Entretien de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, à CNews et Europe 1 le 12 janvier 2025, sur les tensions avec l'Algérie, les relations avec les États-Unis et le conflit en Ukraine.

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Intervenant(s) : 

Média : CNews - Europe 1

Texte intégral

Q - Bonjour, Benjamin Haddad.

R - Bonjour.

Q - Merci d'être avec nous. Vous êtes le ministre délégué chargé de l'Europe. Vous publiez "Le Paradis perdu : l'Amérique de Trump et la fin des illusions perdues" chez Grasset. Nous parlerons en effet de cette Amérique de Trump qui renaît, avec les prémices déjà bien annoncées de sa politique, avant même son installation à la Maison Blanche dans huit jours. On parlera de l'Europe, qui se prépare à cet événement et à ses conséquences, sous une présidence polonaise de l'Europe, et donc atlantiste. Quelle méthode pour les 27 ? Le protectionnisme ou au contraire la collaboration, et auquel cas, de quelle sorte ? Des liens durables sont-ils encore possibles ou devra-t-on se contenter d'une coexistence avec une sorte de traité de non-agression ? Enfin, quelle réponse à l'Ukraine dans une relation Trump-Poutine qui n'est pas encore tout à fait claire ? Tous ces sujets, bien sûr, nous les aborderons, même si nous commencerons, si vous le voulez bien, par le dossier algérien, car des entrées et des sorties en France, ce sont aussi des entrées et des sorties du territoire européen.

(...)

Q - Vous êtes d'extrême droite, Benjamin Haddad ?

R - Non.

Q - Selon Alger, "les ministres français sont les héros patentés de l'extrême droite revancharde et haineuse qui mènent une campagne de désinformation, voire de mystification, contre l'Algérie". Qu'est-ce que vous répondez aux autorités algériennes ?

R - Je crois que ce type de rhétorique n'a absolument aucun sens. Si on parle de l'épisode, en l'état, de l'influenceur que la France a voulu expulser, on est dans un cas très clair de quelqu'un qui a utilisé des réseaux sociaux comme TikTok pour insulter la France, pour attaquer la France, pour inciter à la haine et à la violence. Donc il est tout naturel que le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, ait choisi de l'expulser. Et dans ce cas, en plus, on avait un passeport biométrique qui pouvait vraiment attester de sa nationalité algérienne. L'Algérie refuse de donner un laissez-passer consulaire, de le reprendre. C'est inacceptable. C'est totalement contre le type de coopération qu'on devrait avoir avec l'Algérie. Et donc je suis totalement en phase avec ce qu'a dit le ministre de l'Intérieur après cet épisode. Vous savez, le Président de la République a beaucoup travaillé dans le dialogue avec l'Algérie, pour réconcilier les mémoires, pour reconstruire une relation, je crois avec beaucoup de bonne foi, avec beaucoup de sincérité.

Q - Jusqu'à faire un mea culpa sur la colonisation française.

R - On ne peut vraiment, là-dessus, rien lui reprocher. Il s'est engagé dans cette démarche. Mais dans un dialogue, pour avoir un dialogue respectueux, pour avoir un dialogue équilibré, il faut être deux. Et aujourd'hui, il y a un pays qui s'y refuse, c'est l'Algérie, et qui, en plus - parce que là on parle de la question des influenceurs, mais vous avez entendu le Président de la République au discours devant les ambassadeurs lundi 6 janvier, - est en train de garder en prison un écrivain, un vieil homme malade, Boualem Sansal. Je le dis dans cette semaine, vous savez, où on a commémoré les dix ans de l'anniversaire de l'attentat islamiste contre Charlie Hebdo. Un écrivain qui a juste dénoncé l'islamisme, qui s'est juste prononcé pour la liberté, pour la liberté d'expression, qui est aujourd'hui inculpé, en prison, en Algérie. Et le Président a eu raison de dire qu'effectivement, cet agissement du régime contre Boualem Sansal, ça déshonore les Algériens.

