Déclaration de M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France, au Sénat le 11 avril 2024.

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  • Christophe Béchu - Ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires

Circonstance : Audition devant la Commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France

Texte intégral

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons aujourd'hui M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes, il me revient de vous indiquer, monsieur le ministre, que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat - la vidéo sera diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur le ministre, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : " Je le jure. "

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Béchu prête serment.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole pour un propos introductif, je vous invite également à nous préciser si vous détenez ou avez détenu dans le passé des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Absolument pas. Je n'ai pas même la moindre carte de fidélité auprès d'un réseau de stations-service !

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous laisse la parole, monsieur le ministre.

M. Christophe Béchu, ministre. - Je vais d'abord parler de notre action globale en matière de transition écologique, puis je me concentrerai sur les points liés à TotalEnergies.

Notre action en faveur de la transition écologique se déploie à plusieurs niveaux, notamment à l'échelle internationale, compte tenu de la taille du groupe TotalEnergies.

La France a pris des engagements internationaux. La dernière conférence des parties (COP), qui a acté la sortie des énergies fossiles, constitue notre feuille de route. Vous connaissez nos engagements en la matière, notamment ceux du Président de la République et d'Agnès Pannier-Runacher. Ces engagements mondiaux sont complétés par des actions nationales et des engagements forts, comme la sortie progressive des énergies fossiles d'ici à 2040, avec une sortie du charbon d'ici la fin du quinquennat.

Lors de la COP26, nous avons rejoint, avec une vingtaine de pays, l'accord qui met fin au financement à l'étranger de projets d'exploitation d'énergies fossiles dès l'année 2022. Dans la loi de finances pour 2023, nous avons cessé d'octroyer des garanties à l'export pour l'ensemble de la chaîne de valeur du secteur des énergies fossiles, les anciennes garanties de la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface). Cela vaut pour les activités d'exploration, de production, de stockage, de transport et de raffinage, pour le pétrole comme pour le gaz.

La France participe également à plusieurs coalitions et initiatives, comme E3F (Export Finance for Future), qui a vocation à faire du financement public des exportations un levier clef dans la lutte contre le changement climatique, en imposant des restrictions sur les projets d'énergies fossiles, tout en améliorant le soutien aux projets durables. Nous participons aussi à l'alliance Beyond Oil and Gas, qui vise à aligner les productions de pétrole et de gaz sur l'accord de Paris.

Au niveau européen, nous portons une voix ambitieuse en matière de climat, de biodiversité, de gestion de l'eau et de pollution plastique. Je pense à nos engagements pris lors de la COP15 de Kunming à Montréal : si les premières sources d'érosion de la biodiversité sont l'étalement urbain et l'artificialisation des sols, le dérèglement climatique a un impact sur les populations ; l'énergie fossile étant la principale source de dérèglement climatique, l'alignement de nos engagements est très clair.

Nous nous engageons à favoriser l'utilisation des solutions fondées sur la nature et à protéger les puits de carbone nécessaires au stockage des gaz à effet de serre (GES). Nous oeuvrons en faveur du zéro artificialisation nette (ZAN), dans sa version souple votée le 13 juillet dernier par le Sénat. La lutte contre la déforestation aux niveaux tant national qu'international et l'évolution des pratiques agricoles s'inscrivent dans cette logique.

Pour être ambitieux à l'échelon international, il est essentiel d'être exemplaire à l'échelon national. À cet égard, notre cadre réglementaire en matière d'hydrocarbures a été défini par la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement, dite loi Hulot. Cette loi a mis fin aux garanties à l'export pour les énergies fossiles et a révisé le label " investissement socialement responsable " (ISR) pour en exclure ces énergies. Voilà des décisions concrètes qui ne sont pas seulement des déclarations d'intention.

En juillet 2017, la France a réaffirmé son engagement envers l'accord de Paris et son ambition de faire de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité absolue, avec pour objectif la neutralité carbone d'ici à 2050. Cet objectif a été inscrit dans le code de l'énergie, à l'article L. 100-4, et a été renforcé par la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat. Cette ambition est au coeur de la deuxième version de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), adoptée en avril 2020. La feuille de route pour atteindre nos objectifs de réduction des émissions reste inchangée. S'ajoute la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), qui décrit de manière précise, pour les années 2025-2035, les orientations de notre politique énergétique, et qui traduit nos ambitions en matière de réduction de nos consommations et de développement des moyens de production énergétique décarbonée.

La loi Hulot est cruciale. En 2011, la France a annoncé, pour la première fois, son engagement en faveur de l'interdiction totale de l'exploration et de l'exploitation des hydrocarbures liquides gazeux par fracturation hydraulique. Cela ne s'est pas fait sans débat. Cette décision a posé les bases de la loi Hulot, qui vise à limiter l'extraction des hydrocarbures en France et à mettre fin progressivement à leur production d'ici au 1er janvier 2040. Nous avons fait le choix de ne plus délivrer de nouveaux permis d'exploration, afin de conduire à une extinction progressive de la production nationale. Cette production reste résiduelle, car elle représente moins de 1 % de notre consommation d'énergie.

Pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles, il faut agir sur plusieurs leviers : réduire notre consommation d'énergie - je rappelle qu'une partie des arguments des pétroliers consiste à dire qu'il faut explorer de nouveaux gisements pour faire face à de nouveaux besoins - et développer des énergies alternatives. Notre stratégie combine l'énergie nucléaire, pilotable, et les énergies renouvelables, pour assurer la crédibilité de notre feuille de route de sortie des énergies fossiles. Le défi est majeur, et nous aurons besoin des énergéticiens.

Je distingue trois défis : sobriété, augmentation de la production d'électricité et doublement de la production de chaleur. Ces défis sont colossaux, tant en matière d'investissements que de ressources humaines. Nous aurons besoin d'embarquer les énergéticiens et les entreprises pour mener à bien ces projets. TotalEnergies, par exemple, a un rôle crucial à jouer dans cette transition, non pour continuer à explorer des gisements de pétrole, mais pour nous aider à décarboner notre production d'énergie.

Il n'existe pas de modèle de transition sans l'appui du secteur privé. Il nous faut trouver des alliés. La planification écologique que la France a mise en place montre que les entreprises ont tout intérêt à organiser leur propre transition vers une économie décarbonée : les demandes citoyennes augmentent, et c'est un enjeu existentiel pour les entreprises. Je n'entrerai pas dans le piège qui consiste à opposer entreprises et État. Nous sommes dans le même navire. Le secteur privé, en grande partie, a commencé à réduire ses émissions.

Pour embarquer les entreprises, nous devons poser un cadre qui aide, qui moralise et qui explique quelles sont les conséquences climatiques de nos activités, en présentant les externalités négatives qui reposent sur les collectivités. Telle est la logique de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), des normes européennes d'information en matière de durabilité (European Sustainability Reporting Standards, ou ESRS) ou du devoir de vigilance des entreprises. L'obligation de transparence permet de mener une analyse des risques climatiques matériels et de mesurer leurs impacts, afin de corriger, dans les chaînes de valeur, les atteintes à l'environnement qui seraient laissées à la charge de la puissance publique quand une partie des profits viendrait lui échapper. Disposer de données à l'échelle européenne est la meilleure garantie pour faire des comparaisons justes et éviter les distorsions de concurrence et des délocalisations entre pays.

Enfin, l'adaptation au changement climatique est également un élément clef de cette transition. Il est crucial d'intégrer une trajectoire de réchauffement de référence dans l'évaluation environnementale des entreprises. Le dérèglement climatique impose une évolution structurelle des modèles économiques pour intégrer les impératifs environnementaux. La puissance publique a un rôle à jouer pour faciliter cette transition, en instaurant un cadre d'analyse transparent.

Le modèle économique traditionnel de TotalEnergies est une partie du problème, mais sa transition écologique peut également faire partie de la solution. Il est crucial d'accompagner les entreprises dans cette transition. Par exemple, l'interdiction des véhicules thermiques en Europe, qui ne s'est pas faite sans débat, est absolument nécessaire si nous voulons atteindre notre objectif de neutralité carbone à l'horizon de 2050. Cependant, le remplacement des voitures thermiques par des voitures électriques à un horizon si bref représente un mur d'investissements et de production électrique colossal. Cela permet de mesurer les enjeux.

Poser un cadre clair permet de rappeler l'intérêt qu'il y a à investir dans la production électrique pour changer de modèle. Le fait que TotalEnergies ait investi pour devenir producteur de biocarburants, en reconvertissant deux de ses raffineries traditionnelles, La Mède et Grandpuits, s'inscrit dans ce chemin.

TotalEnergies est un participant actif aux groupes de travail pour établir des mécanismes nouveaux autour des biocarburants, et s'intéresse particulièrement à l'hydrogène renouvelable. TotalEnergies souhaiterait que des mécanismes incitatifs encouragent l'usage de l'hydrogène encore davantage que ne l'imposent les normes européennes.

M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur le ministre, vos convictions sont claires, mais nous avons l'impression que vous avez été formé à l'école du Quai d'Orsay : tout cela est dit en termes très diplomatiques.

Imaginons, monsieur le ministre, que je sois M. Patrick Pouyanné. J'entends ce que vous dites, et voici ma réponse : tant que les Français utilisent de l'essence pour leurs voitures et du gaz pour se chauffer, il est normal que j'aille chercher et exploiter de nouveaux gisements. Certes, il faut s'engager et réduire considérablement la demande ; mais, s'il y a de la demande, il faut bien que quelqu'un offre ces énergies ! Tout le monde semble d'accord pour dire qu'il vaut mieux que ce soit une entreprise française qui réponde à la demande plutôt que BP, Shell ou Exxon.

Comment trouver une voie de passage entre votre appel à accélérer la transition et à réduire la demande en énergies fossiles et le fait que, alors que la réduction de cette demande est assez lente, TotalEnergies, malgré son engagement dans les énergies renouvelables, produise encore du pétrole et du gaz pour répondre à la demande ? Quel est le chemin de crête ? Doit-on dire que TotalEnergies a raison de répondre à la demande actuelle, ou pousser l'entreprise à accélérer sa transition vers le renouvelable ?

Depuis le début de ces auditions, nous tournons un peu en rond. Tout le monde dit que TotalEnergies peut faire mieux. Très bien ! Mais, aussitôt après, on nous dit qu'il faut laisser TotalEnergies exploiter et explorer, car il y a de la demande. Si c'est Exxon qui mène les explorations, que gagnerons-nous ?

