Texte intégral
M. Dominique de Legge, président. - Madame la ministre, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Si l'agenda législatif est suspendu, le Sénat poursuit ses travaux de contrôle, en accord avec le Gouvernement, qui reste à la disposition de notre assemblée.
Cette audition doit vous permettre de porter la voix de votre ministère après nos auditions de représentants de vos services : la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip), et le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS).
Comme vous le savez, notre commission d'enquête traite des politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères qui menacent les intérêts de la France.
Nous souhaitions donc revenir sur les constats qui ont pu être faits en 2021 par notre ancien collègue André Gattolin sur l'exposition particulière de l'enseignement supérieur aux influences étatiques étrangères. Pouvez-vous nous dire si vous partagez les recommandations qu'il avait formulées et si certaines d'entre elles ont été mises en oeuvre ou pourraient l'être ?
À ce propos, je souhaite remercier le HFDS, qui a répondu au questionnaire de notre rapporteur. En revanche, nous attendons toujours les réponses de la Dgesip.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous céder la parole pour votre propos liminaire, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sylvie Retailleau prête serment.
Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Si l'ouverture, les échanges et la coopération internationale sont à la fois une nécessité et une raison d'être de l'enseignement supérieur et de la recherche, les actes malveillants émanant de puissances étrangères sont incontestablement un enjeu crucial, qui interdisent toute naïveté et nécessitent une forte vigilance.
Avant de présenter les problématiques propres au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche (MESR), je crois important de contextualiser mon action.
Le renforcement de nos actions contre les influences étrangères s'inscrit dans le cadre d'une prise en compte accrue des enjeux de sécurité dans mon ministère, et ce pour plusieurs raisons : d'abord, un cadre géopolitique instable, avec la guerre en Ukraine, le conflit au Proche-Orient, les prétentions hégémoniques de diverses puissances, dont certaines mènent des entreprises de captation, et l'accroissement des tensions liées aux velléités de prolifération ; ensuite, une conflictualité accrue et une montée en puissance des rapports de force dans les mouvements sociaux, particulièrement dans les universités ; enfin, un contexte général de montée des menaces et des violences aux personnes. Par ailleurs, l'approche des jeux Olympiques et Paralympiques oblige tous les ministères à une forte vigilance et à une mobilisation continue.
La qualification du risque évolue avec le temps et l'apparition de nouvelles technologies impose, comme toujours, une adaptation constante.
Pour répondre à cet accroissement notable d'activité, nous avons veillé à ce que le service spécialisé de défense et de sécurité du MESR, commun avec les ministères de l'éducation nationale et des sports, bénéficie d'effectifs renforcés : ils ont triplé entre 2016 et 2024, pour atteindre cette année 44 agents, tous habilités au secret de la défense nationale.
Ce service mène des missions d'animation et de coordination de la politique de sécurité et de défense - conception et diffusion de plans, veille et alerte, protection des biens et des personnes, protection du potentiel scientifique et technique, protection du secret, sécurité des systèmes d'information, intelligence économique - en lien avec tous les services de l'État, notamment le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) et les services de renseignement. En revanche, il ne mène pas de missions d'enquête, de police ou de renseignement.
Son action est aujourd'hui organisée autour de sept pôles afin d'assurer la résilience de la structure et de nos capacités de réponse. Citons notamment un pôle chargé de la sécurité des systèmes d'information ; une cellule ministérielle de veille et d'alerte, qui s'occupe du recueil des signalements d'événements graves et très graves, de tout type, dans les établissements scolaires et d'enseignement supérieur, et fournit une synthèse quotidienne aux cabinets et des analyses sur les tendances ; un pôle chargé des valeurs de la République, du séparatisme et des atteintes à la laïcité, qui s'occupe du recueil, du traitement et de la prise en compte des signalements, en lien avec les services déconcentrés ; un pôle chargé de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST), de la lutte contre la prolifération et de la sécurité économique ; enfin, un pôle chargé des activités d'importance vitale et de la protection du secret, qui est notamment chargé de la gestion des habilitations.
