Interview de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, dans "Le Figaro" le 26 avril 2024, sur l'avenir de l'Union européenne.

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Média : Le Figaro

Texte intégral

Q - Emmanuel Macron a dit jeudi que "l'Europe est mortelle" : n'y a-t-il pas une dimension électorale dans ce cri d'alarme ?

R - C'est un message à la hauteur de l'enjeu : si nous ne réagissons pas, si nous ne prenons pas conscience de ce qui se joue pour l'Europe, le risque est réel que nous disparaissions de l'histoire. Tout le discours est une réponse à cet enjeu par l'investissement, l'Europe puissance et le réarmement démocratique, et ce sera la position de la France dans le cadre de l'après-européennes. Après le scrutin des européennes vient le temps de la négociation par les Etats membres et les parlementaires européens de l'agenda européen, celui de la Commission et du Parlement, pour les cinq prochaines années. Ce sera donc la position de la France, qui nécessitera de ma part une méthode pour aller convaincre l'ensemble des autres Etats membres. On a eu deux discours de la Sorbonne, le premier (en 2017, NDLR) avait d'ailleurs eu exactement le même rôle que celui-ci. C'était un agenda de souveraineté, cette fois c'est l'agenda d'une Europe-puissance. Durant les 48 heures qui l'ont précédé, j'ai contacté tous mes homologues, ainsi que des chefs d'Etat et de gouvernement, pour leur exposer les grandes lignes du discours. Nos ambassadeurs en Europe ont également été "briefés". L'accueil a été très positif et l'intérêt est marqué dans les capitales. En parallèle des élections européennes, qui ont leur logique, va donc se dérouler un jeu diplomatique. Et ce discours, c'est la feuille de route de la France dans les discussions européennes sur l'agenda des cinq prochaines années. Le Président a décidé de lui donner une perspective politique jusqu'à 2030, avec pour objectif, dans les semaines et les mois à venir, au-delà de ces élections, de maximiser l'influence de la France sur l'agenda européen à venir.

Q - Avant d'aller au-delà de ces élections, ne s'agit-il pas d'abord de les gagner ?

R - Ce sont deux tâches distinctes : d'une part les élections elles-mêmes, qui font l'objet d'un débat national, avec un programme politique qui sera dévoilé par la liste de la majorité. Et il y a le jeu diplomatique, au sein du Conseil européen, dont le Président de la République est membre. La différence avec les oppositions, c'est que nous sommes les seuls à avoir les moyens de notre action, c'est-à-dire de pouvoir traduire un discours en propositions, et ces propositions en actes, en politiques publiques européennes qui changent la vie des citoyens.

Q - Que répondez-vous à Jordan Bardella, qui demande déjà la dissolution de l'Assemblée nationale en cas de victoire du RN le 9 juin ?

R - Il ne faut pas tout mélanger. Le Rassemblement national est en réalité passé maître dans le désordre national. Au moment où se multiplient les crises internationales, où la France va accueillir les JO, où existent des risques d'attentats, c'est irresponsable. Ma recommandation au RN est de ne pas tirer des leçons avant d'avoir joué l'élection. Je trouve qu'il y a une forme d'arrogance dans cette posture. C'est un scrutin européen pour lequel on souhaite avoir un débat européen. Quand je vois les réactions des oppositions au discours de la Sorbonne, je trouve qu'elles ne sont pas à la hauteur. Leurs réactions me paraissent très faibles, tant sur le fond que sur les conséquences qu'elles veulent tirer avant même l'élection.

Q - Emmanuel Macron veut doter l'Europe d'une défense stratégique crédible : ne viendra-t-elle pas trop tard si l'Ukraine échoue face à la Russie ?

R - Il y a une nouvelle dynamique face à un certain nombre de risques. D'abord, il faut tout faire pour empêcher une victoire de la Russie. C'est existentiel pour les Européens, et plus largement cela aurait un impact sur des puissances expansionnistes qui pensent pouvoir piétiner le droit international un peu partout dans le monde. Si l'on croit à la Charte des Nations unies et à la souveraineté territoriale des Etats, il faut se battre pour que la Russie ne l'emporte pas.

Q - Sur l'aide, pourtant, les Occidentaux calent...

R - Depuis le 26 février (l'hypothèse de troupes au sol évoquée par Emmanuel Macron, NDLR), on a déclenché un sursaut européen. Les munitions tant attendues arrivent, l'aide américaine arrive, tout cela donne de l'air aux Ukrainiens. Et notre capacité de convaincre le monde entier, y compris la Russie, que nous irons jusqu'au bout de l'aide et que nous sommes déterminés, est fondamentale dans ce conflit.

Q - Le Président insiste sur la compétition avec les Etats-Unis, qui "ne respectent pas les règles du commerce" et dont il ne faut "jamais être le vassal" : la France n'est-elle pas isolée sur cette posture dans l'UE ?

