Texte intégral
Q - Le Sénat doit se prononcer jeudi sur l'accord de libre-échange avec le Canada, à l'initiative du groupe communiste. Pourquoi le gouvernement a-t-il autant tardé alors que l'Assemblée a approuvé le Ceta dès 2019 ?
R - Nous souhaitions tout simplement avoir le recul nécessaire, afin de pouvoir présenter aux sénateurs un bilan solide et complet de la mise en oeuvre provisoire de cet accord, effective depuis 2017.
Q - Êtes-vous inquiet de l'issue du vote ?
R - Cette alliance de circonstance entre le groupe communiste et une partie du groupe LR est sidérante ! Quelle incohérence... Comment les sénateurs LR, historiquement favorables aux échanges commerciaux, peuvent-ils être sur la même ligne économique que les communistes ?
Mais j'ai bon espoir de convaincre des sénateurs de tous bords, à droite, au centre comme à gauche. Rappelons que cet accord avait été négocié par François Hollande et mon prédécesseur Mathias Fekl, avec un pays avec qui nous partageons tous les combats, sur les droits sociaux, humains, environnementaux. Ce serait un signal particulièrement négatif que de claquer la porte au nez du Canada, pays ami, grande démocratie francophone, l'année du 80e anniversaire du débarquement et de l'accueil par la France du Sommet de la Francophonie. Ce serait surtout nous pénaliser nous-mêmes alors que nous avons plus que jamais besoin d'alliés face aux tensions géopolitiques actuelles.
Q - Les opposants au Ceta estiment que le contexte a changé et que la crise agricole doit inciter à se montrer plus exigeant en termes de réciprocité des échanges...
R - Mais justement, à la différence du Mercosur, le Ceta est un accord exemplaire ! Et les résultats sont sans appel. En six ans, les exportations vers le Canada ont bondi de 33% et l'excédent des filières agricoles et agroalimentaires a été multiplié par trois, à 578 millions d'euros. Le Ceta, c'est +24% d'exportations vers le Canada pour le vin, +60% pour le fromage, +106% pour les produits sidérurgiques, +142% pour les textiles et chaussures. Nos gains ont aussi été considérables en matière de services (+71%).
Q - Quid du dossier sensible de l'élevage ?
R - Nous n'avons pas été envahis par le boeuf canadien. L'effet du Ceta a été quasi nul : les importations du Canada représentent 0,0034% de notre consommation de boeuf. C'est moins de 0,001% pour la volaille et le porc ! Pourquoi ? Parce que nous avions déjà mis en place les mesures miroir nécessaires sur les conditions de production que tout le monde réclame aujourd'hui : le boeuf canadien produit avec des hormones de croissance ne peut pas être exporté vers l'Europe. Le Ceta a aussi permis la protection de 173 indications géographiques européennes, dont 42 françaises, sur le camembert, le roquefort, le foie gras et les pruneaux d'Agen. Veut-on revenir à des droits de douane de plus de 200% sur nos fromages et permettre aux Canadiens de produire du reblochon ou du cantal ?
Q - Les sénateurs LR, notamment Gérard Larcher, entendent-ils ces arguments ?
R - Le Sénat, que préside Gérard Larcher, est une institution ouverte au dialogue, qui écoute nos arguments, et je vais continuer d'ici jeudi de les porter auprès des élus qui regardent les choses avec objectivité. On ne peut pas tout amalgamer et faire du Ceta un bouc émissaire des difficultés agricoles alors que c'est tout l'inverse. Nous ne pouvons pas laisser cet accord, qui nous est bénéfique, être instrumentalisé à des fins électorales.
Q - Le Canada n'a-t-il pas aussi bénéficié de cet accord en augmentant ses exportations ?
R - Les gains du Canada ont été très limités vers la France. Le Canada a une approche européenne de cet accord qui lui donne également accès à d'autres marchés européens.
