Texte intégral
Monsieur le Président, Cher Thierry Beaudet,
Madame la ministre,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Mesdames et Messieurs,
je suis à la fois extrêmement honoré et un peu angoissé de me retrouver dans un hémicycle dans lequel je n'ai pas l'habitude de prendre la parole. J'arrive des « questions au Gouvernement » à l'Assemblée nationale, d'un autre hémicycle où j'ai un peu plus l'habitude de m'exprimer. Merci de me montrer depuis les quelques minutes où j'assiste à vos débats, des échanges un peu plus apaisés que de l'autre côté de la scène. Les « questions au Gouvernement », ce n'est pas toujours la même ambiance ! Je vous rejoins donc sur la forme comme sur le fond : être capable d'avoir des débats apaisés - vous me le disiez, Monsieur le Président, en aparté – fondés plus sur les faits que sur les perceptions, sur ce sujet comme tant d'autres, c'est évidemment extrêmement bienvenu.
On pourrait se dire que la période n'est pas forcément très propice pour parler de l'immigration. Au fond, elle ne l'est jamais, elle est souvent marquée autour de ce sujet par des fantasmes, des non dits, des totems et des tabous, et des perceptions.
Vous le savez puisque vous travaillez sur le sujet depuis de nombreuses semaines, en France, 10 % environ des personnes sont issues de l'immigration, dont à peu près un tiers issu de l'Union européenne. Les Français et les Françaises ont l'impression qu'il y en a trois fois plus. 85% des Françaises et des Français pensent que l'immigration s'est accélérée alors que le solde est relativement stable, environ 250 à 300 000 nouveaux arrivants par an, je ne parle que des nouveaux arrivants, certains repartent, d'autres (j'en ai été bénéficiaire) sont des Français qui émigrent. J'ai passé 10 ans merveilleux au Canada, j'y ai découvert un autre modèle d'immigration. J'en suis revenu sans doute un peu plus heureux, peut être aussi un peu plus divers dans mes approches, et ravi de revenir en France pour y épouser cette expérience politique qui me permet aussi, j'espère, d'apporter quelques expériences extérieures aux aléas de la politique.
Deux Français sur trois estiment que les immigrés perçoivent des aides et utilisent les services publics sans apporter de contribution en retour. Des faits existent, des études existent, l'OCDE a montré qu'en France, c'était à peu près 1 % du PIB (en net, en positif) la contribution effective de l'immigration à l'activité économique et la prospérité de la Nation. Je ne parle pas de certains éditorialistes qui font des parallèles osés entre l'infestation des punaises de lit et l'immigration. Cela m'a conduit à faire l'interview sur France Info que vous avez mentionné, car cela m'a rendu évidemment furieux. On sait bien que les punaises de lit viennent souvent de l'étranger, plutôt de New York et Montréal plutôt que de l'Érythrée ou du Mali. On peut en parler mais cela n'a rien à voir avec l'immigration.
Monsieur le Président, merci d'avoir organisé cette séance et de l'avoir intitulée tout simplement " L'immigration, parlons-en " car, comme tous les sujets un peu tendus, plus on en parle et mieux on parle, et en général mieux on se porte.
Je ne suis pas venu vous parler du projet de loi intégration et immigration qui fera l'objet d'un certain nombre de discussions au Parlement car ce n'est pas mon sujet. Deux ministres, le ministre de l'Intérieur et le ministre du Travail, le portent très bien. Je tiens quand même à vous répéter que les deux dimensions de ce projet de loi sont importantes pour le Gouvernement, et très importantes pour le ministre de l'Industrie. La France, doit pouvoir mieux dire " non ", " non, c'est non ". On a vocation à recueillir, à attirer, à recevoir un certain nombre de personnes qui viennent de l'étranger pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons de responsabilité humanitaire ou pour des raisons constitutionnelles qui font l'honneur de la France, et qu'aujourd'hui le regroupement familial est un élément important de l'immigration.