Monsieur le ministre, je veux être un bon élève... Dites-moi clairement quel chemin emprunter !

M. Christophe Béchu, ministre. - Monsieur le président, vous décrivez toute la difficulté que constitue un modèle de transition dans lequel on ne peut tout changer en un claquement de doigts.

Nous pouvons parler de dépendance. Toute notre économie, depuis des décennies, se fonde sur un modèle où les énergies fossiles ont non seulement apporté des réponses économiques, mais ont aussi façonné une partie de l'aménagement du territoire. La forme même de nos villes aujourd'hui exige que nous ayons des véhicules : sans réseau de recharge disponible, il est impossible d'envisager une transition crédible.

Ma première remarque sera empreinte d'une vision gaulliste, à laquelle vous ne pourrez qu'être sensible. Nous discutons d'une entreprise française, mais de ressources qui ne le sont pas. Nous sommes importateurs d'énergie et nous sommes dépendants des énergies fossiles depuis le premier jour, dépendants d'une ressource que nous n'avons jamais produite.

La transition écologique est une occasion de renforcer notre souveraineté énergétique, comme ce fut le cas autrefois pour le programme nucléaire. Aujourd'hui, les techniques nouvelles autour du renouvelable nous doteront de nouvelles capacités, ce qui est dans l'intérêt de la France.

De plus, personne ne nie qu'il faille répondre à cette demande aussi longtemps qu'il n'y aura pas de solution alternative. La question est de savoir si nous devons explorer et chercher de nouveaux gisements alors qu'il existe un consensus pour dire que les gisements existants suffisent à répondre à la demande et que les nouvelles explorations conduiront à une surproduction d'énergies fossiles. La recherche de ces nouveaux gisements vise à rendre ces énergies fossiles plus compétitives, donc potentiellement à accroître la dépendance même à ces énergies.

Dès lors, nous serions capables de déterminer à partir de quand nous pourrions, au nom de notre conception de la souveraineté et de la transition écologique, interdire à certains États d'utiliser les ressources présentes dans leur sol ou de signer des contrats avec des entreprises pour exploiter ces ressources. Cependant, avons-nous mandat pour expliquer à l'Ouganda ou au Guyana avec qui ils doivent travailler ?

J'assume complètement le fait que la transition écologique est bonne pour notre souveraineté, pour notre pays et pour notre pouvoir d'achat : elle nous permet de reprendre la maîtrise de notre destin.

Organiser cette transition dans un cadre planifié évite que nous ne soyons submergés par une concurrence de pays-continents qui ont une force de frappe économique plus importante que la nôtre et qui, parce qu'ils disposent de standards unifiés sur de grands marchés intérieurs, pourraient gagner une partie de la bataille idéologique.

Prenons l'exemple de la voiture électrique. L'augmentation continue de la part des immatriculations de voitures électriques montre tout l'intérêt qu'il y a à ce que nous ne soyons pas submergés par un modèle intégralement construit depuis l'étranger, à accompagner notre filière dans une transition nécessaire et à se comporter en Européens.

Je me place du côté de l'intérêt de notre pays : il n'y a pas de contradiction entre le fait de soutenir la sortie des énergies fossiles et le fait d'oeuvrer avec une entreprise qui est elle-même en prise avec des États souverains, ce qui limite notre capacité d'action. Ce qui m'importe, c'est la cohérence qui consiste à ne pas favoriser, y compris avec des dispositifs de soutien à l'exportation, l'exploration de nouveaux gisements à l'étranger.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Certes, nos propositions ne sont pas tout à fait alignées, mais nous reconnaissons tous que nous faisons face à une contradiction majeure. Le chaos climatique s'intensifie, et il s'aggravera si nous n'agissons pas. La communauté internationale est unie sur ce point. L'Agence internationale de l'énergie (AIE), construite par les pétroliers eux-mêmes, affirme qu'il faut cesser d'ouvrir de nouveaux champs pétroliers ou gaziers, tout comme le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), les Nations unies et le Président de la République.

Pourtant, ce groupe énergétique, français par son histoire et par la présence de son siège social en France, assume d'augmenter sa production de pétrole et de gaz et d'ouvrir de nouveaux champs d'exploration, en contradiction avec le consensus international. De fait, le secteur pétrolier est si rentable que TotalEnergies n'a aucun intérêt intrinsèque à abandonner le pétrole et le gaz. Comment l'action publique peut-elle mettre fin à cette aberration ?

La France a pris certaines mesures, comme l'arrêt des crédits aux exportations et l'interdiction de l'exploitation du gaz de schiste sur notre territoire, véritable drame environnemental et climatique. Cependant, l'État français soutient encore TotalEnergies à l'échelon international, que ce soit en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Mozambique ou en Ouganda. La France est actrice de cette fuite en avant totalement folle ! Comment faire en sorte que la France renonce à son hypocrisie, elle qui prône la sortie des énergies fossiles tout en encourageant leur exploration ?

Au fond, il ne s'agit pas de savoir qui, de TotalEnergies ou des autres énergéticiens, va explorer de nouveaux gisements : il s'agit bien de changer les choses. Si les grands énergéticiens investissaient dans les énergies renouvelables, nous n'aurions plus besoin de chercher du pétrole et du gaz. Notre filière française d'énergies renouvelables se porte très mal, en termes non de capacité, mais d'industrie. TotalEnergies pourrait faire la différence en mobilisant ses investissements, ses compétences et son savoir-faire, y compris en industrialisant notre pays. Nous pourrions alors devenir un pays pionnier.

