Déclaration de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, au Sénat le 30 mai 2024.

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  • Bruno Le Maire - Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Circonstance : Audition au Sénat devant lMission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023

Texte intégral

M. Claude Raynal, président. - Nous arrivons au terme des auditions de notre mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France, en entendant ce matin le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire.

Je rappelle que cette mission d'information a été déclenchée à la suite du constat d'un écart extrêmement significatif entre la prévision de déficit public pour 2023 de 4,9% du PIB, incluse dans l'ensemble des textes adoptés par le Parlement à la fin de l'année dernière - loi de finances de fin de gestion 2023, loi de finances pour 2024, loi de programmation des finances publiques -, et son exécution, à 5,5%, chiffre dévoilé par l'Insee le 26 mars dernier, mais dont la presse s'est fait écho dès le 20 mars.

Que s'est-il passé pour que cet écart de déficit soit si important ? Comment l'exécution a-t-elle pu s'écarter autant des prévisions des textes financiers adoptés en novembre et décembre 2023 ?

Monsieur le ministre, il nous semble qu'il aurait fallu être beaucoup plus prudent, en particulier sur votre estimation de recettes. Ainsi en est-il de la contribution sur les rentes inframarginales par exemple. De même, l'hypothèse d'un gonflement des recettes d'impôt sur les sociétés en fin d'année - en espérant une bonne nouvelle qui n'est pas venue, mais qui avait eu lieu les années précédentes -, pour tenir l'objectif de déficit de 4,9% dans vos prévisions, ne nous semble pas avoir été solidement contredite par Thomas Cazenave.

Nous aimerions donc que vous nous fassiez part de vos explications, après celles de votre ministre délégué Thomas Cazenave qui ne nous a pas toujours convaincus.

Historiquement, l'apparition du Parlement et de la démocratie est étroitement liée au vote de l'impôt et du budget. De ce fait, nous devons disposer de données fiables. Comment y parvenir ? Quelles améliorations prévoyez-vous pour rendre les prévisions plus satisfaisantes ?

Vous le savez, monsieur le ministre, cette mission d'information a été déclenchée car c'est par voie de presse que nous avons appris la forte dégradation du déficit public 2023, notamment à la suite d'une fuite à l'issue d'une réunion à l'Élysée. Devant ce contournement du Parlement - nous aurions aimé être alertés autrement que par la presse -, le rapporteur général Jean-François Husson a très logiquement utilisé ses prérogatives et effectué un contrôle sur pièces et sur place le 21 mars dernier - nous n'en abusons pas. Il a ainsi assuré la mission de contrôle de l'action du Gouvernement dévolue au Parlement par l'article 24 de la Constitution, en utilisant les prérogatives que lui confère l'article 57 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf).

L'enjeu de l'information du Parlement est donc également crucial dans notre mission, en particulier à un moment où le déficit public, déjà très élevé, dérape à ce point, et où celui-ci ne peut qu'affecter notre position au niveau européen à l'approche de l'entrée en vigueur des nouvelles règles budgétaires. Hier matin, nous recevions une délégation de députés allemands. Il a fallu les rassurer sur ces sujets.

Pour finir, j'aimerais vous rappeler vos propos au début de l'examen du PLF pour 2024. " Ce projet de loi de finances garantit un déficit public de 4,4% pour 2024, objectif que Thomas Cazenave et moi tiendrons ", disiez-vous, avant de poursuivre : " Nous avons toujours tenu nos objectifs en matière de déficit, sauf pendant la période exceptionnelle du covid-19. Je tiens donc à ce que notre parole conserve la même crédibilité pour les années qui viennent ".

Nous sommes sortis du covid-19 et vous n'avez pas tenu vos objectifs, ni pour 2023, où l'écart avec les prévisions en fin d'année dernière est de 0,6 point de PIB, ni pour 2024, où l'écart qui se profile, à la suite du programme de stabilité (PStab), est de 0,7 point de PIB, puisqu'au lieu de ces 4,4%, le déficit prévu s'élèverait à 5,1%.

Est-ce à dire, donc, que votre parole a perdu toute crédibilité ?

Cette audition est l'occasion pour vous, monsieur le ministre, de nous donner les éclairages nécessaires. Je vous donne donc la parole pour une intervention liminaire, à la suite de quoi le rapporteur général et moi-même, ainsi que les autres membres de la commission auront, je n'en doute pas, des précisions à vous demander.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Merci, monsieur le président. Je suis très heureux de répondre aujourd'hui aux interrogations de la mission d'information et je vous prie de bien vouloir m'excuser à l'avance de prendre tout le temps nécessaire pour répondre aux graves accusations qui ont été formulées par certains sénateurs depuis quelques mois. J'ai toujours fait preuve, depuis sept ans que je suis ministre de l'économie et des finances, de sincérité, d'honnêteté et de sens de la vérité. Toutes les allégations selon lesquelles j'aurais délibérément dissimulé au Parlement des informations qui étaient à ma disposition sont graves et infondées, et je compte bien prendre le temps nécessaire pour en faire justice.

Il est plus intéressant pour le peuple français que nous comprenions ce qui s'est passé, plutôt que nous accusions. Et que nous regardions comment réduire la dépense publique dans notre pays, accélérer le désendettement et la baisse des déficits, plutôt que de faire de mauvais procès à un ministre des finances qui, depuis sept années, chiffres à l'appui, a toujours fait preuve de sincérité dans ses budgets, dans le respect des déficits et dans le désendettement, à l'exception de la période du covid.

Je vais donc essayer de m'attacher à comprendre pourquoi il s'est produit un événement exceptionnel. Effectivement, une année sur sept ans, le déficit, au lieu d'être à 4,9% comme je m'y étais engagé, a brutalement dérapé à 5,5%. Je tenterai d'expliquer, en faisant l'archéologie administrative et politique de ces événements, comment cela est arrivé, pour quelles raisons et, surtout, comment nous pouvons faire pour que ces phénomènes ne se reproduisent pas. Toutefois, toute personne qui a occupé mes fonctions sait parfaitement que les prévisions de déficit ne sont pas une science exacte et qu'elles sont soumises à des aléas conjoncturels très forts, notamment sur l'impôt sur les sociétés (IS) et sur la conjoncture économique qui a été révisée dans tous les pays européens. Je compte bien sur cette mission d'information pour que l'on oublie les accusations infondées et graves et que l'on revienne à des propos plus responsables.

Quels sont les instruments de pilotage dont dispose le ministre des finances pour garantir cette sincérité et ce sens de la vérité qui sont au coeur de mon engagement politique depuis vingt ans et dont j'ai toujours fait preuve dans toutes les fonctions ministérielles que j'ai occupées ?

Je dispose d'abord des évaluations de croissance qui sont produites par la direction générale du Trésor. Ces évaluations sont d'ailleurs souvent plus exactes que celles des prévisionnistes. La plupart d'entre eux prévoyaient en 2023 soit une récession, soit une croissance de 0,5%. La prévision du Trésor était de 1%, nous avons réalisé 0,9%. Sincérité, vérité.

Je dispose également de remontées d'informations qui sont produites par la direction générale des finances publiques (DGFiP). Sur une base mensuelle, ce sont les recettes de TVA et les recettes d'impôt sur le revenu (IR) ; sur une base trimestrielle, ce sont les recettes d'impôt sur les sociétés. Je suis tout à fait prêt à regarder avec le Parlement si, sous une forme ou une autre, le rapporteur général et le président de la commission des finances ne pourraient pas avoir accès à ces informations dont ils verront qu'elles sont très fluctuantes, incertaines et ne sont pas des données tant que toutes les remontées comptables n'ont pas eu lieu. Le ministre des finances ne détient pas un compteur exact à l'euro près des recettes fiscales. Cela n'existe pas, tout simplement du fait des variations en fonction de la conjoncture et des remontées fiscales.

La base trimestrielle de l'impôt sur les sociétés est le point le plus important, parce que, sur le cinquième acompte de l'IS, l'information définitive arrive beaucoup plus tard que le moment où j'aurais pu informer, lors de l'examen du budget, le Sénat ou l'Assemblée nationale.

Enfin, je dispose des prévisions d'exécution du budget de l'État qui sont produites par la direction du budget (DB) et des prévisions de solde public provenant de la direction générale du Trésor. Tous ces éléments sont à l'entière disposition de la commission des finances. Je précise que toutes ces informations comprennent chaque fois des marges d'erreur significatives et qu'elles sont soumises à des aléas conjoncturels importants. J'insiste sur ce point, toutes les données dont je dispose, de la direction générale des finances publiques, de la direction du budget et de la direction générale du Trésor ne sont jamais définitives. Vous n'avez pas chaque mois une recette de TVA remontée à l'euro près. Aucun montant précis ne pourrait être établi à la fin de 2023. Ce sont des évaluations avec des variations et des marges d'erreur significatives, en particulier sur l'impôt sur les sociétés, qui dépend non seulement des bénéfices qui vont être réalisés, et donc de la situation conjoncturelle, mais aussi des choix qui sont opérés par les entreprises, notamment en termes de provisions. Et personne ne connaît à l'avance ces montants, issus de choix souverains que nous ne maîtrisons pas.

J'en viens à la chronologie de l'examen budgétaire et de toutes les décisions que j'ai prises à la fin de 2023 et au début de 2024. Là aussi, je prendrai le temps nécessaire par souci d'exhaustivité, de sincérité et de vérité. En effet, on ne peut pas accuser le ministre des finances d'avoir dissimulé quoi que ce soit, alors que, une fois encore, il est en fonction depuis sept ans et a toujours fait preuve de sincérité et d'honnêteté. Prenons le temps de rétablir la vérité des faits. Dans un monde politique qui - hélas ! - est en train de dériver largement et d'abolir la frontière entre la vérité et le mensonge, je fais partie de ceux qui croient à cette frontière.

Première étape : le projet de loi de finances pour 2024. Celui-ci a été déposé, présenté en conseil des ministres par le ministre des finances et le ministre délégué chargé des comptes publics le 27 septembre 2023 à 10 heures. Le Haut Conseil des finances publiques avait été saisi le 15 septembre 2023. Ce projet de loi de finances prévoyait un déficit à 4,9% en 2023. Était-ce crédible ? Oui. Était-ce sincère ? Oui.

Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Haut Conseil des finances publiques, dans son avis de 2023 relatif au PLF et au PLFSS pour l'année 2024. À la neuvième page de cet avis, il a estimé que la prévision de croissance pour 2023 du Gouvernement était plausible grâce à une croissance plus dynamique que celle qui était attendue au deuxième trimestre. Le Haut Conseil a d'ailleurs reconnu l'erreur de son évaluation de croissance. Celle-ci est désormais proche des autres prévisions disponibles.

Au paragraphe 58 de la page 15, le Haut Conseil estime le 22 septembre 2023 que les prévisions de prélèvements obligatoires sont plausibles pour 2023.

Deuxième étape : le projet de loi de fin de gestion pour 2023. Nous avons saisi le Haut Conseil des finances publiques le 20 octobre pour ce deuxième texte. Les informations remontées par les notes de la direction générale des finances publiques faisaient état d'une baisse de l'impôt sur les sociétés de 700 millions d'euros par rapport au PLF. Cette note de la DGFiP a été consultée par la commission des finances.

J'en viens à mon deuxième document : une note au ministre du 16 octobre 2023 de la direction générale des finances publiques sur le suivi budgétaire de l'impôt sur les sociétés et sur la situation à la fin de septembre 2023 à l'issue du troisième acompte. Cette note fait effectivement état d'une baisse possible de recettes de 600 millions d'euros par rapport à la prévision de 2023, révisée dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024. Elle établit que le rendement de l'acompte de septembre 2023 de l'impôt sur les sociétés s'élève à 14,5 milliards d'euros, l'autolimitation étant estimée à moins 700 millions d'euros. Qu'est-ce que l'autolimitation de l'IS ? C'est la réduction de versements d'acomptes qui est prévue au 4 bis de l'article 1668 du code général des impôts (CGI), qui dispose : " L'entreprise qui estime que le montant des acomptes déjà versés au titre d'un exercice est égal ou supérieur à la cotisation totale d'impôt sur les sociétés dont elle sera redevable [...] avant imputation des crédits d'impôt, peut se dispenser de nouveaux versements d'acomptes ". Ce point technique est très important, car il établit que les entreprises ont toute liberté, si elles le souhaitent, de réduire le montant de l'acompte en fonction des éléments que je viens d'indiquer.

L'IS aurait donc pu être en baisse en fonction de la libéralité laissée aux entreprises. Là encore, ce n'est pas une remontée comptable à l'euro prêt, où l'État sait exactement où en est la jauge. C'est l'entreprise qui a la faculté de décider, au titre de l'article du CGI précité, de faire passer, ou non, en bénéfice fiscal, un certain nombre de sommes.

Sur la base de ces remontées, néanmoins, l'IS était en baisse possible de 700 millions d'euros par rapport au PLF. Nous sommes le 16 octobre. Selon la même direction générale des finances publiques, les recettes d'impôt sur le revenu pouvaient être en augmentation de 400 millions d'euros par rapport au programme de stabilité. Une note pour les ministres du 4 octobre 2023 sur le suivi mensuel de l'impôt sur le revenu à la fin août 2023, juste avant la note sur l'IS, de la direction générale des finances publiques, estimait que les dépenses d'impôt sur le revenu du mois d'août étaient inférieures de 200 millions d'euros à la prévision du programme de stabilité (PStab) et que nous pourrions avoir une augmentation d'impôt sur le revenu de l'ordre de 400 millions d'euros : " Les recettes d'IR net cumulées depuis janvier après retraitement seraient de 45,5 milliards d'euros et en plus-values de 400 millions d'euros par rapport à la prévision ". C'est le point 2 de la note du 4 octobre 2023 de la direction générale des finances publiques.