On a aussi un certain nombre de personnes qui n'ont pas vocation à être accueillies sur le territoire national et il faut pouvoir dire " non ". Il faut à la fois dire " oui " et " bien oui " et " non " et " bien non ". En France parfois — sans doute parce que c'est un tabou — c'est " ni oui ni non ".
Ce projet de loi a peut-être pour vocation de renforcer notre capacité collective à dire " non " et aussi à pouvoir mieux dire " oui ".
Quel meilleur endroit que le CESE pour parler de ce sujet ?
Le sujet de l'immigration, c'est un sujet politique. On le voit tous les jours et on va le voir dans les semaines qui viennent à l'Assemblée et au Sénat. C'est aussi un sujet sociétal, c'est aussi un sujet économique et c'est aussi un sujet social. C'est donc évidemment un sujet dont vous deviez vous saisir et dont il doit être fait mention dans ces murs, dans une logique apaisée, fondée sur les faits, qui doit nous permettre d'avancer ensemble.
Au-delà des débats, je pense que vous avez tous un rôle très important à jouer vis-à-vis de ce sujet. L'immigration est un sujet bien trop sérieux pour être laissé uniquement aux politiques. Les associations doivent s'en saisir. Un certain nombre de représentants sont présents ici et le font déjà. Les entreprises doivent s'en saisir également, elles ont un rôle très important. Les syndicats doivent s'en saisir car le débat au sein des organisations syndicales peut sans doute progresser un peu.
Bref, c'est un sujet qui nous concerne toutes et tous ; c'est donc un lieu parfaitement adapté pour en parler.
Vous avez devant vous le ministre de l'Industrie. Il va donc vous parler d'industrie.
Ce ministre de l'Industrie est extrêmement fier que la France souhaite se réindustrialiser, que depuis six ans, sous l'impulsion du Président de la République, on ait souhaité faire de l'industrie une grande cause nationale, extrêmement fier que l'on ait commencé à inverser une tendance qui avait commencé il y a 40 ans, qui année après année a conduit la part de l'industrie dans le PIB à se réintroduire, à des usines à fermer et à des emplois industriels à être détruits (plus de 2 millions ces 40 dernières années).
On a commencé à inverser cette tendance et je suis persuadé que pour apaiser la France, pour régler parfois des enjeux politiques de colère dans les territoires, pour redonner de l'espoir à nos territoires qui pour certains d'entre eux en ont trop perdu, l'industrie fait partie des réponses.
Je suis surtout persuadé que l'industrie est une réponse aux défis de la transition écologique. On ne fera pas de transition écologique apaisée et prospère si l'on ne développe pas en France l'industrie de la décarbonation, l'industrie verte. Par ailleurs, si l'industrie traditionnelle ne se dépollue pas, ne se décarbone pas, ne se verdit pas, on n'aura plus vocation à produire en France.
Réconcilier industrie et écologie, économie et écologie, j'en suis intimement convaincu, cela passe par l'industrie. Pour cela, on va avoir besoin d'investir, d'innover mais on va également avoir besoin de beaucoup de personnes, de beaucoup d'hommes (on en a déjà plus de 70% dans l'industrie) et de beaucoup de femmes. On doit féminiser l'industrie, former des jeunes à l'industrie, donner envie à nos jeunes de rejoindre l'industrie. On aura besoin dans les dix ans qui viennent, parce qu'on va réindustrialiser mais aussi parce qu'un certain nombre d'entre nous vont partir à la retraite d'ici 2030 ou 2040, de plus d'1,2 million de personnes dans l'industrie. Près d'un million de départs à la retraite sont prévus dans les dix ans qui viennent dans l'industrie française. Si tout va bien et que le ministre de l'Industrie réussit dans la mission qui lui est confiée, 100 à 200 000 emplois en plus sur les nouvelles industries, 1 300 000 personnes vont rejoindre les rangs de l'industrie.