Q - Dans ce discours avec les ambassadeurs - pas contre les ambassadeurs, mais devant les ambassadeurs -, Emmanuel Macron a également... Alger a répondu à Emmanuel Macron, en disant que la France se mêlait d'une affaire interne. Là, l'Algérie dit ce matin que les influenceurs, et en l'occurrence ce monsieur qui a dû revenir en France et qui est maintenant dans un centre de rétention administrative en région parisienne, aurait dû être jugé, qu'il n'avait pas les moyens de se défendre. C'est quoi ? C'est ingérence contre ingérence ?

R - Non. Je vous rappelle que Boualem Sansal est franco-algérien. Donc il a aussi la nationalité française.

Q - Je vous dis juste que l'Algérie a dit que c'était une affaire interne.

R - Et en plus, là, on parle vraiment de principes fondamentaux, comme la liberté d'expression.

Q - Donc c'est inexact ?

R - Bien sûr que c'est inexact. Et on parle de principes fondamentaux comme la liberté d'expression. Donc là-dessus, nous, on a été extrêmement fermes et extrêmement clairs. Et après, sur la question, si vous me permettez justement de parler un petit peu d'Europe, puisque vous l'avez mentionné au départ, c'est aussi une question européenne. Pour défendre nos intérêts, en particulier sur la question migratoire - et en effet, il faut les porter au niveau européen... Quand on parle de la question, par exemple, de la pression sur les visas, les différents leviers dont on dispose, de la conditionnalité de l'aide au développement pour les pays qui, par exemple, refusent de coopérer, refusent de reprendre...

Q - Comme l'a précisé Jean-Noël Barrot, votre ministre de tutelle.

R - Exactement, Jean-Noël Barrot qui en a parlé, en effet, il y a deux jours. Ce sont des leviers qu'il faut porter au niveau européen. Nous, on a renforcé considérablement les outils dont dispose l'Union européenne pour pouvoir maîtriser ses frontières extérieures. Parce que, vous savez, on a fait la zone Schengen, c'est-à-dire la libre circulation des personnes - moi, je pense que c'était une avancée historique de l'Union européenne -, mais encore faut-il se doter d'outils pour maîtriser l'immigration, pour être capables de contrôler nos frontières et ne pas laisser des pays qui, trop souvent, ont été seuls, comme l'Italie ou la Grèce. Donc, ça veut dire la mise en œuvre accélérée - et on y travaille avec Bruno Retailleau - du Pacte sur la migration et l'asile, pour faire un premier contrôle des demandeurs d'asile aux frontières. Ça veut dire renforcer nos outils collectifs au niveau européen sur les visas, sur l'aide au développement, sur les leviers commerciaux, pour travailler avec les pays qui coopèrent, mais aussi mettre plus de pression sur ceux qui ne coopèrent pas. Et ça veut dire aussi relancer - ou réformer, plutôt - la directive "retour" qui permettra d'expulser plus facilement, qui permettra par exemple de revenir sur le délit de séjour irrégulier qui aujourd'hui n'est plus possible. Voilà ce qu'il faut aussi porter au niveau européen pour renforcer nos idées.

Q - Vous passez par la case européenne, mais la dimension franco-algérienne, elle est centrale ici. Et vous avez évoqué, très justement, la question du rapport aux mémoires, donc la mémoire française par rapport à l'Algérie, la mémoire algérienne par rapport à la France. Et est-ce que de ce point de vue, on ne peut pas dire que le régime algérien, issu du FLN globalement, est fondé sur une mémoire revancharde qui, fondamentalement, s'alimente de la haine de la France ?

R - Je constate effectivement qu'aujourd'hui ce régime utilise la France comme un carburant politique. Alors qu'encore une fois, la question qu'on devrait se poser, c'est comment peut-on trouver une voie de réconciliation ? Comment peut-on trouver une voie de dialogue ? Comment peut-on même travailler sur des intérêts communs que l'on peut avoir sur les questions économiques, sur le développement, sur les questions énergétiques, sur les questions sécuritaires ?