Nous avons donc une évaluation de 700 millions d'euros en moins sur l'IS et de 400 millions d'euros en plus sur l'impôt sur le revenu.

Une troisième note du 9 octobre 2023 concerne le suivi budgétaire de la taxe sur la valeur ajoutée au 31 août 2023. Le point 2 de cette note établit que la TVA nette budgétaire d'août pourrait être en augmentation de 600 millions d'euros par rapport au projet de loi de finances pour 2024, en raison du dynamisme des recettes. Là encore, c'est une évaluation et non une certitude.

J'ajouterai un dernier élément : les discussions techniques entre les services, auxquelles le ministre ne participe pas, qui sont consignées et auxquelles vous avez accès, ont indiqué mi-octobre que les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) pouvaient être inférieurs en raison du ralentissement marqué du marché immobilier.

En définitive, sur des notes qui datent du 4 octobre pour l'IR, du 9 octobre pour la TVA et du 16 octobre pour l'IS, nous avons fin octobre 700 millions d'euros de moins-values possibles sur l'IS, 400 millions d'euros de plus-values possibles sur l'IR, 600 millions d'euros de plus-values possibles sur la TVA. Nous avons donc 300 millions d'euros de recettes fiscales supplémentaires prévues fin octobre, selon les estimations de mes services, auxquels s'ajoute une incertitude sur les DMTO.

Tout cela confirme un point fondamental : la très grande prudence dont j'ai fait preuve comme ministre des finances dans la gestion de ces informations. Même en ayant une évaluation de plus-values de recettes fiscales de la part de mes services, en tenant compte de la grande incertitude sur l'IS - notamment la possibilité, pour les entreprises, de passer en provision, en raison de la dégradation de la situation économique et de l'augmentation des taux d'intérêt, d'une part du bénéfice fiscal, ce qui réduit d'autant le cinquième acompte d'IS -, j'ai révisé, pour le projet de loi de finances de fin de gestion, de 500 millions d'euros à la baisse ma prévision de prélèvements obligatoires par rapport au projet de loi de finances. Sincérité, honnêteté, vérité et responsabilité.

Par ailleurs, je rappelle que nous avions de moindres dépenses, notamment de ministères, pour 1,7 milliard d'euros. Plus de recettes fiscales, moins de dépenses des ministères ; et pourtant, une révision des prélèvements obligatoires pour tenir compte de l'incertitude du cinquième acompte de l'IS, et, en deuxième lieu, le maintien des déficits à 4,9% dans le projet de loi de finances de fin de gestion. Je ne pense pas que l'on puisse m'accuser d'irresponsabilité ou de dissimulation ; au contraire !

De nouveau, se prononçant le 27 octobre 2023 sur ce projet de loi de finances de fin de gestion confirmant un déficit public de 4,9% pour 2023, le Haut Conseil a estimé cette évaluation comme « plausible ». Dans son avis relatif au projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023, en son point 31, à la page 7, il estime également que la prévision de prélèvements obligatoires pour 2023 ajustée par le Gouvernement et la prévision de déficit à 4,9% sont plausibles. S'agissant des recettes, il estime leur prévision plausible tout en faisant état - cela a justifié les 500 millions d'euros de provision dont je parlais tout à l'heure - de risques et d'aléas importants concernant le rendement de l'impôt sur les sociétés, rendement qui est au coeur du débat.

Ce projet de loi de finances de fin de gestion, qui inclut un déficit à 4,9% du PIB, une évaluation des recettes et une évaluation de la croissance tous validés - et même confirmés par rapport à sa dernière évaluation - par le Haut Conseil, a été adopté par le Parlement le 22 novembre 2023, et la loi de finances de fin de gestion a été promulguée le 30 novembre 2023. À cette date, tout est jugé sincère et conforme par l'ensemble des instituts qui évaluent les propositions du Gouvernement, notamment par le Haut Conseil.

La troisième étape est l'examen du budget. L'examen parlementaire du projet de loi de finances pour 2024 a démarré le 27 septembre 2023, pour se clore le 21 décembre 2023.

Une première alerte sur le déficit m'a été fournie par une note d'actualisation de la direction générale du Trésor, qui est la seule administration en charge de l'évaluation consolidée du déficit public maastrichtien ; elle évalue en se fondant sur des remontées comptables qui, une fois encore, restent incertaines à ce stade. Il s'agit de la fameuse note du 7 décembre 2023, qui va bientôt devenir aussi célèbre que la dépêche d'Ems. Cependant, à la différence de la dépêche d'Ems, qui était une et unique, la note du 7 décembre était la note n° 8466 du Trésor pour l'année 2023. Cette note est signée par le directeur général du Trésor et par la directrice du budget. Elle révise à 5,2% du PIB la prévision de déficit public pour 2023, en insistant sur les « nombreux aléas » qui entourent cette prévision, et en recommandant explicitement de ne pas rendre publique cette évaluation. La presse s'est beaucoup émue de cette note et s'est beaucoup répandue ; je pense donc qu'il est bon de la lire intégralement.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous auriez pu la communiquer plus rapidement...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je communique tous les documents que la commission des finances souhaite qu'on lui transmette. En revanche, monsieur le rapporteur général, je n'accepterai jamais, jamais que, dans mes fonctions de ministre des finances, on m'accuse de dissimulation.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Si c'est à moi que vous vous adressez, monsieur le ministre, il faut le dire clairement.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je cite la note : « Il n'est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour encore entourée de nombreux aléas ». La recommandation des deux directeurs est parfaitement légitime. À cette date, soixante-dix jours de débats parlementaires sont derrière nous et il ne nous reste d'une dizaine de jours ouvrés pour achever l'examen du budget. Il faut donc, avant de mettre le sujet, politiquement, sur la table, être sûr et certain de le faire sur le fondement de faits rigoureux et exacts. Je n'aurais pris la responsabilité de divulguer ces informations que si elles avaient été définitives et certaines. Or les prévisions de cette note se sont avérées lacunaires pour certaines et inexactes pour d'autres. Si je les avais diffusées, j'aurais donc semé le doute et l'inquiétude inutilement, alors même que beaucoup de ces prévisions ne se sont pas révélées exactes.

La note a d'abord été lacunaire sur un point essentiel : la moins-value sur l'impôt sur les sociétés, pourtant décisive pour expliquer l'écart du déficit public réalisé par rapport à la prévision. Les informations sur les moindres recettes d'impôt sur les sociétés n'étaient pas encore connues et ne figuraient pas dans cette note. C'est-à-dire que l'élément clef qui a expliqué très largement le dérapage du déficit ne figure pas dans la note du 7 décembre 2023 ; cet élément n'est mentionné ni par la direction générale du Trésor ni par la direction du budget.

Ensuite, au sujet des dépenses de l'État, cette note est inexacte. Les dépenses sont estimées être en baisse de 300 millions d'euros par rapport à la prévision de la loi de finances de fin de gestion. En réalité, la baisse des dépenses de l'État a été de 6 milliards d'euros, notamment en raison des économies que nous avons engagées, mais aussi en raison de la sous-exécution de certains programmes budgétaires.

Ainsi, si j'avais divulgué ces informations du 7 décembre, en admettant que je m'affranchisse des recommandations de mes deux directeurs, j'aurais divulgué au Parlement des informations lacunaires et inexactes. J'estime donc avoir agi correctement en ne divulguant pas ces informations, que mes directions même recommandaient de ne pas rendre publiques.

Ma responsabilité de ministre des finances n'est pas de crier au loup auprès du Parlement et des représentants du peuple lorsque les informations sont lacunaires et inexactes, mais, sur le fondement de cette note, de convoquer les directions et de leur demander ce qu'il en est réellement. C'est ce que j'ai fait le 12 décembre. Voilà la différence entre le travail administratif et le travail politique du ministre. Je pense les avoir accomplis, l'un comme l'autre, rigoureusement et correctement. Le 12 décembre, j'ai donc réuni les directeurs des finances publiques, du Trésor et du budget. Je leur ai indiqué que, sur le fondement de la note qu'ils m'avaient transmise, il était nécessaire de prendre des décisions de gestion pour réduire la dépense de l'État et parer à toute éventualité.

Ces décisions de gestion, prises mi-décembre, sont par ailleurs les seules décisions possibles à ce stade de l'exécution du budget. Pourquoi divulguer des informations qui sont incertaines, s'il n'est pas possible d'agir par la suite ? Ce qui compte c'est la décision, la décision publique du ministre des finances, qui, en exécution, prend les seules mesures qui sont à sa disposition.

Voilà les quatre points majeurs que je veux donc porter à la connaissance de la commission des finances du Sénat : premièrement, les informations dont je disposais n'étaient ni établies ni certaines, et il s'agissait de prévisions que mes services recommandaient de ne pas diffuser ; deuxièmement, ces informations m'ont amené à prendre toutes les mesures de précaution nécessaires en gestion, seule décision qui était à ma main ; troisièmement, ces informations portaient exclusivement sur la situation des finances publiques en 2023 et ne tiraient pas de conséquences sur la situation de 2024 ; quatrièmement, toutes les décisions possibles ont été prises en temps et en heure et le Parlement a été informé dès lors que ces informations ont été confirmées, comme je vais vous le montrer maintenant.

J'en viens donc à la quatrième étape, après l'examen du projet de loi de finances. Le 21 décembre 2023, une note du directeur général des finances publiques m'avertit du risque que le rendement du cinquième acompte de l'impôt sur les sociétés soit inférieur de 4,2 milliards d'euros par rapport aux prévisions. Au fond, cette note du 21 décembre est peut-être plus importante que celle 7 décembre, car c'est la première qui montre que les recettes de l'impôt sur les sociétés sont bien inférieures à ce qui avait été anticipé. Il s'agit de la note de la direction générale des finances publiques, adressée aux ministres, sur le suivi budgétaire de l'impôt sur les sociétés. Cette note est trimestrielle, contrairement aux notes sur la TVA et sur l'impôt sur le revenu, qui sont mensuelles. Je la cite : " À fin décembre 2023, les recouvrements d'impôt sur les sociétés net seraient en deçà de la recette nette inscrite en loi de finances de fin de gestion pour 2023. Cette moins-value de 4,2 milliards d'euros s'explique principalement par un rendement de l'acompte de décembre moins important que prévu. " La note établit également que ce chiffre de 4,2 milliards d'euros reste incertain le 21 décembre 2023.

Ces chiffres restent à confirmer lors de la clôture des comptes 2023, qui n'intervient qu'au premier trimestre 2024. Le 11 janvier 2024 a lieu le remaniement ministériel et je suis confirmé dans mes fonctions de ministre des finances. Le 19 janvier 2024, la direction générale des finances publiques et la direction du budget, dans une note commune, confirment que les recettes nettes du budget général s'établissent à 280 milliards d'euros, soit 7,8 milliards d'euros en dessous de la prévision établie en loi de finances de fin de gestion.

Je cite donc la note du 19 janvier 2024 de la direction générale des finances publiques et de la direction du budget intitulée Évaluation du solde budgétaire de l'année 2023 : " Le solde budgétaire provisoire en date comptable du 15 janvier 2024 est évalué à -173,3 milliards d'euros, en dégradation de 2 milliards d'euros par rapport au déficit budgétaire prévisionnel affiché en loi de finances de fin de gestion. Les recettes nettes du budget général s'établissent à 280 milliards d'euros, soit -7,8 milliards d'euros en dessous de la prévision établie en loi de finances de fin de gestion ".

Cette note confirme également que la moins-value est due à titre principal à une baisse des recettes fiscales nettes de l'impôt sur les sociétés. Nous avions alors pris des mesures de réduction des dépenses de l'État de 6 milliards d'euros, mesures de fin de gestion, et, pour un certain nombre de postes de dépenses de l'État, les dépenses étaient moindres. Malgré les 7,8 milliards d'euros de recettes nettes du budget général en moins, nous avons fait preuve d'anticipation, grâce à ces mesures de gestion de " refroidissement de la machine ", qui ont permis d'économiser 6 milliards d'euros : ainsi, le 24 janvier, au moment où je m'exprime en conseil des ministres sur le déficit budgétaire de l'État, l'écart reste contenu à un peu moins de 2 milliards d'euros.

Je résume donc, pour que chacun comprenne bien ce point essentiel. Dès qu'il y a eu des informations disponibles sur des risques de pertes de recettes, nous avons pris les mesures d'anticipation et de correction nécessaires, si bien que, au moment où une perte de recettes peut effectivement se confirmer - ce n'est pas encore définitif à ce stade - l'écart à la cible s'élève à 2 milliards d'euros, soit 0,1 point de PIB. Nous sommes bien le 24 janvier.