Ce service national s'appuie, à l'échelle des établissements, sur le réseau des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD). Ceux-ci sont au nombre de 143, dans autant d'établissements - universités, organismes de recherche, instituts d'études politiques (IEP) et établissements publics administratifs. Ils constituent un maillage territorial particulièrement bénéfique, qui garantit l'efficacité de la politique publique sur le terrain. Des actions de formation initiale et continue sont menées à leur profit tout au long de l'année, avec des séminaires permettant à chacun de disposer d'un état des lieux général et d'une hauteur de vue sur les actions entreprises à l'échelle locale.
Une partie importante de l'activité du service et de ces réseaux, qui se fait en lien avec l'ensemble des directions du MESR et tous les services de l'État, contribue, directement ou indirectement, à la lutte contre les influences étrangères indésirables.
Avant d'aborder de manière plus précise les actions menées, je veux vous dresser un panorama général de la menace, tout en précisant qu'il n'appartient pas au MESR de caractériser, de définir ou d'identifier celle-ci : ce travail est mené par les services de renseignement et le SGDSN, qui, au travers d'échanges et de notes, nous instruisent sur la situation.
Si le MESR n'est pas « menant » sur cette problématique, je partage toutefois le constat d'un accroissement des tentatives d'ingérence dans les établissements sur lesquels il a autorité ou dont il assure la tutelle. Les signalements des services de renseignement confirment cette tendance et nous poussent à intensifier de manière importante nos efforts de contre-ingérence.
Cette menace est à la fois généralisée et insidieuse ; elle est incarnée par des compétiteurs stratégiques identifiés. Elle se matérialise par des opérations de plusieurs ordres : des opérations de débauchage, c'est-à-dire de fuite de cerveaux, et de prédation capitalistique ; des opérations de captation de savoirs et savoir-faire sensibles ; des opérations de lawfare - déstabilisation par le droit -, notamment via l'usage de lois à portée extraterritoriale et l'instrumentalisation des décisions de justice ; enfin, des opérations d'influence réputationnelle et de construction de narratifs dans les universités.
Face à cette menace protéiforme, nous menons différents types d'actions.
Les instituts Confucius font l'objet d'une vigilance très particulière, notamment depuis le rapport d'information rédigé par André Gattolin en 2021. Chaque situation fait l'objet d'un suivi au cas par cas, en lien avec le SGDSN et les établissements. Par principe, nous demandons que les instituts disposent d'une personnalité juridique propre et qu'ils ne soient pas adossés aux établissements. Toutefois, par exception, nous acceptons qu'un tel institut soit intégré à un établissement lorsque la convention est de nature à assurer un meilleur contrôle avec un système d'information séparé, des locaux éloignés des laboratoires de recherche sensibles, etc.
Nous ne sommes pas opposés, par principe, à la présence des instituts Confucius en France. Nous veillons toutefois à ce que l'activité de tels instituts se cantonne au domaine de la linguistique. Nous ne pouvons pas tolérer une influence dans d'autres champs d'activité de nos établissements d'enseignement supérieur, tels que les choix et méthodes pédagogiques, ou le contenu des enseignements.
Plus largement, le MESR exerce une vigilance particulière, sans naïveté, sur les opérations d'influence étrangère dans les établissements d'enseignement supérieur, notamment quand elles visent les sciences humaines et sociales. Le caractère insidieux de ces démarches peut rendre compliquée leur détection. Il n'existe pas de recensement et de suivi exhaustif de ces situations au sein du ministère, car c'est une compétence de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mais des axes de travail permettent de disposer de remontées d'incidents, sans que celles-ci aient un caractère obligatoire : je pense par exemple à l'ouverture de la cellule ministérielle de veille et d'alerte aux établissements d'enseignement supérieur et de recherche.