Q - La France fait des déclarations d'amour à l'Algérie, qui gifle la France.

R - Mais vous savez, la France respecte le peuple algérien. Le Président de la République respecte le peuple algérien.

Q - Il l'a dit d'ailleurs lors des vœux du 31 décembre 2024.

R - Nous, on ne joue pas avec ce sujet. C'est un sujet de politique étrangère. On ne joue pas avec ce sujet pour des raisons de politique intérieure. L'objectif, c'est comment est-ce qu'on construit une voie pour travailler ensemble sur nos intérêts ? Mais en effet, de temps en temps, pour défendre nos intérêts, il faut aussi avoir des outils pour assumer un rapport de force. Et dans ce cas précis, encore une fois, des laissez-passer consulaires, le cas précis des influenceurs, mais plus généralement sur la politique migratoire, effectivement, on dispose d'outils. Le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, l'a dit. Donc il va y avoir une réflexion. Il n'y a aucun tabou sur le fait, en effet, de pouvoir renforcer, utiliser ces outils au niveau français, comme au niveau européen.

Q - Donc sur les visas ? Sur l'aide au développement aussi, qui coûte plus de 100 millions d'euros par an ?

R - Ça fait partie en effet des outils. Et encore une fois, je vous dis, je pense qu'on est plus forts si on le fait aussi au niveau européen, avec nos partenaires.

Q - Le président Macron, depuis son élection, a fait beaucoup de gestes vers l'Algérie, a fait reconnaissance de beaucoup de choses. Et qu'est-ce qu'il s'est passé ? Il a été trompé ? Il a été naïf ? Parce que ça n'a servi à rien : l'Algérie lui claque la porte à la figure aujourd'hui.

R - Il l'a fait avec beaucoup de pays, avec qui il y a eu ce travail, effectivement, d'affronter sans tabou notre histoire. Aucune repentance, mais en le faisant effectivement, en confrontant les mémoires et les histoires. Il y a eu des grands succès dans cette politique. Je pense notamment au Rwanda, où on a pu reconstruire sur de nouvelles bases une relation.

Q - Avec l'Algérie, c'est un échec complet.

R - Mais là, effectivement, il y a un régime qui utilise la France comme un carburant de politique intérieure.

Q - Vous êtes inquiet pour Boualem Sansal ?

R - Bien sûr que je suis inquiet. Moi, Boualem Sansal, je le lis. J'ai apprécié ses œuvres - "Le village de l'Allemand", "2084". C'est un grand écrivain. C'est, je pense, une fois de plus, un héros de la liberté d'expression, de l'universalisme. C'est une sentinelle contre l'islamisme. Et là, on a un franco-algérien qui est dans les geôles.

Q - Est-ce que c'est le cas Boualem Sansal qui nous empêche d'avancer dans la politique, peut-être, plus coercitive ? Vous parlez de revoir la question des visas consulaires - Jean-Noël Barrot l'a dit aussi -, cette fameuse aide au développement. Gabriel Attal va plus loin :il dit qu'il est temps de se débarrasser des procès en culpabilisation de la rente mémorielle et qu'il faut dénoncer l'accord de 1968, qui est très favorable, justement, à l'arrivée des Algériens en France.

R - Il ne faut pas avoir de tabou. Cela fait partie, effectivement, des outils aussi dont on dispose.

Q - Mais vous auriez pu le faire. La majorité présidentielle, lorsque le texte a été proposé en décembre 2023 par les LR, s'est opposée à cette dénonciation du texte de 1968.

R - En tout cas, pour revenir sur la question que vous avez posée sur Boualem Sansal, qui est importante, ce que je voudrais quand même dire, et on a entendu le Président s'exprimer sur ce sujet... On a tous les services de l'Etat qui sont mobilisés sur ce sujet.

