Déclaration de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, sur le thème "Nouvelle commission : quelle politique européenne et quelle influence pour la France ?", au Sénat le 12 novembre 2024.

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Circonstance : Débat organisé par Les Républicains au Sénat le 12 novembre 2024

Texte intégral

M. le président. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur le thème : "Nouvelle Commission : quelle politique européenne et quelle influence pour la France ?"

Dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l'auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répartie pendant une minute.

Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l'hémicycle.

Dans le débat, la parole est à M. Jean-François Rapin, pour le groupe auteur de la demande.

(…)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le président, monsieur le président Rapin, je partage votre point de vue sur l'importance du rôle des parlementaires dans le débat européen. C'est la raison pour laquelle je me réjouis d'échanger avec les sénateurs et les sénatrices sur les priorités de notre agenda européen et sur l'influence française au sein de la Commission.

Vous avez dit, à juste titre, que la reconduction de la présidence de la Commission européenne ne valait pas statu quo.

Les défis auxquels nous faisons face le montrent bien. Notre débat a lieu quelques jours après l'élection américaine, qui aura bien sûr des conséquences majeures sur la relation transatlantique, la sécurité de l'Europe et la guerre qui se déroule à nos portes, en Ukraine.

Nous devons agir vite et fort. C'est le sens de nos propositions pour garantir la prospérité et la compétitivité de l'Union européenne, au travers de la mise en œuvre, notamment, des recommandations du rapport Draghi. La France défend plusieurs mesures pour renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne et rehausser nos ambitions.

À cet égard, l'influence de la France ne se décrète pas. Elle se construit, régulièrement, progressivement, avec humilité, en coopération avec nos partenaires, les vingt-six États membres de l'Union européenne et les différents commissaires.

Les thèmes défendus par la France depuis le discours de la Sorbonne du Président de la République en 2017 figurent aujourd'hui parmi les différentes priorités de la Commission européenne. Je pense en particulier à la stratégie industrielle, à la souveraineté technologique, à la défense, à la reconnaissance du nucléaire comme une énergie décarbonée, ou encore à la mise en place d'outils de politique commerciale pour répondre aux mesures protectionnistes de la Chine ou des États-Unis. C'est une Europe moins naïve qui est en train d'éclore, mais nous devons aller plus vite et plus loin. Cela fera partie de nos priorités au cours du mandat de la nouvelle Commission.

Nous devrons travailler non pas seulement avec Stéphane Séjourné, qui était auditionné par la Commission aujourd'hui, mais avec l'ensemble des commissaires européens. Certains de ceux que vous avez cités se sont d'ailleurs rapprochés des positions défendues par la France ces dernières années.

La nouvelle haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Kaja Kallas, avait ainsi fait siennes les propositions d'investissement et de création d'une dette commune européenne pour la défense lorsqu'elle était encore Première ministre d'Estonie.

Nous devons donc encourager cette convergence de vues pour former des coalitions avec nos partenaires européens. C'est ainsi que nous bâtirons notre influence pour mettre en œuvre cet agenda.

M. le président. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Nadège Havet.

Mme Nadège Havet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, jeudi dernier à Budapest, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a rappelé : "Nous avons démontré que l'Europe pouvait prendre son destin en main quand elle était unie."

En présence d'une quarantaine de chefs d'État et de gouvernement européens, le Président de la République a ainsi résumé la problématique, au lendemain de l'élection de Donald Trump : "Au fond, la question qui nous est posée [est] : voulons-nous lire l'histoire écrite par d'autres, [à savoir] les guerres lancées par Vladimir Poutine, les élections américaines, les choix faits par les Chinois […] ? Ou est-ce qu'on veut écrire l'histoire ?" Sans surprise, cette position est celle que notre majorité a toujours défendue et assumée depuis 2017.

En avril, sept ans après son premier discours de la Sorbonne, le Président de la République avait ainsi mis en garde : "L'Europe est mortelle." Il appelait dans le même temps à bâtir une défense "crédible", une Union "plus souveraine et plus puissante".

Ces discours fondateurs ont été suivis d'actes.

En témoigne le rôle clé joué par la France dans le plan de relance post-covid, d'inspiration keynésienne, à l'échelle continentale, qui a été largement salué, notamment par les sociaux-démocrates espagnols, et voté, par exemple, par les Verts français, en dissonance notable, toutefois, avec Raphaël Glucksmann et les membres de sa liste en 2021.

En témoigne encore la position centrale de la France dans la nouvelle définition de la taxonomie européenne incluant le nucléaire. Notre pays s'apprête d'ailleurs à battre son record d'exportation d'électricité. Là encore, nous avons pesé sur les décisions.

En témoignent, toujours, les mesures prises pour la mise en œuvre de politiques communes, à l'instar du pacte sur la migration et l'asile, que Pedro Sánchez et la gauche allemande ont voté. La gauche française l'avait quant à elle rejeté, évoquant, soit dit en passant, une forme d'"inhumanité", ce qui est faux, choquant, et pour le moins cavalier envers ses partenaires européens.

La réunion des membres du parti socialiste européen (PSE) à la demande des socialistes français sera aussi l'occasion d'aplanir leurs nombreuses fractures avec les autres membres du centre gauche, mais également d'aborder la question du Mercosur – j'y reviendrai. Politiquement, je souhaite qu'ils y parviennent.

Je partage en effet – une fois n'est pas coutume – le point de vue que de nombreux responsables de La France insoumise ont exprimé récemment. Ils font le même constat que Valérie Hayer durant la campagne des européennes : les socialistes français sont en fait si proches du centre et si loin de la gauche radicale ! Vous le savez aussi bien que nous, et vous avez d'ailleurs voté, comme notre groupe, pour Ursula von der Leyen, contrairement à eux.

Dans ce combat que nous menons collectivement contre les extrêmes, il n'est plus possible d'avoir un visage à Bruxelles et un autre à Paris. Le contexte l'impose, il va falloir jouer collectif : entre États membres, mais aussi entre membres de la même coalition à l'échelle européenne.

Ursula von der Leyen a dévoilé sa nouvelle équipe de commissaires au mois de septembre.

Je salue le travail remarquable effectué durant cinq ans par Thierry Breton en tant que commissaire européen au marché intérieur et aux services.

La France a désigné Stéphane Séjourné candidat au poste de commissaire européen chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, responsable de l'industrie, des petites et moyennes entreprises (PME) et du marché unique. Alors que son audition vient de s'achever, je veux ici l'assurer de notre entière confiance pour porter notre voix dans ces domaines d'importance.

J'ai déjà évoqué les récentes victoires remportées ces derniers mois. D'autres dossiers, en cours et à venir, porteront la marque de notre influence. Notre position sur l'Ukraine n'a pas évolué depuis le début du conflit. Elle doit être celle de l'Union. Le Président l'a rappelé, nous avons un intérêt commun à ce que la Russie ne l'emporte pas.

En parallèle, la victoire de Donald Trump doit conduire l'Europe à prendre son destin en main et à ne plus compter sur une aide importante des États-Unis, notamment au sein de l'Otan et dans le cadre du conflit en Ukraine.

Depuis des années, les négociations sur l'accord commercial entre l'Union européenne et le Mercosur n'aboutissent pas, en raison de l'opposition de la France. Cet accord pourrait en effet augmenter de 25 % la déforestation et de 63 % le prix du bœuf importé. L'importation en provenance de ces pays de produits ne respectant pas les normes européennes pourrait être dévastatrice pour nos éleveurs.

Menée par la France, la résistance s'organise en Europe. Nous pesons contre l'Allemagne, qui plaide pour une signature rapide, sans modification ni compensation. La ministre de l'agriculture l'a rappelé il y a quelques jours : nous sommes frontalement opposés à cet accord.

Sur le volet migratoire, c'est également la position française qui a été adoptée par le Conseil européen. En effet, sur demande, notamment, de la France, les ministres de la justice et de l'intérieur se sont accordés sur la nécessité de réviser la directive Retour de 2008. La France, l'Allemagne et l'Espagne ont également obtenu l'avancée de l'entrée en vigueur du pacte pour la migration et l'asile dès 2025.

Sur la compétitivité, Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), prône dans son rapport des réformes d'une ampleur inégalée et chiffre à 800 milliards d'euros par an le besoin d'investissements supplémentaires. Face au risque isolationniste et protectionniste des États-Unis, l'Europe doit se défendre économiquement en investissant pour résister dans la guerre commerciale qui s'annonce.

Mario Draghi propose également que les emprunts communs soient régulièrement utilisés pour mettre en œuvre les ambitions de l'Union en matière de transformation écologique. J'ai participé au forum urbain mondial du Caire la semaine dernière, en tant que présidente du Partenariat français pour la ville et les territoires (PFVT). La voix de la France est attendue, car il y a urgence, alors que cette année est la plus chaude qui ait jamais été enregistrée.

Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz se sont rencontrés à plusieurs reprises afin de discuter du rapport Draghi, mais un point de désaccord central persiste. L'idée d'un nouvel emprunt commun européen, soutenue par la France, reste combattue par l'Allemagne. Le groupe RDPI y est évidemment favorable. Notre pays devra convaincre les États dits frugaux d'emprunter cette voie, comme nous l'avons fait pour le plan de relance post-covid.

En outre, face au risque de hausse des droits de douane lié à la nouvelle donne internationale, l'Allemagne pourrait se tourner davantage vers l'Europe afin de garantir la compétitivité de ses entreprises dans un contexte de croissance atone.