Si l'on arrive à inverser la tendance, si l'on donne envie à nos jeunes de rejoindre l'industrie, si l'on arrive à la féminiser plus qu'aujourd'hui, un million d'entre eux viendront de ce pays. 1,2 million d'un côté, un million de l'autre, on aura évidemment besoin de faire appel à de la main d'oeuvre étrangère pour répondre à ces besoins.
On est aujourd'hui face à des besoins. On peut apaiser un peu le débat en se disant que le fait qu'ils soient satisfaits par des hommes et femmes venant de l'étranger n'est pas ni un gros mot ni un tabou et une réponse raisonnable aux besoins de notre temps.
J'ai grandi dans les années 1960-70 à Montreuil dans une cité HLM. Il y avait autour de moi beaucoup de personnes venues en France pour développer l'industrie française. Dans ma cour d'école, des jeunes issus de ces familles, il y en avait aussi beaucoup autour de moi. Tout cela ne se passait pas si mal que cela à l'époque. C'était bien sûr avant la crise économique et sociale des années 1970-80, dans un moment où l'industrialisation courrait bien vite et où les besoins de main d'oeuvre étaient importants. On arrive à l'aune d'une période similaire. Que faut-il faire ? Je le répète, il faut former nos jeunes, féminiser l'industrie, mais il faut aussi intégrer dans l'immigration telle qu'elle est aujourd'hui la force et le potentiel économiques qu'elle porte.
Aujourd'hui, dans les chiffres de l'immigration légale, les 250 000 à 300 000 personnes qui nous rejoignent tous les ans, un tiers peuvent être rapprochés d'une certaine forme d'immigration économique, soit réelle, par le travail, soit de l'immigration par les études, qui peut mener à de l'intégration par le travail. Les deux tiers restants sont à la fois la fierté de la France, une certaine forme d'obligation morale et éthique ; c'est l'immigration par le droit d'asile et c'est l'immigration par le regroupement familial.
Il faut reconnaître aujourd'hui que sur cette partie de l'immigration de devoir, on a du mal à l'intégrer. Les personnes issues de l'immigration, souvent les conjoints et conjointes arrivant par le regroupement familial, sont moins intégrées sur le marché du travail que c'est le cas en Allemagne, au Canada ou ailleurs. On doit « mettre le paquet » sur l'intégration des arrivants.
S'agissant de l'immigration du travail, on a aujourd'hui des mécanismes qui fonctionnent bien, c'est le cas du passeport Talent. Des parlementaires travaillent actuellement sur l'élargissement de ce passeport Talent, Marc Ferracci et mon suppléant, Christophe Weissberg, qui est aujourd'hui très concentré sur des besoins de très haute qualification, des chercheurs, des ingénieurs. On doit pouvoir élargir ce passeport Talent pour répondre de manière concrète, pragmatique aux besoins auxquels on fait face. On a besoin d'ouvriers qualifiés, de techniciens de maintenance, de soudeurs nucléaires. Tout cela contribuera à la réindustrialisation de la France.
Pour ce que j'appelle l'obligation d'obligation, de devoir de la France face à des situations très difficiles, on doit pouvoir accélérer les enjeux d'intégration. Je n'entrerai pas dans le détail mais cela a été dit tout à l'heure, je ne suis pas sûr qu'il y ait besoin de beaucoup de dispositions législatives autour de le cela. On a peut-être besoin d'une petite révolution culturelle et d'un peu d'amélioration administrative.
Dans le projet de loi qui va bientôt revenir au Sénat et aller à l'Assemblée, des dispositions favorisent le travail des réfugiés en provenance d'un certain nombre de pays avant même qu'ils aient leur statut mais alors qu'ils sont en période d'attente. C'est une très bonne idée. Des dispositions peuvent permettre de régulariser des personnes en France qui sont aujourd'hui en France, qui travaillent dans des métiers en tension pour lesquels les chefs d'entreprise nous disent qu'ils en ont besoin.
