Texte intégral
Q - Votre premier voyage était à Kiev. Des négociations sont en cours pour un partenariat militaire. Quand est-ce que la France va signer des garanties de sécurité pour l'Ukraine ?
R - D'abord, il y avait plusieurs enjeux lors de mon voyage en Ukraine. Il s'agissait de réaffirmer le soutien de la France dans la durée. Je tiens à dire que le soutien de 50 milliards d'euros que nous avons obtenu au Conseil européen du 1er février n'était pas gagné d'avance. On a obtenu l'unité européenne, malgré les réticences. C'est un signe aussi pour le Congrès américain, au moment où il hésite à prendre ses responsabilités. Ensuite, il s'agissait de préparer un accord bilatéral sur lequel nous travaillons.
Q - Sur quels points concrets ?
R - En matière de coopération dans les domaines tant militaires que civils.
Q - La signature de cet accord est prévue pour quand ?
R - On y travaille. Nous échangeons sur les capacités françaises et les demandes ukrainiennes en matière de livraison de matériel militaire. On sera au rendez-vous de l'aide à l'Ukraine, dans la durée.
Q - Faut-il, comme le demande Kaja Kallas, la Première ministre estonienne, déclencher un emprunt européen pour aider davantage militairement l'Ukraine ?
R - On a diverses propositions sur la table. La proposition de Mme Kallas est celle d'un emprunt de cent milliards d'euros pour pouvoir donner de la visibilité à l'Ukraine qui est engagée dans une guerre qui dure. C'est une proposition qu'on regarde avec attention. On a la facilité européenne pour la paix (FEP) qui pourrait être réabondée de cinq milliards d'euros en 2024. Il y a aussi des réflexions sur le produit des taxes sur les revenus générés par les avoirs russes gelés.
Q - Vous y êtes favorable ?
R - Il faut regarder tous les sujets. Mais le sujet principal, ce sont les aides bilatérales et européennes. Ensuite, il faut que ce soit cadré juridiquement. Enfin, il faut que tout le monde fasse la même chose. Toutes ces conditions devraient être réunies. La Commission européenne doit rendre des propositions.
Q - Certains responsables militaires alertent sur le fait que la Russie pourrait attaquer des pays de l'Otan d'ici à quelques années. Partagez-vous cette crainte ? Les Occidentaux doivent-ils investir davantage dans leur défense ?
R - Oui, et la France a déjà commencé à réaugmenter ses investissements militaires. En deux lois de programmation militaire, nous avons doublé les crédits consacrés à notre défense. Si le sujet est existentiel pour l'Union européenne, cela veut dire que notre sécurité collective en dépend. Dans le contexte géopolitique actuel, on a tout intérêt à se poser les bonnes questions. Avoir des budgets militaires qui nous permettent de faire face à la menace. Organiser notre défense européenne de manière plus concertée. C'est une proposition française qui prend encore plus de sens aujourd'hui.
Q - La France doit-elle continuer à livrer des armes à l'Ukraine ?
R - Donc, oui il faut augmenter notre effort. Oui, le sujet est existentiel et nous devons trouver des garanties de sécurité en Européens. À vingt-sept. Il faudra se mettre d'accord pour mutualiser davantage notre matériel militaire, créer des interactions entre nos armées, et progressivement avoir une intégration militaire plus importante. En matière d'industrie et en matière opérationnelle. Cela fait de toute évidence partie de notre agenda de souveraineté européenne.
Q - La guerre d'Ukraine provoque un sursaut ?
R - Oui, on est déjà en train de faire prouesses, notamment dans l'interopérabilité pour permettre aux Ukrainiens d'utiliser du matériel venant de différents pays. La guerre en Ukraine rend possible un certain nombre de choses qui semblaient impossibles. Des acquisitions communes de munitions, de missiles, et bientôt de matériels militaires européens par exemple.
Q - En novembre 2024, le possible de retour de Donald Trump au pouvoir laisse planer la menace d'un désengagement américain de l'Otan. Les Européens sont-ils capables de se défendre face à une menace ?
