Entretien de Mme Laurence Boone, secrétaire d’État, chargée de l'Europe, avec Radio J le 9 novembre 2023, sur la la lutte contre l'antisémitisme, la politique de l'immigration et l'élargissement de l'Union européenne à l'Ukraine et la Moldavie.

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Média : Radio J

Texte intégral

Q - Laurence Boone, bonjour,

R - Bonjour.

Q - et bienvenue. Cette marche de dimanche, marche qui s'adresse aux citoyens mais qui s'est retrouvée politisée. Comment on fait ?

(...)

R - Je crois, et vous l'avez rappelé, c'est une démarche citoyenne, c'est une démarche publique, c'est une grande marche de tous les Français, qu'ils soient de confession juive ou non, contre l'antisémitisme, contre l'intolérance, contre la barbarie, et parce que nous faisons tous partie de la même nation. Je crois que c'est vraiment comme cela qu'il faut absolument le voir. La multiplication des actes antisémites qu'on a vue, Gérald Darmanin l'a rappelé au Sénat hier, c'est trois fois plus en un mois que tout ce qu'on a vu en 2022. Et puis, ce n'est pas que français...

Q - On va en parler ; on va en parler.

R - Donc un sursaut, nous avons un devoir de mémoire. On est, vous l'avez rappelé, 80 ans après la Nuit de cristal [85 ans : 9 novembre 1938] et c'est sidérant, ce à quoi on est en train d'assister.

Q - Le 9 novembre c'était aussi, en 1989, la chute du mur de Berlin, donc c'était un immense espoir pour la démocratie et pour l'Europe. Aujourd'hui, au niveau européen, quel est l'état des lieux sur l'antisémitisme ? Il n'y a pas qu'en France qu'il y a eu des manifestations et des débordements antisémites.

R - Non, vous avez raison, il n'y a pas qu'en France, et c'est aussi cela qui est glaçant. Vous allez trouver la même chose aux Pays-Bas, en Allemagne, dans tous les pays, quel qu'ait été d'ailleurs leur comportement pendant la Seconde Guerre mondiale. Et je crois qu'on n'appelle pas assez la Commission à bouger, et c'est ce que je vais lui demander, parce que nous avons au niveau européen une stratégie de lutte contre l'antisémitisme qui a été adoptée en 2021.

Q - Que nous dit-elle, cette stratégie ?

R - Elle dit que chaque pays, chaque pays de l'Union européenne, les 27 Etats membres, doivent mettre en place leur propre stratégie de lutte, qui consiste d'abord à recenser les actes antisémites, les documenter, ensuite mettre en place un petit peu ce qu'on a fait en France, des policiers, des personnes qui traquent sur Internet les discours de haine, bref, vraiment de suivre tout ça ; et puis ensuite, d'investiguer et d'inculper, de faire des procès, comme vous le rappeliez tout à l'heure.

Q - Et les Vingt-Sept le font ?

R - Non. Exactement. Aujourd'hui on a 13 pays -13 pays et on va être bientôt en 2024 donc trois ans après l'adoption de cette stratégie - qui n'ont pas mis en place de lutte contre l'antisémitisme.

Q - Un sur deux ! Alors, on s'attend à ce que ce soit la Hongrie qui ne le fasse pas. Mais qui il y a d'autre dans cette liste de 13 ?

R - Entre autres, les 13 - je ne voudrais pas qu'on mange le temps de parole en les énumérant - mais cela fait quand même beaucoup. Cela fait beaucoup trop, de toute façon. Je crois que le Parlement européen a un rôle aussi pour interpeller la Commission. C'est ce que je vais faire avec mes collègues Catherine Colonna et Gérald Darmanin. Ce n'est pas possible, il faut bouger aujourd'hui. Et ce n'est pas du tout biaisé. J'ai aussi interpellé la Commission, l'année dernière, parce qu'elle finançait la FEMYSO, or on sait tous que la FEMYSO est proche des Frères musulmans. Donc à nouveau avec Catherine Colonna et Gérald Darmanin, nous sommes montés au créneau pour qu'ils arrêtent ces financements.

Q - Il y a un des pays européens sur lequel on regarde évidemment parce que l'Histoire nous y entraîne, c'est l'Allemagne. L'Allemagne aussi est touchée par cette résurgence antisémite, et par des votes qui se portent de plus en plus vers l'AFD qui, de ce côté-là, n'est pas irréprochable. Comment peut-on dire à nos amis allemands de se bouger ?

R - C'est une excellente question. Ce que vous évoquiez sur la crèche Anne Frank, c'est juste incompréhensible, c'est bouleversant, ce sont des enfants ! Et le devoir de mémoire, c'est effectivement d'enseigner à des enfants qu'il y a eu des jeunes femmes comme Anne Frank. Je ne reprendrai pas votre sketch, mais on est où ?! Donc l'Allemagne, elle aussi, doit avoir une stratégie de lutte antisémite. Vous avez sans doute entendu le discours du ministre de l'Economie, Robert Habeck, qui a fait un discours bouleversant, une vidéo qui est devenue virale, justement pour rappeler ce devoir de mémoire, pour rappeler qu'on doit lutter contre l'antisémitisme tous les jours, et évidemment avec cette stratégie. Il faut nommer, il faut recenser, il faut documenter, il faut expliquer. C'est ce que vous faites très bien d'ailleurs avec les otages.