L'État intervient déjà dans de nombreuses entreprises, via Bpifrance et l'Agence des participations de l'État. Serait-il envisageable pour l'État de prendre une participation dans TotalEnergies pour influencer sa stratégie ?

Concernant le gaz, nous nous enfermons dans notre dépendance au gaz naturel liquéfié (GNL), notamment au gaz de schiste. TotalEnergies continue de s'engager dans ce domaine, comme en témoigne son récent contrat aux États-Unis. Comment pouvez-vous intégrer ces réalités dans notre politique climatique, alors que nous importons toujours plus de GNL, et préserver notre souveraineté énergétique ? Le GNL intègre beaucoup de gaz de schiste, ce qui constitue une catastrophe pour le climat.

M. Christophe Béchu, ministre. - Je ne suis pas ministre de l'énergie ; depuis janvier, si mon ministère organise la sobriété et l'efficacité énergétique, la production relève de Bercy, notamment au regard de l'enjeu industriel qu'elle représente.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - C'est une déception. Nous avions construit cette organisation avec le président Sarkozy, en associant les questions énergétiques à l'écologie.

M. Christophe Béchu, ministre. - Monsieur Jadot, je sais que vous êtes nombreux dans cette salle à regretter le président Sarkozy... Je sens une montée de nostalgie ! Récemment, en tant que ministre de la cohésion des territoires, j'ai rencontré des associations d'élus pour discuter de la situation budgétaire du pays ; M. André Laignel a alors évoqué le président Sarkozy comme modèle pour son soutien aux collectivités territoriales.

Notre responsabilité est de réduire la consommation d'énergies fossiles. Il y va de notre crédibilité. Cela implique des mesures grand public, comme le soutien à la voiture électrique, mais aussi des investissements massifs. Par exemple, soutenir la décarbonation des aciéries peut avoir des impacts significatifs sur l'environnement. Les réseaux de chaleur sont également essentiels. Grâce au soutien du Sénat, nous avons augmenté les crédits de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) de 300 millions d'euros pour améliorer notre efficacité énergétique. Telle est la pierre angulaire de notre action.

Prenons l'exemple du débat sur la pompe à chaleur versus la chaudière à gaz. Voici le contexte : nous sommes plus performants pour produire des chaudières à gaz que des pompes à chaleur, produites principalement par les Polonais et les Chinois. J'assume donc que notre calendrier vienne éviter les erreurs passées, par exemple celles que nous avons faites pour les voitures électriques. Évitons d'investir beaucoup d'argent public pour in fine voir augmenter les importations et le chômage ! Outre l'électrification du parc, l'un des enjeux pour réduire la demande et tenir notre trajectoire est le poids des véhicules : nous ne pouvons perdre d'un côté ce que nous aurions gagné de l'autre. La transformation se fait par étapes. Nous devons rester cohérents.

Je suis totalement hostile à ce que l'État prenne une participation dans TotalEnergies. Premièrement, compte tenu du prix de l'action, cela mobiliserait des fonds utiles à la transition écologique. Deuxièmement, cela pourrait être contraire à la loi Hulot : nous investirions indirectement dans des activités menées par un groupe privé hors de nos frontières, activités que nous estimons contraires à nos principes et impossibles à mener dans notre pays.

Je précise que TotalEnergies reste le premier investisseur en France dans les énergies renouvelables. C'est le premier acteur des bornes de recharge ultra-rapides.

Pour ce qui concerne le gaz, je suis parfaitement en paix avec notre décision qui consiste à ne pas recourir à la fracturation hydraulique.

Cependant, nous devons considérer le contexte géopolitique, et éviter toute hypocrisie. Puisque nous dénonçons l'agression russe, comment pourrions-nous continuer à acheter du gaz à la Russie ?

Beaucoup de producteurs d'énergies fossiles ne sont pas des démocraties ; leurs intérêts ne sont pas alignés sur les nôtres. J'aurais beaucoup à dire sur le gaz de schiste américain, étant donné son impact environnemental. Nous naviguons entre, d'un côté, une forme de compromission idéologique ou géopolitique, en achetant auprès de pays en contradiction avec nos valeurs, et, d'un autre côté, la nécessité de sécuriser notre mix énergétique, donc les approvisionnements, dans un contexte de très haute inflation. Nous avons su sécuriser ces approvisionnements dans un contexte difficile, en assumant de ne plus acheter de gaz aux Russes et en réduisant notre dépendance. La trajectoire est donc claire.

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le ministre, le fait que le gaz russe représente une partie de l'approvisionnement de l'Union européenne a déjà été abordé plusieurs fois par notre commission. Nous avons également pu constater l'implication de TotalEnergies en Russie, avec, au premier plan, ses parts au sein de la société Novatek, qui gère le site Yamal LNG en Sibérie, comme l'a confirmé, la semaine dernière, Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de l'entreprise.