R - Il ne faut pas se dire que même si les Républicains gagnaient, on n'aurait pas la capacité de les convaincre. Le président de la République l'a dit, il prend les responsables que les peuples lui donnent. Mais il est vrai qu'il faut qu'on se prépare à tous les scénarios. Et on sera d'autant plus convaincants si on parle sur un pied d'égalité, pour être respectés. Il faut que nous soyons plus forts militairement. Je pense qu'on peut toujours convaincre.
Q - Même Donald Trump ?
R - Ce sera notre responsabilité de relever ce défi. Si l'Europe considère que c'est existentiel, nous devons mettre beaucoup de capital politique à convaincre.
Q - La France est la seule puissance nucléaire de l'UE. Faut-il ouvrir le débat sur la dimension européenne de la dissuasion française ?
R - La doctrine de dissuasion de la France, c'est le président de la République seul qui l'énonce. Le fait d'être la seule puissance nucléaire de l'Union européenne nous place dans une position particulière, c'est une évidence.
Q - Êtes-vous favorable à l'idée d'une armée européenne ?
R - C'est un grand débat. La priorité c'est de garantir l'unité européenne en allant vers une défense commune.
Q - Vous recevez ce lundi 12 février vos homologues polonais et allemand dans le format dit de Weimar. Les récentes élections polonaises changent-elles les équilibres en Europe ?
R - La Pologne est revenue pleinement dans le jeu européen. Cela fait une vraie différence et change énormément de choses pour nous. Je me félicite qu'on puisse retravailler avec le gouvernement polonais sur de nouvelles bases. Une telle rencontre n'aurait probablement pas eu lieu si le parti ultraconservateur avait gagné les élections. Sur beaucoup de sujets importants, l'environnement, l'état de droit, les réformes institutionnelles, on peut trouver des convergences. Et la Pologne peut avoir désormais un rôle moteur là où il y avait des blocages.
Q - Que peut apporter ce format dit de Weimar ?
R - Ce format à trois nous permet de créer un trait d'union de l'ouest à l'est de l'Europe. Pologne, France et Allemagne, cela représente 200 millions d'habitants et cela permet d'avoir une dynamique d'entraînement en Europe très forte.
Q - La Pologne, comme l'Allemagne, misent toutefois beaucoup sur les Etats-Unis en matière de défense...
R - Oui, mais il ne faut pas opposer les deux options. Certains ont fait une erreur politique en disant : c'est l'OTAN ou l'Europe. Non. Ce sera OTAN et Europe. Les Européens ont besoin d'une deuxième assurance-vie. Tout le monde est assez d'accord là-dessus. L'Europe est notre assurance-vie, aussi. Il faut que les Français, les Polonais et les Allemands en aient conscience. Si on s'organise entre nous, ce n'est pas en substitution des organisations qui, aujourd'hui, nous permettent de coopérer avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Le maître-mot en la matière, c'est la complémentarité. L'important, c'est que les démocraties puissent se protéger, y compris militairement.
Q - La lutte contre la désinformation russe et les attaques contre nos démocraties sera discutée lundi à trois ?
R - Exactement. Nos trois pays ont été victimes de la même stratégie de déstabilisation. Ce lundi 12 février, on fera des annonces sur une nouvelle coopération contre la désinformation et des attaques informationnelles russes.
Q - Quel type d'attaques avez-vous observé ?
R - L'action d'usines à troll, de faux sites d'actualité. On dévoilera de manière transparente aux opinions publiques les instruments de cette désinformation. On dévoilera des attaques qui sont commises. Et avec des preuves. Nous avons des éléments concordants qui indiquent qu'il y a des opérations dormantes. Des outils activables à tout moment, notamment pendant une élection.
Q - Dans les trois pays ?
