Texte intégral
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
[Madame la Secrétaire générale]
Mesdames et Messieurs les directeurs,
Mesdames et Messieurs les membres du jury,
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues, chers amis,
Charles Péguy disait : "Il faut toujours dire ce que l'on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit." Les journalistes, les reporters d'images, les envoyés spéciaux, les rédacteurs de passage ou les auteurs d'investigations, les fixeurs, les preneurs de son : celles et ceux que nous célébrons aujourd'hui nous y invitent. Ils sont nos yeux et ils sont "les yeux de l'Histoire", selon la formule de Harold Evans.
Aujourd'hui, nous nous réunissons pour célébrer leur courage. Nous nous réunissons en leur nom, pour leur témoigner notre admiration et notre reconnaissance.
D'abord au nom de ceux et de celles qui sont tombés. Tombés dans l'exercice de leur mission, de l'exercice de leur vocation.
Au nom d'Anna Politkovskaïa, qui inlassablement mena l'enquête, documenta les crimes commis en Tchétchénie, décrit ce que personne ne voulait voir, dénonça les dérives inquiétantes du régime russe. Qui se leva contre le silence et contre l'oubli. Qui se leva pour que personne ne détourne le regard. Et qui fut assassinée le 7 octobre 2006, dans le hall de son immeuble. Qui paya de sa vie le courage de la vérité.
Au nom d'Arman Soldin, enfant né dans la guerre de Bosnie, évacué par la France pour y trouver la paix pendant quelque temps. Un journaliste reporter d'images animé du désir de montrer la guerre, de donner à la guerre une couleur, une matière. En février 2022, il fut parmi les premiers à se porter volontaire pour partir en Ukraine avec les premiers envoyés spéciaux de l'Agence France-Presse. Près de Bakhmout, c'est le feu russe qui lui enleva la vie.
Au nom de tous vos confrères, morts dans l'exercice de leurs fonctions à Gaza depuis le 7 octobre. Hassan Hamad, 19 ans, un des derniers journalistes encore présents dans le nord de Gaza, tué par une frappe israélienne le 6 octobre 2024. Ali Taimeh, 39 ans, mort à Khan Younès fin août, comme Ibrahim Muhareb, 26 ans. Ils sont plus de 100.
Au nom de Frédéric Leclerc-Imhoff, tombé près de Louhansk. Au nom de Pierre Zakrzewksi, tombé à Horenka.
Au nom de Victoria Roshchyna, journaliste ukrainienne morte il y a quelques semaines dans les geôles russes, et qui ne fêtera pas ses 30 ans.
Au nom de Ghislaine Dupont, de Claude Verlon, assassinés à Kidal au Mali.
Au nom de tant d'autres.
Qui peut l'accepter ? La France ne l'acceptera jamais. Elle exige la protection totale des journalistes et demande que toute la lumière soit faite sur les circonstances de ces disparitions inexcusables.
Nous sommes aussi réunis au nom de ceux qui sont encore saufs mais qui ne sont pas libres. En Birmanie, en Afghanistan, en Iran et partout ailleurs. Selon le bilan publié méthodiquement par Reporters sans frontières, plus de 500 journalistes sont détenus arbitrairement pour avoir exercé leur métier.
Nous demandons la libération immédiate de tous les journalistes emprisonnés, parce qu'ils sont journalistes. Nous demandons aussi que les menaces et les intimidations qui frappent les journalistes dans l'exercice de leur métier cessent. C'est le cas lorsque leurs enquêtes dérangent et qu'elles mettent en lumière ce que d'aucuns préféreraient garder dans l'ombre. Je pense à Marcela Turati, engagée sans relâche pour faire la lumière sur les violences du narcotrafic et les conséquences sociales de la guerre menée contre les cartels. Elle sait mieux que personne que la quête de la vérité implique des risques existentiels. Lauréate de la première édition du prix, je me permets de lui témoigner à nouveau, au nom de la France, notre admiration et notre reconnaissance.
Nous sommes réunis aujourd'hui au nom de toutes celles et tous ceux qui sont nos yeux sur tous les front, là où les souffrances des populations civiles menacent de disparaître dans la nuit des armes.
Au Proche-Orient, où le feu n'épargne personne. Il faut qu'il cesse à Gaza, il faut qu'il cesse au Liban. Il faut que toutes les violences s'arrêtent. Il en va de la sécurité d'Israël, de l'avenir du Liban, de la dignité de la personne humaine. Il en va aussi de la possibilité pour tous les acteurs de la région de construire une solution politique. La poursuite des violences, c'est la promesse empoisonnée des générations perdues. Les journalistes qui documentent ces violences rappellent les acteurs régionaux comme la communauté internationale à leur responsabilité. Ils permettent à toutes celles et à tous ceux qui souffrent de retrouver une voix.
En Ukraine, où la Russie voudrait que personne ne connaisse l'étendue de ses crimes. Au Soudan et dans tant d'autres lieux encore : nous avons besoin des journalistes.
Partout où le monde se déchire, où les armes font la loi, les journalistes doivent pouvoir exercer leur métier en sécurité. Le gilet "presse" ne peut, ne doit jamais devenir une cible.
Sur le front, ces valeureux reporters sont nos yeux, et pour cela, ils mènent bien souvent une double vie. La journaliste irakienne Sahar Issa l'exprime ainsi : "Je souris en embrassant mes enfants et en les envoyant à l'école ; ce n'est que lorsqu'ils me tournent le dos que mes yeux se remplissent de larmes à l'idée qu'ils sont tout autant en danger que moi."