N'existe-t-il pas une contradiction entre le soutien apporté à l'Ukraine et le maintien de l'approvisionnement en gaz russe, auquel s'ajoute la participation financière d'entreprises françaises dans des actifs russes, étant précisé que l'un des actionnaires de Novatek est la cible de sanctions européennes ? Pensez-vous que la France pourrait prochainement porter ce veto sur le gaz russe au niveau européen ?

Sur un autre sujet, les 23 bombes carbone dont TotalEnergies est l'opérateur ou l'actionnaire pourraient entraîner le rejet, dans l'atmosphère, de 60 milliards de tonnes équivalent CO2 si elles étaient pleinement exploitées, soit 12 % du budget total restant à l'humanité pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, selon le Giec.

Alors que la France est active dans le cadre de la « diplomatie environnementale », notamment dans la continuité de l'accord de Paris, ne pensez-vous pas qu'il est temps d'intervenir plus fermement sur ces projets d'infrastructures considérés comme des bombes carbone, d'autant plus qu'il s'agit d'entreprises françaises ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Je crois avoir été extrêmement clair sur les bombes climatiques en disant que nous n'avions pas besoin de nouveaux gisements pour faire face à la demande et que l'argument selon lequel il faudrait produire pour répondre à des besoins se heurte à une réalité : il existe aujourd'hui un consensus scientifique absolu sur le fait que les ressources des gisements existants suffisent à répondre à la demande actuelle.

J'ajoute qu'il faudra poursuivre nos efforts visant à réduire cette demande afin d'éviter de légitimer ces bombes carbone et vous assure, de manière totalement transparente, que nous n'apportons pas le moindre soutien, budgétaire ou assurantiel, à des décisions que prendrait TotalEnergies par rapport à ces bombes carbone. Dans ce domaine, je ne vois guère comment l'État pourrait aller plus loin.

Ce que nous tâchons d'accomplir dans le cadre d'une diplomatie environnementale se heurte à des réalités géopolitiques particulièrement complexes. Quand, lors du G20 qui s'est tenu à Chennai l'année dernière, le ministre canadien, au bord des larmes, vous parle des 14 millions d'hectares partis en fumée avec les incendies, que son homologue pakistanais évoque les inondations qui ont frappé son pays et que, parallèlement, les Iraniens et les Saoudiens vous expliquent que ces événements ne justifient pas un ralentissement de la production d'énergies fossiles, vous mesurez la difficulté objective des négociations.

Certains de mes homologues représentant des pays producteurs de pétrole m'ont expliqué qu'une diminution de l'activité ou des rentes tirées de cette énergie conduirait à des révoltes sociales et que leur responsabilité consistait à éviter ce scénario. La réalité est donc complexe. Nous nous heurtons à des États souverains.

De la même manière, des élus guyanais se sont demandé s'il n'existait pas un double standard entre le fait que le Guyana voisin soit appelé à devenir immensément riche et le refus de la France d'explorer les gisements potentiels au large de la Guyane. Nous assumons pleinement notre cohérence dans ce dossier.

Je ne saurais répondre de manière précise à vos interrogations portant sur l'Ukraine et le gaz russe, sujets qui ne relèvent pas de mon portefeuille ministériel.

M. Pierre Barros. - La semaine dernière, le ministre de l'économie Bruno Le Maire nous a présenté TotalEnergies comme un atout pour la France, qui ferait l'honneur du pays à l'international, avec, à sa tête, un président qui incarnerait parfaitement l'entrepreneuriat hexagonal. Vous avez, pour votre part, mentionné le besoin d'avoir des entreprises alliées dans le cadre de la décarbonation et de la lutte contre le changement climatique.

TotalEnergies bénéficie d'un accompagnement sur une série de projets alors que les ressources mises à la disposition des collectivités territoriales sont de plus en plus contraintes. Le rapport Pisani-Ferry proposait pourtant de les doter d'une très forte capacité d'investissement, à hauteur de 30 milliards d'euros par an, afin de soutenir et d'accompagner la transition énergétique.

Nous accompagnons donc une entreprise qui émet autant de CO2 qu'un pays comme la France, investit massivement dans les énergies fossiles malgré les alertes du Giec et de l'AIE, réalise des profits énormes tout en payant fort peu d'impôts en France, grâce à des pratiques discutables d'optimisation fiscale. Ne serait-il pas temps de changer de braquet et de recourir à une plus grande contrainte pour ce type de sociétés ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Les deux derniers projets de TotalEnergies soutenus activement par notre pays l'ont été durant le quinquennat de François Hollande, entre 2012 en 2017. Ces projets ont reçu l'appui de gouvernements de gauche, qui, malgré un discours sur la redistribution, la cohérence et la fin de l'hypocrisie, ont accompagné à la fois Yamal LNG en Russie et Ichthys LNG en Australie, respectivement en 2013 et en 2017. Depuis cette date, l'État français n'a pas accordé le moindre soutien budgétaire et financier à des projets de l'entreprise, ni sous forme de crédits directs ni sous forme d'assurances.

Par ailleurs, TotalEnergies réalise 20% de son chiffre d'affaires en France, la fiscalité n'ayant pas été conçue en faveur ou en défaveur de telle ou telle entreprise. Dans le cadre de la planification écologique, notre soutien à l'investissement est aujourd'hui concentré non pas sur les entreprises, mais sur les projets.