Ainsi, ne laissons pas entendre, comme certains l'ont fait dans la presse, que nous savions dès le 24 janvier que le déficit s'élevait à 5,5%, parce que cela est simplement et rigoureusement un mensonge. D'après tous les documents dont je viens de faire état, qui sont tous publics et qui ont tous été transmis à la commission des finances, l'écart est alors de 2 milliards d'euros, soit un écart de 0,1 point de PIB. Je n'ai alors aucun autre élément à ma disposition pour établir un chiffre de déficit plus élevé.

Ces éléments sont d'ailleurs explicitement mentionnés dans le compte rendu public du conseil des ministres du 24 janvier, qui a été transmis au Parlement : " Le déficit du budget de l'État s'établirait ainsi pour 2023 à 173,3 milliards d'euros, en détérioration de 2,0 milliards d'euros par rapport à la prévision de la loi de finances de fin de gestion pour 2023 ".

La direction générale du Trésor établit ensuite que le déficit pourrait être plus important que ce qui vient d'être annoncé, en raison du dynamisme de la dépense locale. Une note de la direction générale du Trésor le dit le 24 janvier 2024 ; elle établit que le déficit pourrait finalement s'établir à 5,3% du PIB en raison des remontées sur le dynamisme de la dépense locale.

En février 2024, le 16 février très exactement, une nouvelle note de la direction générale du Trésor ajoute à ces éléments - moins de recettes, plus de dépenses des collectivités locales - un scénario macroéconomique moins favorable. C'est le 16 février 2024 seulement qu'apparaît ce chiffre d'un solde 2023 à - 5,6% du PIB.

Tous ces éléments constituent ce qu'on pourrait appeler une perfect storm, une " super tempête ", qui s'est produite sur quelques mois, et qui s'est matérialisée très précisément mi-février 2024. C'est le point sur lequel je veux insister.

Nous pourrons avoir toutes les discussions voulues sur l'état de la dépense, pour savoir si elle est trop élevée, s'il faut réduire le déficit, si l'on doit accélérer le désendettement - sur ces sujets, tous les débats sont permis, et vous connaissez mes positions ; le rapporteur général et moi-même pourrons nous retrouver.

Toutefois, je veux établir que tous ces éléments se sont conjugués à un moment précis, à la mi-février 2024. Le 16 février très précisément, tous les éléments se conjuguent pour produire cette " super tempête " sur les comptes publics de la Nation : des recettes fiscales moins élevées, une dépense locale un peu plus importante que prévue et une dégradation de la conjoncture internationale.

J'ajoute à cela deux points très importants. Le premier point est que le ralentissement économique n'est pas français, il est mondial. Entre le 16 février et la fin du mois, tous les principaux États de la zone euro révisent leurs chiffres de croissance, l'Allemagne et l'Italie en particulier. Les révisions sont parfois extrêmement importantes, créant un environnement économique beaucoup moins favorable, ce qui a un impact sur les déficits.

Le deuxième point est que des requalifications comptables participent de cette « super tempête ». Tous les éléments dont nous pouvions penser qu'ils ne seraient pas requalifiés en déficit l'ont finalement été, pour un montant avoisinant les 5 milliards d'euros. Des recettes moins élevées, la décision des entreprises de passer en provision ce qui aurait pu constituer des recettes d'impôt sur les sociétés, ce dans des proportions beaucoup plus élevées que prévu, des dépenses des collectivités locales dynamiques, des requalifications comptables maximales, pour 5 milliards d'euros, et un ralentissement économique mondial ont donc conduit, fin février, à ces 5,5% de déficit. Voilà comment nous en sommes arrivés à ce dérapage du déficit français.

Des éléments sont communs à d'autres pays de la zone euro, comme le ralentissement économique mondial, et d'autres nous sont propres, comme les requalifications comptables, les recettes moins élevées d'impôt sur les sociétés et un passage en provision de montants beaucoup plus importants que ce que nous avions anticipé.

J'insiste également sur le fait que, à chaque étape, j'ai pris les décisions nécessaires : pilotage des dépenses de l'État pour anticiper une perte de recettes éventuelle le 12 décembre ; annonce de l'accélération de la sortie du bouclier tarifaire sur l'électricité le 21 janvier 2024, pour une économie de 5 milliards d'euros ; le 18 février, immédiatement après la note du Trésor établissant que le dérapage pouvait être plus important, décision de réduire de 10 milliards d'euros les dépenses de l'État pour 2024 et annonce de la révision de la prévision de croissance.

Enfin, je termine par le point qui est au coeur des débats de la commission. À aucun moment, rien n'a été caché, ni à la représentation nationale ni aux Français. Au contraire, les éléments d'information solides et fiables ont à chaque fois été donnés immédiatement, lorsqu'ils ont été confirmés par mes services. Le 19 février 2024, soit trois jours après la note dont je vous parle - seulement trois jours ! -, j'ai communiqué publiquement sur le fait que nous ne tiendrions pas la cible de 4,9% du déficit pour 2023. Le 6 mars, j'ai alerté le Parlement lors d'auditions au sein de la commission des finances, en indiquant que le déficit public serait cette fois, je reprends mes mots, " significativement au-dessus de 5% ". Nous sommes le 6 mars ! La note du Trésor date du 16 février 2024. Je ne pense pas que quinze jours puissent être considérés comme un délai déraisonnable, sachant que la communication publique avait été faite juste avant.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie de m'excuser d'avoir été un peu long, mais je souhaitais donner tous les éléments techniques nécessaires pour établir la vérité des faits et la responsabilité qui est la mienne.

J'en viens très rapidement à des questions qui me paraissent essentielles.

Premièrement, comment améliorer l'information régulière de la commission des finances, du président des commissions des finances à l'Assemblée nationale et au Sénat et des rapporteurs généraux sur les états comptables des recettes fiscales ? Je suis ouvert à toute proposition à ce sujet, sous réserve que ces éléments ne soient pas nécessairement divulgués publiquement, parce qu'ils pourraient concourir à un affaiblissement de la Nation si l'on apprenait qu'il y aurait une baisse des recettes fiscales à un moment donné, alors que cette baisse pourrait être compensée ultérieurement. Toutefois, je suis prêt à travailler avec les deux commissions des finances, pour éventuellement donner un plus grand accès aux remontées comptables des recettes fiscales aux commissions des finances, de l'Assemblée nationale et du Sénat, afin que nous puissions en discuter de manière plus régulière.

Deuxièmement, une telle erreur s'est produite une fois en sept ans, mais ne peut pas se reproduire une seconde fois. J'ai écrit à l'ensemble des administrations concernées de mon ministère pour le leur signifier. Je reconnais bien volontiers, car je prends mes responsabilités, qu'une erreur a forcément été faite dans l'évaluation des recettes fiscales, notamment pour l'impôt sur les sociétés, par défaut de remontées des informations comptables. Je sais parfaitement que l'article du code général des impôts que j'ai cité laisse la liberté aux entreprises de passer en provisions les sommes qu'elles veulent, mais il faut que nous disposions des éléments informatiques nous permettant d'évaluer la recette d'IS en fonction du niveau de ces provisions, qu'il s'agisse des entreprises financières ou des autres. Un travail doit être fait pour corriger cette erreur, que - j'y insiste - je reconnais, afin qu'elle ne se reproduise jamais.

Voilà les différents éléments que je souhaitais porter à votre connaissance, avec la volonté d'établir la vérité, d'améliorer l'information du Parlement et de corriger les erreurs qui ont pu être faites par mes administrations, dont j'assume toute la responsabilité.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, pour cette brève introduction...

Nous sommes là pour nous dire les choses, et c'est ce que vous avez fait. Je voudrais revenir sur les notions de vérité et mensonge, dont les contours sont flous. Prenons un exemple. Vous avez déclaré hier sur Europe 1 : " 10 milliards d'euros d'économies, aucun soutien ". Est-ce la vérité, un mensonge ou entre les deux ? Vous considérez qu'aucun soutien ne vous a été apporté. En tant que président de la commission de finances, je vous rappelle que la commission vous a fait des propositions d'économies lors de la discussion du PLF, même si je ne les soutenais pas à titre personnel. Ces propositions ont été refusées ; elles ont été reformulées durant le premier trimestre de 2024. On ne peut donc pas dire que vous n'avez pas eu de soutien sur ce plan.

De même, nous vous avons aussi fait des propositions concernant les recettes qui, elles non plus, n'avaient pas trouvé d'écho jusqu'à présent. Aujourd'hui, le groupe majoritaire à l'Assemblée nationale reprend une de nos propositions sur la taxation des rachats d'actions, et vous avez l'air intéressé par une « taxation des riches », une formule que ne renierait pas le G7 !

Nous avions donc fait des propositions pour rééquilibrer les comptes publics : vous ne pouvez pas dire à la radio que vous n'avez eu aucun soutien. Pour nous, c'est un mensonge !

Je crois qu'avec notre commission, nous sommes intéressés par votre tonalité : vous avez souhaité recadrer les choses, et vous l'avez fait avec des éléments qui sont pour partie exacts. Nous évoquerons plus loin dans la discussion les points que nous pouvons éventuellement contester. Mais cela change terriblement du ton très péremptoire que vous utilisez habituellement, comme lorsque vous dites que " ce projet de loi de finances garantit un déficit de 4,4% pour 2024 et nous le tiendrons, nous avons toujours tenu nos objectifs, etc. ". C'est une phrase, il y en a mille : vous vous connaissez, monsieur le ministre.

Il faut changer de ton, car vous nous avez donné toutes les raisons qui montrent que, justement, sur ces questions, on ne peut pas être péremptoire ! Trop d'éléments échappent au ministre des finances : ce n'est pas la France seule qui décide de son taux de croissance, il faut prendre en compte l'environnement international. Il en est de même pour l'impôt sur les sociétés. Vous nous dites qu'une part de cet impôt est imprévisible, en particulier - vous avez raison - sur le cinquième acompte, mais il en a toujours été ainsi !

Nous souhaiterions que vous preniez des précautions oratoires lors de votre présentation du budget pour évoquer les résultats que vous attendez. Certes, on peut avoir de bonnes surprises, mais quelquefois on en a de mauvaises... En ce qui concerne les recettes, il faudrait un intervalle de confiance. La barre avait été mise trop haut en 2023, et les recettes ont finalement été plus basses que prévu dans les secteurs que vous avez développés. Un intervalle permettrait de fixer deux valeurs entre lesquelles pourraient être comprises les recettes.

Comme lors de l'audition de Thomas Cazenave, je n'ai pas votre conclusion. La question fondamentale est la suivante : qu'est-ce qui nous garantit que le déficit sera cette année de 5,1% du PIB, comme vous nous l'avez annoncé ? Si l'on suit votre raisonnement, tout peut arriver. On pourrait tout aussi bien atteindre 5,1% que 5,7% du PIB. Quels chiffres et quelle trajectoire peut-on retenir de manière certaine ? Nous vous encourageons à en choisir une qui permette d'avoir une bonne surprise, car il est toujours préférable d'améliorer le solde en fin d'année.

Votre propos introductif nous permet de confirmer qu'il faut cesser de dire de façon péremptoire que vous tiendrez la trajectoire fixée et employer un ton plus proche de la vérité : avec autant d'éléments aléatoires, il faut faire preuve de prudence dans les solutions que vous avancez.

Je voudrais évoquer la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité (Crim), un impôt qui, de l'avis général, est difficile à évaluer : estimé au départ à 12 milliards d'euros, puis à 7 milliards, à 3 milliards, il a permis de récolter 600 millions d'euros. Quand on crée ce type d'impôt, n'aurait-on pas intérêt à faire une recette de constatation la première année ? Faire un premier chiffrage à 12 milliards d'euros était au moins osé. Vous m'accordez peut-être que c'était un chiffrage un peu politique. Il y avait une dépense très élevée, il fallait une recette très élevée. Puis la dépense a diminué et on s'est réajusté. Là aussi, il aurait fallu faire preuve de prudence.

J'en viens à la question de la baisse de l'impôt sur les sociétés de 33% à 25%, à laquelle j'étais favorable. On peut espérer sur le long terme un effet en termes d'investissement, puisqu'on permet aux entreprises d'investir davantage avec l'argent qui est remis à leur disposition. Mais cela prend du temps ! Comme pratiquement dès la première année les recettes ont augmenté, vous avez dit qu'il était possible d'accroître le produit tout en baissant les impôts. Ce n'est pas aussi direct que cela, comme je l'ai souvent dit, mais vous avez balayé mon argument. Mais l'impôt sur les sociétés est extrêmement mouvant, c'est ce que vous venez de nous dire. Et cette année il l'a été avec un produit observé significativement à la baisse. Je le répète, l'effet se voit - si on arrive à le voir - sur une période de dix ans, pas d'une année sur l'autre. Il vaut mieux tenir un discours de vérité.

Vous avez fait une remarque sur le fait que nous vous aurions mis en cause. En tant que président de la commission des finances, je ne peux l'accepter. Quand il y a des difficultés, c'est la responsabilité du ministre qui est engagée, et non celle des services. Je ne crois pas que le ton des membres de la commission des finances ait été déplaisant. La mise en cause ne vous concerne pas personnellement : elle vise la mission que vous exercez et la responsabilité qui est la vôtre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Comme vous, monsieur le président, je n'ai jamais aimé les gens péremptoires. Mais ce n'est pas être péremptoire que de défendre son budget : cela fait partie de mes fonctions de ministre des finances. En revanche, j'aime la clarté et la fermeté. Nous avons un point non pas de divergence, mais de discussion philosophique ; pour moi, il y a une vraie différence entre la vérité et le mensonge.

