre sécurité et peut-être d'intérêts qui concernent nos alliés.
Ne fallait-il pas répondre aux demandes des autorités maliennes confrontées au terrorisme ? Je soutiens la décision prise par François Hollande.
Je vous saurai gré d'admettre que la copie est cohérente. C'est un point clé de la discussion de la programmation militaire. Le débat peut être long, mais au final la question essentielle reste : qu'attendons-nous de notre modèle d'armée ?
S'il faut traiter certains sujets à huis clos, j'y suis prêt. Je pense que c'est nécessaire d'un point de vue démocratique. En délégation parlementaire au renseignement (DPR), grâce à ce format à huis clos, j'ai pu répondre précisément à des questions sur la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD).
Sur la dissuasion, la stricte suffisance est fondamentale. La dissuasion correspond toujours à 13 % du budget, mêmes si les crédits globaux augmentent. Il y a toujours une bosse, et je ne l'ai pas caché tout à l'heure dans mon propos. Il n'y a pas de remise en question de la stricte suffisance. Ces sommes sont affectées à des sauts technologiques de modernisation pour que notre capacité à dissuader soit toujours effective. Si certains pays musclent leur défense, il faut tout simplement que nous musclions nos capacités. Dès lors que les capacités acoustiques à entendre un sous-marin nucléaire sont de plus en plus sophistiquées, il est clair que nous devons améliorer la discrétion des sous-marins nucléaires.
M. Christian Cambon, président. - On peut se demander quelle est l'utilité, pour certains pays, d'avoir plusieurs milliers de têtes nucléaires.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Seuls les pays concernés pourraient répondre cette question. En ce qui nous concerne, la stricte suffisance reste l'alpha et l'oméga de notre doctrine strictement défensive de protection de nos intérêts vitaux, vis-à-vis d'une menace venant d'un agresseur étatique.
Monsieur Guiol, sur les fonds sous-marins, la capacité d'intervention à 6 000 mètres de profondeur constitue un enjeu important. Des entreprises de votre région et de votre département seront concernées. Le slot de Naval group sera installé à La Londe-les-Maures.
Monsieur de Legge, sur la soutenabilité financière, la copie est cohérente. Je vous ferai parvenir des éléments écrits sur la manière dont Bercy et le Ministère des armées ont construit l'hypothèse de 30 milliards d'euros consommés par l'inflation. Ces hypothèses reposent sur des indicateurs dégradés. En cas d'inversement de la tendance, les marges d'action que nous retrouverions seraient affectées au ministère. La LPM 2019-2025 reposait sur des facteurs macro-économiques qui étaient bons. Pour de bonnes raisons, Florence Parly a procédé à des investissements qui n'étaient pas prévus dans la LPM, dans le cyber, le spatial, ou pour la construction du siège de la DGSE au Fort-neuf de Vincennes. De fait, il y a toujours des éléments qui ne peuvent pas figurer dans la programmation initiale.
L'enveloppe de 1,5 milliard d'euros supplémentaires n'est pas comprise dans les 413 milliards d'euros du projet de LPM. L'idée est d'opérer un tuilage entre les deux LPM.
Monsieur le Président Gontard, le réchauffement climatique est un sujet clé. Par exemple, l'opération Héphaïstos a été imaginée pour quelques départements bien précis pour lutter contre les incendies et les feux de forêts, l'été en particulier, et désormais aussi l'hiver et dans des départements au nord de la Loire.
J'en donnerai un second exemple, qui est probablement l'une des plus belles missions que l'armée française accomplit même si elle est difficile : l'opération Harpie. Les forces armées et les gendarmes sont engagés dans la lutte contre le scandale environnemental, sanitaire et humanitaire que constitue l'orpaillage illégal.
Dans l'Indopacifique, comme l'a indiqué le sénateur Temal lors d'une audition précédente, les micro-États seront confrontés à des catastrophes naturelles. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous devons positionner davantage de forces outre-mer.
Le ministère des armées doit montrer l'exemple. C'est un grand propriétaire foncier, avec de nombreuses « passoires » énergétiques, de nombreuses zones Natura 2000. Vos collègues de l'Assemblée nationale ont voté des amendements à l'unanimité. C'est une bonne chose car ce sera la première LPM qui mette en avant ces sujets. Ils sont clés car nous ne pouvons pas dissocier les sujets climatiques des sujets de sécurité.