Au nom de tous ceux-là, des morts comme des vivants, le Quai d'Orsay a créé le prix Anna Politkovskaïa-Arman Soldin du courage journalistique.
Je veux saluer amicalement les membres du jury : Pierre Haski, Manon Loizeau, Sylvie Kauffmann, Marcela Turati et Wilson Fache. Ce jury souverain et engagé, que je remercie, remettra la deuxième édition du prix dans quelques instants.
Je veux aussi souligner qu'avec ce prix, nous faisons la preuve que la France ne cède jamais à l'indifférence. La France ne détourne jamais le regard. Qu'il s'agisse du terrorisme, des frappes sur les civils, sur les écoles, sur les infrastructures qui font notre vie quotidienne, qu'il s'agisse des violences de la colonisation, qu'il s'agisse des exactions, des violences des trafics, qu'il s'agisse de la négation des droits des femmes, des discriminations de toutes sortes, jamais la France ne détourne le regard.
C'est dans cet esprit que Catherine Colonna et Dmitri Mouratov ont imaginé ce prix : honorer le courage de celles et ceux qui mettent sur les injustices et les indignités du monde des mots, des sons, des images. Refuser, dans la lignée de la journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes contre les journalistes, dont la France a été à l'initiative en 2013, que ceux qui s'en prennent à ces voix si précieuses restent impunis.
Mesdames et Messieurs, si la France soutient les journalistes, leurs conditions d'exercice, leur liberté et leur indépendance, c'est justement parce que la démocratie, notre démocratie, en dépend. "[L]a démocratie, c'est l'organisation sociale qui porte à son plus haut niveau la conscience et la responsabilité des citoyens", écrivait Marc Sangnier. Sans citoyens éclairés, pas de démocratie. Sans conscience, pas de démocratie.
Les journalistes sont les éveilleurs des consciences et donc les artisans irremplaçables de la vitalité démocratique.
Dans le monde entier, et d'abord dans notre voisinage européen, des fragilités se font jour et des droits régressent. Ici des titres de presse sérieux et professionnels qui doivent fermer face aux pressions. Là des réseaux sociaux inondés de fausses nouvelles et de faits manipulés. Tous ceux qui, en Europe comme ailleurs, documentent les fraudes électorales, enquêtent sur les manoeuvres de désinformation, dans un climat de défiance voire de terreur, tous ceux-là contribuent à protéger nos démocraties au moment même où les autoritarismes voudraient les faire vaciller.
C'est au nom de la démocratie que la France soutient concrètement les journalistes.
La France renforce son soutien au réseau Théophraste, qui regroupe une vingtaine de centres de formation en journalisme, pour bâtir au-delà des frontières, notamment celles que certains voudraient artificiellement dresser entre un prétendu "Nord" et un supposé "Sud", des pratiques communes, une vigilance partagée.
La France appuie tout ce qui peut aider les journalistes à mettre en valeur leur engagement en faveur d'une information fiable et intègre. C'est le cas de la "Journalism Trust Initiative", un label initié par Reporters sans frontières, qui permet aux médias du monde entier de dire ce qu'ils sont : des leviers de confiance.
La France soutient, à travers le Fonds Equipe France, des projets qui permettent aux fact-checkers qui travaillent dans des contextes médiatiques difficiles de renforcer leurs outils et leurs compétences pour tenir bon face à la désinformation.
La France accueille les journalistes en exil ou contribue à leur accueil. Je pense par exemple au hub de Bucarest : tous ces talents, engagés, qui ont besoin d'accompagnement, de contacts, d'outils de travail pour continuer à oeuvrer en faveur d'une information libre et pluraliste. Merci à France Médias Monde, très engagé sur le sujet. Merci à Canal France International de son action déterminée.
La France aide les journalistes palestiniens à quitter Gaza et rejoindre la France pour y exercer leur travail dans de bonnes conditions. Je sais combien le chemin est difficile, mais soyez certains que ce ministère ne relâche pas ses efforts.
La France soutient aussi le Partenariat pour l'information et la démocratie, lancé en 2019 avec Reporters sans frontières. Dans ce cadre, nous appuyons le Fonds international pour les médias d'intérêt public, coprésidé par Maria Ressa et Mark Thompson. Les conditions pour une installation à Paris sont désormais en passe d'être finalisées, et j'y veillerai jusqu'au bout.
Sahar Issa, la journaliste irakienne que je citais il y a quelques instants, dit qu'elle est fatiguée de constater qu'une vie humaine perdue dans son pays ne signifie rien au reste du monde. Avec toute mon admiration et ma reconnaissance, avec l'admiration et la reconnaissance de la France, je veux lui dire comme à vous toutes et tous, comme au lauréat dont le nom va être annoncé dans quelques secondes, qu'aux yeux de la France, toutes les vies se valent. Toutes les vies sont égales en dignité. Et parce que la France estime le prix de chaque vie humaine, elle sera toujours aux côtés des journalistes, car ils donnent parfois leur vie - leur vie - pour faire entendre la voix des oubliés.
En leur nom et au nom de l'avenir de nos démocraties, la France continuera à être résolument, constamment, partout où il est menacé, aux côtés du journalisme indépendant.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 novembre 2024