Deux portes d'entrée existent : l'une, sectorielle, consiste à accorder des crédits pour la voiture électrique et la rénovation ; l'autre renvoie à des soutiens - dans le cadre de France 2030, en particulier - liés non pas à la personnalité de la structure, mais à l'ampleur du projet considéré et au niveau d'investissement porté par l'entreprise concernée.

L'un des modèles auxquels je crois le plus est celui des zones industrielles bas-carbone, qui permettent à des entreprises de plus petite taille de bénéficier de la chaleur de leurs voisins et de dispositifs d'investissement appuyant une diminution de notre dépendance aux énergies fossiles.

M. Pierre Barros. - Qu'en est-il de l'aide à l'investissement des collectivités territoriales pour accompagner la transition écologique ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Nous avons justement doublé l'enveloppe dédiée au soutien à l'investissement des collectivités territoriales. Pour rappel, le soutien aux collectivités concerne à la fois le fonctionnement et l'investissement : s'agissant du premier volet, la dotation globale de fonctionnement (DGF), stable depuis 2017, a augmenté à deux reprises au cours des dernières années. Sur le second volet, la dotation d'investissement - l'addition de la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) et de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) - s'élevait à 2 milliards d'euros, avant de doubler avec le fonds vert. J'ai caressé l'espoir de voir ce montant atteindre 4,5 milliards d'euros, mais les coupes budgétaires ont conduit à ne pas augmenter ce budget, ce qui représente malgré tout un effort, dans le contexte que nous connaissons.

Ce soutien à l'investissement de 2 milliards d'euros a permis d'accompagner 10 000 projets à l'échelle du territoire : près de 6 000 ont porté sur la rénovation et la baisse de la consommation, avec 3 300 projets consacrés aux bâtiments et 2 800 projets dédiés à la rénovation de l'éclairage public. S'y ajoutent des projets de renaturation et de dépollution, ainsi que des actions en faveur de la biodiversité, qui ne sont pas directement liées à la décarbonation, mais qui portent néanmoins une nécessaire ambition écologique.

L'ensemble de ces projets a généré un effet de levier, les 2 milliards d'euros initiaux ayant entraîné 10 milliards d'euros de soutien à l'investissement. La prochaine étape concernera le fonds d'adaptation aux défis qui sont devant nous.

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Vous avez évoqué les leviers dont nous disposons pour agir au niveau de la demande, dont la fiscalité et la taxation. Êtes-vous favorable à la demande portée depuis plusieurs mois par le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, qui plaide en faveur d'une augmentation de la taxation du kérosène afin d'assurer une concurrence plus juste entre le transport ferroviaire et le transport aérien ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Sous-taxé pendant un temps, le kérosène était moins cher que l'essence jusqu'en 2023, date à laquelle les taxes correspondantes ont augmenté de 70%. Cette hausse, que j'ai portée aux côtés de l'ancien ministre délégué aux transports, Clément Beaune, a permis de mettre fin à une niche fiscale contraire à nos objectifs.

Il reste encore des marges d'amélioration : j'assume ainsi de dire que la philosophie du maintien d'un taux réduit de TVA sur les liaisons aériennes intérieures m'échappe, au regard de nos objectifs et de nos ambitions. De la même manière, le taux réduit de TVA sur l'achat de chaudières à gaz pose la question du signal-prix envoyé aux consommateurs.

Le soutien apporté à la SNCF ne se limite pas aux conditions d'exploitation, il englobe un soutien aux conditions du réseau : nous sommes là face à une grande cause nationale, que votre assemblée évoque depuis longtemps. Dans les années 1980, le choix collectif a consisté à affecter le budget consacré à la régénération à l'ouverture de nouvelles lignes, ce qui a entraîné une dégradation de notre " patrimoine " ferroviaire, dont les 29 000 kilomètres de voies faisaient pourtant notre fierté. Une forme de facilité a prévalu, l'inauguration d'une nouvelle ligne à grande vitesse étant plus intéressante politiquement que la régénération de lignes existantes.

De surcroît, cette politique a doublement bouleversé l'aménagement du territoire : si le phénomène de métropolisation a été accéléré en réduisant les distances et les durées de trajet dans certaines zones, ces mêmes durées ont été rallongées pour d'autres territoires.

Ce travail de réparation est au coeur de la loi d'orientation des mobilités, qui, en 2019, a permis, pour la première fois, de consacrer à nouveau un budget à la régénération : à la fin de ce quinquennat, les moyens consacrés à ce chantier auront progressé de 1 milliard d'euros. La régénération du réseau est essentielle pour assurer des liaisons avec des territoires dont le sentiment d'abandon est accentué par des durées de trajet et des conditions de circulation chaotiques. Le sujet ne se limite donc pas au prix, l'essentiel de l'effort devant porter, de mon point de vue, sur la qualité du service et sur la régularité, c'est-à-dire sur les moyens accordés à la régénération et à l'investissement.

M. Philippe Folliot. - Pour en revenir aux enjeux relatifs au gaz, je partage votre analyse sur l'hypocrisie qui aurait été la nôtre si nous avions à continuer à importer du gaz russe compte tenu du conflit ukrainien. Du reste, nous aurions peut-être dû stopper ces importations dès 2008 ou 2014, et nous avons assurément manqué de clairvoyance.