R - Oui. L'intérêt pour nous c'est de montrer que le sujet est européen. Et de montrer à l'opinion publique que ce n'est pas un sujet d'argumentation politique. C'est un sujet factuel. Ce n'est pas inventé pour contrer des partis politiques proches des Russes. C'est du factuel pur. Nous sommes tous confrontés à cela. Certains pays, comme la Russie, ont du mal à nous diviser d'un point de vue politique. La preuve, le 1er février on a voté unanimement le soutien à l'Ukraine. L'unité européenne était au rendez-vous. Mais il y a une stratégie de déstabilisation et de division dans la population, dans les opinions publiques.
Q - Par exemple ?
R - Sur les réseaux sociaux, sur les sites informationnels, il y a une organisation structurelle qui s'est mise en place pour désinformer. Pour créer de la confusion chez les citoyens. Avec des vraies fake news. Et l'objectif de construire des clivages au sein de la population européenne qui déstabilise politiquement l'ensemble des démocraties. Et quand trois pays le dénoncent en même temps, cela a de la force.
Q - Vous revenez d'une tournée au Proche Orient. Le débat sur la reconnaissance de l'Etat palestinien est relancé. Qu'en pensez-vous ?
R - Je suis allé dans la région avec trois messages précis. Tout faire pour libérer nos otages. Il y en a encore trois dans la bande de Gaza et nous sommes mobilisés pour les sortir. Notre position a été entendue dans les pays arabes qui sont impliqués dans les négociations et par Israël. Ensuite, obtenir un cessez-le-feu durable. C'est un préalable à toute discussion. Enfin, créer les conditions d'une solution à deux Etats. On ne peut pas régler le dossier sécuritaire sans enclencher parallèlement une discussion politique qui nous permette d'arriver à une solution à deux Etats. C'est notre conviction.
Q - La reconnaissance serait donc un aboutissement ?
R - Notre objectif, c'est que les Palestiniens jouissent de leur souveraineté dans le cadre d'un Etat. Il faut voir ce qui permet d'y arriver plus sûrement.
Q - C'est un aboutissement mais cela peut aussi être un levier diplomatique. Entendez-vous l'utiliser, ce levier ?
R - Il n'y a pas de tabou sur ce point. Ce qui compte, c'est que cet Etat voit le jour et donc que les conditions soient réunies pour cela, y compris les conditions de sécurité pour Israël.
Q - Quelle a été votre sensation lorsque vous avez rencontré Benyamin Netanyahou ?
R - Il faut comprendre qu'après le 7 octobre 2023, la société israélienne n'est plus la même. Durablement. Je ne l'ai pleinement mesuré qu'en étant là-bas. Il faut le comprendre. Le choc subi celui du plus grand massacre antisémitique de ce siècle, est immense. De l'autre côté, il faut pouvoir aussi leur dire certaines choses. La situation humanitaire à Gaza est catastrophique aujourd'hui, et inacceptable en réalité.
Mon devoir, en tant que chef de la diplomatie française, c'est de leur montrer que le traumatisme des Israéliens est réel et que nous le partageons puisque quarante-deux Français sont morts le 7 octobre et que nous avons trois otages. Et c'est de dire aussi que la situation à Gaza est injustifiable. Je l'ai dit sur place, que nous sommes contre le déplacement de populations forcé, qu'il fallait que la violence des colons en Cisjordanie, qui n'a rien à voir avec la situation à Gaza, rien, cesse. J'ai dit que l'Autorité palestinienne devait être au centre des discussions politiques et jouer un rôle à Gaza.
Q - Que vous ont dit les dirigeants arabes ?
R - Ils attendent de la France qu'on puisse construire l'unité européenne, car ils travaillent à l'unité des pays arabes. Ce sera mon objectif, notamment à la Conférence de Munich, où je souhaite que les pays européens et les pays arabes puissent se concerter.
Q - Mais entre Européens, il y a des divergences. Entre Paris et Berlin, ce n'est pas la même ligne sur Israël ?