Sur les mesures d'économie, je confirme que vous en avez suggéré certaines, mais celles que j'ai proposées n'ont reçu que peu de soutien. Quand j'ai annoncé le rétablissement de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) pour un montant moins élevé que celui d'avant la crise, je ne peux pas dire que j'ai été très soutenu...

Pourquoi faut-il faire preuve de fermeté quand on défend le budget - bien sûr sans donner l'air d'être péremptoire ? Tout simplement parce que c'est bon pour les Français ! Je prendrai un exemple. Depuis un an et demi, on m'explique que notre pays sera en récession en 2023. Ce sont non pas le Sénat ni l'Assemblée nationale qui l'ont dit, mais de nombreux spécialistes de l'économie. Cette idée se diffuse dans l'opinion publique et, au bout du compte, les Français ne croient plus en eux-mêmes. Quand on leur explique qu'ils sont mauvais et que les choses vont très mal se passer, on constate que la croissance est de 0,9 point, très proche de la prévision du Gouvernement. C'est le rôle du ministre de l'économie et des finances de défendre une position positive. Je le redis, ce n'est pas être péremptoire, c'est croire dans son pays.

Depuis le début de l'année, j'entends tous les commentateurs dire que la croissance sera nulle au premier trimestre. C'est désespérant pour les Français ! Un institut très célèbre explique qu'il est impossible que notre pays dépasse 0,5 point de croissance en 2024, et pourtant nous y sommes déjà ! J'y insiste, ce n'est pas être péremptoire, c'est simplement défendre avec enthousiasme nos entrepreneurs, nos salariés, nos ouvriers et tous ceux qui se battent.

Là où je vous rejoins aussi, monsieur le président, c'est qu'il n'y a effectivement pas de science exacte en matière économique. Vous avez cité l'Allemagne, qui est un très bon exemple. Nous pensons que les Allemands sont forcément vertueux et rigoureux, et que nous le sommes moins. Ce n'est pas vrai ! L'année dernière, ce ne sont pas 5, 10 ou 15 milliards d'euros qui ont été requalifiés en dépenses de l'État fédéral allemand par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais 60 milliards d'euros, qui avaient été retirés du budget par le ministre des finances. Les approximations et les incertitudes ne sont pas forcément le fait de la France, elles peuvent être aussi la réalité outre-Rhin.

Quant à la prévision de croissance pour l'Allemagne, elle a été fixée jusqu'au début de l'année 2024 à 1,3 %, puis révisée à 0,2%, soit 1,1 point de moins ! Là encore, les aléas qui entourent la prévision économique ne sont pas le seul fait de notre pays.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous allons revenir sur les sujets avec méthode. Vous avez dit au début de votre propos, monsieur le ministre, que vous alliez faire un peu d'archéologie, alors allons-y !

À plusieurs reprises, dans une posture tendue, vous avez évoqué des accusations graves, voire mensongères. Je veux dissiper toute mauvaise interprétation de votre propos : pouvez-vous donc préciser votre pensée ? Vous êtes ici dans un bâtiment de la République, une ancienne chapelle, et vous ne venez pas invoquer le pardon, mais vous présenter devant la commission des finances, qui participe du rôle du Parlement, qui est de contrôler et d'évaluer l'action du Gouvernement. Je rappelle que tout est parti d'une information consécutive à une réunion qui s'est tenue à l'Élysée le 20 mars dernier. Vous faites erreur si vous considérez que le travail que nous faisons ne relève pas de notre responsabilité en tant que parlementaires. Vous êtes ici non pas devant un tribunal, mais devant les représentants de la Haute Assemblée, et nous travaillons tout à fait sereinement.

En ce qui concerne l'IS, l'écart constaté est majeur. Le projet de loi de finances pour 2023 prévoyait 55,2 milliards d'euros de recettes et la loi de finances pour 2023 55,3 milliards d'euros, pour terminer en exécution à 56,8 milliards d'euros. Dans le PLF de fin de gestion, donc en fin d'exercice, vous avez augmenté de 6 milliards d'euros cette prévision. Il y a de quoi se poser des questions : la prévision était-elle réaliste au départ et avez-vous procédé à un gonflement des recettes prévues quelque peu artificiel ? Est-ce pour compenser un moindre produit espéré de la Crim ? Je ne sais pas.

Une note du 12 juin de la direction générale des finances publiques évoque une révision de recettes d'IS à la baisse en 2023 d'environ 6 milliards d'euros par rapport à la prévision du PStab.

Enfin, une note du 11 juillet du Trésor, dont on connaît l'importance, précise que la dégradation de l'environnement macroéconomique et l'effet sur les recettes de l'IS de la baisse de cinq points de l'estimation du bénéfice fiscal 2022 conduisent à dégrader les recettes prévues des prélèvements obligatoires d'environ 8 milliards d'euros en 2023 et 2024.

Confirmez-vous les éléments que je viens de porter à la connaissance de l'ensemble des membres de la commission ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il me semble avoir répondu sur le deuxième point en indiquant que les 6 milliards d'euros résultent à la fois des moindres dépenses prévues pour 2023 dans le cadre du bouclier fiscal et de mesures de précaution...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'évoquais les recettes et non pas les dépenses.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Vous m'interrogez sur un écart de 6 milliards d'euros : je pense vous avoir présenté une « archéologie » détaillée en matière de recettes et je peux la reprendre mot pour mot en ce qui concerne les recettes d'IS, à moins que je n'aie pas bien compris votre question.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Reprenons les éléments : le premier correspond à l'estimation effectuée par la DGFiP dans sa note du 12 juin 2023, document que vous n'avez pas évoqué dans votre présentation, mais dont j'ai pris connaissance lors de ma visite à Bercy, le 21 mars 2024. Ladite estimation évoquait une révision à la baisse du niveau de recettes d'IS d'environ 6 milliards d'euros par rapport à la prévision du PStab ; une annotation manuscrite indique même que « la probabilité d'un ajustement négatif significatif sur l'IS encaissé en 2023 par rapport à la prévision est désormais élevée ». Cette note date bien du début de l'été 2023.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Jusqu'au mois de novembre 2023, les recettes d'IS sont supérieures de 2 milliards d'euros à ce qui était prévu dans le projet de loi de finances pour 2023. Jusqu'à ce même mois de novembre, les recettes sont en ligne avec la loi de finances de fin de gestion. Après le PStab, il y a le PLF 2024. L'écart de 4,4 milliards d'euros s'est cristallisé sur le seul mois de décembre 2023. Je ne peux pas être plus précis.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous avons un désaccord sur ce point, monsieur le ministre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Une fois encore, les recettes d'IS ont été supérieures de 2 milliards d'euros jusqu'en novembre 2023 à ce qui était prévu dans le projet de loi de finances pour 2023.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est bien le point que j'étais en train de souligner.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je maintiens cette affirmation : il n'y avait donc aucune raison, sur la base des informations dont je disposais...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous suivez les recommandations de vos services, mais votre propos recèle des contradictions avec les éléments dont je dispose...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le rapporteur général...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Dans le cadre de cette audition, nous sommes en droit de réagir à vos propos et de citer des notes factuelles que je n'interprète aucunement. Je m'en tiens aux données de l'État.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Remontons au 12 juin 2023 si vous le souhaitez. Évoquez-vous bien la note de la DGFiP indiquant que le bénéfice fiscal de 2022 progresserait de 2%, et non pas de 7%, comme le prévoyait le PStab ? Je suis là pour faire toute la transparence et apporter toute la vérité à la commission, et je souhaite donc m'assurer que vous vous référez à la note qui évoque la possibilité de procéder à une révision à la baisse du niveau de recettes attendues en 2023, à hauteur de 6 milliards d'euros. Sommes-nous d'accord sur ce point ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Oui.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Tenant compte de ces éléments, nous avons donc révisé notre prévision de recettes d'IS, dont le montant est passé de 67,4 milliards d'euros au PStab pour 2023 à 61,3 milliards d'euros dans le PLF pour 2024.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Dans ce cas, monsieur le ministre, pourquoi avez-vous augmenté les recettes inscrites dans le projet de loi de finances de fin de gestion de 6 milliards d'euros ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il existe deux montants de 6 milliards d'euros, qui sont très différents.

Il faut distinguer les recettes de l'État de fin d'année des moindres recettes attendues au titre de l'IS en 2023, qui sont bien deux éléments différents.

La note du 12 juin 2023 établit que le bénéfice fiscal de 2022 évoluerait de 2% et non pas de 7%, comme le prévoyait le PStab pour 2023, ce qui induirait " une révision du niveau de recettes attendues en 2023 d'environ moins 6 milliards d'euros ". Nous en tenons alors compte pour la révision des recettes d'IS, en les estimant non plus à 67,4 milliards d'euros, mais à 61,3 milliards d'euros, soit une diminution de 6 milliards d'euros. Tous ces documents sont publics et connus, et je ne laisserai pas dire que nous n'avons pas fait preuve de transparence et de vérité.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les recettes fiscales prévues devaient donc être moindres, mais cela ne vous a pas empêché d'ajouter 6 milliards d'euros dans le PLFG.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il ne s'agit pas de la même chose. Vous évoquez à juste titre les pertes de recettes d'IS, qui soulèvent d'ailleurs la question clé de la méthode d'évaluation du bénéfice fiscal. Je rejoins l'avis du président de la commission sur ce point : en raison des provisions passées par les entreprises, ledit bénéfice est soumis à des variations plus importantes que prévu, d'où les pertes de recettes dont nous débattons.

N'aurions-nous ni tiré les conséquences de cette perte de recettes, ni informé le Parlement à ce sujet ? Non, trois fois non ! Tout d'abord, la révision de la prévision de recettes d'IS du PStab au PLF 2024 à hauteur de 6 milliards d'euros, de 67,4 à 61,3 milliards d'euros, est publique. Par ailleurs, il y a une sous-consommation d'un certain nombre de dispositifs déployés pour faire face à la crise inflationniste, ainsi que quelques mesures d'économies en gestion, ce qui correspond au total de 6 milliards d'euros d'économies que j'ai évoqué pour la fin 2023. Je le répète : ces éléments étaient publics, nous avons pris les décisions qui s'imposaient et nous n'avons pas laissé filer 6 milliards d'euros dans la nature.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je suis en total désaccord avec votre analyse.

Dans une note du 11 juillet 2023, ensuite, il est ainsi fait état d'une prévision aggravée du déficit public : " l'actualisation des budgets économiques d'été conduit à une prévision de solde public de - 5,2% du PIB en 2023 et - 4,7% du PIB en 2024 ", contre - 4,9% en 2023 et - 4,4% en 2024 pour les prévisions officielles dans le PStab d'avril 2023. Pourquoi ne pas avoir tenu compte des alertes des services, qui indiquaient dès juillet 2023 que le solde serait probablement très dégradé par rapport à la prévision ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Principalement en raison du caractère dégradé des estimations de croissance. Nous avons ensuite confirmé une prévision de croissance à 1%.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pas au mois de juillet.

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai confirmé cette prévision de croissance en septembre. Ce choix s'est avéré plus précis que ce que laissaient entendre les prévisions économiques, puisque nous avons atterri à 0,9 %.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Cela me paraît contradictoire avec vos propos liminaires...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je souhaitais insister sur un deuxième élément, en prenant, si vous me pardonnez, tout le temps nécessaire à ma démonstration.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pour le coup, nous vous accordons bien volontiers notre pardon.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Maintenir la prévision de croissance à 1% était la bonne décision, alors que tous voulaient que je révise ce taux à 0,5% ou à 0,6%. De fait, la croissance française a été très proche de cette prévision.

Quant à l'évaluation du déficit à hauteur de 5,2% du PIB, je rappelle que j'ai dû tenir compte, comme à chaque fois, d'éléments incertains : ces derniers s'étant avérés négatifs, j'ai pris les décisions de correction nécessaires en septembre 2023 sous la forme d'un décret d'annulation de crédits à hauteur de 5 milliards d'euros. En termes de gestion, j'ai donc pris les décisions nécessaires pour corriger les évaluations négatives qui pouvaient avoir des impacts sur le déficit. À partir du moment où j'avais pris cette difficile décision d'annulation de crédits, j'étais donc particulièrement fondé à confirmer un déficit de l'ordre de 4,9% du PIB.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Fin novembre et début décembre...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Ma prévision de croissance a été bonne, tandis que mes décisions de gestion, courageuses et nécessaires, visaient à contenir le déficit à 4,9% du PIB. Si cette dernière estimation n'avait pas été crédible, le Haut Conseil des finances publiques ne l'aurait pas jugée plausible à deux reprises, en septembre et en octobre.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le Haut Conseil a aussi indiqué, dans un courrier adressé à la Première ministre Élisabeth Borne, que l'information qui lui a été transmise est « en conséquence trop peu détaillée pour permettre une appréciation suffisamment informée du réalisme des recettes et des dépenses ».

M. Bruno Le Maire, ministre. - Excusez-moi, monsieur le rapporteur général, mais ce sont bien les rapports du Haut Conseil des finances publiques qui font foi. Nous sommes dans une démocratie et des règles s'appliquent : d'une part, le ministre de l'économie et des finances fait des propositions sur le budget sous le contrôle des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat ; d'autre part, les propositions de budget présentées au conseil des ministres sont validées par des rapports et des avis du Haut Conseil des finances publiques. Ces derniers établissent, jusqu'à la fin de l'année 2023, que les évaluations de déficit du Gouvernement sont plausibles.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je ne l'ai pas contesté, j'ai simplement livré à l'ensemble des membres de la commission une information utile.