Q - Cette stratégie de lutte contre l'antisémitisme, est-ce qu'elle existe en Hongrie ? Est-ce qu'Orban dit "oui, on va se mobiliser" ?

R - Pas à ma connaissance.

Q - Et est-ce qu'il n'y a pas, au contraire, dans certains pays une tendance à effacer la mémoire ? À dire "la Seconde Guerre mondiale, ça ne nous regarde plus, arrêtez de nous embêter avec ça" ?

R - Je crois qu'il ne peut y avoir dans aucun pays aucune tendance à effacer la mémoire. Vous savez, la semaine dernière Roberta Metsola, la présidente du Parlement européen, est venue à Paris. La première chose qu'elle m'a demandé de faire, c'est de l'accompagner au Panthéon pour aller saluer la mémoire de Simone Veil. Je crois que Simone Veil nous oblige tous, -que l'on soit en politique ou pas-, à se rappeler. Elle nous oblige à se battre. Vous le disiez, il n'y a plus beaucoup de survivants de cette époque. 80 ans, ce n'est quand même pas grand-chose ! Et elle nous oblige à nous bouger pour que plus jamais on n'assiste à cela.

Q - Est-ce qu'il n'y a pas aussi un problème historique ? C'est qu'on essaye de se souvenir de ces périodes troubles pour enseigner à la jeunesse d'être sensible à l'antisémitisme, mais c'est autre chose qui est arrivé aujourd'hui : c'est le conflit du Proche-Orient qui, depuis vingt ans, s'est importé, et l'antisémitisme nouveau vient de là.

R - Je crois, et c'est pour cela qu'il faut avoir absolument une position la plus équilibrée possible dans un conflit qui est compliqué. D'ailleurs, les Vingt-Sept se sont mis absolument d'accord sur ce constat et sur cet appel. C'est d'abord la condamnation des attaques terroristes du Hamas, dont on peut rappeler au passage qu'ils préfèrent construire des tunnels plutôt que des abris pour leur population. Ça, c'est la première chose. La deuxième chose, c'est le droit d'Israël à se défendre dans le respect du droit humanitaire international évidemment. C'est un aspect sécuritaire qui est très important. La troisième chose, et on l'a demandé, ce sont effectivement des pauses humanitaires, pour pouvoir apporter directement aux civils, à Gaza, qui ne sont pas le Hamas, les médicaments, l'eau, parce qu'il ne va plus y avoir d'eau potable comme il le faut. Et puis la quatrième chose, c'est de réfléchir à une solution politique. Et là, tous les Vingt-Sept, à l'unanimité, y compris la Hongrie, puisque vous insistez dessus à juste titre, sont d'accord. Donc maintenant, il faut qu'on bouge, c'est l'objectif de la conférence humanitaire aujourd'hui, et il faudra évidemment avancer sur une solution qui doit être avec Israël et avec les Etats qui sont là-bas.

Q - Cette conférence humanitaire, cette conférence pour la paix, est-ce qu'elle n'est pas trop précoce ? Alors c'est parce qu'il y a aussi les 10 et 11 novembre qui sont des journées consacrées à la paix, mais est-ce que ce n'est pas trop tôt ?

R - Je ne crois pas que ce soit trop tôt, parce qu'il y a effectivement ces civils, par exemple, nous avons des civils français qu'il a fallu faire évacuer. C'est compliqué de les faire sortir, comme vous le savez. Il y a des personnes qui se font blesser, à nouveau parce que le Hamas préfère faire ses tunnels plutôt que de protéger ses civils. Enfin, il y a des civils et des enfants civils, des enfants gazaouis, qui n'ont pour le coup pas fait grand-chose ; et donc il faut qu'on arrive à apporter au moins des médicaments, de l'eau potable, un peu de nourriture et puis les faire sortir. Tout cela est fait, je tiens à le dire, quand on apporte du matériel et des équipements dans la bande de Gaza, avec Israël.

Q - Pendant ce temps-là, en France on débat sur l'immigration, sur la loi immigration qui est au Sénat en ce moment. Est-ce qu'elle ne va pas entrer en contradiction avec le pacte migratoire européen ?

R - Alors pas du tout. Pourquoi ? Parce que l'Union européenne ne fait pas tout, et parce que ce qui est fait au niveau de l'Union européenne est différent de ce qui est fait au niveau national. Elle fait quoi l'Union européenne ? Elle protège les frontières extérieures.

Q - C'est Frontex.

R - Pas que Frontex. C'est aussi, quand on a des réfugiés qui arrivent, c'est les enregistrer, c'est faire les tests sanitaires, les tests sécuritaires, voir s'ils ont le droit de demander le statut ou pas. Et c'est très important, je voudrais qu'on s'arrête, si vous le voulez bien, une seconde là-dessus.

Q - Allez-y.