Les questions relatives à l'outre-mer concernent le territoire national. Nous actons le fait qu'il existe des menaces spécifiques, en fonction de l'environnement régional du territoire concerné. Mayotte et le canal du Mozambique en sont des exemples. Sur la pêche illégale, il est évident que c'est un immense enjeu dans l'océan Indien et dans l'océan Pacifique. Du fait de la pression démographique en Asie, des flottilles de pêche vont de plus en plus loin et sont de plus en plus agressives. Les actions qu'elles mènent sont à mi-chemin entre la pêche illégale et une forme de terrorisme des mers compte tenu des techniques agressives et violentes employées. Nous ne sommes pas encore confrontés à ces situations grâce au travail remarquable de nos forces.
S'agissant de la " tyrannie des distances ", l'A400M changera beaucoup la donne. Mais il faut trouver le bon équilibre avec l'échelon national d'urgence. Cela pose aussi la question des équipements. Pendant longtemps, les outre-mer ont eu les matériels les plus anciens. C'est la raison pour laquelle, j'ai souhaité augmenter le nombre d'hélicoptères, qui n'est pas satisfaisant. Je rappelle que la Polynésie française est grande comme l'Europe, la Nouvelle-Calédonie est grande comme l'Autriche, et la Guyane grande comme le Portugal. L'imagerie spatiale et les drones doivent y trouver des terrains d'application. Est-ce qu'une LPM suffira pour répondre aux questions sécuritaires propres aux Outre-mer ? Non, parce que les outre-mer sont également confrontés à l'hybridité. Tous les enjeux qui s'étaleront sur 10 ou 15 ans, comme le cyber, concerneront aussi les Outre-mer.
M. Olivier Cadic. - " Gagner la guerre avant la guerre " est la formule retenue par le chef d'état-major des armées (CEMA) dans sa vision stratégique. C'est une approche qui me convient et qui a fait ses preuves pendant la guerre froide. Je reviens sur une question évoquée hier soir en Séance : 93 % des ressources de l'Algérie proviennent du Sud algérien. Pour la première fois depuis dix-sept ans, le chef d'état-major de l'Algérie s'est rendu en France. Quelle est son analyse de la situation sécuritaire au Sahel depuis la fin de l'opération Barkhane ? Envisage-t-il de renforcer notre coopération militaire ?
La LPM prévoit un budget total de 4 milliards d'euros pour le cyber. C'est un effort qui mérite d'être souligné. J'ai été surpris et rassuré par le niveau des capacités qui ont été récemment présentées à Rennes pour répondre aux défis cyber. Le département de la défense américain a lancé en juillet 2022 une initiative pour un cloud de défense intitulé Zero Trust Reference Architecture qui prévoit d'associer les grandes entreprises américaines du secteur de l'économie numérique. J'ai auditionné hier sur ce sujet le directeur fédéral de la cybersécurité à la Maison Blanche et je remercie les services américains pour leur coopération avec le Parlement français. La Maison Blanche a annoncé une augmentation du budget de la cyberdéfense au rythme de 5 milliards de dollars supplémentaires chaque année. Le budget annuel des États-Unis dans le domaine de la cyberdéfense est sans commune mesure avec les budgets annuels prévus par la LPM entre 2024 et 2030.
Une démarche similaire au cloud de défense américain est-elle envisagée ? Si oui à quel niveau et sur quel budget ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le dialogue avec les Algériens est permanent. Je tiens d'ailleurs à les remercier car, lors du redéploiement de la force Barkhane du Mali au Niger, leur aide a été précieuse. Nos services de renseignement travaillent ensemble pour préserver nos pays d'une propagation de la menace sécuritaire. En privé, certains de mes interlocuteurs ont estimé que les propos entendus à Paris sur l'opération Barkhane n'étaient pas mérités, eu égard au sacrifice de nos soldats.
Je vous remercie pour vos propos sur le volet cyber ; le travail initié par Jean-Yves Le Drian, et conduit par la DGA, avance bien. Des projets similaires au cloud de défense américain sont prévus dans cette LPM, mais ils seront plus modestes puisque nos moyens ne sont pas comparables à ceux des États-Unis.
Mme Hélène Conway-Mouret. - La concomitance du développement de certains équipements majeurs et du renouvellement de la dissuasion nucléaire est-elle réaliste ? Est-il possible de tout financer en même temps ? L'engagement de ces crédits ne va-t-il pas se faire au détriment des petits programmes ?