Je poursuis : à la fin novembre 2023 et au début décembre 2023, la DGFiP exprime à nouveau son pessimisme sur les recettes de l'impôt sur le revenu et de la TVA, avec un manque à gagner estimé à 1 milliard d'euros par rapport à la prévision du projet de loi de finances de fin de gestion. En outre, dans la note du 7 décembre que nous avons déjà évoquée, la direction générale du Trésor et la direction du budget envisagent à nouveau un déficit public s'élevant à 5,2% du PIB et non pas à 4,9% du PIB. Cet écart aurait dû vous alerter sur les résultats de 2023 et, par conséquent, sur les prévisions de déficit pour 2024, déficit que vous estimiez alors à 4,4% du PIB.

Le 11 décembre 2023, votre Gouvernement a déposé au Sénat des amendements à l'article liminaire et à l'article d'équilibre du projet de loi de finances, puis des amendements sur les mêmes articles à l'Assemblée nationale, le 14 décembre 2023, pour " mettre à jour les prévisions sous-jacentes au PLF pour 2024 concernant le déficit et les grands agrégats de finances publiques ". De fait, vous avez maintenu à ce moment une prévision de solde public à 4,9% du PIB, alors même que vos administrations avaient tiré le signal d'alarme.

Pourquoi n'avez-vous pas alors proposé une correction des chiffres, à la fois pour 2023 et pour 2024 ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je veux bien reprendre toute l'argumentation que j'ai développée précédemment, mais je ne corrige pas des chiffres de déficit sur la base de présomptions qui, une fois encore, se sont avérées lacunaires sur certains points et fausses sur d'autres. Il relève de ma responsabilité de prendre toutes les décisions en gestion quand elles sont possibles : je l'ai fait à chaque moment, en prenant le décret d'annulation de 5 milliards d'euros de crédits que je viens de citer, puis le décret d'annulation au début de l'année 2024, mais sur la base d'évaluations fiables et définitives, et non pas à partir d'éléments d'information dont l'administration avait elle-même souligné le caractère incertain et peu fiable.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous occupiez déjà votre poste en 2018 - c'est l'avantage et la singularité de la situation. Un amendement à l'article liminaire du PLF avait alors été déposé à l'Assemblée nationale le 17 décembre, en nouvelle lecture, pour « actualiser les prévisions de déficit nominal et structurel pour l'année 2018 au vu de données nouvelles disponibles à ce stade de l'année ». Toujours selon cet amendement, " les prévisions de recettes fiscales sont ajustées à la baisse s'agissant de la TVA et des remboursements et dégrèvements de l'impôt sur les sociétés ". J'en conclus que deux situations identiques vous ont conduit à prendre deux décisions différentes.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je ne suis pas d'accord, monsieur le rapporteur général : les recettes de la TVA peuvent être plus fiables que les recettes d'IS, et vous confondez les dégrèvements d'IS avec les provisions et les recettes du cinquième acompte dudit impôt. Il faut donc distinguer les sources fiables - les recettes de TVA et les dégrèvements d'IS - des incertitudes sur l'IS et son cinquième acompte : d'un montant de 4,4 milliards d'euros, ces dernières expliquent très largement la dégradation des comptes publics en 2023.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Permettez-moi de ne pas partager votre point de vue et de reprendre vos propos précédents : vous avez bien expliqué qu'il était toujours question de données brutes, évaluatives, susceptibles de connaître des rebonds à la hausse ou à la baisse sur les mois suivants.

M. Bruno Le Maire, ministre. - La remarque est juste en cours d'année, mais pas en fin d'année pour la TVA.

M. Claude Raynal, président. - Le politique décide, et c'est heureux : les administrations vous font remonter des éléments que vous appréciez - c'est votre rôle - pour prendre des décisions. En 2018, vous avez considéré que ces éléments pouvaient justifier une modification de l'article d'équilibre, à un moment sans doute plus facile de notre histoire budgétaire...

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai parfois l'impression qu'une accusation à charge est menée et je souhaiterais y répondre.

M. Claude Raynal, président. - Mais non !

M. Bruno Le Maire, ministre. - L'actualisation de l'article liminaire se fait sur le fondement de recommandations des administrations. En 2023, la recommandation de mon administration était claire : il y a trop d'incertitudes, il n'est pas nécessaire de réviser l'article d'équilibre. Ma décision, et j'en assume toute la responsabilité, a alors consisté, au regard des incertitudes entourant le cinquième acompte de l'IS et les recettes fiscales, à suivre cette préconisation.

M. Claude Raynal, président. - Il s'agit bien de votre responsabilité, comme vous venez de le dire...

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je pense avoir indiqué, depuis le début de cette audition, que j'assumais l'entière responsabilité des décisions qui ont été prises.

M. Claude Raynal, président. - Il vous est arrivé de suivre le schéma inverse en décidant de maintenir une prévision de croissance différente de celle établie par votre administration à + 0,8%. Il n'est nullement question de remettre en cause votre responsabilité : le rapporteur général a simplement relevé que vous aviez adopté deux attitudes différentes, en fonction de la situation politique du moment.

En 2018, une modification des prévisions ne posait pas de problème particulier, car le déficit public était alors inférieur à 3% ; en 2023, avec un déficit déjà élevé, vous avez décidé de ne rien modifier : c'est votre choix, alors que vous auriez pu, dès la fin de l'année, prendre en compte le fait que tous les feux étaient au rouge. On ne sait pas ce qu'on aurait fait à votre place, mais chacun reste à sa place. Vous avez pris cette décision, avant que nous " votions " - je reste prudent sur ce terme, compte tenu des conditions d'adoption du PLF - sur une base qui n'avait pas été retravaillée à la baisse. Les conditions dans lesquelles nous avons travaillé sur le PLF 2024 sont problématiques.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je porte un regard très différent du vôtre : vous laissez entendre que tous les signaux étaient au rouge à l'automne 2023...

M. Claude Raynal, président. - En décembre !

M. Bruno Le Maire, ministre. - Tous les indicateurs n'étaient pas négatifs, comme je l'ai démontré. Fin octobre 2023, les recettes d'IR et de TVA étaient respectivement supérieures aux prévisions de 400 millions d'euros et de 600 millions d'euros, tandis que les chiffres de croissance, censés être négatifs, étaient meilleurs qu'attendu. Il n'est donc pas possible d'affirmer que tous les feux étaient au rouge fin 2023 et qu'il était urgent de corriger l'article d'équilibre, car cela ne correspond pas à la réalité des faits.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce n'est pas ce qui est dit, monsieur le ministre.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Le président de la commission des finances vient pourtant d'indiquer que tous les signaux étaient négatifs et que cela aurait dû m'amener mécaniquement à corriger l'article d'équilibre.

M. Claude Raynal, président. - Cela aurait " pu " vous amener, plus précisément.

M. Bruno Le Maire, ministre. - J'ai pris une décision différente et j'en assume toute la responsabilité, comme j'ai l'habitude de le faire pour toutes les décisions prises dans mon ministère. Certains signaux, qu'il s'agisse de la croissance, des recettes d'IR ou des recettes de TVA, ont été positifs jusqu'à la fin de l'année 2023, le réel sujet ayant trait à l'IS.

Quant à l'année 2018, comparaison n'est pas raison : la situation économique et politique n'était pas la même, puisqu'il était plus aisé d'apporter des modifications budgétaires avec une majorité absolue à l'Assemblée nationale.

En 2023, deux éléments ont significativement perturbé nos évaluations de recettes : d'une part, la décrue très rapide de l'inflation - et l'inflation perturbe les prévisions économiques ; d'autre part, la situation des taux, qui a sans doute - nous n'avons pas encore de conclusion définitive à ce sujet - amené une grande partie des entreprises à passer en provisions des éléments qu'elles auraient pu placer en bénéfice fiscal.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le ministre, vous venez à nouveau d'affirmer que nous tenions des propos accusatoires. Pouvez-vous accepter que le Parlement interroge le ministre dans le cadre de la mission d'information ? Interroger, est-ce accuser ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Absolument pas. Chacun est dans son rôle...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le propos est évidemment exagéré et vous déformez les attitudes, ce que je n'accepte pas, ni au titre de ma fonction, ni à l'endroit du Sénat.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Pour ma part, ce que je n'accepte pas, ni au titre de mes fonctions, ni à l'égard du Gouvernement, c'est que le rapporteur général de la commission des finances dise que le Gouvernement n'a jamais cherché à redresser la situation et qu'il a fait preuve de rétention d'informations, comme vous l'avez déclaré le 21 mars.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est pourtant vrai.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis personnellement mis en accusation...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il ne s'agit pas d'une accusation. Vous ne représentez pas l'ensemble du Gouvernement - vous avez une fonction en son sein. Une rétention d'informations, ce n'est pas du tout la même chose. Je vous sais suffisamment adepte de la langue française pour que le propos soit tenu pour ce qu'il porte, ce qui permettra à notre échange de se poursuivre de manière courtoise, même s'il peut être vif.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Il restera courtois et sa vivacité ne me dérange pas. En revanche, je ne peux pas accepter qu'on accuse le Gouvernement et celui qui, en son sein, est responsable des finances de la Nation, de rétention d'informations. Je ne m'y suis jamais livré.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'en viens à votre passage sur TF1, le 18 février, au cours duquel vous avez évoqué le décret d'annulation de 10 milliards d'euros de crédits. Vous avez alors annoncé maintenir votre objectif d'un déficit public à 4,4% du PIB en 2024, comme si l'annulation précitée pouvait permettre d'atteindre cet objectif.

Vous disposiez pourtant, à ce moment-là, d'une note de vos services prévoyant un déficit public de 5,7% du PIB en 2024, soit un écart de 1,3 point qui représente 35 milliards d'euros. Vous savez donc, à cet instant, que l'objectif de 4,4% est inatteignable en 2024, ce qui ne vous empêche pas de continuer à communiquer autour de ce chiffre. Considérez-vous que cette manière de procéder était raisonnable ? Pourquoi ne pas avoir présenté plus franchement les éléments dont vous disposiez ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Vous conviendrez que nous basculons sur l'année 2024 : j'espère avoir établi, pour l'année précédente, que j'ai fait preuve de transparence à chaque moment quant aux informations sérieuses dont je disposais et que j'ai pris les décisions qui s'imposaient pour éviter tout dérapage des finances publiques.

La note du 16 février que vous évoquez établissait un déficit à politique inchangée. En premier lieu, il me semble que ma responsabilité à l'égard des Français ne consistait pas à semer la panique en indiquant que le déficit allait atteindre 5,7% du PIB, mais à prendre les mesures nécessaires pour contenir les conséquences d'un déficit supérieur aux prévisions pour 2023. En second lieu, toute révision de l'objectif de 4,4% du PIB est de nature politique et supposait donc des discussions tant au sein du Gouvernement qu'avec le Président de la République et avec les parlementaires, notamment ceux de la commission des finances et ceux de la majorité, afin de fixer un nouvel objectif raisonnable.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je confirme donc qu'entre votre prise de parole sur TF1 et le 20 mars, date à laquelle une fuite a été organisée par l'entourage de l'Élysée, aucune information n'a été adressée au Sénat, pas plus au président de la commission des finances qu'à son rapporteur général. Seule ma visite à Bercy, le 21 mars, m'a permis de découvrir ces données.

Au regard des conditions dans lesquelles le projet de loi de finances a été étudié et voté, notamment au Sénat, comprenez qu'un écart de 35 milliards d'euros puisse nous irriter, car nous sommes bien loin de l'épaisseur du trait. Mon rôle n'est pas d'affoler outre mesure le pays : simplement, le Parlement a le droit d'être informé en temps et en heure, tout en tenant bien sûr compte des exigences de confidentialité de certaines données.

Nous ne pouvons pas accepter d'attendre un article de presse pour être informés : j'ai immédiatement réagi et ne regrette aucunement mon action, car nous devons la vérité aux Français. Ma visite à Bercy a d'ailleurs prouvé son efficacité, puisque nous disposons de davantage d'éléments depuis cette date. Cette démarche n'a rien d'accusatoire : il ne s'agit que du travail de contrôle qui échoit au Parlement.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis très attaché au rôle de contrôle du Parlement et distingue cette mission de l'accusation de rétention d'informations, que je n'accepterai jamais.

Pour en revenir au débat, j'ai indiqué, lors de mon audition du 6 mars par la commission des finances du Sénat, que le déficit serait significativement supérieur à 5% du PIB. Il me semble donc que la représentation nationale a été informée de cet ajustement ; de plus, donner un chiffre plus précis aurait été prématuré.

J'ajoute une précision sur l'année 2018 : l'amendement auquel vous avez fait référence était un amendement de coordination à l'article liminaire qui tirait les conséquences des mesures annoncées par le Président de la République à la suite du mouvement des gilets jaunes. Il ne s'agissait donc pas seulement d'une actualisation sur la base d'une anticipation d'une baisse des recettes, mais aussi d'une prise en compte des dépenses supplémentaires annoncées.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je maintiens l'ensemble de mes observations.