Q - Sur le sujet de Boualem Sansal ?

R - Tous les jours, on pense à Boualem Sansal et on est mobilisés pour Boualem Sansal.

Q - Mais vous ne trouvez pas qu'il y a une immense pudeur autour Boualem Sansal ?

R - Non, parce qu'encore une fois, vous savez, il y a des sujets, parfois, on peut les agiter, ou on peut essayer d'agir et de faire passer des messages. Là, on a entendu le Président, devant les ambassadeurs, qui a été extrêmement clair et qui a parlé de déshonneur. Je crois qu'on ne peut pas être plus clair. Mais après, effectivement, on suit de près. On est mobilisés sur la question de Boualem Sansal.

Q - Gérard Larcher dit qu'il faut suspendre cet accord de 1968. Vous suivez le président du Sénat ? Et Gabriel Attal, qui dit qu'il faut le revoir ?

R - Je vous l'ai dit : il n'y a pas de tabou. C'est l'un des outils possibles dans cette politique de rapport de force pour défendre nos intérêts. Après, vous savez aussi...

Q - Qu'est-ce qui le justifie, cet accord de 1968, aujourd'hui ?

R - Il a été réformé plusieurs fois quand même, je vous le rappelle.

Q - À la marge.

R - Et vous savez aussi que sur cet accord de 1968 il y a aussi un débat des juristes pour savoir quel cadre de la relation on aurait si on le supprimait. Est-ce qu'on revient à ce qu'il y avait avant, c'est-à-dire la libre circulation entre la France et l'Algérie ? Est-ce qu'on revient au cadre migratoire d'aujourd'hui ?

Q - Il y a un cadre migratoire d'aujourd'hui, avec les règles européennes que vous connaissez mieux que moi.

R - Mais en tout cas, je vous dis que sur ce sujet, effectivement, comme sur les autres, comme sur les visas, comme sur l'aide au développement qu'on peut porter au niveau national comme au niveau européen, il n'y a pas de tabou.

(...)

Q - Nous avons achevé cette semaine une série de commémorations sur les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l'Hyper Cacher. Parallèlement, les actes antisémites en France sont toujours au même point. Depuis le 7 octobre 2023, ils ne font que décupler. Jonathan Arfi, le président du CRIF, me disait cette semaine sur "Europe 1" que cette date de janvier 2015 lui faisait mal. Elle lui faisait mal parce qu'elle marquait cette haine des juifs français. Je m'adresse au ministre, je m'adresse aussi au juif que vous êtes, aux juifs en France. Benjamin Haddad, qu'est-ce que ça vous fait cette semaine de commémoration qu'on vient d'achever ?

(...)

R - Il faut continuer à porter ce combat. Moi, je l'ai fait en tant que ministre des affaires européennes après les événements d'Amsterdam - vous vous rappelez, où des supporters israéliens avaient été poursuivis, agressés dans les rues d'Amsterdam juste parce qu'ils venaient voir un match de foot. J'ai organisé une réunion d'urgence, avec les ministres des affaires européennes, sur la question de l'antisémitisme à Bruxelles, avec des experts. L'objectif c'est, au fond, de porter au niveau européen ce qu'on peut faire... En particulier, je pense aux mesures qu'on a instaurées il y a deux ans dans le cadre de la loi séparatisme en France. Vous savez, la transparence sur les financements étrangers des cultes, la possibilité de dissoudre des associations radicales, d'expulser des imams, de fermer des mosquées, le cas échéant, qui ont des liens avec des mouvements radicaux. En réalité, on est assez pilotes, moteurs, en France sur ces sujets, comparés à nos voisins. Je pense qu'on peut porter ces sujets au niveau européen.

(...)

Q - Benjamin Haddad, qui publie "Le paradis perdu : l'Amérique de Trump et la fin des illusions perdues" chez Grasset.

R - Il y a quelques années, je précise.