R - On ne peut pas continuer à dépendre tous les quatre ans de 250.000 électeurs américains dans quelques Etats clés, qui conditionnent le destin de 500 millions d'Européens. Oui, l'alliance avec les Etats-Unis reste pour nous fondamentale. Mais nous devons faire un effort d'autonomie stratégique sur un certain nombre de points - sur l'industrie, la souveraineté alimentaire, la défense. Il faut que nous puissions produire en Europe des vaccins, de l'alimentation, des munitions... C'est cela l'objectif. On ne doit plus être naïfs.

Q - La "préférence européenne" dans les achats d'armements et les secteurs stratégiques doit-elle devenir une obligation ?

R - C'est une question de survie : l'Europe peut mourir par naïveté. On peut se retrouver dans une situation de démantèlement de l'Europe du fait de dépendances successives. La prise de conscience a lieu, il faut qu'elle se poursuive. Cela va de pair avec la construction d'une industrie : le premier pas est de réindustrialiser le continent si l'on veut acheter européen. Je ne connais aucune entreprise européenne qui soit aidée par des subventions américaines ou chinoises. Nous demandons seulement le parallélisme.

Q - Lorsque la France plaide pour des capacités de financement communes et des emprunts européens, elle est souvent renvoyée à la mauvaise gestion de ses comptes publics...

R - Il existe des capacités de financement européennes qui ne sont pas des impôts qui pèsent sur les Européens, comme la taxe carbone aux frontières ou des éléments de réciprocité pour l'entrée de produits sur le marché européen. L'Europe pourrait aussi s'inspirer du visa touristique Esta, que les Américains font payer. Et il y a des moyens de mobiliser l'épargne : les Français adorent le livret A, ils adoreront les produits d'épargne européens.

Q - Vous étiez ce vendredi en Allemagne, avec laquelle les initiatives communes se font rares...

R - Depuis trois mois que j'occupe ce ministère, nous avons construit avec mon homologue allemande, Annalena Baerbock, un lien personnel et de confiance. Nous avons reconstruit nos capacités d'action et de mobilisation des Européens en travaillant avec les Polonais, qui sont revenus dans le jeu. Le format "Weimar" est un formidable moteur, qui permet d'avancer sur de nombreux sujets. Les retours de Berlin sur le discours de la Sorbonne, y compris du chancelier Olaf Scholz, sont très positifs.

Q - Mais n'y a-t-il pas un problème de méthode avec Emmanuel Macron, qui pose un diagnostic, fixe le cap et demande aux 26 autres de le suivre ?

R - Nous avons échangé avec nos partenaires en amont. Le Président siège depuis sept ans au Conseil européen, il est allé dans chacune des capitales de l'UE, il travaille en permanence avec ses homologues...

Q - Y a-t-il cependant une idée dans le projet du Président qui n'émane pas de lui ?

R - Son discours vise à créer du consensus en Europe tout en défendant les intérêts de la France. Ce sont des propositions françaises, qui ont vocation à être discutées dans le cadre européen. Je pense que la méthode est la bonne. Ces propositions ne sont pas fermées, elles peuvent évoluer, être amendées ou enrichies. Au bout du chemin, ce doit être un agenda européen et pas seulement français.

Q - Proposer d'inscrire l'IVG dans la charte européenne, cela contribue-t-il à l'unité de l'UE prônée par le Président ?

R - Certaines propositions ne feront sans doute pas l'unanimité. Cela doit-il nous empêcher d'exprimer notre position, de créer des débats dans l'espace politique européen ? Non. Je crois beaucoup à la bataille culturelle et, sur ce sujet, que la France a inscrit dans sa Constitution, elle doit pouvoir convaincre plus largement.

Q - Emmanuel Macron trace-t-il la perspective d'une Europe de plus en plus fédérale ?

R - Je ne qualifierais pas ce projet de fédéraliste. C'est un projet de puissance européenne qui correspond à l'état du monde. C'est en renforçant l'Europe qu'on renforcera la France. Le projet du Président est un projet réformiste, qui procède d'un constat lucide et vise à une Europe plus solide, pour qu'elle ne sorte pas de l'Histoire.

Q - La France pourrait-elle reconnaître un Etat palestinien, comme l'y poussent certains de ses partenaires européens ?

R - Il n'y a pas de tabou sur ce sujet et nous en discutons avec nos partenaires européens et arabes. Cela ne peut pas être une posture politique, cela doit être une contribution concrète à la solution. La France oeuvrera à la reconnaissance d'un Etat palestinien parce qu'elle croit à la solution à deux Etats, dans le cadre d'un processus politique qui aboutirait à la paix.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 avril 2024