Je note, par ailleurs, que la prévision de croissance de 1% pour 2024 que vous avez annoncée le 18 février, puis confirmée devant notre commission le 6 mars, et qui figure dans le programme de stabilité, diffère de celle qui figure dans les notes de vos services, qui tablaient sur 0,8%. S'agit-il d'un choix politique visant à se montrer plus ambitieux que les prévisions de l'administration ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je rappelle que nous avons subi, pendant trois mois, des critiques tous azimuts de la part d'une série d'instituts de conjoncture, selon qui la croissance française ne dépasserait pas 0,5% en 2024. Permettez-moi de redire, avec le recul qui est le mien en tant que ministre de l'économie, qu'annoncer de manière répétée aux Français des résultats médiocres a un côté déprimant pour nos compatriotes, alors qu'on arrive déjà à la fin du premier trimestre 2024 à 0,5 point d'acquis de croissance.

J'estime que mon rôle de ministre de l'économie ne se réduit pas à tenter de me rapprocher le plus possible du taux de croissance effectif, mais qu'il consiste aussi à montrer que la croissance est portée par une ambition. J'ai décidé de maintenir la prévision à 1% sur la base de deux éléments, à commencer par les réformes de structure : je pense en particulier à la réforme de l'assurance chômage, grâce à laquelle le nombre de personnes en emploi augmentera, ce qui signifie davantage de croissance, donc davantage de cotisations et davantage de recettes. Le second élément correspond à une anticipation d'une baisse des taux de la Banque centrale européenne (BCE), baisse qui devrait avoir des effets positifs sur l'investissement des ménages et des entreprises.

Nous verrons si nous nous rapprochons de l'objectif que j'ai fixé pour la fin de l'année 2024, mais j'insiste sur la différence entre les prévisionnistes et le ministre de l'économie : les erreurs des premiers n'intéressent personne.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous parlions de vos services et non pas des prévisionnistes.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Comme le soulignait le président de la commission, il m'appartient de prendre des décisions politiques. Or, afficher un objectif de croissance est également une décision politique : mon rôle consiste à fixer une ambition, pas simplement une évaluation.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je suis d'accord avec vous sur ce sujet, mais vous en parlerez avec le ministre délégué chargé des comptes publics : il a indiqué qu'il n'était pas là pour faire de la politique, ce qui m'a sérieusement inquiété.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je me félicite pour ma part de faire de la politique.

M. Claude Raynal, président. - Vous avez évoqué la zone grise qui sépare le mensonge de la vérité. Le 24 janvier, vous avez fait, à l'occasion d'un conseil des ministres, une communication très positive sur l'exécution du budget de l'État en 2023. D'après celle-ci, " le solde budgétaire est proche de celui prévu en loi de finances de fin de gestion pour 2023, les recettes moindres que prévu étant compensées par une très bonne maîtrise des dépenses ". Au même moment, une note de vos services annonçait un déficit public - toutes administrations publiques confondues, cette fois - qui s'élèverait à 5,3% du PIB au lieu des 4,9 % prévus.

Or vous savez très bien que la population française ignore, lorsqu'elle vous écoute sur ce point, la différence entre le budget de l'État et le budget englobant l'ensemble des administrations publiques : si votre phrase est juste, est-elle pour autant franche et compréhensible par tous ? N'y a-t-il pas une forme de tromperie dans cette explication ? Votre message du 24 janvier pourrait se résumer par la formule " Dormez tranquilles, braves gens ", et même " Dormez tranquille, monsieur le président de la commission des finances du Sénat ". Je me suis moi-même dit, en vous écoutant, que tout était sous contrôle.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je suis soucieux du bon sommeil du président de la commission des finances du Sénat, donc j'évite toute inquiétude inutile. Je n'ai rien à ajouter à ce que vous avez dit. Le compte rendu du conseil des ministres en question porte sur l'exécution budgétaire 2023. Libre à vous de la surinterpréter de façon positive, mais les chiffres communiqués étaient rigoureusement exacts, même s'ils n'englobaient en effet pas le budget de l'ensemble des administrations. Je les redonne : des recettes inférieures de 7,8 milliards d'euros, la correction de 6 milliards d'euros dont j'ai parlé précédemment, 2 milliards d'euros de déficit supplémentaire.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le 28 février, à l'occasion de l'examen du décret d'annulation du 21 février et en application de l'article 57 de la Lolf, j'ai demandé au Gouvernement les dernières prévisions de solde public expliquant le plan d'économies. Pour être précis, je vais citer la question : " Préciser le niveau qu'atteindrait en 2024 le déficit public, en pourcentage du PIB, sans les annulations de crédit portées par le décret d'annulation ". Je cite votre réponse, rapide, en date du 5 mars : " l'ensemble des informations pertinentes sera pris en compte et détaillé dans le programme de stabilité ".

Dans le cadre d'un exercice accompli de transparence et de partage de l'information, j'imagine, vous n'avez donc transmis aucun élément à la commission des finances, alors que ces prévisions existaient puisque je les ai découvertes dans une note du Trésor du 16 février 2024, avec une prévision de solde de - 5,7% du PIB. Pourquoi avoir décidé de ne pas transmettre cette information au Parlement ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je le répète, monsieur le rapporteur général : je suis ouvert à toute évolution en matière de transmission des documents, qu'il s'agisse des documents de la direction générale du Trésor, de la direction générale des finances publiques ou de la direction du budget. Une telle évolution doit garantir la bonne information du rapporteur général et du président de la commission des finances, mais aussi la confidentialité des informations. Je sais que nous vivons dans une ère de transparence totale mais si je parlais sur la place publique à chaque fois que la direction générale du Trésor me dit que, si l'on ne fait rien, on risque d'atteindre 6% ou 7% de déficit, ce serait la panique. Quand je reçois des informations, je prends des décisions...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - ...vous auriez dû en parler, monsieur le ministre. Il s'agit d'une obligation fixée par les dispositions de la Lolf. Je m'étonne que la lettre de la Lolf, au-delà de son esprit, n'ait pas été respectée. Il ne s'agit pas seulement de réfléchir à ce qu'il faudra faire demain ; cela aurait déjà dû être hier.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je ne crois pas que la Lolf établisse que l'ensemble des documents qui sont à la disposition du ministre des finances doivent être automatiquement transmis à la commission des finances. Je vérifierai ce point.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il s'agit de l'article 57 de la Lolf.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Nous regarderons. Je vais demander à mes conseillers de regarder immédiatement. Je suis tout à fait disposé à ce qu'un échange d'informations plus régulier et plus transparent ait lieu entre la commission des finances et le ministre des finances, mais ce à quoi je suis opposé...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - ...vous comprenez que je puisse considérer qu'il s'agit d'une rétention d'informations...

M. Bruno Le Maire, ministre. - ...ce à quoi je suis opposé, c'est à la divulgation, sur la place publique, d'éléments qui pourraient inquiéter nos compatriotes de façon inutile ou fragiliser la situation budgétaire française. À cet égard, je rappelle qu'à chaque fois qu'une déclaration négative sur les finances publiques est faite, qu'elle repose ou non sur des faits avérés, le spread entre l'Allemagne et la France s'accroît.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous pourrions peut-être nous faire confiance. Dans le cadre des responsabilités que nous exerçons, on ne peut pas dire que le président Claude Raynal et moi-même ayons recours à une communication abusive. Il faut éviter les amalgames et les propos accusatoires.

M. Claude Raynal, président. - De nombreuses informations nous sont déjà envoyées et je ne crois pas qu'une seule d'entre elles se soit déjà retrouvée dans la presse. Cela peut être le cas lorsqu'il y a des projets d'acquisition de parts d'entreprise par l'État : nous sommes informés immédiatement, sans que cela n'ait jamais été transmis à la presse. Recevoir les informations pertinentes nous permet de bien préparer le travail et les découvrir dans la presse est difficile à supporter. Ces pratiques ne datent pas de votre arrivée au ministère ; il s'agit d'une vieille histoire.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je propose que nous définissions une méthode claire et rigoureuse de transmission des informations. En effet, toute déclaration, que l'on soit président de la commission des finances, rapporteur général ou ministre des finances, a un impact direct sur la dette, les entreprises et les ménages français. Monsieur le rapporteur général, quand vous avez fait des déclarations le 21 mars, qui donnaient le sentiment que la gestion budgétaire du Gouvernement était calamiteuse, le spread français a pris 3,5 points de base, ce qui signifie que les conditions de financement de notre économie se sont détériorées. Je suis ouvert à une meilleure méthode, à la transmission d'un plus grand nombre de documents et à des échanges plus réguliers, mais nous devons faire attention à ce que...

M. Claude Raynal, président. - ...vous ne pensez pas plutôt que c'est la fuite du dîner de l'Élysée - qui a eu lieu avant l'intervention du rapporteur général - qui a entraîné cette hausse ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je dis simplement que toute déclaration non maîtrisée sur les finances publiques...

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - ...parce que la déclaration gouvernementale a été maîtrisée ?

Je vais relire l'article 57 de la Lolf : " Tous les renseignements et documents d'ordre financier et administratif qu'ils demandent, y compris tout rapport établi par les organismes et services chargés du contrôle de l'administration, réserve faite des sujets à caractère secret concernant la défense nationale et la sécurité intérieure ou extérieure de l'État et du respect du secret de l'instruction et du secret médical, doivent leur être fournis ". Je précise qu'il s'agit du président et du rapporteur général de la commission des finances.

J'ai demandé les documents dont nous parlons par écrit, dans le cadre de ma fonction. Nous avons été éconduits. Vous pouvez comprendre que je n'en sois pas satisfait. C'est la raison pour laquelle j'ai dit - et je le maintiens - que, à ce moment-là, vous avez retenu de l'information. " Retenu " donne le substantif «" rétention ".

M. Bruno Le Maire, ministre. - Tous les documents demandés par le président de la commission et le rapporteur général leur sont transmis par le ministre des finances. Il me semble que cela a toujours été le cas.

M. Claude Raynal, président. - En 2023, des revues de dépenses ont été conduites au printemps mais très peu d'éléments en sont ressortis. Le rapport sur l'évaluation de la qualité de l'action publique de juillet 2023 donnait juste la liste de ces revues et nous n'avons jamais reçu les rapports finaux des cinq missions menées par les administrations, malgré l'envoi d'un courrier envoyé le 17 octobre 2023 et d'une relance. Ces revues de dépenses devaient être utilisées pour construire le projet de loi de finances pour 2024, qui, d'ailleurs, ne les mentionne pas. Serez-vous plus transparents ou plutôt, pour éviter d'employer les mots qui fâchent, serez-vous meilleurs sur cette question ? Cette année, les revues de dépenses sont censées dégager 6 milliards d'euros. Recevra-t-on bientôt ces rapports ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Sera-t-on plus transparent ? Non, parce que je ne pense pas pouvoir l'être davantage que je ne le suis depuis sept ans. Meilleur ? Oui, on peut toujours l'être.

Le rapport sur les revues de dépenses réalisées ces derniers mois sera remis le mois prochain. Il pourra être transmis aux commissions des finances pour examen et faire aussi l'objet d'une réunion de la commission. En effet, un débat sur les revues de dépenses et les économies nécessaires à la réduction des déficits serait utile et précieux. Je pense avoir fait preuve d'une transparence totale et pris des décisions en temps et en heure sur les comptes publics.

M. Claude Raynal, président. - Revenons sur un autre thème délicat : la pratique des reports de crédits. Lors des discussions sur le PLF 2024, nous nous sommes opposés à la levée du plafond de 3 % des reports de crédits pour plusieurs dizaines de programmes budgétaires. Vous avez expliqué devant le Sénat - à moins que ce ne soit le ministre délégué aux comptes publics - que ces reports résultent soit des contraintes de gestion, soit de votre volonté de tenir des engagements pris dans le cadre de la loi de finances de fin de gestion. Or, dans les documents que nous avons obtenus, nous avons reçu confirmation que ces reports de crédits, planifiés tout au long de l'automne, résultent plutôt d'arbitrages rendus en faveur des ministères qui souhaitent recycler les sous-consommations de crédits et ainsi bénéficier d'une « cagnotte » pour l'année suivante.

Pourquoi ne pas dire les choses plus ouvertement lors de la discussion du PLF, afin que le Parlement comprenne pourquoi on lui demande de vider ainsi de sa substance l'un des principes de la loi organique et du vote du budget par le Parlement ? Le report des crédits doit être mineur et clair. Or, depuis plusieurs années, il s'agit de sommes colossales. Cette pratique a un impact. En effet, d'un côté, on annule 10 milliards d'euros de crédits et, de l'autre, on ouvre 16 milliards d'euros de report de crédits. On a du mal à suivre. Quel regard portez-vous sur cette question ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Les reports de crédits ne constituent pas une cagnotte puisque le principe est de reporter à l'année suivante des crédits correspondant à des engagements pris pendant l'année écoulée. Il s'agit donc d'opérations de gestion. Peut-être sont-elles d'un montant trop élevé...