Vous êtes un Européen convaincu, monsieur le ministre. Alors que la taxonomie décidée au niveau européen catégorise le gaz et le nucléaire comme deux énergies " de transition ", le gaz se différencie-t-il selon vous du charbon et du pétrole ?

En outre, vous avez indiqué assumer totalement la loi Hulot relative à la non-exploitation des ressources en France. L'un de vos prédécesseurs a décidé de mettre un terme aux permis de recherche concernant l'île Juan de Nova, alors que le canal du Mozambique est appelé à devenir la mer du Nord du XXIe siècle ; du reste, TotalEnergies exploite un gisement gazier au Mozambique. N'aurait-il pas été utile de nous intéresser davantage aux potentialités de cette ressource nationale avérée, afin de sortir de l'alternative entre le gaz de schiste américain et le gaz naturel provenant de dictatures et de mieux maîtriser le cadre de la transition ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Toutes les énergies fossiles ne se valent pas. Elles peuvent être classées en fonction de leurs impacts sur l'environnement et sur la santé humaine. La hiérarchie est claire : le charbon est la pire des énergies, suivi du pétrole, puis du gaz, ce qui doit nous conduire à avoir un regard adapté sur chacune d'entre elles. La sortie du charbon représente ainsi autant un impératif climatique qu'un enjeu de santé humaine, compte tenu de l'ampleur de ses impacts ; à l'inverse, considérer que nous pouvons avoir une forme de souplesse sur le gaz a du sens.

Hier, le Parlement européen a adopté un texte sur les transports urbains, dont, me semble-t-il, Yannick Jadot avait été le rapporteur initial. J'assume la position qui consiste à considérer que l'échéance de 2030 était trop précoce pour imposer la conversion de flottes à l'électrique alors que des collectivités ont investi dans le bioGNV (gaz naturel pour véhicules), l'accompagnement de la sortie du diesel devant se faire avec pragmatisme, en acceptant certaines formes de transition. J'ajoute que la modestie et l'humilité doivent nous conduire à reconnaître que nous n'avons pas encore réussi à trouver des énergies de substitution convaincantes dans tous les domaines : l'hydrogène reste, par exemple, une promesse dont on n'est pas sûr qu'elle puisse fonctionner partout.

De la même manière, la décarbonation du transport maritime soulève des problèmes complexes : si la mise en oeuvre d'une nouvelle technologie venait à être décidée dans cinq ou dix ans, nous ne pourrions pas, compte tenu du nombre de navires à remplacer, atteindre l'objectif de zéro émission nette en 2050 sans nous appuyer sur des opérations de rétrofit.

Outre la nécessaire humilité dont nous devons faire preuve, nous devons sortir des postures pour entrer dans le détail : le gaz a moins d'impacts que le pétrole, qui en a lui-même moins que le charbon. Cela étant dit, l'enjeu consiste à s'orienter davantage vers les énergies renouvelables et à réduire notre dépendance.

Pour ce qui concerne le canal du Mozambique et les décisions de non-exploration, je note qu'un argument similaire aurait pu être utilisé pour le gaz de schiste. Il l'a d'ailleurs été par ceux qui estimaient qu'il n'y avait aucune raison de se priver d'une capacité de production autonome. Le Président de la République, qui a fait ce choix de la non-exploration, tenait pourtant un discours sur la souveraineté et la production nationale qui aurait pu conduire à une décision différente.

Ne pas appuyer des projets qui soutiendraient une forme de demande alors que nous devons diminuer celle-ci me semble juste, tout comme le fait de ne pas prendre le risque de jouer aux apprentis sorciers avec des écosystèmes fragiles et confrontés à une érosion de la biodiversité. J'insiste sur ce point : lorsque nous abîmons des écosystèmes, nous abîmons la capacité de la nature à nous aider à contrer le dérèglement climatique. Nous sous-estimons ainsi la capacité des océans à capter le carbone, tout comme le rôle des herbiers de posidonies au bord de la Méditerranée.

Je relie d'ailleurs cette décision à l'annonce, par le Président de la République, en marge du sommet de Charm el-Cheikh, du refus de la France de participer à l'exploitation minière des fonds sous-marins. On comprend aisément la difficulté, pour l'humanité, de tourner le dos à des énergies qui sont sources de richesse. En revanche, le fait que nous ne trouvions pas d'accord sur la préservation d'espaces vierges que personne n'a commencé à exploiter et que nous soyons le seul pays à nous prononcer pour ce refus, tandis qu'une trentaine d'autres plaident en faveur d'un moratoire et qu'un pays tel que la Norvège - pourtant peu avare de discours sur la question des engagements climatiques - délivre les premiers permis de forage, peut participer à une forme de découragement dans la fonction qui est la mienne.

M. Philippe Folliot. - Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question.

M. Christophe Béchu, ministre. - Certes, mais elle n'était pas simple.

Mme Brigitte Devésa. - Nous avons beaucoup parlé du chemin de la décarbonation qui peut être emprunté par les entreprises. Moi-même engagée dans la mission d'information « Entreprises et climat », les nombreuses auditions menées m'ont permis de constater qu'elles s'engageaient dans cette voie, avec des difficultés variables selon les secteurs. Plus spécifiquement, comment les entreprises de la métallurgie, qui ont d'importants besoins en énergie, peuvent-elles aller s'orienter vers le bas-carbone ?