Dans son rapport, Mario Draghi souligne enfin la nécessité, pour la survie des industries européennes de défense, de passer à des commandes communes et plaide pour des règles de préférence européenne. Il suggère de faciliter la concentration des industries de défense européenne en nommant un commissaire européen à la défense. Enfin, il constate que certains équipements européens, de même que certaines technologies, sont supérieurs ou équivalents à ceux qui sont produits aux États-Unis, pour un investissement pourtant trois fois plus faible.

Mes chers collègues, l'Europe est face à son destin, et ce dans tous les domaines.

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Je partage votre constat, madame la sénatrice Havet. En effet, la seule conclusion que nous pouvons tirer de l'élection américaine, c'est qu'il nous revient, en tant qu'Européens, d'investir dans notre autonomie stratégique et notre souveraineté pour prendre en main notre destin. Sans cela, nous laisserons d'autres écrire notre histoire à notre place.

Nous devons donc investir dans notre défense commune, dans la protection de nos frontières, dans notre politique commerciale et dans la réindustrialisation. En réalité, nous avons déjà commencé à mettre en œuvre de telles politiques ces dernières années.

Je profite de votre intervention pour rappeler la position très ferme du Gouvernement sur le Mercosur. Cet accord n'est pas acceptable en l'état. Il ne respecte ni l'équité commerciale ni nos exigences environnementales, en l'absence de clauses miroirs. La France n'est pas opposée aux accords de libre-échange. Pour autant, nos partenaires commerciaux doivent appliquer nos normes et nos standards. C'est le principe même de l'équité.

Nous travaillons avec nos partenaires à constituer une minorité de blocage. En l'état, la France, je le répète avec la plus grande clarté, ne peut accepter cet accord.

M. le président. La parole est à M. Ahmed Laouedj.

M. Ahmed Laouedj. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, par un hasard du calendrier, les changements institutionnels en cours au sein de l'Union européenne coïncident avec le retour au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis.

Il est indéniable que cette situation modifie l'environnement politique et il est essentiel que nous prenions rapidement la mesure de cette nouvelle réalité afin d'adapter nos stratégies politiques.

Le retour de Donald Trump à la tête des États-Unis pourrait avoir des répercussions significatives sur nos relations transatlantiques, notamment en ce qui concerne la guerre en Ukraine et le conflit au Moyen-Orient, mais aussi sur les mouvements conservateurs en Europe qui le soutiennent et l'imitent.

Par ailleurs, les États-Unis, sous la direction de M. Trump, pourraient modifier leur approche de sujets cruciaux tels que le commerce international, le climat et les relations diplomatiques.

Face à ce renouvellement institutionnel, à la nomination des nouveaux commissaires européens et au retour de l'America first, l'agenda des politiques européennes doit non seulement être clair, mais également juste, inclusif, écologique et démocratique.

Il faut que l'Union européenne se montre unie si elle ne veut pas être effacée par les États-Unis. Il est impératif que les pays membres parlent d'une seule voix, surtout dans un contexte où l'individualisme de certains États pourrait mettre à mal les fondements mêmes de notre union.

La France et l'Allemagne, piliers de l'Europe, doivent s'unir, agir et enfin assumer leur rôle de leaders pour encourager une coopération renforcée et éviter que les tensions internes n'affaiblissent nos positions sur la scène internationale.

En ce sens, l'agenda stratégique élaboré par le Conseil européen a mis en exergue des points sur lesquels l'Union et la France doivent parachever leur travail et maintenir une dynamique d'amélioration.

Nous devons travailler pour une Europe forte, sûre, prospère, libre et démocratique. Les pays européens doivent parler d'une seule voix, d'abord dans le domaine de l'environnement.

Alors que se tient aujourd'hui la conférence des Nations unies sur le climat à Bakou, l'Union a décidé de s'exprimer unanimement en faveur du Pacte vert pour l'Europe et des technologies à zéro et faibles émissions.

Les catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes, et dont l'intensité et la violence sont exponentielles – je pense bien évidemment aux événements ayant eu lieu en Espagne au début du mois –, doivent constituer un moteur dans l'appréhension des risques de demain et nous inspirer des mesures pour lutter contre le dérèglement climatique et protéger les citoyens européens.

Dans le domaine sécuritaire ensuite, l'Union est menacée aux confins de son territoire par des tentatives de déstabilisation croissantes, qui l'obligent à affirmer son ambition et son rôle d'acteur stratégique.

Encore une fois, l'élection de Donald Trump laisse présager des conséquences géopolitiques fortes pour l'Europe. C'est pourquoi la coopération entre les membres de l'Otan doit se raffermir.

Enfin, d'un point de vue économique, nous avons toujours à l'esprit le rapport Draghi. Il est impératif que l'Union gagne en compétitivité, en attractivité et en rayonnement en valorisant son marché et ses travailleurs. Des économies sociales de marché robustes seront le moteur de la réalisation de nos ambitions. Faisons confiance à nos entreprises en les mettant en valeur. Permettons-leur de se développer, d'innover et de créer pour que l'Europe puisse s'imposer.

Je ne peux conclure mon propos sans évoquer la perte d'influence de notre pays au sein de la nouvelle Commission européenne et de sa capacité à défendre sa propre vision, notamment pour ce qui concerne l'établissement des priorités de l'agenda politique 2024-2029.

La candidature de Stéphane Séjourné a été proposée à la suite de la démission de Thierry Breton, mais le portefeuille qui lui reviendra, moins fourni, sera également "co-supervisé".

En effet, bien que Stéphane Séjourné ait obtenu le poste de vice-président ainsi qu'un portefeuille à la prospérité et à la stratégie industrielle, le domaine des politiques centrales de concurrence lui a échappé et son influence pourrait par conséquent s'en trouver limitée.

De nombreux domaines de son portefeuille font en outre l'objet d'une "co-supervision". La France n'aura la main, semble-t-il, ni sur la défense et l'espace ni sur l'énergie. Elle devra constamment négocier avec ses homologues pour promouvoir son agenda industriel, sans capacité apparente à peser sur les négociations budgétaires à venir.

Malgré cela, je reste convaincu que notre pays restera fort et mobilisé en faveur de cette union des peuples qui nous est si précieuse. La France saura faire valoir ses positions à l'échelon supranational et retrouver l'influence qui a toujours été la sienne.

À l'échelle nationale, nous, sénateurs du groupe du RDSE, y veillerons. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mme Nadège Havet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur, soyez assuré que la France restera forte et influente au sein de l'Union européenne. Nous veillerons en effet à ce que notre voix et nos intérêts restent défendus, en particulier au lendemain de l'élection américaine.

Vous êtes notamment revenu sur les ambitions climatiques et environnementales de l'Union européenne, que la France a largement poussées. Je pense en particulier aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 55 % d'ici à 2030 et de neutralité carbone à l'horizon de 2050. Par ailleurs, le Green Deal a été largement financé par le plan de relance post-covid Next Generation EU, dans lequel la France a joué un rôle pilote. Ses piliers sont clairs : investissement massif dans les énergies renouvelables et reconnaissance du nucléaire comme une énergie permettant d'atteindre la décarbonation sur le continent. Nous continuerons à défendre cette ambition.

Maintenant que le Green Deal a été conclu, nous devons le mettre en œuvre et accompagner les acteurs dans sa déclinaison. Ce sera l'une de nos priorités, tant à l'échelle européenne qu'en France, au cours des prochaines années.

M. le président. La parole est à M. François Bonneau.

M. François Bonneau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je reviendrai d'abord sur le renouvellement de la Commission européenne, en particulier sur le cas de Thierry Breton. J'avais déjà abordé ce sujet lors du débat préalable au Conseil européen, sans toutefois obtenir de réponse à ma question. Je profite donc de ce débat pour la poser une nouvelle fois.

Le Président de la République avait été clair lors des discussions avec Mme von der Leyen au moment de constituer la future Commission européenne : il voulait pour la France un poste de vice-président de la Commission, lequel devait lui permettre de décliner ses priorités en matière d'autonomie stratégique et de souveraineté économique.

Le Président de la République militait pour que notre commissaire européen récupère, en plus du marché intérieur, de l'industrie et du numérique, dont Thierry Breton avait déjà la charge, le portefeuille de la recherche et du commerce, voire de l'énergie.

Les mauvaises relations entre Thierry Breton et la présidente von der Leyen ont conduit celle-ci à poser un ultimatum à la France : soit nous conservions Thierry Breton dans son périmètre existant, soit la France proposait un nouveau commissaire, probablement plus docile, chargé d'un portefeuille plus large. Nous savons quelle solution a été retenue…

Un tel désaveu nous conduit naturellement à nous interroger sur le poids de la France au sein des instances européennes, en particulier de la Commission.

Stéphane Séjourné a été auditionné cet après-midi par les quatre commissions du Parlement européen compétentes, pour une nomination en qualité de vice-président exécutif de la Commission chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle. Le volet des industries de défense ne fera pas partie de son portefeuille.

J'aborderai cependant le sujet de notre base industrielle et technologique de défense, couramment appelée BITD, car c'est un véritable enjeu de la future Commission européenne.

L'industrie de défense française a le vent en poupe. L'Insee a constaté une nette amélioration du climat des affaires dans ce secteur depuis 2021, pour les raisons que l'on connaît. Face à la montée des tensions géopolitiques, l'Europe a voulu bâtir une économie qui tend vers l'économie de guerre.