M. Claude Raynal, président. - ...16 milliards d'euros.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Oui, 16 milliards d'euros sur un budget qui avoisine les 500 milliards d'euros.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ces reports de crédits, pour reprendre une expression du langage commun, " c'est abusé ". La pratique a cours depuis 2020 et nous parlons tout de même de 16 milliards d'euros de crédits, qui ont été ouverts, à l'époque, sur des crédits d'urgence et du plan de relance. Nous l'avons déjà souligné et dénoncé dans des rapports budgétaires du Sénat, en pointant une mauvaise pratique, ce que les directions de Bercy ont confirmé. Selon la règle et la pratique, les montants doivent plutôt s'élever à 3 ou 4 milliards d'euros. Dans ces temps difficiles, comment faire comprendre aux Français que, d'un côté, vous annoncez avec gravité sur une grande chaîne de télévision une première coupe sombre de 10 milliards d'euros et que, de l'autre, vous laissez filer de façon insidieuse le fait que vous récupérez pour 2024 des crédits non consommés en 2023, en dehors de toute opération de contrôle, mise à part celle à la discrétion du Parlement. Je l'ai déjà dit : il ne s'agit pas d'une pratique qui doit perdurer. Malgré les annonces, les crédits sont aujourd'hui plus importants que ce qui a été voté, même après le décret d'annulation de 10 milliards d'euros. Pour l'opinion, cette pratique n'entraîne pas l'adhésion et ne facilite pas la confiance.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je partage totalement l'objectif de réduire les reports de crédits, et ils sont en diminution par rapport à 2021. On raisonne comme si l'on n'avait pas connu, voilà quatre ans, la crise économique la plus grave depuis 1929, ou comme si nous n'avions pas engagé un plan de relance de 100 milliards d'euros. Celui-ci a un effet de traîne, des autorisations d'engagements ont été ouvertes à cette occasion, une consommation qui se fait année après année, ce qui explique largement les reports de crédits exceptionnels. Il faut en effet les réduire, mais tenons compte de cette situation inédite ! À ce propos, le plan de relance a été particulièrement bien exécuté, puisque nous sommes le premier pays de la zone euro à avoir retrouvé notre activité d'avant-crise.

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, nous sommes prêts à vous entendre sur ce point, mais vous êtes un peu gêné. Certes, on comprend les effets de traîne de la dépense budgétaire ; cela étant, au moment où l'on veut rééquilibrer les comptes, reporter tous les crédits n'est pas de bonne méthode.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est une mauvaise pratique.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je partage totalement votre avis à ce sujet. C'est pourquoi nous les avons réduits. Je ne dis pas que c'est suffisant, mais la direction est la bonne.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous auriez juste dû suivre le Sénat, puisque nous avions supprimé ces reports de crédits.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Et le plan de relance ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il est terminé.

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, nous allons passer aux questions liées à l'avenir. Comment rétablir la confiance ? Avant cela, je donne la parole aux commissaires des finances.

Mme Christine Lavarde. - Monsieur le ministre a déploré le manque de soutien lorsqu'il avait souhaité réaugmenter la TICFE. Au Sénat, nous étions prêts à aller beaucoup plus loin.

M. Bruno Le Maire, ministre. - C'est vrai !

Mme Christine Lavarde. - Vous avez évoqué le dynamisme de la dépense locale. Nous avons récemment eu une réunion de travail avec la ministre Dominique Faure, qui indiquait que les collectivités locales n'avaient pesé que pour 0,2 point dans le déficit. Comment conjuguer ces deux informations ?

Quant aux outils techniques à mettre en oeuvre, des économistes ont dit qu'il était très difficile de piloter la recette. Comment peut-on avoir une remontée d'informations des directions départementales des finances publiques et du niveau régional vers le niveau national et en temps réel ? Avec les outils numériques, on peut supposer qu'il est possible d'avoir au jour le jour les états d'encaissement. Peut-on améliorer la prévisibilité en la matière ?

M. Thierry Cozic. - Monsieur le ministre, je vous écoute avec beaucoup d'attention. Vous seriez la victime consentante des turpitudes de votre administration, sur laquelle vous faites semblant de ne pas vous défausser ! Nous pourrions vous donner crédit de vos arguments si vous n'étiez pas aux responsabilités depuis près de sept ans. Vous êtes le deuxième ministre de la République et cette position ne vous permet pas de vous défausser sur quiconque. Le Président de la République vous l'a d'ailleurs rappelé en personne, il y a un mois.

Les chiffres sont sans appel : en sept ans, ce sont près de 1 000 milliards d'euros de dette en plus. On est loin du sérieux budgétaire dont vous vous délectez. Notre dette publique atteint le niveau historique de 3 000 milliards d'euros. La situation dans laquelle nous sommes est le résultat direct des politiques néolibérales que le Gouvernement porte. Les taux d'intérêt ne cessent d'augmenter, le fardeau de la dette ne fait que s'alourdir pour représenter des dépenses prévisibles de 70 milliards d'euros en 2027. De plus, l'inflation n'a pas allégé cette charge. L'on constate une croissance anémique et un déficit budgétaire sans précédent. Nous assistons à un dangereux " effet boule de neige " où les intérêts s'accumulent et font croître sans cesse notre endettement.

Monsieur le ministre, vous avez plongé notre pays dans un véritable mur de la dette. Les coupes budgétaires que vous recherchez partout ne changeront rien à cette trajectoire. Elles stérilisent la croissance, essentielle à la maîtrise de l'endettement ; pire encore, elles attisent les mouvements populistes que vos choix politiques n'ont cessé d'alimenter. Comment pensez-vous réduire notre dette sans toucher aux recettes ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - Monsieur le ministre, le calendrier évoqué au début de la réunion s'est superposé à un calendrier politique, avec la démission de la Première ministre et la nomination d'un nouveau Premier ministre, M. Attal, le 9 janvier. Ce dernier était-il au courant de la situation budgétaire avant son discours de politique générale du 30 janvier ? Il avait alors déclaré son intention de poursuivre et de renforcer les revues de dépenses et indiqué que les premières propositions d'économies pour le prochain PLF seraient annoncées dès le mois de mars et devraient donner lieu rapidement à des échanges avec la représentation nationale. Son intention de ne pas recourir à un projet de loi de finances rectificative était donc claire, mais je ne vois pas venir les pistes d'économies pour 2024...

M. Jean-Raymond Hugonet. - Monsieur le ministre, je vous écoute avec grande attention. Cette affaire fait l'objet de deux dimensions : financière et humaine. Sur la première, les questions pertinentes du rapporteur général montrent une différence d'appréciation. À propos de la note du Haut Conseil des finances publiques, j'ai recherché la définition du terme " plausible " : c'est ce qui semble devoir être admis et donc également exclu. Sur la dimension humaine, je m'associe aux propos du président Raynal, car il s'agit d'un retour de bâton. Monsieur le ministre, avec M. le ministre délégué chargé des comptes publics, vous avez été péremptoires. Là encore, si je reprends la définition du mot « péremptoire », l'adjectif qualifie ce qui détruit toute objection et contre quoi on ne peut rien répliquer.

Lors de votre présentation, vous avez renforcé cette musique sur l'augmentation constatée des dépenses des collectivités, sachant que, en février 2023, vous aviez déclaré qu'il fallait passer ces dépenses au peigne fin. Or l'article 72 de la Constitution prévoit la libre administration des collectivités territoriales.

La semaine dernière, le Président de la République n'a quant à lui pas été péremptoire - comme à son habitude - mais provocateur en rendant, de façon irresponsable, les collectivités responsables de la dérive des finances publiques. Souscrivez-vous à ses propos ?

Enfin, vous avez fait référence au peuple français, que nous représentons, et l'article 24 de la Constitution confie même au Sénat la représentation des territoires. En n'étant aucunement péremptoire, mais simplement déterminé, je puis vous dire que le discours du Président de la République est suicidaire pour notre pays ; sachez, de plus, que nous ne laisserons jamais porter atteinte aux collectivités territoriales, qui ne sont en rien responsables de la dérive scandaleuse des finances publiques, alors qu'elles doivent voter des budgets en équilibre. Preuve en est la dernière circulaire de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) demandant, contre l'avis des directions consultées, l'élargissement des contrats de relance et de transition écologique (CRTE), alors même que chacun sait qu'ils ne fonctionnent pas.

M. Laurent Somon. - Vous avez affirmé que l'erreur survenue ne devait pas se reproduire. Comment comptez-vous vous en assurer compte tenu de l'incertitude pesant sur la prévision des recettes et des circonstances qui caractérisent l'environnement économique international ? Ne faudrait-il pas envisager grâce à la dématérialisation une remontée plus rapide des données concernant les recettes fiscales, ou bien encore ne conviendrait-il pas de plafonner la possibilité de provision de la dernière part de l'IS ?

Par ailleurs, pourquoi vous obstinez-vous à refuser un PLFR ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - S'agissant des collectivités locales, madame Lavarde et monsieur Hugonet, distinguons les faits de l'aspect politique. Les collectivités locales ont contribué à hauteur de 4 milliards d'euros au dérapage des finances publiques, soit un montant relativement modeste, même s'il équivaut à 0,15 % du PIB. N'opposons pas les uns aux autres : nous devons tous nous engager dans la réduction des dépenses publiques afin de dégager un excédent budgétaire qui nous permettra de faire face à n'importe quelle crise économique ou sanitaire à l'avenir. Tel doit être notre objectif.

En effet, une crise majeure se produit tous les dix ou vingt ans, qui nous conduit à puiser dans les réserves financières publiques pour amortir le choc. Cette intervention a été nécessaire, et je la revendique, monsieur Cozic : la dette supplémentaire a sauvé des emplois, des entreprises et des usines. Par conséquent, je pense qu'il est sage que nous nous fixions pour objectif de dégager des excédents dans le budget afin de nous protéger.

Personne ne peut contester que le millefeuille territorial, dont les collectivités territoriales ne sont pas elles-mêmes responsables, a un coût. Le rapport d'Éric Woerth devrait permettre de l'établir assez clairement. Simplifions-le et donnons davantage d'indépendance aux collectivités pour qu'elles n'aient pas à subir directement les conséquences de décisions nationales telles que l'augmentation du point d'indice, qui alourdissent leurs charges. Surtout, gardons à l'esprit que la maîtrise des finances publiques relève de l'intérêt supérieur de la Nation française : dans le cas contraire, les taux d'intérêt augmentent et la dette nous coûte collectivement plus cher.

Concernant le pilotage des recettes, je suis favorable à l'amélioration des remontées de recettes, même si elle nécessite un changement informatique assez lourd, car la marge d'incertitude reste trop importante et peut être réduite.

Monsieur Cozic, je suis le patron de Bercy depuis sept ans et je ne me suis jamais défaussé sur mon administration en dix années de vie ministérielle. J'assume donc toute la responsabilité des décisions prises par le ministère de l'économie et des finances. En ce qui concerne l'augmentation de la dette, face à des crises aussi graves que celles du covid ou de l'inflation, des dispositifs coûteux tels que les prêts garantis par l'État (PGE) ou le bouclier tarifaire étaient indispensables pour sauver des emplois et des entreprises. Je suis persuadé que vous auriez pris les mêmes décisions à ma place pour protéger nos compatriotes.

Pour ce qui est de la réduction de la dépense publique et de la dette, nous devons nous fixer un objectif de long terme, c'est-à-dire l'excédent budgétaire, avec une étape intermédiaire, à savoir un retour du déficit en deçà de la barre des 3% en 2027. Je le dis sans être péremptoire, mais avec beaucoup de fermeté : la tâche sera difficile et exigera beaucoup de détermination.

Notre stratégie repose sur trois piliers : la croissance, qui reste le meilleur outil pour réduire la dette - c'est un sujet sur lequel je peux avoir des désaccords avec certains partenaires européens, mais je crois qu'il ne faut pas casser notre croissance ; des réformes de structure, dont la réforme de l'assurance chômage, en cours, et la simplification, au sujet de laquelle un projet de loi est actuellement examiné par le Sénat ; enfin, la réduction de la dépense publique sur la base des revues de dépenses dont le rapport vous sera transmis dans les jours qui viennent.

Madame Carrère-Gée, je tiens à vous rassurer : le Premier ministre est bien tenu informé de manière régulière et complète de la situation budgétaire du pays. Nous travaillons main dans la main avec le Président de la République et le Premier ministre sur ce sujet.

Monsieur Hugonet, si nos échanges peuvent permettre d'établir ma bonne foi et de définir une nouvelle méthode de travail entre la commission des finances du Sénat et mon ministère, notamment en matière d'échanges de notes d'information et de remontées comptables, je pense que nous aurons fait oeuvre utile. J'espère même que nous contribuerons à une prise de conscience collective et à démontrer que le rétablissement des comptes publics est dans l'intérêt de la croissance et de la prospérité.

Enfin, monsieur Somon, les prévisions d'IS peuvent à l'évidence être améliorées, notamment l'évaluation du cinquième acompte. Dès lors qu'une très mauvaise surprise est survenue sur une année, ma recommandation sera simple : mieux vaut avoir des prévisions moins optimistes et être surpris favorablement plutôt que l'inverse.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je pense que vous n'avez pas facilité les choses : en tant que patron de Bercy, vous avez laissé filer le déficit de l'État, passé de 78 milliards d'euros en 2017 à 155 milliards d'euros.

Quant aux relations avec le Parlement, une décision du Conseil constitutionnel rendue le 24 juillet 1991 sur la conformité d'une loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier précisait qu' une loi de finances rectificative doit être déposée dans le cas où il apparaît que les grandes lignes de l'équilibre économique et financier définies par la loi de finances de l'année se trouveraient, en cours d'exercice, bouleversées ".

