Entretien de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec "Ouest France" le 7 octobre 2023, sur l'action terroriste du Hamas en Israël, la situation au Haut-Karabakh, le soutien à l'Ukraine et la menace djihadiste au Sahel.

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Média : Ouest France

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Q - Craignez-vous une escalade après la vaste offensive du Hamas contre Israël ?

R - Israël est un pays ami qui fait face à une offensive terroriste de grande ampleur, sur son sol et contre sa population. Rien ne justifie le terrorisme, jamais. Israël a le droit de se défendre, et la France rappelle ce droit imprescriptible. Ceux qui sont derrière les terroristes, qui les soutiennent, les financent, les équipent, doivent cesser de le faire. Quand le calme sera revenu, il faudra se demander comment mieux prendre en compte les aspirations légitimes des Palestiniens, dont les terroristes ne sont pas les représentants. De nombreux Palestiniens aspirent à vivre en paix avec les Israéliens, non pas face à face, mais côte à côte.

Q - Quelle est votre réaction au Prix Nobel attribué vendredi à Narges Mohammadi ?

R - C'est un hommage puissant à la liberté et à l'égalité des droits entre les femmes et les hommes. Mme Narges Mohammadi est récompensée pour son combat exemplaire contre l'oppression des femmes en Iran, je salue son courage et dis mon admiration. Elle est aujourd'hui en prison, elle doit être libérée.

Q - Vous avez parlé "d'épuration ethnique" au Nagorno-Karabakh. Avez-vous connaissance de massacres de civils ?

R - Le départ des Arméniens du Haut-Karabakh est un crime car il est forcé. Dire qu'il est volontaire, alors qu'il intervient après neuf mois de blocus total, après une opération militaire meurtrière et alors que des menaces sont proférées, des arrestations conduites n'aurait pas de sens.

Q - La France est le seul pays à utiliser officiellement ce terme ?

R - Le Parlement européen l'a utilisé mais pour ma part je pense que nous devons nous assurer que ces mouvements forcés de population ne soient pas définitifs et que nous ayons donc nous aussi à utiliser ce terme. Les Arméniens du Haut-Karabakh doivent pouvoir revenir sur les terres de leurs ancêtres, avec pleine garantie du respect de leur culture, de leurs droits historiques et de leur sécurité, le tout avec une forme de surveillance internationale.

Q - Faut-il rompre les relations diplomatiques avec l'Azerbaïdjan ?

R - Ce n'est pas du tout le sujet. Nous avons des relations diplomatiques avec de nombreux pays dont nous condamnons les actions. Notre objectif est d'amener les deux pays à négocier une paix juste et durable garantissant les frontières de l'Arménie. C'est ce que veut aussi l'Arménie, car c'est dans son intérêt. Un pas a été franchi jeudi, avec l'acceptation par le président de l'Azerbaïdjan d'une nouvelle rencontre sous l'égide de l'Union européenne (UE). Autant nous condamnons l'opération militaire du 19 et 20 septembre et ses conséquences, autant nous voulons préserver l'espoir d'un accord. Et donc prévenir toute nouvelle action que l'Azerbaïdjan pourrait être tenté de mener. C'est la logique de notre action. Nous sommes aussi aux côtés de l'Arménie ; nous travaillons entre Européens sur des propositions concrètes et je souhaite que nous puissions les examiner directement avec le ministre arménien des Affaires étrangères, que la France propose d'inviter rapidement à Bruxelles pour cela.

Q - Il y a vraiment un risque d'invasion ?

R - Il faut en tout cas en dissuader l'Azerbaïdjan. Le président de la République et nos principaux partenaires européens ont délivré des messages de la plus grande clarté sur le sujet, jeudi. Y compris sur les réactions qui seraient les nôtres en cas de nouvelles menaces.

Q - La Turquie peut jouer un rôle dans ces échanges ?

R - Ce qu'on attend de la Turquie, c'est qu'elle contribue à l'apaisement et à la recherche d'une solution de paix.