Je rappelle que la BITD regroupe en France près de 2 000 entreprises. Les industries de défense ont bénéficié de l'émergence d'une demande spécifique, dans le cadre de l'aide matérielle fournie à l'Ukraine par la France et l'Union européenne. Selon le Kiel Institute, Paris a contribué à ce jour à hauteur de 2,69 milliards d'euros à l'effort de guerre en Ukraine.

Vous le savez, notre BITD dépend de notre souveraineté, et réciproquement. Tout ce qui viendrait contraindre demain notre production et nos exportations dans le secteur serait susceptible de fragiliser durablement un secteur clé de notre économie et de notre sécurité.

Nous avons en France une BITD très efficiente, mais nous devons nous interroger sur le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip).

L'Edip a vocation à améliorer la compétitivité et la réactivité de la BITD européenne, mais de nombreux signaux donnent à penser que l'Union européenne souhaite mettre à contribution d'autres industries – majoritairement non européennes – que les industries françaises. Je pense d'ailleurs que le départ de Thierry Breton, pour revenir à mon propos initial, n'est pas étranger à cet aspect des choses, compte tenu de la situation outre-Atlantique.

Nous parlons, dans le débat qui nous réunit ce soir, du poids de la France au sein de la future Commission européenne. Je pense qu'il est de votre devoir, monsieur le ministre, et du nôtre, d'assurer à la France une place digne de notre nom dans le futur Edip. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. Pierre Médevielle applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. En effet, monsieur le sénateur, le contexte géopolitique rend encore plus urgent le développement d'une base industrielle et technologique de défense européenne. Vous connaissez à cet égard nos positions, elles sont très claires. Nous en avons fait part lors des discussions sur le Fonds européen de la défense (FED) et sur l'Edip et nous les rappellerons lors des futurs débats au sein de la Commission européenne. Nous sommes déjà en contact à ce sujet avec l'équipe du commissaire européen chargé de la défense et de l'espace, Andrius Kubilius.

Les financements européens doivent soutenir de façon préférentielle le développement d'une industrie de défense européenne autonome. Disons-le, si nous voulons monter en puissance de façon durable et assurer notre autonomie stratégique, nous devons disposer d'une industrie qui soit à même de répondre à nos besoins de la façon la plus agile possible. Il faut aussi que ce soutien se traduise de façon très concrète au travers de l'innovation, de la réindustrialisation et de l'emploi à l'échelon européen.

Sachez que cette question est pour nous une priorité, laquelle a également été mise en avant par la future haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Par ailleurs, un travail portant sur le livre blanc de l'Union européenne pour la sécurité et la défense sera mené au cours des cent premiers jours d'exercice de la Commission. Nous ferons, à cette occasion, entendre notre voix.

M. le président. La parole est à Mme Silvana Silvani.

Mme Silvana Silvani. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que près de 100 millions d'Européens ont faim, qu'ils peinent à se chauffer et à se loger, Mme von der Leyen a décidé que, pour la première fois de son histoire, l'Union européenne n'aurait plus de commissaire à l'emploi et aux droits sociaux ; à sa place est nommé un commissaire "chargée des personnes, des compétences et de la préparation". On passe là d'une logique collective de prise en charge politique de la question de l'emploi à une logique individuelle de responsabilité personnelle du rapport au travail.

De même, la création d'un commissaire chargé de la défense et de l'espace est inédite.

À chaque jalon de la construction européenne, ses défenseurs ont évoqué une "Europe sociale" et une "Europe de paix". Nous observons pourtant ici, d'une part, une véritable dégradation du volet social et, d'autre part, la substitution progressive de la mention de "la défense" à celle de "la paix".

La nomination d'Andrius Kubilius au commissariat à la défense a le mérite de lever les masques et relègue quelque peu le "mythe fondateur de la paix". L'Union européenne semble se préparer à faire la guerre, tout en restant subordonnée à l'Otan.

Sous la houlette des États-Unis, nous avons intensifié notre production d'armement sur le continent, ainsi que le soutien financier et militaire à l'Ukraine. Pour quels résultats ?

Tandis qu'aucune perspective de paix ne se profile, toutes les lignes rouges fixées par les États-Unis et l'Union européenne, toutes les précautions prises se diluent au fil des mois, comme le montre l'autorisation d'utilisation de notre équipement militaire contre des cibles en Russie. Mes chers collègues, la perte de maîtrise des conséquences de ce conflit se précise et, de ce fait, le spectre d'une troisième guerre mondiale se matérialise peu à peu.

La dérive belliciste de l'Union européenne ne s'arrête pas à nos frontières à l'est de l'Europe.

En ce qui concerne le Proche-Orient, le Conseil européen, sous prétexte du "droit d'Israël à se défendre" et de "l'attachement de l'Union européenne à la sécurité d'Israël", décide de maintenir l'accord commercial de l'Union européenne avec Israël, ce qui équivaut de fait à une forme de cautionnement des crimes de masse et en série commis par le gouvernement de Netanyahou dans la région.

Par ailleurs, sous la pression des États-Unis, l'Union européenne détériore consciencieusement ses relations diplomatiques et commerciales avec la République populaire de Chine en usant de la rhétorique de l'indépendance de Taïwan.

Le débat au Parlement européen, proposé récemment par la Commission européenne, sur "l'interprétation erronée de la résolution 2758 des Nations unies par la République populaire de Chine" visait à mettre directement en cause le principe d'une seule Chine, et avec lui, l'ordre international d'après-guerre. Plutôt que d'agir dans le sillage de la communauté internationale en choisissant les instruments de la diplomatie et de la coopération, le bloc des Vingt-Sept continue sa dérive belliciste en multipliant ses visites navales et ses exercices d'entraînement militaire conjoints en mer de Chine méridionale.

Les grands perdants de cette dérive, ce sont les peuples européens. La présidente de la Commission a en effet estimé que les États membres devraient investir dans les prochaines années plus de 500 milliards d'euros dans la défense. Or si la force des armes reste inévitable dans un monde écrasé par les dominations, le surarmement – car c'est de cela qu'il s'agit – n'a jamais conduit à autre chose qu'à l'abîme.

Vous l'aurez compris, les remèdes au déclassement de l'Union européenne qui nous sont proposés par cette nouvelle Commission sont loin de nous convaincre.

Tandis que les règles budgétaires du pacte de stabilité et de croissance nous conduisent à imposer des contraintes austéritaires à nos services publics, les budgets de la défense seront, eux, expansifs.

Tandis que le mantra America First est de retour après l'élection de Donald Trump et que planent des menaces de guerre commerciale, le commissaire chargé de la défense et de l'espace suggère que notre plan de production industrielle soit fondé sur les exigences de l'Otan.

Selon nous, pour échapper au déclassement de l'Union européenne, nous devrions collectivement mettre en cause le concept de sécurité, lequel est uniquement fondé sur des dépenses d'armement, de défense ou d'infrastructures militaires. Nous devons cesser d'ignorer que les insécurités sanitaire, alimentaire, énergétique et climatique, ainsi que l'absence de partage réel de la gouvernance politique de la mondialisation, sont au cœur de tous les conflits et par conséquent à la racine de toutes les guerres. Notre pays devrait contribuer à ce réveil. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Silvani, vous évoquez une dérive belliciste de l'Union européenne. Or si dérive belliciste il y a, elle est plutôt le fait de la Russie quand elle agresse son voisin ukrainien au mépris du droit international !

Quand la France participe, avec certains de ses partenaires, à des opérations de stabilité en mer de Chine, c'est précisément pour prévenir la guerre et pour contribuer à la sécurité collective.

Je vois une contradiction dans votre propos. Vous dites, d'un côté, que nous ne devons pas dépendre des États-Unis et de l'Otan et, de l'autre, qu'il ne faut pas que nous investissions dans notre propre sécurité ou que nous augmentions nos budgets de défense… À un moment donné, il faut choisir !

Si nous voulons défendre nos intérêts en matière de sécurité – je signale, à cet égard, que tous les acteurs qui nous entourent augmentent leur budget de défense –, ne pas être dépendants, sauvegarder l'espace de paix et de sécurité dans lequel nous vivons, et défendre nos valeurs, à commencer justement par la paix, alors nous devons nous donner les moyens de nous défendre de façon souveraine et autonome. Pour atteindre cet objectif, il convient que les questions militaires figurent parmi les priorités de l'Union européenne. Ce message, la France le porte lorsqu'elle défend l'ambition du réarmement, y compris intellectuel, du continent européen.

M. le président. La parole est à Mme Mathilde Ollivier. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

Mme Mathilde Ollivier. Monsieur le ministre, la nouvelle Commission qui se met en place portera une immense responsabilité : celle de répondre, ou non, aux défis existentiels auxquels nous faisons face, au premier rang desquels figure l'urgence climatique.

Force est de constater que la composition et les premières orientations de cette future Commission suscitent de profondes inquiétudes. La domination des forces libérales et conservatrices, notamment la nomination d'un commissaire d'extrême droite, est un des signaux préoccupants.