R - On caricature beaucoup les divergences. L'unité européenne est déjà là sur la solution à deux Etats, sur l'autorité palestinienne, sur l'humanitaire. C'est la dynamique en cours dans les pays arabes. On confrontera nos positions à Munich, je souhaite qu'on puisse avancer pour parler d'une même voix au gouvernement de Benyamin Netanyahou. C'est une avancée diplomatique. Cela pèse sur le processus. Pour bâtir un consensus international. C'est ce qui nous manque aujourd'hui.
Q - Avec l'extrême violence de la riposte israélienne, avez-vous le sentiment qu'Israël est tombé dans le piège du Hamas ?
R - Je ne veux pas rentrer dans ce type de spéculations, je ne suis pas un commentateur. Nous voulons agir. La meilleure manière, pour la diplomatie française, c'est de construire. Notre rôle est de faire évoluer la situation.
Q - Craignez-vous un Parlement européen ingouvernable après les élections européennes du 9 juin ?
R - Je l'ai déjà dit et je n'ai pas changé de position en arrivant au ministère. L'enjeu de cette élection européenne, c'est le risque réel de l'émergence d'une minorité de blocage au Parlement. Le Conseil, c'est la chambre des Etats, mais le Parlement, c'est la chambre des représentants des peuples européens. Les deux doivent se mettre d'accord dans les mêmes termes pour adopter des textes et prendre des décisions. On omet souvent de le dire il y a une majorité pro-européenne au Parlement aujourd'hui. Mais le jour où il n'y a plus de majorité au Parlement européen, les choses vont se compliquer très fortement.
Q - Ce risque existe donc ?
R - Oui, il existe. Ce serait presque un Brexit généralisé, en réalité. Sans parlement européen avec une majorité pro-européenne, c'est un Brexit généralisé pour l'ensemble des Etats membres, car on aurait un blocage institutionnel majeur. Plus rien ne se fera au niveau européen. Je vois que les nationalistes montent à peu près partout en Europe ce qui est inquiétant.
Q - À quoi attribuez-vous ce regain de nationalisme ?
R - Il y a un facteur que nous allons dénoncer ensemble ce lundi 12 février, c'est le récit de pays comme la Russie d'une Europe décadente. Vous le vivez aussi en Pologne. Comme si l'Occident était totalement décadent dans son mode de vie, dans son ADN libéral au sens politique. Il y a une bataille politique et culturelle à mener pour réexpliquer que notre mode de vie est une chance.
Cela crée une distorsion sur ce qu'est l'Europe et la chance qu'on a d'y vivre. Mais il y a beaucoup d'autres peurs. Crise migratoire, peur de l'étranger, inflation. C'est multifactoriel. Tous nos efforts, c'est d'y répondre point par point en Européen. Le Pacte asile et migration ou la réforme du marché de l'énergie en sont des exemples.
Q - Votre nomination a suscité des critiques au Maroc, en raison du vote au Parlement européen d'une résolution critiquant les atteintes à la liberté de la presse au Maroc et l'utilisation du logiciel espion Pegasus. Cela dans un contexte de crise profonde de la relation bilatérale avec Paris. Comment réagissez-vous ?
R - Le Président de la République m'a demandé de m'investir personnellement dans la relation franco-marocaine et d'écrire aussi un nouveau chapitre de notre relation. Je vais m'y attacher. Il faut le faire avec un respect des Marocains. Dans le passé, on a toujours été au rendez-vous, même sur les dossiers les plus sensibles comme le Sahara occidental, où le soutien clair et constant de la France au plan d'autonomie marocain est une réalité depuis 2007.
Nous ajoutons qu'il est temps désormais d'avancer. Mon objectif, c'est de porter des priorités communes, d'écrire une nouvelle page et d'avoir un nouvel agenda politique entre nous. Faire mieux et différemment. Cela veut dire regagner la confiance. Je ferai tout dans les prochaines semaines et les prochains mois pour que la France et le Maroc se rapprochent.
Q - Vous avez eu un premier contact ?
R - Oui, on a eu plusieurs contacts depuis mon arrivée.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 février 2024