J'ai compris, au regard de vos propos, que tel était le cas. Si la loi de finances initiale pour 2024 prévoyait un déficit de l'ordre de 4,4% du PIB, vous avez confirmé qu'il pourrait se dégrader à 5,1%, en tenant compte d'un décret d'annuation de 10 milliards d'euros de crédits et de l'annonce de nouvelles mesures d'économies pour un même montant. Tout cela pourrait aboutir à un écart total de 40 milliards d'euros. Ne jugez-vous pas que les grandes lignes de la loi de finances pour 2024 sont bouleversées ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - L'honnêteté et la sincérité me conduisent à dire que les grandes lignes de ladite loi sont en effet profondément modifiées, à la fois par le chiffre du déficit pour 2023 et par la révision de la croissance. Ce constat étant posé, il importe de conserver une trajectoire crédible de rétablissement des finances publiques en revenant sous la barre des 3% et en appliquant la stratégie en trois points que je décrivais précédemment : croissance, baisse des dépenses et réformes structurelles.

Faut-il passer par la voie réglementaire ou par une loi de finances rectificative ? J'ai fait connaître ma position assez clairement pour ne pas avoir à revenir dessus. Dans un État bien dirigé, une fois qu'une décision a été prise par le chef de l'État, il faut s'y tenir.

M. Claude Raynal, président. - J'en viens à deux questions relevant de l'information au Parlement. Vous avez indiqué votre ouverture de principe à l'amélioration des relations entre le ministère et le Parlement. En période de crise, il semble naturel qu'il y ait des écarts en matière de prévision. En revanche, ce que nous avons connu cette année est particulier. Comment faire pour que le Parlement soit alerté lorsqu'un écart significatif est prévu entre le texte voté et l'exécution ?

Ce qui est redoutable, c'est ceci : on dirait que notre fonction est de lire la presse le soir ou le matin, et ainsi d'avoir une information utile. Ce n'est pas tout à fait notre fonction. On lit les journaux pour voir comment l'information que l'on a déjà eue est interprétée.

De plus, il arrive que des journalistes nous appellent pour que nous commentions des informations que nous sommes censés avoir et que nous n'avons pas ; cela ne peut pas durer. On doit respecter nos fonctions et on doit respecter le Parlement pour ce qu'il est. Celui-ci n'a pas de fonction de décision mais il doit être informé assez tôt lorsqu'il y a un risque, même si ce dernier vient seulement d'être identifié. Bien sûr, en la matière, les précautions de confidentialité doivent rester la règle. Êtes-vous prêt à travailler sur une méthode pour ces cas précis, dont d'ailleurs nous espérons qu'ils ne se reproduiront pas ?

J'en viens à la question des notes relatives à la macroéconomie et à la situation des finances publiques, qui sont adressées aux ministres à l'occasion des budgets économiques d'hiver et d'été. Certes, la nature de ces notes pourrait varier en fonction de la personne censée les recevoir, selon qu'il s'agisse du ministre, des rapporteurs généraux et présidents des commissions des finances, voire de la Cour des comptes et du Haut Conseil des finances publiques. Cependant, elles sont très intéressantes et permettent d'avoir accès à la vision de l'administration sur ces sujets. Nous aimerions avoir accès à ces notes - qui pourraient se trouver modifiées de ce fait -, à cette connaissance qu'il est très difficile d'obtenir par ailleurs. Que proposez-vous sur ces deux questions relatives à l'information au Parlement ?

Enfin, il faut rétablir la confiance. Quand nous recevrons vos chiffres pour le PLF 2025, nous les considèrerons avec une attention particulière. Jusqu'à présent, on pouvait ne pas être d'accord sur certaines mesures mais les chiffrages étaient considérés comme bons. La question de la confiance des Français se pose aussi. En effet, les diminutions de dépenses ont un impact sur eux, comme les mesures en matière de chômage par exemple. Si ces décisions ne produisent aucun effet et que le déficit reste inchangé, c'est désespérant. Il faut recréer cette relation de confiance ; comment voyez-vous les choses à ce sujet ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Depuis sept ans, l'objectif est de réduire les déficits et de revenir sous le seuil de 3%. Lors de mes trois premières années en tant que ministre des finances, nous avons réduit le déficit, qui est passé de 3,8% à 2,3% en 2018 et à 2,4% en 2019. J'ai donc rétabli les finances publiques du pays. Ensuite, nous avons dû faire face à des crises, qui ont entraîné de fortes dépenses. Il faut revenir à cette réduction des déficits et au rétablissement des comptes, maintenant qu'il n'y a plus ni covid ni inflation.

Si nous pouvons tirer de cet accident de parcours de 2023 des leçons en termes de qualité du travail entre le Parlement et le Gouvernement sur les finances publiques, tant mieux. Si cela peut participer à renforcer la confiance entre le Parlement et le Gouvernement en la matière, tant mieux. Et si cela permet de donner plus d'éléments de contrôle au Parlement sur l'exécution ou les prévisions du Gouvernement, tant mieux.

Je suis venu pour défendre une seule chose : les décisions que j'ai prises et l'information que j'ai donnée au Parlement pendant ces sept dernières années. Je m'en suis toujours tenu aux mêmes règles : transparence, information et vérité.

Je suis prêt à définir un nouveau cadre susceptible d'assurer une meilleure information du Parlement, pour permettre à ce dernier d'exercer un meilleur contrôle et pour renforcer la confiance entre l'exécutif et le législatif sur le sujet stratégique des décisions budgétaires. L'établissement d'un nouveau cadre suppose de définir de manière rigoureuse la manière dont l'information transmise est divulguée sur la place publique. En effet, une information communiquée de façon brute, sans les décisions qu'elle va entraîner, peut inquiéter de façon inutile. La transmission par le Trésor d'une information brute de déficit ou de dette, alors que le Gouvernement n'en a pas encore tiré les conséquences en termes de politique budgétaire et économique, peut avoir des effets dramatiques sur le marché, notamment en termes d'écart des taux entre l'Allemagne, la France et un certain nombre d'autres grands pays européens.

Je mettrai donc sur la table trois éléments : meilleure information, meilleur contrôle et confidentialité des informations.

En ce qui concerne les informations, je suis prêt à travailler sur trois points. D'abord, que faisons-nous des notes de remontée fiscale, mensuelles et trimestrielles, sur l'impôt sur le revenu, sur la TVA et sur l'impôt sur les sociétés ? Comment mieux associer les commissions des finances, en particulier les présidents et rapporteurs généraux, à la connaissance de ces informations, sans que vous ayez besoin de les demander ? Je suis prêt à considérer ce point-là, qui est très sensible puisqu'un tel partage n'a jamais eu lieu sous la Ve République. Il faudra considérer avec attention les conditions nécessaires pour s'assurer qu'on n'expose pas de documents confidentiels sur la place publique.

Je fais la même proposition pour les notes macroéconomiques du Trésor, qui ne peuvent être transmises que si la confidentialité est garantie. En effet, il s'agit de la politique économique de la Nation française. Qu'elle soit exposée au regard de la commission des finances, de son président et de son rapporteur général, ne me pose aucune difficulté mais elle ne doit pas être exposée au vu et au su de tous ; il s'agirait d'une faute politique lourde.

Enfin, au regard de l'intérêt et de la profondeur de nos discussions d'aujourd'hui, des réunions beaucoup plus régulières pourraient être utiles, y compris dans des formats différents, rassemblant par exemple le rapporteur général, le président de la commission, le ministre des finances et le ministre délégué aux comptes publics. Des décisions difficiles nous attendent en matière de finances publiques, pour atteindre nos objectifs de réduction des déficits. La tenue de réunions plus régulières et sur une base différente me paraîtrait utile. Voilà les trois propositions que je fais ce matin à la commission des finances du Sénat.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Merci pour ces propositions, monsieur le ministre. Cette audition a démontré plusieurs choses, à commencer par le caractère inédit de la configuration politique que nous connaissons : les meilleurs spécialistes auraient difficilement pu imaginer que le scrutin majoritaire aurait conduit à l'élection d'une Assemblée nationale qui semble issue d'un scrutin proportionnel, privant le Gouvernement des facilités offertes par une majorité absolue.

Je tiens à rappeler que les conditions d'examen de la loi de programmation des finances publiques pour la période 2023-2027 nous ont laissé un goût amer. La majorité sénatoriale avait en effet formulé une trajectoire avec des propositions d'économies que vous avez balayées d'un revers de main, les jugeant aussi inatteignables que brutales. J'observe simplement que nous proposions ces mesures sur cinq ans et que vous proposez un exercice plus douloureux encore, cette fois sur une période de trois ans.

Vous avez regretté un manque de soutien politique : à l'époque, vous disposiez pourtant de propositions de notre part. De la même manière, lors de l'examen budgétaire passé, le Sénat vous avait proposé un plan d'économies de 7 milliards d'euros, qui a été tenu pour nul et non avenu. Le procès en démagogie et en irresponsabilité est donc irrecevable : nous avons, comme vous, le sens des responsabilités, et nous portons avec la même sincérité et la même honnêteté intellectuelle et politique que vous des propositions pour le pays.

En outre, je maintiens mon propos du 21 mars relatif à la rétention d'informations. Il ne s'agit pas de mettre l'accent sur nos querelles, mais de rappeler que chacun doit être respecté.

Enfin, alors que vous êtes en poste depuis un certain temps, je note que vos propos ont été assez rapidement contredits par la réalité à plusieurs reprises. Vous avez ainsi déclaré sur TF1 le 18 février : " Nous tiendrons l'objectif de 4,4% de déficit public en 2024, je m'y engage, de même que nous tiendrons celui de revenir sous les 3% de déficit public en 2027 ". Au moment où vous prononciez ces mots, vous disposiez pourtant de documents de votre administration vous invitant à une grande prudence. Le fait d'avoir tenu des propos excessivement optimistes devrait inciter à une forme d'humilité ou de modestie.

En conclusion, nous avons pu confronter nos points de vue et nous établirons un rapport d'information qui démontrera que le Sénat doit pouvoir jouer un rôle, en lien avec le Gouvernement, afin de procéder à une indispensable régénération de nos pratiques compte tenu de la perte grandissante de confiance des Français à l'égard de leurs institutions et de leurs dirigeants.

Je m'honore d'avoir pu mener ce dialogue, parfois un peu vertement. La force des convictions doit l'emporter et, surtout, nous sommes attendus sur la vérité des comptes publics et des perspectives à venir. Pour toutes ces raisons, je souhaite, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous remercier les uns et les autres.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Je remercie le président, le rapporteur général et l'ensemble des sénatrices et des sénateurs pour cette longue audition, qui a permis de faire la lumière sur les décisions prises depuis six mois en matière de finances publiques, ainsi que sur les informations mises à votre disposition.

Je maintiens ma position : toutes les informations ont été données en temps utile au Parlement et aux Français ; de la même manière, toutes les décisions nécessaires ont été prises en temps utile afin de corriger les conséquences de recettes fiscales moins élevées que prévu. Le véritable sujet est d'éviter que cette mauvaise surprise liée aux recettes fiscales ne se reproduise dans les années à venir. Pour moi, c'est le sujet central, plus que de savoir ce qu'a fait ou décidé le ministre.

Selon moi, trois choses sont bonnes pour la France. En premier lieu, il nous faut disposer de comptes sains, car ils créent la confiance nécessaire, tant pour l'investissement des entreprises que pour la consommation des ménages, qui n'ont pas à anticiper une augmentation des impôts. Sur cet aspect, je compte sur les propositions du Sénat, auxquelles nous accorderons la plus grande attention.

En deuxième lieu, il nous faut disposer de réserves financières pour faire face aux éventuelles crises à venir. Dès lors qu'une crise survient, nous rajoutons une couche de dette de 10, 15 ou 20 points supplémentaires, sans jamais revenir en arrière. C'est là que réside la spécificité française : quand les autres pays européens rétablissent la situation une fois la crise passée, nous maintenons la dépense exceptionnelle en la considérant comme acquise.

Après avoir correctement protégé les Français pendant la crise, j'entends désormais revenir à l'équilibre et reconstituer des réserves financières. Après des crises aussi graves que celles du covid ou de l'inflation, un changement historique pour le pays consisterait à rompre avec cette tradition de maintien du niveau de dépenses publiques et à accepter, pour la première fois depuis une quarantaine d'années, de revenir à la normale, c'est-à-dire en deçà du seuil des 3% à l'horizon 2027, voire, pourquoi pas, de dégager un excédent budgétaire. S'il faudra du temps pour y parvenir, l'essentiel consiste à partager cette ambition.

Enfin, il est impératif d'améliorer la qualité du travail entre le Gouvernement et le Parlement sur les questions de finances publiques. Nous vivons en effet dans un monde dépassé, dans lequel le niveau d'information des parlementaires et de la commission des finances est sans doute insuffisant. Une fois encore, je suis prêt à travailler à un cadre bien plus rigoureux et ouvert, afin que nous cherchions à atteindre, en bonne intelligence, cet objectif partagé de rétablissement des comptes publics.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vous remercie de valider le bien-fondé de ma visite à Bercy, puisque les pratiques vont évoluer. Je le note.

M. Claude Raynal, président. - Nous terminons ainsi sur une note ouverte. Je vous remercie, monsieur le ministre.


Source https://www.senat.fr, le 13 juin 2024