Q - Il y a quelques années, mais qui en ce moment est plus que jamais d'actualité, puisqu'on va parler de Donald Trump dans un instant. Juste une petite question. Un conseiller très important de l'Elysée, conseiller diplomatique, Emmanuel Bonne, claque la porte de l'Elysée. Ce n'est pas facile, la politique étrangère, en ce moment en France ?

R - J'ai vu passer effectivement un article là-dessus mais je n'ai pas plus d'informations donc je n'ai pas de commentaires à faire sur ce sujet.

Q - Depuis le 1er janvier, Benjamin Haddad, l'Europe, que vous représentez pour la France, est sous présidence polonaise. Il ne nous a nullement échappé que les Polonais sont européens, mais ils sont également très atlantistes, on va y venir. Fait concomitant, Donald Trump s'installe à la Maison Blanche dans une semaine et un jour, avec tout un tas de revendications territoriales - on va en parler dans un instant, ça nous a fait la semaine. Question : comment la France et comment l'Europe vont-elles composer avec lui - ou contre lui ?

R - Donald Trump, c'est le choix souverain du peuple américain, donc on le respecte. Mais fondamentalement, qu'est-ce qu'il va faire ? Il va défendre les intérêts des États-Unis. Les Américains sont nos alliés, donc on va travailler avec eux. On l'a fait lors du premier mandat de Donald Trump, comme vous le savez, où Emmanuel Macron était déjà Président de la République, donc les deux hommes se connaissent et ont travaillé ensemble. Mais la vraie question, c'est comment est-ce que les Européens, maintenant, peuvent prendre leur destin en main et assumer de défendre eux-mêmes leurs propres intérêts, sur le plan militaire, sur le plan technologique, sur le plan économique ? J'étais aux États-Unis quand Donald Trump a fait son premier mandat. Il y a eu à l'époque, je pense, une forme de déni collectif des élites américaines - comme de beaucoup d'Européens - de penser que c'était un accident de l'Histoire, qu'il avait été élu parce qu'Hillary Clinton avait fait une mauvaise campagne, parce que les réseaux sociaux, etc.

Q - Alors qu'on n'a pas vu que les Américains en avaient marre de l'establishment ?

R - Mais il y a une tendance structurelle, qu'on voyait déjà d'ailleurs chez certains démocrates : un repli des États-Unis sur leur pays et leurs problématiques intérieures - identitaires, économiques -, un rejet des accords de libre-échange, une forme de protectionnisme qu'on a aussi beaucoup vu sous l'administration Biden, bien sûr, contre nos intérêts industriels, on pense notamment à l'IRA (Inflation Reduction Act) et ses subventions massives dans les industries vertes américaines...

Q - Ça, on l'avait plus ou moins prévu. On savait que la politique de Trump allait être suivie par Biden au niveau, justement, des droits de douane...

R - Et un détournement de l'Europe.

Q - Et qu'est-ce qui va changer avec Trump 2 par rapport à Trump 1, que vous avez bien connu ?

R - Je pense qu'on verra déjà une accélération de ce qu'on avait vu sous Trump 1, que ce soit sur la pression sur le plan commercial, avec déjà les menaces de tarifs douaniers, que ce soit la volonté de se retirer militairement d'Europe pour aller sur d'autres priorités, je pense notamment à la rivalité stratégique avec la Chine. Et donc à un moment, la question c'est comment est-ce qu'on est capables, nous, collectivement, de défendre nos intérêts ? Sur le plan commercial, par exemple, les Européens ont longtemps été très naïfs. On est restés bloqués dans un logiciel de mondialisation heureuse des années 1990, où on fait des accords gagnant-gagnant. On voit aujourd'hui qu'on a des pays comme les États-Unis qui, au contraire, rentrent dans des logiques très dures de pression, qui intègrent des critères de sécurité nationale, qui pensent à leur souveraineté.

Q - Il faut aller à l'affrontement avec eux ?