Le morcellement du portefeuille environnemental et la subordination apparente du Pacte vert pour l'Europe aux impératifs de compétitivité industrielle font craindre un recul de l'ambition climatique européenne, alors qu'il est question non plus de transition écologique, mais de transition "propre" dans l'intitulé même des vice-présidences. Ce glissement sémantique n'est pas neutre : il traduit une dilution de l'ambition environnementale dans une approche principalement économique et industrielle…

Tandis que de l'autre côté de l'Atlantique, le président américain doute du changement climatique et a déjà annoncé vouloir, de nouveau, sortir de l'accord de Paris, l'Europe et la France portent une responsabilité d'autant plus grande dans la lutte contre le réchauffement climatique. À défaut, nous nous dirigerons vers un monde à +3 degrés, et même à +4 degrés pour ce qui concerne la France, d'ici à la fin de ce siècle.

Dans ce contexte, la question de l'influence française prend une dimension particulière. La France ne peut se contenter de célébrer l'obtention d'une vice-présidence exécutive, au portefeuille flou, sur la stratégie industrielle. Cette approche fondée sur le placement de candidats, fait du prince, et la défense de nos seuls intérêts industriels est dépassée !

Notre influence doit se réinventer. La France doit être la force motrice d'une réorientation écologique et sociale de la Commission. Concrètement, cela signifie qu'il faut porter trois exigences fondamentales.

Premièrement, la Commission doit être la garante de l'ambition environnementale européenne et non pas son fossoyeur. Nous ne pouvons accepter que le Pacte vert soit vidé de sa substance au nom de la compétitivité. La France doit défendre l'exigence d'objectifs climatiques contraignants, d'une sortie effective des énergies fossiles et d'une protection réelle de la biodiversité.

Deuxièmement, la transition écologique doit être socialement juste. Exigeons un fonds social climat réellement doté et des mécanismes efficaces de solidarité européenne !

Troisièmement, la France doit défendre une vision de l'Europe comme projet politique, démocratique et fédéral, et pas seulement comme marché ou puissance industrielle.

La question du Mercosur illustre parfaitement ces contradictions. Vous avez sans doute lu, monsieur le ministre, la tribune adressée aujourd'hui par plus de six cents parlementaires français à Ursula von der Leyen, dans laquelle ils indiquent que les conditions d'un accord ne sont aujourd'hui pas réunies.

La Commission envisage de contourner l'opposition, notamment française, en scindant l'accord. Cette manœuvre juridique permettrait d'adopter le volet commercial à la majorité qualifiée, sans que l'unanimité soit nécessaire.

Cette tentative de passage en force portant sur un accord aux conséquences environnementales désastreuses est grave ! Elle créerait un précédent dangereux en matière de gouvernance européenne, tout en encourageant la déforestation en Amazonie et le développement d'une agriculture intensive incompatible avec nos objectifs climatiques.

Si la Commission s'engageait dans cette voie, elle n'affaiblirait pas seulement la position française : elle saborderait sa propre crédibilité en matière de lutte contre le changement climatique et de respect des opinions publiques du continent.

En matière d'autonomie stratégique européenne, le soutien à l'Ukraine est une nécessité absolue. Nous devons maintenir notre engagement à ses côtés face à l'agression russe, particulièrement dans la période d'incertitude qui s'ouvre concernant le soutien des États-Unis.

Nous avons aussi besoin d'une vision plus large de la sécurité européenne, qui intègre pleinement les enjeux climatiques, alimentaires et sanitaires.

La première des autonomies est énergétique : c'est en accélérant le développement des énergies renouvelables que nous renforcerons véritablement notre indépendance. Une Europe qui continuerait à subventionner les énergies fossiles ferait fausse route.

Face à un président américain climatosceptique, qui menace d'imposer des droits de douane punitifs et de saper l'alliance transatlantique, l'Europe doit plus que jamais affirmer son autonomie, sa solidarité et ses valeurs, dans le cadre d'un véritable projet politique alternatif : celui d'une Europe qui protège ses citoyens et son environnement, qui investit massivement dans la transition écologique, qui renforce sa cohésion sociale face aux menaces externes. Les tensions commerciales annoncées avec les États-Unis doivent être l'occasion d'accélérer notre transition vers une économie décarbonée et circulaire, et non pas de renoncer à nos ambitions environnementales.

L'Europe ne peut plus se permettre d'être suiviste. C'est à cette condition que l'influence française retrouvera son sens, non pas comme une fin en soi, mais comme un levier au service d'une transformation profonde de l'Europe.

La France a une responsabilité historique, celle de montrer qu'une autre Europe est possible : une Europe de la transition écologique, de la justice sociale, du respect des droits fondamentaux, de la justice internationale et de la démocratie vivante. C'est ce message que je vous invite à porter avec force lors de vos discussions avec la nouvelle Commission sur les chantiers à venir à l'échelon européen. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Didier Marie applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Ollivier, j'abonde dans votre sens au sujet de l'accord en cours de négociation avec le Mercosur, auquel nous sommes défavorables pour des raisons d'équité commerciale et de respect des clauses environnementales. Nos exigences ne sont en effet pas atteintes aujourd'hui concernant cet accord, et en l'état nous nous y opposons.

J'approuve également les propos que vous avez tenus sur le soutien à l'Ukraine.

Je suis d'accord avec vous, par ailleurs, sur la nécessité de continuer à investir dans la transition environnementale. Nous nous sommes fixé à cet égard des objectifs très ambitieux lors de la mandature précédente. Il s'agit désormais pour nous de les mettre en œuvre et d'accompagner nos industriels, sans jamais opposer compétitivité et transition environnementale.

Je note d'ailleurs que Mario Draghi, dans son rapport sur la compétitivité européenne, recommande d'investir dans notre industrie, dans l'innovation et aussi dans la décarbonation du continent. Il s'agit d'un enjeu, à la fois d'innovation, d'autonomie stratégique et d'indépendance, en particulier dans le contexte géopolitique que nous connaissons.

Je tiens à souligner la nécessité d'investir dans les énergies renouvelables, mais aussi, madame la sénatrice, dans le nucléaire. (Mme Mathilde Ollivier manifeste son désaccord.) Il s'agit en effet des deux piliers de la décarbonation, mais aussi de l'autonomie énergétique et stratégique de notre continent.

Vous avez évoqué la relation transatlantique. Il nous revient aussi de faire respecter les normes environnementales au travers des accords commerciaux et des relations avec nos partenaires. C'est l'objet de la taxe carbone aux frontières de l'Union européenne – le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (CBAM) –, cet outil dont s'est dotée l'Union européenne et qui doit désormais être mis en œuvre.

M. le président. La parole est à M. Bernard Jomier. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Bernard Jomier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au moment de l'installation de cette nouvelle Commission, nous sommes, pour notre part, prêts à travailler dans un esprit de compromis, celui qui caractérise nos institutions européennes.

Cependant, nous sommes inquiets. Réélue grâce au soutien de l'alliance pro-européenne, la présidente de la Commission a en effet choisi de nommer vice-président un proche de Mme Giorgia Meloni. Cette alliance s'accompagne d'un virage sécuritaire et d'une présidentialisation de la cheffe de la Commission, qui a divisé les portefeuilles de ses commissaires et écarté tout profil susceptible de faire contrepoids à son autorité.

Les partis conservateurs, apparemment fermement pro-européens, mettront-ils en cause le projet qui doit nous unir ? Le risque est celui d'un détricotage des législations européennes les plus ambitieuses – nous pensons notamment au récent Pacte vert – et des dernières avancées.

Alors qu'à la suite de l'épidémie de covid-19, l'Europe de la santé émerge à peine, la présidente de la Commission abandonne ces questions à un proche de Viktor Orban, qui ne dispose d'aucune expérience sur le sujet. Pis, la présidente souhaite intégrer le programme EU4Health au sein d'un grand fonds de compétitivité, actant la prévalence des logiques de rentabilité sur celles de santé. Cette impulsion vers un capitalisme financiarisé nous inquiète.

En matière de migration, la dynamique tend clairement vers un durcissement des politiques européennes. La Commission souhaite passer de nouveaux accords avec des pays tiers pour la gestion des centres d'asile. Or de tels centres existent déjà en Tunisie, en Libye, en Turquie et de nombreuses violations des droits humains y ont été constatées.

La présidente de la Commission et son commissaire aux affaires intérieures et à la migration appuient l'accord contesté entre l'Italie et l'Albanie, malgré son invalidation par les tribunaux italiens et l'avis des tribunaux européens.

En choisissant de généraliser l'externalisation de la gestion des migrations, l'Union européenne se défausse de ses responsabilités. Elle ferme les yeux sur les violations des droits fondamentaux qui sont commises en dehors de son territoire.

Pourtant, la Commission avait elle-même pointé en 2018 les risques légaux liés à l'utilisation des centres de retour. Elle notait un risque élevé d'enfreindre le principe de non-refoulement et soulevait des doutes quant à la conformité de ces centres aux valeurs de l'Union. Or, aujourd'hui, ces valeurs mêmes sont remises en cause.

Pour notre part, nous souhaitons préserver l'acquis européen et défendre un modèle autre que celui du repli sur soi et du rejet de l'autre. Mais, pour ce faire, encore faut-il avoir une voix.

Force est de constater que la France n'arrive plus à faire entendre la sienne au sein de l'Union européenne. Notre perte d'influence, illustrée par la mise à l'écart autoritaire de Thierry Breton, a déjà un effet visible à l'échelon européen. La conclusion de l'accord avec le Mercosur, probablement imminente, hélas ! malgré l'opposition de la France et la prise de position de plus de six cents parlementaires, en est un symptôme.