Q - Ce qu'elle n'a pas fait…

R - En effet. C'est ce que le président de la République a noté la semaine dernière. L'Azerbaïdjan se sent soutenu tant par la Russie que par la Turquie. C'est à la Turquie de dire quelle est sa vision pour la région : souhaite-t-elle contribuer à l'escalade des tensions ou bien souhaite-t-elle créer une dynamique positive, en rouvrant par exemple sa frontière avec l'Arménie.

Q - La création d'une force d'interposition internationale pour protéger la frontière arménienne est-elle envisagée ?

R - Il y a déjà une mission de l'UE présente en Arménie près de la frontière, créée par l'UE à l'initiative de la France. J'ai demandé qu'elle soit renforcée dans son mandat et ses moyens. Il ne s'agit pas d'une force d'interposition, mais sa présence est dissuasive et permet d'informer sur ce qui se passe.

Q - Quelle est la forme que pourrait prendre le "soutien militaire" à l'Arménie évoqué par le Président ?

R - Nous avons une relation de sécurité et de défense avec l'Arménie depuis longtemps, la décision a été prise dans ce cadre pour l'adapter aux nouvelles circonstances. Nous serons à l'écoute des besoins défensifs que l'Arménie exprimera pour mieux assurer sa protection.

Q - La France a triplé le montant de son aide humanitaire à l'Arménie en débloquant 7 millions d'euros supplémentaires. Est-ce suffisant ?

R - L'aide prévue pour l'année 2023 était de 2 millions, je l'avais déjà augmentée à 5 millions cet été et elle est désormais de 12,5 millions d'euros. L'UE a décidé de débloquer 20 millions de son côté, mercredi. Je veux y voir le résultat des efforts que nous menons depuis plus d'un an pour que nos partenaires européens prennent mieux conscience de ce qui se joue dans le Caucase, et qu'ils se montrent plus unis, et plus fermes, sur ces questions.

Q - L'UE est-elle toujours aussi "unie" et prompte à soutenir l'Ukraine ?

R - L'unité de l'UE ne s'est jamais démentie jusqu'ici. Nous l'avons manifesté à nouveau en nous rendant à Kiev lundi, pour la tenue d'un conseil informel des vingt-sept ministres européens des Affaires étrangères. Il y a trop en jeu pour l'Europe et les Européens dans cette guerre pour que notre unité soit mise à mal. Depuis le sommet de l'Otan de Vilnius, la plupart des États membres ont passé des accords bilatéraux pour la reconstruction ou d'aide dans les domaines économique, humanitaire ou militaire, dont certains permettent la coproduction d'armements européens sur le territoire ukrainien. C'est aussi un message envoyé à la Russie. Elle doit comprendre que nous serons aux côtés de l'Ukraine aussi longtemps qu'il le faudra.

Q - La Hongrie demande pourtant la réduction de moitié des aides, la Slovaquie vient d'élire un Premier ministre réputé pro-Poutine…

R - Il n'y a aucune érosion du soutien à l'Ukraine. Il en va de notre sécurité, pas seulement du sort de l'Ukraine. Cet intérêt supérieur prévaut.

Q - Dans quel état d'esprit avez-vous senti le président Zelensky, lundi, à Kiev ?

R - Je l'ai trouvé impressionnant de détermination et de calme. L'intransigeance du président Poutine est frappante, par contraste, alors que la Russie continue à commettre jour après jour des atrocités. Bombarder des civils, des infrastructures civiles, des écoles, des marchés, comme ça a encore été le cas jeudi, où un missile russe a tué plus de cinquante personnes rassemblées après des funérailles, ce n'est pas faire la guerre, c'est faire des crimes de guerre. Il faut les dénoncer, les condamner, et demander à nouveau à la communauté internationale d'exiger de la Russie qu'elle cesse son agression et se retire d'Ukraine.

Q - Comment obliger les Russes à négocier un accord de paix ?

R - Sans doute faudrait-il que l'Ukraine, qui progresse difficilement mais réellement, soit en meilleure position de force pour que la Russie réalise enfin qu'elle est dans une impasse. La Russie n'a atteint aucun de ses objectifs et n'est pas en situation de pouvoir les atteindre. Elle a fait une erreur stratégique et doit en tirer les conséquences.