R - Avant ce pacte sur la migration et l'asile, les réfugiés arrivent beaucoup par la mer. Ils arrivent donc sur les pays qui ont des côtes méditerranéennes évidemment, et donc ce qu'on leur demandait à eux, c'était de prendre toute la charge des réfugiés, les enregistrer, les loger, les nourrir avant de décider s'ils pouvaient rester ou s'ils devaient repartir. Evidemment quand vous êtes confrontés, comme pays de première entrée, à toutes les entrées sur le sol européen, la tentation est très, très grande de ne pas enregistrer tout le monde parce que vous ne voulez pas prendre en charge tout le monde. Ce qu'on arrive à faire avec ce pacte, c'est de dire aux pays de première entrée : "en fait, vous les enregistrez, on va vous aider à le faire aussi, on va vous aider à faire les tests, et en échange, nous, on va prendre en charge une partie de ces réfugiés pendant qu'on traite leurs dossiers, et s'il faut les renvoyer, on le fera aussi ensemble". Du coup, on maîtrise les flux puisqu'on arrive à les enregistrer et qu'on arrive à les répartir, et ensuite à les renvoyer [ceux qui doivent l'être] plus rapidement.

Q - Aspirateur à immigration va vous dire le Rassemblement National qui va dire aussi aux villages français "vous allez voir arriver des migrants dans vos campagnes".

R - C'est de la polémique politicienne, parce que ce n'est absolument pas un aspirateur à immigration, c'est au contraire la maîtrise des flux migratoires. Et puis là, on peut rajouter, parce que c'est quand même toujours un tout petit peu ironique, rappelez-vous de la campagne de Giorgia Meloni : "Moi, j'arriverai en faisant un blocus naval, plus jamais un migrant chez moi" ; ça rappelle quelqu'un... Qu'est-ce qu'elle a fait au bout de six mois ? Elle s'est tournée vers l'Union européenne, elle a dit "Ok, on fait ça ensemble, on fait ça ensemble, parce que toute seule je n'y arriverai pas".

Q - Demain, vous serez, je crois, à Fréjus, ville RN, pour expliquer cela, pour parler asile et migration ?

R - Oui, absolument. Vous savez, le Président de la République m'a nommée pour parler de sa vision de l'Europe en Europe, ce que je fais beaucoup. Par exemple, quand on parle d'éthique du Parlement européen qui, comme vous le savez, n'a pas une institution à la hauteur de la haute transparence de la vie publique, et pour parler d'Europe aux Français, à tous les Français, et surtout à ceux qui n'en entendent peut-être pas assez parler. Et donc j'irai avec Olivier Véran, demain, effectivement, à Fréjus.

Q - Il y aura une bonne occasion de parler d'Europe, c'est la campagne pour les élections européennes de juin prochain. Le 9 juin, nous voterons. Est-ce que vous serez tête de liste ?

R - Je pense que ce n'est pas la question à ce stade. Le Président de la République le décidera au début de l'année 2024. Il faudrait qu'on sorte de cette question de tête de liste. C'est ça l'important pour les élections, vous croyez ?

Q - Pour entraîner les électeurs, quand même, oui !

R - Aujourd'hui, quand on parle de l'Europe sur les médias, c'est moins de 2% du temps d'écoute. Quand on demande à des citoyens français ce qu'ils connaissent de l'Europe, c'est, en général, pas grand-chose, parce qu'on ne leur en parle jamais. Dans certaines villes, dans certaines régions d'ailleurs, on se garde bien de dire comment a été financé le Wi-Fi dans une école, ou bien la route ou le centre sportif. Donc mon rôle à moi, c'est d'aller expliquer ces choses-là. Notre rôle à nous, la majorité, c'est de jouer en collectif avec les parlementaires européens, avec les parlementaires nationaux et, j'allais dire, toutes les personnes de bonne volonté, pour s'assurer qu'il ne reste pas huit points d'écart au Rassemblement national. Donc on va éviter de parler, par exemple, de querelles de personnes et de choses dans les journaux. Je crois qu'on a intérêt à faire un pack, comme au rugby, et à se disperser sur l'ensemble du territoire pour parler à tout le monde.

Q - L'Europe, ça sera peut-être un jour 29 pays. L'Ukraine et la Moldavie continuent leur processus de candidature, l'Europe l'a enclenché. Honnêtement, économiquement, juridiquement, ils sont très, très, très loin d'entrer dans l'Europe. C'est symbolique ce qu'on vient de faire.

R - C'est plus que symbolique, parce que, si on regarde la réalité sur le terrain, ce que vous avez en Ukraine, en Moldavie et dans les pays des Balkans, c'est des tentatives de plus en plus fortes et de plus en plus marquantes - et parfois avec succès - d'ingérence de la Russie, de la Chine, d'autres Etats qui sont, on peut le dire, autocratiques, et donc il y a un risque. Soit on les prend avec nous et on amène leurs institutions à notre niveau, et vous avez raison, cela va prendre cinq ou dix ans, soit on ne le fait pas, et ils vont dériver chez les autres ; et cela menacera notre propre sécurité.

Q - Laurence Boone, merci et bonne journée.

R - Merci à vous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 novembre 2023