Aussi, une vigilance renforcée est portée sur certaines associations, notamment celles d'étudiants étrangers, qui ont souvent des liens avec les gouvernements de leurs pays respectifs. Nous nous intéressons à certaines bourses à financement étatique, particulièrement celles du China Scholarship Council (CSC), dont il est documenté que les bénéficiaires doivent rendre compte à l'ambassade de Chine ou à ses proxys.
Je veille également à ce que le MESR soit consulté sur l'ensemble des sujets de doctorat ou de postdoctorat qui seraient financés par le CSC lorsqu'ils s'inscrivent dans les domaines scientifiques et techniques protégés, c'est-à-dire dans la réglementation relative à la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation.
La réglementation relative à la PPST permet, depuis plus de dix ans, de protéger les recherches les plus sensibles menées dans les laboratoires français contre les risques d'ingérence et de captation indue de savoirs et de savoir-faire par des puissances étrangères.
Pleinement adaptée au monde de la recherche, sa prise en main par les fonctionnaires de sécurité et de défense des établissements d'enseignement supérieur et de recherche a permis la création de plus de 900 zones à régime restrictif (ZRR) et la protection de plus de 200 laboratoires sensibles.
En 2023, le ministère a analysé au cas par cas près de 18 000 demandes et a entravé l'accès de plusieurs centaines d'individus présentant un ou plusieurs risques pour les intérêts nationaux aux laboratoires couverts par le dispositif. Pour les États les plus sensibles, le nombre d'avis réservés et défavorables a dépassé le nombre d'avis favorables.
Des outils en cours de déploiement, comme le développement d'indicateurs, la modification du décret portant diverses dispositions relatives à la PPST, ou encore l'intégration à ce dispositif de certaines disciplines des sciences humaines et sociales, permettront, à terme, une couverture plus importante et plus efficace des activités sensibles.
Plus spécifiquement, la modification du décret relatif à la PPST permettra un renforcement notable de ce dispositif à partir de janvier 2025, en particulier en instituant un régime contraventionnel pour manquement aux obligations de protection et de mise en oeuvre d'une ZRR. Jusqu'à ce jour, nous n'avions aucun levier réglementaire pour inciter à la mise en place de ZRR, au-delà du travail de sensibilisation et de formation aux enjeux sous-jacents. Cette évolution est donc essentielle pour s'assurer de la bonne mise en place de ZRR. Par ailleurs, le décret prévoit également qu'un établissement de l'enseignement supérieur ne respectant pas l'obligation d'information du MESR ou du ministère de l'Europe et des affaires étrangères sur des projets d'accord international impliquant des activités au sein d'une ZRR encourra une contravention de cinquième classe. Il s'agit, là encore, de créer un facteur incitatif pour s'assurer d'une bonne vigilance vis-à-vis de tout accord impliquant les ZRR.
Enfin, le MESR est partie prenante du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France, piloté par le ministère de l'économie, et rend un avis sur les dossiers dont la société cible entretient des liens forts avec des laboratoires publics ou fonde son innovation sur la recherche publique. Ce dispositif permet d'entraver les opérations les plus sensibles ou d'imposer à l'investisseur étranger des conditions visant à limiter les risques détectés pour les intérêts nationaux. L'instauration de conditions visant notamment à protéger l'activité de la société cible ou sa propriété intellectuelle a été demandée pour certains dossiers soumis au service de défense et de sécurité depuis le début de l'année 2024.
Comme je le disais en introduction, l'ouverture, les échanges et la coopération internationale sont à la fois une nécessité et une raison d'être de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cependant, mon ministère exerce une action résolue contre les démarches de puissances étrangères qui vont à l'encontre des intérêts fondamentaux de la Nation et dépassent le cadre des échanges amicaux, ouverts et équilibrés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez fait allusion, en introduction de vos propos, à nos compétiteurs stratégiques et à des mouvements sociaux dans nos universités. Qui sont les compétiteurs et quels sont les mouvements sociaux en question ? Quels États se mêlent de quels mouvements dans les universités françaises ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Je ne pourrai répondre précisément à cette question au cours d'une audition publique. Je peux simplement vous dire que, quand des problèmes de ce type sont identifiés, ils font l'objet d'un suivi par le SGDSN.