Cette perte d'influence ne date pas d'hier : derrière les discours lui faisant miroiter un rôle majeur, notre pays n'est plus, en réalité, le moteur de l'Europe depuis un bon moment. La France est aujourd'hui plus isolée que jamais. Le couple franco-allemand, locomotive historique de l'intégration européenne, est désormais doublé par une Europe dont le pivot glisse inexorablement vers l'est.

Par ailleurs, il nous faut bien constater que ces dernières années la France a trop souvent soutenu des positions relativement souverainistes, contre la logique de compromis. Elle est apparue comme défendant trop fréquemment ses seuls intérêts propres. Ce faisant, elle a perdu de sa capacité à fédérer, à créer ce consensus qui est si fondamental dans le projet européen.

Les discours résolument pro-européens du Président de la République, et particulièrement ses engagements environnementaux, n'ont pas trouvé de traduction concrète. Nous n'avons pas oublié l'abstention de la France qui a permis le renouvellement de l'autorisation du glyphosate pour dix ans, malgré les promesses présidentielles ! Ces promesses rompues engendrent une perte de crédibilité notable. La voix de la France ne porte plus.

Enfin, les résultats des élections outre-Atlantique nous rappellent notre besoin vital d'une Europe forte et indépendante. Nous sommes désormais un peu plus seuls en tant qu'Européens, car le président Trump n'est pas, et ne sera pas, un ami de l'Europe.

Le retour de la guerre, la compétition internationale, la relocalisation des industries, l'effondrement climatique sont autant de défis qui ne peuvent appeler qu'une réponse commune. Aucun de ces sujets ne sera résolu par les égoïsmes des nations. Aussi, il est d'autant plus important de développer des politiques fortes, de réaffirmer nos valeurs, notre attachement à l'Europe sociale et à la démocratie.

L'Europe est capable de s'ériger en modèle de référence. Il faut qu'elle le veuille ; pour notre part, nous le voulons. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur, je ne reconnais pas du tout la situation actuelle dans le constat assez catastrophiste que vous dressez de l'influence française, lequel est en complet décalage avec ce qui s'est passé ces derniers jours.

Depuis l'élection américaine, et même auparavant, certains de nos partenaires se sont exprimés clairement. Le Premier ministre polonais, par exemple, avait ainsi dit que, quel que soit le résultat de cette élection, l'ère de la sous-traitance géopolitique était terminée et que l'Europe devait prendre son destin en main.

C'est précisément la vision d'une Europe souveraine, capable de prendre son destin en main, que nous mettons en avant depuis des années et qui fait aujourd'hui consensus en Europe. Il nous revient désormais, ainsi qu'à nos partenaires, de mettre cette partition en musique en étant capable d'investir dans notre défense, notre compétitivité, notre industrie et notre innovation.

Le logiciel des Européens est en train de changer, ce qui est le résultat du travail d'influence que nous menons avec nos partenaires depuis des années. Cessons de nous autoflageller, mais écoutons ce que nous disent nos voisins, en particulier dans ce contexte géopolitique si important.

Sur les questions migratoires, vous avez rappelé la position très claire de la France : à ce problème européen majeur, nous devons apporter des réponses européennes. C'est pourquoi nous soutenons la mise en œuvre rapide du pacte sur la migration et l'asile, qui constitue un bon équilibre à l'échelon européen, la révision de la directive Retour et la dimension externe des politiques européennes relatives aux sujets migratoires en matière de visas et d'aide au développement.

Je vous rejoins lorsque vous dites que les prétendues solutions innovantes proposées par certains de nos voisins et partenaires ne portent pas leurs fruits. Seules des réponses coordonnées à l'échelle européenne peuvent nous permettre, collectivement, d'avoir une politique de maîtrise de l'immigration et de répondre à ce défi avec nos voisins de la rive sud.

M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle. (Mme Nadège Havet applaudit.)

M. Pierre Médevielle. "L'Europe, quel numéro de téléphone ?" : c'est ainsi qu'Henry Kissinger raillait la désunion européenne. Il n'est pas impossible que cette mauvaise plaisanterie revienne bientôt au goût du jour outre-Atlantique.

Que l'on aime ou que l'on déteste Donald Trump, une chose est tout à fait certaine : il aura pour seule boussole la défense des intérêts américains.

Trump ne nous fera pas de cadeaux. Alors, le meilleur cadeau que nous pouvons nous faire, à nous Européens, c'est de ne pas lui en faire ! Il s'agit non pas d'ouvrir les hostilités avec nos alliés historiques, mais d'adapter notre positionnement stratégique à cette nouvelle donne géopolitique. L'Union européenne doit redevenir une puissance si elle ne veut pas rester la vassale des autres puissances. Elle doit rester fidèle à ses valeurs et s'engager pour la paix et la prospérité, mais elle doit surtout défendre ses intérêts.

Le déclin géopolitique du vieux continent s'explique d'abord par son décrochage économique. Pour redevenir une puissance, l'Europe doit renouer avec la croissance. Pour ce faire, elle doit redevenir une terre de production.

J'identifie trois principaux chantiers pour y parvenir : investir massivement dans l'innovation ; mobiliser la commande publique pour nos entreprises ; faire de l'action climatique un levier de compétitivité.

Premier chantier : pour rester dans la compétition technologique mondiale, l'Europe doit faire de l'innovation une obsession économique. C'est non pas une option tactique pour tenter de gagner une ou deux places dans la compétition mondiale, mais une question de vie ou de mort. Si nous cessons d'innover, nous ne pourrons plus garantir la pérennité de notre modèle socio-économique.

Il fallait sans doute qu'un Européen convaincu le dise aussi crûment pour que tous les Européens commencent à y croire. En effet, le rapport Draghi est très clair : si nous n'investissons pas massivement pour moderniser notre économie, l'Union européenne ne pourra plus justifier sa propre existence. Mario Draghi estime cet effort à 800 milliards d'euros par an.

Comment administrer un tel électrochoc ? À l'évidence, il faut précisément moins administrer. La bureaucratie ne favorise jamais la compétitivité ; j'y reviendrai.

La puissance publique dispose aussi d'un puissant levier d'action pour servir en priorité les intérêts européens : la commande publique. C'est le deuxième chantier.

La révision de la directive de 2014 sur la passation des marchés publics doit permettre une réorientation stratégique claire. Nous devons donner priorité à nos entreprises. Pour appréhender la mondialisation avec un peu plus de sérénité, il faut cesser de considérer que les Européens sont des consommateurs avant d'être des producteurs.

Le troisième chantier consiste à faire de l'action climatique un levier de compétitivité, et non l'inverse. Le Pacte vert de la précédente Commission partait d'une excellente intuition : la pérennité de notre économie passe par la transition écologique, pour la simple raison que le réchauffement climatique menace nos intérêts économiques.

Mais la transition écologique ne doit être ni un exercice de repentance ni un appel à la décroissance. Le Pacte vert, par sa dérive bureaucratique, risque de plomber notre économie.

Je conclurai ce propos par un sujet cher à mon cœur : l'agriculture. Celle-ci ne saurait être la seule priorité de la nouvelle Commission, mais elle sera la jauge de son succès. Si l'Europe continue à ouvrir ses marchés à tous les vents, tout en étouffant ses propres agriculteurs sous les normes, alors elle aura échoué. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Mme Nadège Havet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Médevielle, je ne peux que partager votre constat, ces sujets sont des questions de vie ou de mort pour l'Europe.

Avant même l'élection de Donald Trump, le protectionnisme, le soutien à l'industrie et la hausse des tarifs douaniers étaient déjà des tendances de l'administration Biden. Nous aurions dû en tirer les conséquences, indépendamment des résultats de l'élection. À présent, l'urgence est devant nous.

Je suis intégralement d'accord sur les priorités que vous avez mentionnées. La révision de la directive sur la passation des marchés publics figure dans la lettre de mission du candidat français à la Commission, Stéphane Séjourné.

En outre, le rapport Draghi identifie de nombreuses pistes prioritaires comme l'unification des marchés de capitaux, l'union bancaire, la réforme de la politique de concurrence et des aides d'État, la simplification et le soutien à l'innovation : autant de priorités pour que l'Europe devienne de nouveau un continent de producteurs et non pas uniquement de consommateurs.

M. le président. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Marta de Cidrac. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que nous débattons ce soir de la politique européenne de la nouvelle Commission et de l'influence de la France, il me semble important d'aborder notre politique étrangère et certains de ses corollaires en ayant en tête l'agitation internationale.

La nouvelle Commission européenne doit inspirer à la France de la vigilance, de l'exigence et de l'anticipation. Tel n'a malheureusement pas toujours été le cas dans le passé…

Tout en restant fidèle à ses engagements européens, la France a des intérêts à défendre. La nouvelle Commission, elle, doit entendre les États membres et ne pas donner l'impression de naviguer à vue.

Nous assistons à un véritable basculement des ambitions diplomatiques de la nouvelle gouvernance vers l'est, les pays d'Europe centrale et orientale gagnant en influence. Ceux qui ne sont pas encore membres sont courtisés par la nouvelle commissaire à l'élargissement : la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine sont les nouveaux élus de cette politique, qui aura pour effet de déplacer un peu plus le centre de l'Europe vers l'est.