R - La seule façon, par exemple, de faire comprendre que le protectionnisme est dans l'intérêt de personne et de ne pas avoir une guerre commerciale, c'est précisément d'assumer des bras de fer, d'assumer l'affrontement et de montrer que nous aussi, on est un marché de 450 millions de consommateurs, qu'on a doté depuis sept ans - notamment sous l'impulsion de la France et du Président de la République - l'Europe d'instruments pour se défendre. Je donne un exemple très récent. La Chine subventionne massivement son industrie de véhicules électriques. Et ce sont des véhicules électriques qui, après, se retrouvent en Europe et qui font concurrence à notre industrie automobile. La Commission européenne - et c'est une décision que nous avons soutenue - a mené une enquête sur la question des subventions en Chine et a décidé d'imposer des tarifs douaniers aux véhicules électriques chinois. Ce sont des choses qu'on n'avait pas réussi à faire il y a quelques années, par exemple sur la question du solaire. Et donc, vous voyez l'Europe progressivement qui commence à sortir d'une forme de naïveté. Il reste encore énormément à faire et évidemment c'est ma priorité au niveau européen de renforcer nos instruments et, à ce moment-là, de les utiliser.

Q - Mais permettez-moi de vous poser une question qui aurait semblé inimaginable il y a quelques semaines, il y a quelques jours, peut-être. Donald Trump envisage notamment l'annexion, l'occupation du Groenland et n'exclut pas la possibilité - ce sont ses mots - d'une occupation militaire pour, dans son esprit, annexer le Groenland. Est-ce que dans cet esprit, la France se porterait à la défense du Danemark et son allié dans l'OTAN contre les Américains utilisant la force ? C'est un scénario lu. La question formellement se pose.

Q - Tu oublies le Canada.

Q - Oui, mais ce n'est pas une annexion militaire, dans ce cas-là.

Q - On vous posera la question du Canada.

R - Déjà, je pense qu'effectivement, ce ne sont pas des questions qu'il faut traiter avec légèreté. On voit ce type de menaces, qui sont inacceptables.

Q - Ce n'est pas du bluff ?

R - Evidemment, le Danemark fait partie de l'Union européenne. C'est un partenaire, c'est un allié. Le Président de la République a appelé d'ailleurs la Première ministre danoise à ce sujet. Et fondamentalement, ça nous rappelle une fois de plus que les règles du jeu sont en train de changer. Le temps s'accélère.

Q - Est-ce que Donald Trump traite le Groenland, par exemple, comme la Russie traite l'Ukraine, mentalement ?

R - Ce qu'on voit, je pense, aux États-Unis en ce moment, c'est un mélange de la géopolitique du XIXe siècle, c'est-à-dire des rapports de force débridés, une volonté de conquête, une forme d'agressivité. On sort du droit international, donc on revient sur une logique de la loi du plus fort, avec les outils technologiques du XXIe siècle. Donc on ne peut pas rester coincés, nous Européens, dans un logiciel du XXe siècle, qui est complètement dépassé. Donc il faut qu'on comprenne, encore une fois, se doter de réalisme, être un peu plus machiavéliques, d'une certaine façon, mais sans perdre de vue nos valeurs, parce qu'on fait ça pour défendre nos valeurs : l'Etat de droit, la démocratie, la liberté. Ce sont les valeurs de l'Union européenne. Mais la seule façon, encore une fois, d'être capables de se défendre, c'est d'assumer, collectivement, de défendre l'Union européenne.

Q - Je parle sous votre contrôle, Benjamin Haddad, mais les Danois ne sont pas complètement fermés à cette question, puisqu'ils ont dit qu'ils étaient prêts à ouvrir la discussion, en tout cas sur l'Arctique, c'est-à-dire la partie supérieure du Groenland. Ça veut dire quoi ?

R - De toute façon, on a toujours des discussions avec nos partenaires. Il y a toujours de la diplomatie.