M. Dominique de Legge, président. - Nous pourrons, si M. le rapporteur y consent, vous entendre à huis clos à l'issue de cette audition.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concernant les fonctionnaires de sécurité et de défense, pièce maîtresse de votre dispositif, leur réseau couvre-t-il tous les établissements d'enseignement supérieur et de recherche, publics comme privés, en métropole et outre-mer ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Tous les établissements publics sont concernés, en métropole comme outre-mer. Les 143 FSD, chapeautés par les 44 agents du pôle national de défense et de sécurité, sont répartis, sinon dans tous les établissements, du moins dans les plus sensibles, dans ceux où des sujets de recherche sensibles ont été identifiés. L'enseignement privé n'est pas concerné par ce réseau, car la recherche y est moins développée que l'enseignement, alors que c'est elle qui concentre l'attention des FSD.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On a pu constater que les FSD occupaient souvent d'autres fonctions en parallèle. Pourrait-on imaginer d'en faire un métier spécifique plutôt qu'une mission supplémentaire ? Serait-il bon d'obliger les chefs d'établissement à recevoir une habilitation ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Des sensibilisations existent, mais nous travaillons désormais à des formations destinées aux chefs d'établissement, afin de faciliter la prise de décision. Les FSD ont généralement un lien direct avec les chefs d'établissement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'absence d'habilitation pour les chefs d'établissement peut gêner les échanges que les FSD pourraient avoir avec eux.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Aujourd'hui, dans un premier temps, nous élargissons et renforçons le réseau des FSD, et nous travaillons à leur professionnalisation. Avant d'habiliter les présidents d'université, il faut renforcer leur formation dans ce domaine ; celle que nous mettons en place devrait être pratiquement obligatoire. Elle portera sur l'exercice déontologique des responsabilités en la matière, l'organisation institutionnelle et les pouvoirs de police. Certains chefs d'établissement ont déjà cette habilitation ; cela a été mon cas. Mais leur formation, ainsi que la professionnalisation des FSD que vous évoquiez, sont des préalables nécessaires à la généralisation de l'habilitation.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le problème, c'est quand le préalable dure...
Nous avons pu constater que beaucoup de ZRR étaient en attente. Le coût important de ce dispositif empêche beaucoup d'établissements de le mettre en oeuvre ; il entraîne donc un manque de sécurité. Comment donner aux établissements les moyens financiers d'instaurer ces mesures restrictives ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous favorisons la mise en oeuvre des ZRR, beaucoup ont déjà été créées et la dynamique se poursuit. Oui, les ZRR représentent un surcoût. Le président d'université est le seul qui peut décider de placer un laboratoire ou une partie de laboratoire sous ce statut, mais nous l'accompagnons. J'aimerais avoir la liste des ZRR dont la mise en place serait aujourd'hui impossible pour des raisons de coût. De tels problèmes durent rarement plus d'un semestre, le temps d'élaborer un plan de financement. Nous accompagnons les universités dans ces problématiques, même s'il y a parfois des délais ; je ne crois pas qu'il y ait de réels blocages.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est pourtant ce que nous a dit France Universités.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - J'étudierai le problème avec eux. Nous travaillons aux contraintes qui se posent autour des ZRR. Il faut bénéficier de réelles zones de sécurité sans pénaliser le travail de recherche. Le travail doit être collégial. Les contrats d'objectifs, de moyens et de performance permettent de financer les projets prioritaires. On peut aussi restreindre la ZRR aux pièces les plus sensibles, ce qui en limite le coût.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais il y a bien aujourd'hui un nombre important de ZRR en attente, n'est-ce pas ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Ce n'est pas forcément lié à un problème de financement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien y a-t-il de ZRR en attente ? On nous a évoqué un chiffre autour de 150.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Oui, c'est de cet ordre de grandeur. Il faut travailler sur de nombreux éléments pour faciliter les ZRR ; le facteur financier est l'un d'entre eux. On compte aujourd'hui 931 ZRR, dont 201 ont été créées l'année dernière, témoignant d'une réelle dynamique. Il y a beaucoup d'étapes à franchir entre la volonté de créer une ZRR et sa mise en place effective, nous travaillons à les simplifier, y compris pour l'aspect financier.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Madame la ministre, j'entends votre propos, mais, je le répète, vos services nous ont indiqué en audition que 150 à 200 ZRR étaient en attente et France Universités a précisé que le coût important des ZRR empêchait les universités de mettre en oeuvre le dispositif.