Les observateurs internationaux le disent, les conditions dans lesquelles se sont récemment tenues les élections en Moldavie et en Géorgie étaient inquiétantes d'un point de vue démocratique. À part l'avancée à marche forcée de la Commission, rien ne permet de dire que ces pays sont de sérieux candidats à l'intégration. Nous devons donc rester vigilants, ne pas faire de promesses que nous ne pourrions pas tenir et demeurer exigeants sur les critères d'intégration, qui ne peuvent être incomplètement atteints.

Les ambitions de la diplomatie européenne doivent être plus alignées avec les intérêts des États membres fondateurs. Les intérêts des pays d'Europe centrale et orientale ne sont pas nécessairement ceux de la France. Par exemple, faut-il élargir l'Union à l'Ukraine, au risque que l'agriculture de ce pays entre en concurrence avec la nôtre ? Poser la question, c'est commencer à y répondre. Anticipons avec lucidité.

Oui, la France doit faire entendre sa voix et tempérer un tropisme qui, en l'état, ne sert pas suffisamment ses intérêts.

Par ailleurs, tout le monde a constaté le retour de Donald Trump outre-Atlantique et d'un America first décomplexé, avec ce que cela pourrait signifier pour les enjeux climatiques ou le droit des femmes.

En tant qu'Européens, nous ne pouvons ignorer la fragilité de notre autonomie stratégique et notre besoin de maintenir une alliance transatlantique équilibrée. Au milieu des turbulences mondiales, nous ne devons pas oublier nos rivaux géopolitiques que sont la Chine, la Russie ou encore l'Iran.

Les États-Unis seront toujours fidèles à eux-mêmes et nos attentes ne sauraient être démesurées. Soyons réalistes et pragmatiques, car aucune des deux dernières administrations américaines n'était plus favorable que l'autre à l'Europe.

De même, un nouveau défi international de taille se profile pour la nouvelle Commission : il concerne le numérique. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) puis, plus récemment, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) ont permis de protéger les données, de préserver une concurrence équitable et de garantir la sécurité des utilisateurs européens.

Plus généralement, ces règles sont allées dans le sens d'une limitation du monopole des grandes plateformes, en imposant des règles de transparence à leurs algorithmes.

Un nouveau défi se présente : celui de l'intelligence artificielle (IA), secteur dans lequel les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) investissent très massivement. Ces entreprises développent des IA de plus en plus puissantes et intégrées dans nos vies quotidiennes, depuis les assistants personnels jusqu'aux outils professionnels, en passant par le secteur de la cybersécurité.

Certes, le règlement établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle adopté cette année a permis de définir un cadre rigoureux pour garantir que les IA soient a priori sûres, transparentes et respectueuses des droits fondamentaux. Des restrictions ont été prévues pour les systèmes à haut risque, comme ceux qui sont utilisés dans les domaines de la reconnaissance faciale ou du recrutement.

Malheureusement, ce règlement ne fait qu'effleurer le sujet et de lourdes incertitudes demeurent, notamment dans le volet relatif à la cybersécurité. Alors que l'IA est de plus en plus implantée dans ce domaine, la nouvelle Commission devra remettre l'ouvrage sur le métier. Il est urgent de permettre l'émergence de solutions cybereuropéennes et indépendantes.

De même, face à l'intégration de plus en plus fréquente d'IA pilotées par les Gafam dans nos outils numériques du quotidien, il conviendra de prendre des mesures analogues à celles qui ont été prises à l'époque lors de l'adoption du RGPD.

Il y a urgence à agir, car les géants du numérique outre-Atlantique battent tous les records d'investissement dans l'intelligence artificielle, sur fond d'une compétitivité déjà asymétrique entre l'Europe et les États-Unis.

En conclusion, qu'il s'agisse de grande diplomatie ou de soft power, la nouvelle Commission ne peut se permettre d'osciller entre navigation à vue et absence de vision à long terme. Plus que jamais, la vigilance, l'exigence et l'anticipation doivent être de mise. Monsieur le ministre, il y va aussi de l'intérêt de la France. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice, la politique d'élargissement de l'Europe est également un facteur de stabilité géopolitique. Les zones grises à nos portes, trop longtemps négligées, sont devenues des zones d'ingérence de puissances étrangères hostiles et d'instabilité potentielle.

Toutefois, cette politique doit se faire sur la base du mérite. L'intégration est soumise à des conditions très claires, en matière de respect de l'État de droit, de réforme des marchés ou de lutte contre la corruption. En outre, lors d'un élargissement, les institutions européennes doivent également être réformées pour fonctionner avec plus de membres.

Les élargissements prendront le temps nécessaire. La France, avec ses voisins, est prête à accompagner le mouvement, mais il n'y a ni procédure accélérée ni décision politique visant à le forcer. Il faut faire en sorte que les pays candidats n'intègrent l'Union européenne que le jour où ils y seront totalement prêts. La France est extrêmement vigilante à cet égard.

En ce qui concerne le numérique et l'intelligence artificielle, vous avez souligné le travail réalisé par la précédente Commission, notamment par le commissaire Breton. Vous le savez, il s'agit de l'une des priorités fléchées par le Président de la République lors du plan de relance.

Notre souveraineté en ce domaine passera non seulement par la régulation et les normes, mais avant tout par l'investissement et l'innovation. À défaut, nous nous retrouverions dépendants des innovations des autres, qui fixent les normes.

L'agenda de la précédente Commission était largement centré sur la régulation. Il me semble que le prochain agenda devra être axé sur l'investissement, la simplification et l'innovation pour assurer notre souveraineté dans les domaines du numérique, de l'intelligence artificielle ou de l'informatique quantique, mais aussi dans tous les secteurs d'innovation.

M. le président. La parole est à M. Olivier Henno. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Olivier Henno. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Donald Trump ayant été réélu président des États-Unis – ce n'est pas un scoop ! –, l'Europe devra plus que jamais faire preuve de puissance – cela a été dit dans nombre des interventions précédentes – face au géant américain, dont la doctrine sera "l'Amérique d'abord".

Il faut s'attendre à voir les États-Unis se replier sur eux-mêmes encore davantage que ces dernières années. Comme l'a justement indiqué Jean-François Rapin, nous devrons peut-être regarder vers le Pacifique plutôt que vers l'Atlantique.

Le devoir de l'Union européenne est de procéder à des réformes importantes pour ne pas dévisser, mais surtout pour conserver, voire accroître sa compétitivité. Le rapport de Mario Draghi est à cet égard en tout point d'actualité. Peut-être n'a-t-il pas été assez mis en lumière en France, où la création de richesse demeure l'angle mort du débat public, ce que nous regrettons.

Ce rapport met en avant trois axes pour relancer la croissance au sein de l'Union européenne : innover pour combler nos retards technologiques, adopter un plan commun pour la décarbonation et la compétitivité, renforcer la sécurité et réduire les dépendances.

En posant un diagnostic sévère, mais juste, Mario Draghi propose dans son rapport des réformes structurelles qui pourraient être extrêmement utiles pour rendre l'Union européenne plus forte. Il souligne par exemple que le ralentissement de la croissance de la productivité est associé à celui de la croissance des revenus et à un affaiblissement de la demande intérieure en Europe.

L'écart entre le PIB européen et le PIB américain est passé d'un peu plus de 15 % à 30 % entre 2002 et 2023. L'écart entre les PIB par habitant s'est moins creusé, car la croissance démographique a été plus rapide aux États-Unis qu'en Europe, mais il reste important. En parité de pouvoir d'achat, il est passé de 31 % en 2002 à 34 % aujourd'hui. En clair, l'Europe et la France dévissent pour ce qui est de la création de richesse.

Dans son rapport, Mario Draghi fait au total 170 propositions et préconise une nouvelle stratégie industrielle pour libérer le potentiel d'innovation dans l'Union et investir en mutualisant les ressources. Il estime que la mise en œuvre de ses propositions nécessiterait entre 750 milliards et 800 milliards d'euros d'investissements par an d'ici à 2030, soit 4,5 % du PIB européen.

Pour accroître l'innovation, il est proposé de doubler le budget du programme-cadre de recherche et d'innovation en le portant à 200 milliards d'euros sur sept ans et de créer une agence européenne pour l'innovation. Cette mesure va dans le bon sens. Nous avons en Europe des ingénieurs et des chercheurs de talent ; encourageons-les à rester chez nous et à ne pas céder aux sirènes des géants américains du secteur. Garder les talents européens sur le sol européen, quel bel objectif !

Un autre thème sera aussi au cœur des préoccupations de la future Commission : les relations diplomatiques et les conflits à nos frontières. Le poids de la France dans le jeu diplomatique européen s'est amoindri ces derniers temps, ainsi que nous l'avons constaté lorsque le Président de la République a déclaré ne pas exclure l'envoi de troupes au sol en Ukraine, sans être suivi par nos partenaires européens.

Or, aujourd'hui, l'Union européenne doit faire front commun pour aider l'Ukraine face à la Russie. Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que les États-Unis de Donald Trump cessent de livrer des armes à l'Ukraine. L'Union européenne devra alors accélérer sa production pour ne pas abandonner l'Ukraine à un triste sort. La France est dans la course sur ce sujet, ainsi que François Bonneau l'a rappelé.

Pour conclure, les enjeux sont de taille dans ce contexte géopolitique chaque jour un peu plus incertain. La France devra, au sein des instances européennes, promouvoir des réformes de compétitivité pour que l'Union reste dans la course sur l'échiquier mondial.