Par ailleurs, lors des auditions, certains industriels, qui s'inscrivent dans la logique d'économie de guerre, c'est-à-dire produire plus et plus vite, déplorent un manque de compétence, une pénurie d'ouvriers qualifiés et d'ingénieurs. N'est-il pas temps de promouvoir l'attractivité de l'industrie de défense dans le cadre d'une mobilisation des ministères autres que le ministère de la défense, pour répondre à ces besoins ?
Enfin, il est important de rappeler que la France n'a aucune ambition hégémonique. Notre présence en Afrique est destinée à répondre aux besoins de nos partenaires. Nous avons été critiqués au motif que nous ne serions présents que pour nous-mêmes. Cela n'est pas le cas. Au Mali par exemple, nous avons répondu à une demande. À l'avenir, nous devons marteler ce vocabulaire de partenariat. Un outil intéressant est développé à Abidjan : il s'agit du projet d'Académie internationale de lutte contre le terrorisme, dans lequel la France et la Côte-d'Ivoire sont engagées. Nous pourrions travailler à partir de cet exemple pour en développer d'autres.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - S'agissant de votre inquiétude concernant le financement de la dissuasion nucléaire et des équipements majeurs, tout est dans la copie. Dans certaines situations, nous n'avons pas le choix : c'est le cas concernant la " scorpionisation ", dans la mesure où nous sommes déjà au bout de ce que nous pouvons attendre des véhicules de l'avant blindés (VAB).
Dans d'autres cas, le volet nucléaire et le volet conventionnel sont liés. Le Rafale fait ainsi partie des contrats opérationnels de la dissuasion. Le basculement vers le tout Rafale satisfait à la fois la partie conventionnelle et la partie nucléaire.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Peut-on tout financer en même temps ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - C'est prévu. La réparation, la transformation et la rénovation demandent des efforts et des choix, mais nous sommes partis des contrats opérationnels.
S'agissant des petits programmes, au contraire, ils sont nombreux. Les capacités et les perspectives données à la BITD permettent aux industriels de prendre des risques. Je suis prêt à déposer un amendement dans le rapport annexé mentionnant des exemples de petits programmes intéressants.
S'agissant du manque de compétences, j'admets que c'est un combat industriel français, peu importe d'ailleurs la nature de l'industrie. En ce moment, il existe une tension sur le marché du travail. Il y un effort collectif, culturel à fournir, en arrêtant de pointer du doigt les marchands d'armes. Cela vaut pour l'accès au financement bancaire comme pour l'attractivité en matière de ressources humaines. Ce ne sont pas des métiers suffisamment valorisés d'un point de vue sociétal. On parle davantage de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE) que de patriotisme industriel militaire. Or notre modèle repose sur cela.
Les sommes importantes que nous engageons constituent également une contribution à nos industries de défense qui sont présentes aux quatre coins du pays. Si nous achetions américain, cela serait peut-être moins cher, encore que cela ne soit pas certain. Il faut réexpliquer le modèle global de la BITD avec ses tensions et ses contraintes, dont la question des ressources humaines. À cet égard, la question de la réserve industrielle de défense peut se poser. J'ai également rappelé aux industriels qu'avec les perspectives que nous leur donnons, ils pourraient intéresser leurs salariés à la performance. Tout cela participe de l'acceptabilité sociétale des dépenses militaires.
Mme Nicole Duranton. - L'examen du texte à l'Assemblée nationale a montré les défis d'ampleur auxquels sont confrontées nos armées sur le plan de l'attractivité des métiers et de la fidélisation des militaires. Nous avons une armée de grande envergure, qui assure une formation initiale et continue de nos militaires, ainsi que du personnel civil. Ces formations de grande qualité rendent ces personnels très attractifs sur le marché de l'emploi. Vous l'avez rappelé dans votre intervention : il est essentiel de revaloriser les grilles indiciaires et d'accroître leur progressivité. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces améliorations envisagées ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le rehaussement du niveau du SMIC a entraîné le rehaussement de la solde du soldat. Comme aucune réflexion d'ensemble n'a été menée, les grilles indiciaires des différents grades se sont tassées avec le temps. L'écart entre les soldes d'un soldat de première classe, d'un caporal, caporal-chef avec la solde d'un sergent, sergent-chef, second-maître s'est réduit. Dans le même temps, jamais nos armées n'ont confié autant de responsabilités aux sous-officiers. Or pourquoi devenir sous-officier, avec les responsabilités que cela implique, alors que les différences de soldes sont minimes ? À l'Assemblée nationale, nous avons assisté à un grand saupoudrage, non susceptible d'atteindre les effets escomptés. Il faut travailler pour recréer des seuils attractifs pour l'ensemble de nos soldats qui prennent des responsabilités. Cette réflexion doit également concerner le volet indemnitaire. Être sous-officier dans un sous-marin ou exercer des fonctions de combat, ce n'est pas la même chose qu'exercer d'autres fonctions. Il faut donner de la souplesse, de la subsidiarité dans la chaîne de commandement et imaginer des instruments, à destination par exemple des cybercombattants qui sont "chassés" pour intégrer des entreprises privées.