Par ailleurs, selon vos services, seules six des vingt-six recommandations du rapport d'information d'André Gattolin ont été mises en oeuvre. Pourquoi ? Manquent-elles de pertinence ? Soulèvent-elles des difficultés particulières ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Certaines recommandations ne nous semblent pas prioritaires, mais d'autres sont en cours de déploiement. Ainsi, un nombre non négligeable d'actions sont en train d'être réalisées ou l'ont déjà été ; très peu d'actions n'ont pas été engagées - j'en compte cinq.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le SGDSN est le vaisseau amiral de la lutte contre les ingérences étrangères, laquelle a été organisée de façon empirique ; ce n'est pas un reproche : dans le domaine de la cybersécurité, on est passé d'une organisation empirique à une organisation maintenant stratégique.
Alors que nous arrivons au terme de nos travaux, nous remarquons que plus les ministères sont éloignés des thématiques régaliennes, moins leur culture en la matière est forte. Selon vous, ne faudrait-il pas renforcer la coordination ou la stratégie interministérielle ?
Par ailleurs, que pensez-vous de la réalisation d'études relatives aux répercussions réelles ou supposées des mesures d'ingérence sur la société civile ? Nous manquons d'études de référence, lesquelles permettraient d'analyser ces conséquences sur le long terme.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Monsieur le rapporteur, pour répondre à votre première question, j'évoquerai, à l'aune des différentes casquettes que j'ai eues au cours des dix dernières années, la « dynamique » de la collaboration interministérielle, en lien avec la DGSI et le SGDSN. Cette collaboration s'est renforcée à la suite d'une prise de conscience des enjeux et d'une acculturation de nos services à ces thématiques. Le MESR regroupe 60 % des ZRR en France ; chaque année, il y en a de plus en plus, ce qui illustre bien cette prise de conscience.
J'ajoute qu'il est important de trouver un équilibre : d'un côté, il faut donner à la science les moyens de trouver les solutions aux défis de demain, ce qui nécessite de maintenir la collaboration internationale - on parle de « science ouverte » ; de l'autre, il faut être conscient des problèmes sans faire preuve de naïveté. On constate une prise de conscience à l'échelon aussi bien des laboratoires que de la Commission européenne. Au surplus, l'une des dernières communications de l'OCDE avait pour objet la sécurité de la recherche. Ainsi, il s'agit d'un sujet commun aux pays de l'OCDE, qui essayent de trouver l'équilibre entre la nécessaire ouverture de la science aux collaborations internationales et la sécurité de la recherche.
Bien sûr, la culture du ministère et de ses opérateurs est différente de celle des ministères régaliens, mais la prise de conscience a bien eu lieu - de nombreuses actions de formation ou de sensibilisation ont été menées. Au sein du MESR comme de ses opérateurs, et au niveau individuel des chercheurs, chacun prend conscience de la nécessité de la sécurité de la recherche.
Beaucoup d'études permettent aux présidents d'université, éclairés par le FSD de l'établissement, de suivre les évolutions des indicateurs relatifs aux répercussions des ingérences sur la société civile. D'ailleurs, plusieurs groupes de travail, pilotés par le SGDSN, ont réalisé une veille et une analyse des risques liés aux influences étrangères, qu'elles touchent ou non le monde de la recherche.