N'oublions jamais ce mot d'André Frossard : l'histoire de l'Europe occidentale est un destin voulu, et non un destin fortuit.

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Henno, je partage totalement votre analyse.

Il faut en effet conserver nos talents, nos chercheurs, nos ingénieurs, nos scientifiques, nos entrepreneurs en Europe. Les chiffres donnés dans les rapports d'Enrico Letta et de Mario Draghi prouvent que, en matière de publications scientifiques, l'Europe est très bien placée par rapport à ses concurrents chinois ou américains, mais qu'elle décroche en revanche en matière de dépôts de brevet et surtout de commercialisation des innovations.

Il est donc nécessaire de permettre la mobilisation de l'épargne, tant privée que publique, pour soutenir les innovations de rupture, en s'inspirant par exemple de la Darpa américaine, la Defense Advanced Research Projects Agency, liée au Pentagone.

Soutenir les start-up, mobiliser l'investissement, faciliter le développement des entreprises à l'échelon européen : tous ces chantiers sont nécessaires. Nous devons avoir cette belle ambition de conserver nos talents en Europe afin de développer l'autonomie de notre continent.

M. le président. La parole est à M. Michaël Weber. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Michaël Weber. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la nouvelle Commission, plus conservatrice que jamais, devra pourtant reprendre le chantier le plus ambitieux de notre histoire, celui du Pacte vert.

Le diagnostic posé était simple : personne ne peut, en son âme et conscience, défendre un modèle de vie où l'air que nous respirons est vicié, où l'eau que nous buvons et la nourriture que nous mangeons sont contaminées, où la nature périclite, où les sols s'appauvrissent, où le climat s'emballe et où les catastrophes s'enchaînent.

Pourtant, alors que les circonstances exigent de faire preuve de volontarisme, la composition politique de la nouvelle Commission ne reflète en rien les préférences électorales des citoyens. Tout concourt à faire d'elle un simple secrétariat du Conseil européen, dénué de toute autonomie et incapable de définir un intérêt général. La Commission étant dominée par des gouvernements réactionnaires, la culture européenne du consensus est dangereusement mise en péril.

La Commission ne doit pas céder à la pression politique des extrêmes. L'Union européenne doit rester ce lieu où nous faisons en conscience des choix inscrits dans le long terme pour le climat, pour une alimentation durable, pour la biodiversité et pour plus de justice. La véritable responsabilité de la France, au-delà de ses inquiétudes sur son influence, est de contribuer au maintien d'une politique commune forte, indépendante et résolue.

Or rien n'est plus délétère que l'incertitude provoquée par les atermoiements et les renoncements qui brouillent notre message et nous détournent de ce que nous sommes. Le fameux cap devient un chemin en zigzag, l'objectif s'éloigne et le découragement, voire le cynisme, nous gagne.

La plupart des grands projets européens pour l'avenir ont ainsi été fortement compromis. Le plan de réduction de l'utilisation des pesticides est aujourd'hui lettre morte. La stratégie "de la ferme à l'assiette" est en partie démantelée. L'application du règlement contre la déforestation et la dégradation des forêts est reportée sous la pression des États-Unis et du Brésil. La révision du règlement Reach, pierre angulaire de la stratégie "zéro pollution", a également été reportée à plusieurs reprises. Enfin, les ambitions environnementales de la politique agricole commune (PAC), fruits de plusieurs années de travail et de réflexion, ont été enterrées en l'espace de quelques semaines, tandis que le projet d'interdire la vente de moteurs thermiques d'ici à 2035 suscite déjà une fronde.

Le retour de Donald Trump sur la scène internationale signifie en outre le mépris des règles, la défense coûte que coûte des énergies fossiles, l'entrave à la réglementation stricte de l'usage des pesticides et des organismes génétiquement modifiés (OGM), le dénigrement, enfin, des ambitions écologiques et climatiques de l'Europe. Ne nous laissons pas entraîner dans la course à un capitalisme sauvage, vers notre propre ruine et celle du monde.

Aux plus conservateurs d'entre nous, à ceux qui demeurent attachés à la préservation de la nature et des paysages, qui renvoie à une tradition, à une identité, à un modèle d'agriculture familiale, à une alimentation locale, je demande de ne pas oublier cette fameuse phrase de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : "Si nous voulons que rien ne change, il faut tout changer."

Que nous le voulions ou non, le monde est en mutation. Notre responsabilité, celle de la France dans une Union incertaine et imprévisible, est de ne pas subir cette évolution, en tenant le cap du progrès social et environnemental. Ainsi, la seule question qui vaille est la suivante : la France a-t-elle encore le poids nécessaire pour assumer cette responsabilité ?

Monsieur le ministre, j'ai écouté bien sûr votre réponse à l'intervention de Bernard Jomier. Nous vous jugerons sur vos actes. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur, il faudra en effet l'agilité du Guépard pour relever tant de défis ! Vous pourrez compter sur notre détermination.

Les ambitions environnementales de la France, portées lors du mandat précédent dans le cadre du Pacte vert, répondent à des enjeux de compétitivité et d'autonomie stratégique sur le plan énergétique. Nous investissons dans les énergies renouvelables, dans le nucléaire et dans la décarbonation de notre continent.

Ces ambitions restent des objectifs majeurs, que nous n'opposons pas à la compétitivité ni à l'investissement dans la réindustrialisation de l'Europe. Au contraire, l'objectif est bien de faire de notre continent un modèle et un pilote sur ces sujets, notamment en ce qui concerne nos relations avec nos grands partenaires commerciaux, à commencer par les États-Unis.

M. le président. La parole est à M. Ronan Le Gleut. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Ronan Le Gleut. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, et si nous passions à l'âge adulte ?

Le continent européen a délégué sa sécurité collective aux États-Unis, principalement au travers de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord. Tous les quatre ans, les Européens sont-ils pour autant condamnés à trembler face aux suffrages exprimés par quelques électeurs américains dans certains États pivots ? Devons-nous continuer à renoncer à assurer notre propre sécurité collective, élément pourtant fondamental de notre souveraineté ?

En réalité, le premier mandat du président Trump tout comme sa récente campagne électorale sont des éléments de fragilisation de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord. Par conséquent, notre sécurité collective est, de fait, fragilisée.

Face à cela, nous, Français, commettons l'erreur de ne pas écouter nos partenaires. Parce que, à juste titre, les Français considèrent que leur sécurité est assurée par leur propre armée, parce que nous sommes le seul pays à disposer de la dissuasion nucléaire, parce que sur terre, sur l'eau, dans les airs ou dans l'espace nous disposons de la meilleure armée d'Europe, nous considérons que nous assurons nous-mêmes notre sécurité. C'est juste, mais nos partenaires ont confié presque aveuglément leur sécurité au parapluie américain.

Par conséquent, nous avons un rôle particulier à jouer pour aller vers l'autonomie stratégique. En effet, non seulement nous avons la première armée d'Europe, mais du point de vue diplomatique, dans l'Europe post-Brexit, nous sommes le seul pays de l'Union européenne à disposer d'un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.

Au sujet de la fragilisation du traité de l'Atlantique Nord, l'ancienne ministre des armées Florence Parly avait très justement indiqué, les États-Unis ayant une conception transactionnelle de leur adhésion à l'Otan, que "la clause de solidarité de l'Otan s'appelle article 5, pas article F-35".

Dès lors que l'article 5 est fragilisé, nos partenaires européens sont d'une certaine manière autorisés à ne pas acheter systématiquement sur étagère le matériel américain. La France doit se réveiller et saisir cette opportunité nouvelle. Nous fabriquons le meilleur matériel au monde. Nos ingénieurs font preuve d'un brio exceptionnel. Toutes les études objectives établissent que le Rafale est incontestablement le meilleur avion de chasse de la planète. Naval Group, KNDS, MBDA, tous les acteurs français ou européens sont capables de produire les meilleurs matériels.

En conséquence, compte tenu de la fragilisation de l'article 5, il est temps de développer une base industrielle et technologique de défense véritablement européenne, que les Européens se saisissent enfin de leur propre destin et se tournent vers l'achat prioritaire de matériels européens.

Dans ce contexte, la France a un rôle à jouer en matière de défense et d'industrie : saisissons l'élection de Trump comme une occasion pour la France, et donc pour l'Europe. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur, je partage votre analyse. Elle est d'ailleurs valide indépendamment du résultat de la récente élection américaine, puisque les tendances protectionnistes, l'unilatéralisme, l'éloignement de l'Europe et la priorité donnée à la rivalité stratégique avec la Chine, ainsi que les appels des présidents tant démocrates que républicains pour que les Européens investissent davantage dans leur propre défense sont des tendances structurelles, dont le président élu est un accélérateur ou un révélateur. À cet égard, on le voit, il y a une continuité de la politique américaine.

Vous l'avez dit de manière éloquente, les Européens ne peuvent pas laisser leur sécurité dépendre des décisions que prennent tous les quatre ans les électeurs du Michigan ou du Wisconsin.

Nous devons donc investir dans notre autonomie stratégique et dans l'industrie de la défense. La France a un rôle à jouer pour développer la préférence pour l'industrie européenne de défense, parce que nous portons une vision stratégique de la défense du continent. Nous continuons d'investir dans notre outil de défense et de sécurité. À l'issue des deux mandats du Président de la République, nous aurons doublé le budget de défense de la France, et j'espère que cette dynamique se poursuivra.