M. Philippe Folliot. - Je suis parlementaire depuis 2002 et j'ai, à ce titre, examiné tous les projets de loi de programmation militaire depuis cette date. À mes yeux, le projet qui nous est soumis cette année est le plus intéressant, eu égard aux moyens alloués.
À la fin du siècle dernier, les forces de souveraineté comptaient quelque 15 000 militaires. Au début de la loi de programmation militaire en vigueur, ils n'étaient plus que 8 300 environ ; aujourd'hui, ils sont un millier de moins. Dans le rapport annexé au projet de loi, il est indiqué que les capacités de nos forces de souveraineté constituent " un impératif pour la nouvelle loi de programmation militaire ". Comment cet impératif se traduira-t-il ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - La programmation militaire est plus intéressante lorsque les moyens augmentent, c'est certain. Toutefois, cette augmentation donne lieu à des discussions nourries sur l'orientation des crédits et les choix industriels, au regard notamment du contexte stratégique - Indopacifique, Ukraine et terrorisme. Le sujet n'est donc pas consensuel.
S'agissant des forces de souveraineté, il existe des menaces spécifiques aux territoires ultramarins, compte tenu de leur environnement régional : terrorisme au Mozambique, pays voisin de Mayotte ; pêche illégale avec des contestations d'acteurs étatiques ou non étatiques, qui testent notre capacité à assumer notre souveraineté. Par conséquent, il est important de renforcer les contrats opérationnels des trois armées, en veillant à mieux répartir la présence des forces dans les territoires. L'organisation de l'opération Harpie est très spécifique. Les Forces armées en Nouvelle-Calédonie (FANC) sont quant à elles principalement basées à Nouméa, ce que je déplore ; j'ai donc demandé une révision de la stratégie de déploiement.
Par ailleurs, j'ai appelé à une meilleure prise en considération de la question climatique dans nos opérations de souveraineté, auxquelles les unités du génie vont davantage participer. Enfin, la surveillance spatiale est essentielle pour nos territoires d'outre-mer, tant pour les questions maritimes que pour les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) - que vous connaissez très bien - ; dès lors, le recours aux satellites d'observation sera accru.
M. Pascal Allizard. - Une question commune avec mon collègue Yannick Vaugrenard sur le programme 144 : nous nous étions félicités de l'augmentation de l'ordre de 10% des crédits pour les études amont sur la durée de la LPM, mais le tableau des crédits annuels qui nous a été transmis montre qu'entre 2024 et 2027, ce montant est en nette diminution. Ce n'est qu'à partir de 2028 que le seuil du milliard d'euros est atteint.
Non seulement c'est un effort en fin de loi de programmation mais c'est aussi une régression par rapport à la situation actuelle. Il s'agit peut-être d'une erreur administrative, auquel cas on s'en réjouira.
Quant aux services de renseignement, il est prévu la création de 1 100 postes. Or, il ressort des auditions que nous avons menées qu'il est difficile de recruter et de fidéliser les personnels et qu'une fuite des contractuels est observée.
Le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme détient une compétence en matière de coordination interministérielle des politiques de ressources humaines des services de renseignement. Sans empiéter sur les politiques propres à chaque service, ce comité ne serait-il pas légitime pour élaborer une politique de ressources humaines interministérielle appuyée sur une politique publique de renseignement afin d'homogénéiser les rémunérations, de construire des parcours professionnels et de mutualiser les formations ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Certains périmètres ont évolué. Il n'y a pas une ligne qui n'augmente pas à l'année N+1, même si on peut débattre du rythme d'augmentation.