Regardons ensuite dans le détail les exportations qui ont augmenté. Il s'agit notamment de métaux critiques tels que l'uranium, dont nous avons tant besoin pour notre souveraineté et qui tient également à la présence d'Orano dans le pays. Les exportations énergétiques ont également progressé. Le pétrole canadien a contribué à mettre fin à notre dépendance au pétrole russe. Quant aux matériels de transport, c'est lié au fait qu'Airbus finalise l'assemblage de certains avions au Canada, et parce qu'Alstom a racheté Bombardier Transport. Les chaînes de valeur sont plus intégrées, et c'est tant mieux !
Q - Que se passera-t-il si le Sénat refuse de ratifier le Ceta ?
R - Ne brûlons pas les étapes, je suis persuadé que la raison peut l'emporter. Bien évidemment, une non-ratification enverrait un signal ravageur à nos partenaires européens. D'où la mobilisation de nombreuses filières (produits laitiers, vins, spiritueux) pour convaincre les sénateurs, de même que de l'ensemble des organisations d'entreprises. Il y a une crise agricole, j'en suis parfaitement conscient, mais rejeter le Ceta ne ferait qu'affaiblir notre agriculture. Ce serait porter un très mauvais coup à nos agriculteurs qui ont plus que jamais besoin d'exporter.
Q - L'Europe fait face à un afflux d'importations agricoles ukrainiennes, provoquant la colère des agriculteurs européens. Bruxelles va revoir sa copie. Des mesures seront-elles prises à court terme ?
R - Avec le ministre Stéphane Séjourné, nous pensons qu'il est nécessaire de soutenir l'économie ukrainienne face aux ravages de la guerre lancée par la Russie. Mais nous sommes aussi très clairs sur le fait que cela ne doit pas se faire au détriment de nos propres filières.
C'est pour cela que nous avons soutenu la mise en place de mesures de sauvegarde automatique sur le sucre, les oeufs et la volaille. Si d'autres marchés étaient perturbés, à l'instar de celui des céréales, d'autres mesures de protection devront aussi être envisagées, comme la mise en place de licences d'importations ou de nouvelles mesures de sauvegarde. Mais le recul des prix du blé au niveau mondial tient à de multiples facteurs. La Russie a notamment enregistré une bonne récolte en 2022 et 2023, et a davantage exporté.
Q - Un accord est-il possible rapidement ?
R - Je pense que nous aurons un accord rapidement. Nous partageons tous la nécessité de prolonger ces mesures qui permettent de soutenir l'économie ukrainienne tout en renforçant la protection de nos filières. Nous devrons discuter des propositions du Parlement européen.
Q - De manière générale, êtes-vous encore favorable au libre-échange ?
R - Nous sommes favorables à une économie de marché, au contraire du groupe communiste. Dans ce cadre, l'économie française a besoin d'échanges internationaux. Notre pays est une grande puissance exportatrice, notamment dans l'agriculture. Mais ces échanges ne doivent pas se faire à n'importe quel prix et n'importe comment. Il ne faut pas être naïf. C'est ce que l'on défend depuis 2017, sous l'impulsion du président de la République, avec la mise en place d'instruments juridiques pour lutter contre la concurrence déloyale et imposer la réciprocité, comme l'ouverture des marchés publics, la lutte contre les subventions étrangères abusives ou des mesures miroirs...
Nous devons retrouver une balance commerciale excédentaire. C'est le cas des services mais pas des marchandises. Cela passe, par exemple, par le plan "Osez l'export" pour aider nos PME et nos ETI à se déployer à l'international. Ce n'est pas en fermant les portes et les fenêtres de l'Europe que nous pourrons régler les problèmes de prospérité et de chômage en France.
Q - Le gouvernement est vent debout contre l'accord de libre-échange avec les pays du Mercosur. La France est-elle isolée sur ce dossier ?
R - Nous avons des alliés qui partagent certaines de nos préoccupations, notamment en matière environnementale, et je sais que de nombreux pays sont eux aussi à l'écoute de leurs producteurs. C'est en soutenant de bons accords, utiles pour l'Union européenne et la France comme le CETA, que l'on est plus fort pour rallier à notre cause nos partenaires de l'Union sur d'autres accords moins favorables.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 mars 2024