Sachons aussi écouter nos voisins et respecter les impératifs de sécurité de nos partenaires, tant ceux qui sont en première ligne face à la menace de la Russie que ceux qui placent la relation transatlantique au cœur de leur sécurité. Sachons répondre à leurs inquiétudes et à leurs préoccupations géopolitiques : c'est ainsi que nous pourrons bâtir l'Europe de la défense, l'autonomie stratégique et la souveraineté européenne que nous appelons de nos vœux.

M. le président. La parole est à Mme Else Joseph. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Else Joseph. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, par un curieux hasard, l'installation de la nouvelle Commission européenne intervient au même moment que l'élection d'un nouveau président aux États-Unis.

Cette coïncidence pourrait sembler anecdotique, mais elle ne l'est pas tant que cela, car la Commission européenne est l'interlocutrice directe des États-Unis sur des sujets comme l'agriculture ou le commerce extérieur.

Les membres de la Commission feront face au nouveau locataire de la Maison-Blanche, qui s'est spécialisé dans l'art de la négociation, comme le rappelle le titre d'un de ses livres.

En effet, en application des traités européens, successivement modifiés pour donner plus de compétences à l'Europe, la Commission dispose de compétences exclusives en la matière. Jouant un rôle clé dans les démarches et dans le traitement de certains contentieux, elle a reçu un mandat exclusif pour négocier, ce qui dans l'histoire n'a pas toujours été sans tension.

Nous avons justement l'occasion de lancer un message de vigilance pour notre agriculture.

L'Europe a ouvert ses marchés, mais sans toujours obtenir de contreparties ou d'équivalences. Elle a parfois dû accepter des pratiques pourtant interdites sur son sol. Le président de la commission des affaires européennes du Sénat, notre collègue Jean-François Rapin, a parlé à juste titre de réciprocité et de préférence communautaire, ces principes semblant toujours oubliés dans les discours européens.

Certains accords comme l'accord économique et commercial global (Ceta), que le Sénat a récemment rejeté au nom de la loyauté des échanges, en sont des exemples. Nous ne devons pas faciliter l'accès à l'Europe de produits agricoles qui ne répondent pas aux exigences que nous imposons à nos propres produits.

De telles aberrations doivent-elles se poursuivre ? Il est dommage que rien n'ait été médité au sujet de l'accord avec le Mercosur…

J'en appelle donc à une politique plus compréhensive envers nos agriculteurs, qui ont beaucoup donné en France et qui restent inquiets.

Toutefois, ne nous défaussons pas en pensant que les seules difficultés viennent de l'extérieur. Elles sont aussi le fruit de problèmes endogènes, d'un manque de vision et d'une absence d'ambition.

L'Europe a aussi découragé par le passé, en menant des politiques absurdes. La Commission, gardienne des traités, les a-t-elle appliqués intelligemment et finement ? Elle a protégé le consommateur sur le marché intérieur, ce qui est une volonté louable, mais nos industries nationales ont aussi droit à la même attention : elles doivent être encouragées.

Je ne citerai qu'un exemple, celui des semi-conducteurs. L'Europe souffre cruellement d'une pénurie des composants nécessaires pour nos ordinateurs, qui jouent aussi un rôle dans le développement de l'intelligence artificielle, en particulier les superpuces. Ma collègue Marta de Cidrac a abordé ce sujet. La crise du covid-19 a révélé la fragilité de l'Europe dans ce domaine. Notre dépendance a été cruellement mise en évidence lors de ce moment critique ; n'attendons pas une crise supplémentaire.

Il y a deux ans, la présidente de la Commission européenne fixait pourtant à l'Europe l'objectif de représenter 20 % du marché mondial des semi-conducteurs en 2030. Il lui reste peu de temps, monsieur le ministre : moins de quatre ans ! Les industries taïwanaises sont prêtes à investir en Europe, mais à ce jour pas en France. Tendons-leur la main, ayons enfin une stratégie dynamique et attractive à leur égard !

Bref, à l'heure des tentations populistes et de l'accumulation des colères, la Commission européenne se doit d'être à la hauteur non seulement des textes fondateurs, mais aussi de l'idéal européen lui-même, au risque, sinon, de créer une fracture définitive et irrémédiable. Chaque pays européen pourrait alors être tenté de faire bande à part. Nous n'avons pas besoin de cela.

Une Europe qui protège est aussi une Europe qui entreprend et qui avance, dans un monde qui sera celui de la revanche du Sud global. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Joseph, vous soulignez l'importance d'une véritable politique industrielle européenne. L'Europe doit protéger ses citoyens. La meilleure réponse face aux populismes est précisément d'entendre les préoccupations sur les questions de sécurité, de migration et de désindustrialisation, lesquelles ont par ailleurs, il faut le dire, fait le succès du candidat Donald Trump.

Face à ces défis européens, nous devons montrer que nous pouvons apporter des réponses européennes, tant pour la maîtrise de nos frontières que pour le soutien à nos industries.

Les politiques européennes, qui protègent les consommateurs, doivent désormais protéger les industries. Cela fait partie des propositions de Mario Draghi relatives à la réforme des politiques de concurrence et des aides d'État.

En effet, si nous voulons peser sur les grands équilibres géopolitiques et économiques mondiaux, nous devons nous poser la question de savoir quel marché est pertinent pour développer nos politiques de concurrence. S'agit-il du marché européen ou bien sommes-nous capables de faire émerger des champions industriels à l'échelle mondiale, c'est-à-dire des entreprises européennes qui pourront être compétitives face aux géants américains ou chinois ?

Tels sont les défis que devra relever la Commission européenne et qui feront partie des priorités de la France au cours des prochaines années.


Conclusion du débat

M. le président. En conclusion du débat, la parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. De nombreux sujets ont été abordés, mais un point est revenu dans les interventions de plusieurs sénateurs et sénatrices, au-delà des clivages politiques, ce qui montre qu'un consensus, ou du moins une forme de convergence, a pu émerger : nous sommes en effet à un moment de bascule historique et géopolitique pour notre continent.

La guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine est à nos portes, les enjeux climatiques et géopolitiques sont importants, et les résultats de l'élection américaine viennent de nous rappeler une fois de plus la nécessité de prendre notre destin en main. Si nous ne le faisons pas, les règles du monde s'écriront sans nous.

J'aime bien ce proverbe américain selon lequel si vous n'êtes pas à la table, c'est que vous êtes au menu. Par conséquent, si nous ne nous donnons pas les moyens de peser dans les domaines industriel, technologique et commercial et de défendre nos intérêts, y compris en assumant des rapports de force, alors nous serons réduits à n'être qu'un sujet, à jouer un rôle passif dans le théâtre des rivalités des grandes puissances.

Tel est le message que nous portons à l'échelle européenne depuis le discours de la Sorbonne du Président de la République sur la souveraineté européenne.

Puisqu'il est question d'influence, je tiens à souligner que ce discours a entraîné des avancées majeures comme la réponse collective à la crise du covid-19, à travers le plan Next Generation EU, la mise en œuvre du pacte sur la migration et l'asile prévoyant une réponse européenne coordonnée à travers une première sélection des demandeurs d'asile aux frontières de l'Union européenne, le renforcement de l'agence Frontex par l'instauration d'une plus grande solidarité européenne, le développement de nos outils de préférence européenne sur les questions de défense, la fin d'une forme de naïveté en matière commerciale, consacrée par l'application de tarifs douaniers sur les véhicules électriques chinois, en réponse aux pratiques commerciales déloyales de la Chine, la mise en place d'un soutien à notre politique d'innovation et, bien évidemment, le lancement du Green Deal et la défense de nos ambitions climatiques. Voilà autant d'avancées sur lesquelles la France a été pilote ces dernières années.

Si je fais cette liste, c'est non pas pour nous décerner un satisfecit et nous satisfaire de notre bilan, mais pour montrer l'étendue des champs qui restent encore à défricher, à commencer par celui de la compétitivité, de la productivité et de la prospérité de notre continent, qui sera au cœur du portefeuille de notre commissaire Stéphane Séjourné.

Nous devons nous donner les moyens de mobiliser l'épargne publique et privée pour investir massivement dans l'innovation, dans la technologie, ainsi que dans la recherche et le développement.

Il nous faut aussi unifier les marchés de capitaux de notre continent et achever l'union bancaire, c'est-à-dire en réalité finir le marché unique pour donner à nos entreprises les moyens de se développer à l'échelle européenne.

Il faudra aussi investir dans notre industrie de défense.

Tel est le message que nous porterons lors de l'élaboration du prochain cadre financier pluriannuel.

Nous devons nous donner les moyens d'avoir une Europe plus ambitieuse et plus influente dans son voisinage, que ce soit en Géorgie, en Moldavie, en Ukraine – c'est la condition de notre sécurité – ou encore dans les Balkans occidentaux.

Les dossiers prioritaires sont nombreux ; ils sont tous existentiels pour notre continent. Il s'agit de savoir si nous voulons continuer de peser sur les grands équilibres géopolitiques du monde ou si, au contraire, nous voulons laisser à d'autres le soin d'écrire notre histoire et notre destin à notre place. Tel est l'enjeu de ce moment de bascule.

Nous serons au rendez-vous et vous pourrez compter sur le Gouvernement, sur le Premier ministre et sur le Président de la République pour porter la voix de la France, de manière déterminée, à Bruxelles, auprès de nos partenaires européens.


Source https://www.senat.fr, le 19 novembre 2024