Quant au tableau capacitaire, j'ai préféré un tableau relatif au format des armées, un tableau de parcs, plutôt qu'un tableau de commandes, ce qui me semble légitime sur le plan démocratique. On ne fait pas la guerre avec un bon de commande mais avec un matériel qu'on nous a livré et qui fonctionne. Cela renvoie à la question de la disponibilité technique soulevée par M. Cigolotti.
C'est important parce qu'on ne peut pas avoir un contrôle démocratique par le Parlement sans affiner à nouveau tous ces indicateurs et ces critères qui sont parfois anciens, il faut bien le reconnaître. C'est ce que je suis en train de faire avec la disponibilité technique opérationnelle.
Quant aux politiques de ressources humaines des services de renseignement, il est normal qu'elles relèvent des ministères compétents, peut-être encore plus pour le mien dans la mesure où vous avez des sujets qui sont propres au statut militaire et d'autres qui sont propres au civil.
Je pense que la DGSE a un travail important de fidélisation à réaliser. Il y a là aussi un enjeu d'épaisseur. J'ai rencontré beaucoup d'agents qui ont voulu partir parfois pour des raisons qui peuvent sembler dérisoires ou parce qu'ils reçoivent des propositions du secteur privé qu'il ne nous est pas possible de concurrencer. Parfois, ces agents partent aussi parce qu'ils n'ont pas obtenu 150 euros d'augmentation qui leur auraient permis de payer une facture par exemple. Il ne faut pas faire de généralisation mais dans les sommes que vous vous apprêtez à examiner dans le cadre de la programmation, il y a des outils qui vont permettre à chaque employeur public au sein du ministère de trouver des solutions de fidélisation. De plus, un amendement a été adopté à l'Assemblée nationale sur la part de militarité de la DGSE parce qu'un des moyens, aussi, de fidéliser, c'est d'assurer cette militarité qui, à bien des égards, peut être un facteur d'attractivité. Le métier du cyber est aussi un métier de combattant.
M. Cédric Perrin. - Pour remplacer le lance-roquette unitaire, un appel d'offres européen semble envisagé. Or, vous avez été très clair, lorsque vous avez annoncé que vous alliez dégager 600 millions d'euros pour financer cet équipement, en indiquant que vous demanderiez une étude sur une solution souveraine. Si toutefois un appel d'offres européen est lancé, il est clair que nous n'irons pas vers une solution souveraine française.
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le principe doit être celui d'une solution souveraine. L'exception, si elle existe, pour des raisons opérationnelles, serait d'avoir recours au HIMARS américain, et pas à un autre équipement. Il n'y aura pas d'appel d'offres européen. Je forme le voeu que nous puissions avoir une solution souveraine. J'ai demandé à la DGA d'en objectiver le coût. Les 600 millions d'euros sont dans la copie. Si nous nous lançons dans une solution souveraine, nous devrons néanmoins nous interroger : s'agira-t-il d'un HIMARS français ou de quelque chose d'autre ? Je vous rappelle que le châssis des LRU est déjà américain. Nous n'avons jamais été 100 % souverains.
Il ne vous a pas échappé que le Président de la République a parlé de frappes dans la profondeur la semaine dernière lors de son intervention lors du sommet de la Communauté politique européenne. La défense sol-air et la frappe dans la profondeur sont deux éléments du combat opérationnel et du combat terrestre et aéroterrestre de demain qui sont absolument clés. En revanche, je n'ai pas encore d'élément sur le calendrier. Il y aurait une fierté pour nos forces à disposer d'un équipement français, mais nous ne pouvons pas leur dire que celui-ci arrivera dans 10 ans.
Il y a souvent une prise de risques. À l'Assemblée nationale, j'ai découvert une forme d'aversion au risque dans les choix politiques et militaires. Notre modèle repose sur une prise de risques, ce qui implique d'accepter des retards, des délais, des aléas, des incertitudes.
M. Christian Cambon, président. - Je veux rappeler le désir de tous nos collègues d'une grande transparence sur les éléments que vous nous communiquerez. Nous voulons vous accompagner dans l'élaboration de cette loi de programmation militaire. Pour cela, il faudra que vous nous transmettiez les éléments qui nous permettront d'exercer la mission constitutionnelle qui nous est confiée.
Source https://www.senat.fr, le 25 juillet 2023