Pour compléter et terminer l'intervention, je voudrais me retourner vers vous. Je parlais des chefs d'entreprise : la Banque publique d'investissement a fait une enquête auprès des chefs d'entreprise industriels. Plus de la moitié d'entre eux recrute aujourd'hui des travailleurs issus de l'immigration, et les mêmes souhaitent continuer à le faire. Quand la Banque publique d'investissement a voulu publier son rapport, elle a demandé à un certain nombre de chefs d'entreprise s'ils étaient prêts à témoigner individuellement. Aucun n'a souhaité le faire. Elisabeth Morano a parlé de tabou. Je pense que l'on doit parler plus tranquillement de ces sujets. Vous y contribuez.
Il y a aujourd'hui des entreprises qui s'impliquent et qui sont prêtes à le dire. Je vais donc pouvoir les citer. Soyons fiers d'elles. Michelin qui forme des techniciens de maintenance, Schneider Electric, Sanofi qui fait du mentorat de femmes réfugiées, L'Oréal et La Belle-Iloise qui les recrutent, il y a des entreprises qui sont prêtes à le faire. Elles sont représentées dans la salle, merci à vous tous et à vous toutes de faire le travail et continuez, surtout !
À partir du moment où l'on parle d'immigration légale, dans laquelle les travailleurs immigrés ont les mêmes statuts que ceux qui ne le sont pas, il n'y a pas de raison de voir l'immigration comme elle a été vue historiquement : une main-d'oeuvre à bas coût nivelant par le bas et qui conduit la France à mettre en danger son modèle social. Au contraire, à partir du moment où l'on est prêt à vraiment les intégrer, ce n'est pas le modèle social qui sera nivelé par le bas, c'est l'ensemble de l'économie qui se sentira plus prospère.
Enfin, les associations sont précieuses. Saïd Hammouche fait un travail exceptionnel dans les quartiers et au delà, Moussa Camara. Je pense à l'association Each One dans laquelle Mme Moreno est impliquée. On a besoin de travailler ensemble sur ces sujets, de manière concrète, comme vous le faites ici, pour apaiser le débat et le faire avancer dans une logique constructive.
En revanche, je crois qu'il ne faut faire preuve d'aucun angélisme en la matière, et être extrêmement ferme sur l'immigration illégale.
Je parlais des dirigeants d'entreprise qui jouent le jeu. D'autres ne le jouent pas. À l'article 8 du futur projet de loi, les amendes pour les employeurs d'étrangers sans titre de séjour les autorisant à travailler, sont prévues d'être augmentées. C'est une bonne chose. On doit aussi s'assurer que celles et ceux qui viennent travailler sont prêts à le faire en respectant les principes républicains. C'est prévu aussi par ce projet de loi.
On doit mettre en place l'ensemble des outils, des instruments, des acteurs qui doivent se mobiliser pour faire en sorte que ce débat puisse être efficace et opérationnel.
Je voudrais dire deux choses pour terminer.
Premièrement, je n'ai pas peur de l'appel d'air. Si l'on est capable d'expliquer, de factualiser, d'objectiver les raisons pour lesquelles on a besoin de main d'oeuvre et pour lesquelles les gens qui vont venir viennent travailler, contribuer, compléter, pérenniser le modèle social à la française, au contraire, l'appel d'air en sera limité. À partir du moment où l'on assume le fait que celles et ceux qui viennent le font pour des raisons humanitaires ou de réelles raisons, partagées, on se retrouvera sans doute avec un risque d'appel d'air bien plus limité. J'en suis convaincu.
Le deuxième point, qui a été souligné par le rapporteur, est que tout doit se faire dans un cadre européen. Cela tombe bien, le rapport du CESE arrive bientôt et dans la foulée les élections européennes.
Je vous engage donc, car cela fera partie des débats européens, à traiter de ce sujet sans tabou. Il faut que l'Europe, elle aussi, sache mieux dire " non ", mieux dire " oui ", et que l'on avance ensemble sur le sujet, loin des colères, avec de l'espoir, dans une logique où — je l'espère — l'Europe et la France continueront d'être des exemples en la matière.
Merci à tous et à toutes et bonne continuation.
Source https://www.lecese.fr, le 13 décembre 2023