M. Christophe Béchu, ministre. - Je serai heureux de lire votre rapport, n'ayant pas une connaissance exhaustive de l'ensemble des secteurs que nous devons décarboner. Les investissements à mener pour faire évoluer un secteur qui recourt encore parfois au charbon sont stratégiques, car la métallurgie contribue aux solutions dont nous avons besoin. Lesdits investissements recouvrent les réflexions autour de l'hydrogène, les tranches nucléaires envisagées à proximité de ces sites ou encore leur raccordement à des lignes à haute tension depuis des centrales existantes. Nous avons l'espoir que l'hydrogène puisse être une solution pertinente et intelligente, en rappelant que les besoins d'énergie continus du secteur supposent de ne pas dépendre de sources d'énergies intermittentes.

Plus globalement, notre point de vue français et européen est limité. Un chiffre me hante depuis environ deux ans : la moitié des mètres carrés de la planète qui existeront en 2060 ne sont pas encore construits, et l'équivalent de la surface du Japon est bâti chaque mois à l'échelle mondiale. Alors que nos approches se font par pays, il est urgent d'adopter des approches sectorielles qui permettraient d'étudier les moyens de diminuer notre demande et nos besoins, à la fois en énergies et en matériaux.

Des approches purement nationales qui ne seraient pas accompagnées d'échanges de bonnes pratiques nous exposeront, à l'évidence, à des difficultés : il faut s'orienter, par exemple, vers la construction en bois et l'utilisation de matériaux à moindre empreinte carbone. Nous avons récemment organisé le premier forum mondial consacré à ce sujet, qui relève de mon portefeuille ministériel au titre du logement, et je suis convaincu que les échanges entre professionnels d'un même secteur, au-delà des échanges entre États, apporteront une partie de la solution permettant de diminuer la demande.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous avez parfaitement décrit la nécessité de ne pas exploiter des zones vierges, ainsi que l'articulation entre climat et biodiversité. Que pouvez-vous faire pour stopper les projets actuellement menés en Ouganda et en Tanzanie par TotalEnergies, qui se déploient dans des réserves naturelles, amènent des déplacements de population assez massifs et s'accompagnent de répression ? Ils représentent tout ce que vous dénoncez dans vos propos.

M. Christophe Béchu, ministre. - Je crains que le rapporteur n'ait confondu la dernière question adressée au ministre de la transition écologique avec la première question qui sera posée au ministre des affaires étrangères que vous vous apprêtez à recevoir....

M. Roger Karoutchi, président. - Rassurez-vous : il pose la même question à chaque fois !

M. Christophe Béchu, ministre. - J'ai rencontré Yannick Jadot voilà quinze ans, alors que nous étions tous deux têtes de liste dans le grand Ouest pour les élections européennes. Le militant associatif qui ne portait pas de cravate que j'ai rencontré à l'époque et le représentant de l'Union pour un mouvement populaire (UMP) gouvernementale que j'étais alors étaient fort éloignés. Or, si je mesure nos évolutions personnelles, avec d'un côté ma prise de conscience accélérée de ces enjeux dans les fonctions que j'ai pu exercer et, de l'autre côté, votre volonté d'être constructif, je suis rassuré quant à notre capacité à construire un chemin de convergence entre les femmes et les hommes de bonne volonté.

Pour rester sur cette tonalité responsable, je ne vous ferai pas croire que le ministre que je suis dispose d'un moyen pour forcer un État souverain à abandonner tel ou tel projet. Je continue de penser que nous devons agir sur deux leviers : d'une part, appuyer la communauté scientifique, pour éclairer les choix des décideurs dans tous les États du monde ; d'autre part, proposer des alternatives crédibles, afin que les pays pauvres ne se disent pas que le seul moyen de sauver leur population consiste à trouver un gisement et à l'exploiter.

L'initiative prise au moment du One Forest Summit afin d'aider les États à préserver leurs forêts fait écho à ce besoin d'alternatives : si vous gagnez de l'argent quand vous déforestez, vous ne retirez aucune manne quand vous la protégez, alors que vous stockez du carbone pour le reste de la planète sans le savoir. À ce stade, nous n'avons pas trouvé de modèle crédible permettant de proposer une alternative globale à ce type d'exploitations.

Ces considérations renvoient aux tensions internationales : compte tenu de la capacité de la Russie à agiter le Sud global en incriminant des réflexes colonisateurs de la part de l'Occident, nous devons manier ces concepts avec prudence, afin de ne pas donner le sentiment de vouloir empêcher ces États d'utiliser les leviers dont nous nous sommes servis lorsque nous étions au même niveau de développement que le leur. Il est ainsi malaisé de se positionner en tant que donneurs de leçons, quand bien même la préservation des écosystèmes relève de l'intérêt à terme de ces États et de leurs populations.

Je ne suis donc pas persuadé que les États, en particulier les États occidentaux, doivent être en première ligne sur ce sujet. Nous avons d'ailleurs la chance, dans d'autres combats environnementaux, de pouvoir nous appuyer sur d'autres acteurs pour porter des messages : le Rwanda et le Kenya ont ainsi joué un rôle dans l'interdiction du plastique. Nous n'avons, en revanche, pas totalement trouvé ce type de relais pour les énergies fossiles.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci, monsieur le ministre.


Source https://www.senat.fr, le 26 juin 2024