Ces groupes de travail réunissent l'ensemble des départements ministériels ; je précise qu'il y a également des activités de recherche au sein des ministères de l'agriculture et de la santé. Ils mobilisent des experts de haut niveau dans des champs thématiques et géographiques précis. C'est à cette aune que l'on identifie les ZRR et que l'on étudie les demandes d'accès.
La collaboration interministérielle et la compétence des experts de haut niveau permettent de disposer d'analyses et de suivre les indicateurs relatifs aux risques d'ingérence ou d'influence sur les établissements.
Mme Nathalie Goulet. -J'ai eu le plaisir d'être la vice-présidente de la mission d'information d'André Gattolin et d'Étienne Blanc de 2021. Il est évident que cette question a été prise en considération : en presque trois ans, nous avons fait un saut qualitatif important en la matière.
Près de 900 millions d'euros de crédits de la mission « Recherche et enseignement supérieur » ont été « ratissés » par le décret publié en février dernier ; quelles en seront les conséquences pour le budget de la protection des universités ?
Dans notre rapport d'information, nous avions recommandé de prévoir, dans le cadre des décrets pris en application de l'article L. 211-2 du code de l'éducation, et en s'inspirant de l'article L. 411-5 du code de la recherche, l'obligation pour les chercheurs de signaler les éventuelles aides dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extraeuropéens. Cette recommandation est-elle appliquée ?
Les universités cherchent à maintenir le lien avec leurs étudiants à l'étranger : c'est un travail d'influence. Un travail similaire pour les étudiants français à l'étranger a-t-il commencé ? À l'époque du rapport d'information, un tel réseau n'était même pas encore balbutiant... Si l'on veut que la France rivalise avec les autres pays, il faudrait mettre en place un réseau des étudiants français à l'étranger.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Non, le décret n'aura aucun effet sur les crédits consacrés à la protection des universités. J'ai détaillé les conséquences des économies budgétaires devant la commission des finances du Sénat : sur les 900 millions d'euros de crédits annulés de la mission « Recherche et enseignement supérieur », 588 millions d'euros concernent directement mon ministère. Or, sur ces 588 millions d'euros, quelque 430 millions relèvent de la réserve de précaution du ministère. Les 150 millions d'euros restants concernent, d'une part, la reprogrammation de crédits des contrats de plan État-région (CPER) et, d'autre part, le report d'un montant de 80 millions d'euros relatif à un équipement international.
Le financement des établissements - universités ou organismes de recherche - n'a pas été touché ; les crédits relatifs à la protection des universités n'ont pas été affectés par ces mesures d'économies.
Les dispositions relatives à la règle de prévention des conflits d'intérêts sont en partie engagées : les chercheurs ont pour obligation de signaler dans leur thèse, dans leurs travaux postdoctoraux ou dans leurs publications scientifiques les éventuelles aides directes ou indirectes dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extraeuropéens.
Il s'agit d'instaurer progressivement un régime de transparence sur tous les financements et liens d'intérêts extraeuropéens des chercheurs, au-delà des dispositions prévues par l'article L. 411-5 du code de la recherche, qui ne concernent que les expertises réalisées auprès du Parlement et des pouvoirs publics.
Le SGDSN pilote un groupe de travail sur ce point, afin d'exiger la déclaration par les candidats de leurs éventuels conflits d'intérêts dans leurs démarches d'accès aux ZRR. Dès que le groupe de travail aura rendu ses conclusions, celles-ci seront mises en oeuvre, afin que les chercheurs déclarent tel ou tel financement extérieur.
Mme Nathalie Goulet. - Ce serait bien avant le 9 juillet...