Q - Sauf que la contre-offensive ukrainienne, dont on attendait beaucoup, n'a pas fonctionné…

R - C'est inexact. Les Ukrainiens mènent une contre-offensive depuis juin. Ils ont toujours dit qu'elle serait difficile parce que les Russes ont eu le temps de préparer plusieurs lignes de défense et de procéder à un minage massif des terrains. C'est le cas, mais les forces ukrainiennes avancent. Elles ont désormais la capacité de mener des actions en profondeur. Plusieurs opérations ont réussi en mer Noire, obligeant une bonne partie de la flotte russe a se mettre à l'abri loin de Sébastopol. C'est le signe d'un nouveau rapport de force.

Q - Les militaires français ont été contraints de quitter le Mali, le Burkina, et désormais le Niger. Faut-il repenser la présence française au Sahel ?

R - Le retrait progressif des forces françaises au Niger a débuté ce vendredi, sur décision du président de la République. Elles y étaient présentes à la demande des autorités légitimes, en appui à la lutte antiterroriste. Dans cette lutte, nous ne pouvons pas être les partenaires des militaires putschistes qui remettent en question la démocratie. Mais je vous rappelle que la réduction de notre présence, au profit de nouvelles formes de coopération militaire, a été annoncée par le président de la République, dès le mois de novembre 2022. Soit bien avant le coup d'État au Niger de juillet. Ces évolutions sont en cours et leur évaluation est suivie de très près.

Q - La menace djihadiste au Sahel est-elle plus élevée aujourd'hui ?

R - Quand l'insécurité politique est là, l'insécurité augmente sur le terrain. On le voit malheureusement au Mali, avec une très forte progression des djihadistes. Les attaques des groupes armés terroristes ont également progressé au Burkina et, depuis le putsch de fin juillet et l'arrêt de nos opérations, au Niger, où des tensions s'installent entre les populations. Et c'est une très mauvaise nouvelle pour tout le monde et avant tout pour les populations sahéliennes.

Q - Quel est le jeu de la Russie dans la région ? Encourage-t-elle les déplacements de population pour déstabiliser l'Europe ?

R - Je ne le pense pas. La Russie manipule ou accroît ces mouvements populistes pour s'implanter dans des pays dont elle cherche à exploiter les richesses à son profit. Il est de notoriété publique que Wagner trouve une bonne partie de ses sources de financement dans le pillage des pays africains, ce qui lui permet d'entretenir une armée de mercenaires au service des basses œuvres de la Russie. Mais il ne faut pas exagérer la puissance de la Russie en Afrique. Elle est d'abord là pour piller des ressources.

Q - Redoutez-vous une poussée populiste aux prochaines élections européennes ?

R - Ces élections sont extrêmement importantes pour tous nos pays, parce que le Parlement européen a de réels pouvoirs de codécision avec les gouvernements des États membres. L'Europe nous protège, elle est un espace de prospérité. La construction européenne nous a apporté beaucoup, à commencer par la paix, évidemment, mais également un cadre d'action commun pour défendre nos valeurs, notre liberté, notre identité. À rebours de la vision démagogique et simpliste des populistes, d'un repli sur soi qui n'est porteur d'aucune solution et nous conduirait au déclin. On entend beaucoup le Rassemblement national au sujet de l'immigration, mais ses eurodéputés n'ont voté aucune des mesures du nouveau pacte sur la migration et l'asile qui va nous permettre de bien mieux contrôler les entrées sur notre sol. Il faut dire la vérité aux Français.

Q - Les Russes vont-ils à nouveau interférer dans ce scrutin pour essayer de faire élire des gens acquis à leur cause ?

R - La Russie s'intéresse aux processus démocratiques d'un certain nombre de pays, dont la France, c'est un fait. Elle a tenté d'influencer le processus électoral lors de l'élection présidentielle de 2017. Nous avons considérablement renforcé nos protections depuis, au niveau national comme au niveau européen. J'ai toute confiance dans notre capacité à déjouer de nouvelles tentatives éventuelles.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 octobre 2023