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - J'en viens à la question des réseaux d'étudiants à l'étranger. Il s'agit d'un travail dans les établissements via les réseaux d'alumni ou les fondations associées aux établissements. Ce travail monte en puissance, aussi bien pour les Français qui partent à l'étranger que pour les étudiants étrangers qui ont étudié en France. Au-delà de ce travail, nous sommes vigilants sur les associations d'étudiants étrangers - actuels ou anciens - qui ont des liens avec certains pays.
M. André Reichardt. - Madame la ministre, avez-vous constaté, depuis les récents conflits, qu'il s'agisse de l'agression russe en Ukraine ou, au Moyen-Orient, de l'attaque du 7 octobre dernier, des tentatives d'influences, voire d'ingérences, étrangères accrues en provenance de ces zones ?
Quid des influences ou ingérences étrangères d'origine communautariste ? Je pense en particulier au radicalisme musulman. Quelles sont les actions menées par votre ministère en la matière ?
Quid de la permanence des relations, qui sont parfois devenues institutionnelles, entre certaines universités, voire certains chercheurs, avec des établissements ou des communautés universitaires étrangères ? De telles relations pourraient donner lieu à des influences, voire à des tentatives d'ingérences, à l'égard de ces mêmes chercheurs...
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Compte tenu du format de l'audition, il m'est délicat de répondre à votre première question, monsieur Reichardt.
M. Dominique de Legge, président. - Nous aurons un moment pour en parler après à huis clos.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous ne méconnaissons pas ce que j'appellerai les rumeurs qui existent au sujet d'opérations d'influence étrangère à l'oeuvre dans des actions menées depuis quelques mois dans les campus universitaires à propos du conflit israélo-palestinien. Pour autant, à ma connaissance, aucun lien n'a été établi dans aucun établissement d'enseignement supérieur et de recherche entre de tels mouvements et des puissances étrangères déterminées.
Les services du MESR sont particulièrement vigilants et assurent un suivi renforcé de la situation dans tous les établissements qui ont connu des mobilisations. Ainsi, la cellule ministérielle de veille et d'alerte a été rouverte à cet effet. Nous avons mis en place des process permettant de créer des liens très forts entre la cellule, le HFDS du ministère, les présidents d'université - ils ont des pouvoirs de police -, les rectorats et les préfets.
M. André Reichardt. - J'entends votre réponse qui porte sur la période récente, mais, de façon plus structurelle, y a-t-il une surveillance plus particulière des ingérences étrangères d'obédience communautariste en provenance d'un certain nombre de pays, qui visent à instaurer progressivement une réflexion - je pèse mes mots - d'obédience frériste au sein d'un certain nombre d'universités, et ce de façon très insidieuse depuis - j'ose le dire - une décennie au moins, voire plus ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Comme je l'ai dit, les services du ministère, qu'il s'agisse des FSD ou du HFDS, font remonter des informations, mais ne les qualifient pas. Ils n'ont pas pour mission d'inspecter ; ils signalent. Ce n'est qu'ensuite que d'autres directions les expertisent et les qualifient. Le MESR n'est pas un service de renseignement, même s'il existe une collaboration avec certaines directions.
M. André Reichardt. - Quid des chercheurs qui travaillent depuis des décennies avec les mêmes communautés de recherche à l'étranger ? On peut s'interroger sur ce qui se pratique réellement dans ce cadre.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Cela soulève la question de la surveillance, qui relève de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation. L'ensemble des formes d'ingérence, qu'il s'agisse de projets de coopération de long terme et récurrents, de financements de travaux de recherche, de relais académiques motivés par des considérations financières ou politiques, sont suivies dans le cadre de la PPST et par mon ministère, en collaboration avec les services de renseignement. Pour information, nous avons récemment fait trois signalements.
Mme Vanina Paoli-Gagin. - On le sait, l'ingérence résulte de failles de sécurité, lesquelles proviennent souvent des personnes, qui sont faillibles - nous pouvons tous l'être. Avez-vous envisagé de mettre en place, au sein des établissements, des boîtes à outils pour familiariser le personnel à l'hygiène numérique et à la nécessité d'être extrêmement vigilant quant à ces sujets, ainsi que pour remédier, le cas échéant, aux problèmes liés à ces failles ?
L'absence de système d'information interopérable de surveillance ne nous affaiblit-elle pas ?
L'influence ou l'ingérence étrangère peut-elle être vectorisée par la technologie ? Selon moi, toutes les technologies ne sont pas agnostiques. Beaucoup d'outils numériques infrastructurels sur lesquels travaillent nos chercheurs et nos enseignants proviennent des Gamam (Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft). N'est-ce pas une forme plus soft, plus smart, mais plus sharp - pour parler en mauvais français - d'influence ou d'ingérence étrangère ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Le système d'information est un véritable point dur. Nous avons développé depuis quelques années une expertise pour analyser et prévenir les failles dans les systèmes d'information, et nous avons développé la cybersécurité. Au sein des services du ministère et des établissements, ce sont près de 500 agents qui sont mobilisés sur ces sujets-là ; nous avons deux centres de cyberdéfense, l'un pour les systèmes d'information ministériels, l'autre pour les menaces opérées sur le réseau de l'enseignement supérieur, qui est géré par le réseau national de télécommunications pour la technologie, l'enseignement et la recherche (Renater).
S'y ajoutent les responsables de la sécurité des systèmes des systèmes d'information (RSSI), chargés de développer la sécurité des réseaux, qui sont rattachés administrativement aux directions des systèmes d'information (DSI), mais qui, en général, dépendent hiérarchiquement des présidents d'université.
Je ne sais pas si un système global ou interopérable serait nécessairement judicieux : en attaquant un de nos systèmes, on risquerait d'atteindre tous les autres, qu'il s'agisse d'universités, de centres de recherche ou de laboratoires. Personne ne peut certifier aujourd'hui qu'un système informatique est parfaitement protégé : c'est bien pourquoi nous faisons un effort considérable au titre de la cybersécurité. À l'échelle territoriale, nos systèmes d'information doivent certainement être améliorés pour devenir plus cohérents et plus robustes. En revanche, je ne sais pas si un système national serait une bonne chose ou non.
Notre organisation progresse également grâce au déploiement de conseillers à la sécurité du numérique (CSN) dans les directions métiers - je réponds ainsi en partie à votre première question. En pratique, il est compliqué de mettre à disposition des boîtes à outils. Cela étant, on forme des chercheurs et la plupart des laboratoires sont dotés de référents pour l'informatique. En outre, les CSN peuvent être une clef d'entrée : ils peuvent jouer un rôle de conseil, alerter les chercheurs, les former à l'utilisation du système informatique et des différents outils mis à leur disposition.
Enfin, vous évoquez les outils proposés à l'international par le marché, notamment par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ces outils suscitent un certain nombre de problématiques, qu'il s'agisse de l'intelligence artificielle, de l'utilisation des diverses bases de données, de l'influence ou de l'ingérence.
Les directions de l'informatique des différents établissements reçoivent, de la part du ministère, un certain nombre de recommandations. Ainsi, pendant le covid, l'utilisation de certaines plateformes de visioconférence a été vivement déconseillée. Des règles, des consignes sont édictées ; sont-elles toujours appliquées en pratique ? C'est une autre question... Quoi qu'il en soit, nous nous efforçons de développer des outils sécurisés, qu'il convient de préférer aux outils venant de l'extérieur.
De tout malheur on peut tirer profit : à ce titre au moins, la période covid a joué un rôle positif. Dans ce domaine, elle a fait prendre conscience de la nécessité de développer des outils nationaux.
M. Dominique de Legge, président. - Nous allons maintenant poursuivre cette audition à huis clos.
[...]
M. Dominique de Legge, président. - Madame la ministre, il nous reste à vous remercier de votre présence aujourd'hui.
Source https://www.senat.fr, le 26 juin 2024