Q - Non, mais Olaf Scholz a tout de suite dit : "Vous vous rendez compte ? On est en dans l'ingérence, encore une fois...

R - C'est effectivement ce qu'a dit Olaf Scholz. C'est ce que nous avons dit aussi. Et je crois que les dirigeants danois ont aussi dit que c'est inacceptable.

Q - C'est le retour d'une forme d'impérialisme américain, comme on n'en a pas connu depuis très longtemps ?

R - Je vous dis, c'est le retour à une forme de géopolitique, encore une fois, débridée, de rapports de force. Et là aussi, nous, il faut qu'on se réveille. C'est vraiment le moment du réveil stratégique des Européens. Donc, ça implique beaucoup de choses. Ça implique, par exemple... Donald Trump nous dit qu'il faut augmenter nos budgets militaires.

Q - À 5%.

R - Là-dessus, on est d'accord. Nous d'ailleurs, on l'a fait. Dans les deux mandats d'Emmanuel Macron, on aura doublé le budget de défense de la France. Et je vois le ministre des armées, Sébastien Lecornu, qui encore ce matin dans une interview dit qu'il faut réarmer la France. Bien sûr.

Q - En attendant, les seuls en Europe qui l'ont fait, ce sont les Polonais, qui sont à 4%, pour une raison intrinsèque, qui est qu'ils achètent de l'armement américain et ils sont, on le sait, très atlantistes.

R - Vous avez raison de le souligner parce qu'effectivement, il y a ce qu'on doit faire au niveau national - augmenter nos budgets de défense, et on l'a fait en France -, il y a ce qu'on doit porter au niveau européen, en créant des nouveaux instruments de coopération industrielle et des instruments de financement. Par exemple, vous savez, pendant la crise du Covid, on a créé de la dette commune, qui a été portée par la France et l'Allemagne, 750 milliards, pour relancer nos économies et investir dans nos industries.

Q - Le "Quoi qu'il en coûte" au niveau européen.

R - Exactement. Pourquoi ne pas imaginer la même chose, quand on est face à une urgence géopolitique de ce type, qu'on a besoin de se réarmer aussi parce qu'on a une guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine à nos frontières directement, qui menace notre ordre de sécurité ?

Q - Donc on attend l'accident pour créer un rond-point ? Parce que l'Europe de la défense, ça fait 20 ans qu'on en parle, Benjamin Haddad.

R - L'Europe avance pendant les crises. L'Europe avance sous pression.

Q - Ce n'est pas forcément une bonne méthode, vous en conviendrez.

R - Mais vous savez, fondamentalement, il y a urgence. Donc à un moment, soit on est capable d'avoir le courage, l'unité, de se réveiller et de prendre les mesures qui s'imposent... Sinon, on va disparaître. Sinon on va devenir un théâtre passif des rivalités des grandes puissances qui vont nous dépecer : les États-Unis, la Chine et les autres. Moi je ne souhaite pas ça, parce que je pense fondamentalement qu'on défend là les intérêts de la France. On a besoin d'être influents en Europe - et on l'est, on pousse l'Europe à se réveiller, à changer son logiciel - et on a besoin d'une Europe qui est capable, là aussi, de défendre sa souveraineté, ses frontières et ses intérêts géopolitiques.

Q - Benjamin Haddad, ce que vous proposez, c'est quoi ? Une forme de grand emprunt européen pour financer l'effort de défense, pour augmenter le budget de la défense de tous les pays de l'Europe, c'est ça ?

R - Oui, par exemple. Je pense qu'effectivement ça ferait partie des outils. Ça avait été proposé par Kaja Kallas, l'ex-Première ministre estonienne, qui maintenant est la haut-représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. On pourrait faire un grand emprunt en effet, les "eurobonds", comme on dit, sur les questions de défense.

Q - Mais il y a beaucoup de pays européens - je pense aux Pays-Bas ou à l'Allemagne - qui ne veulent plus de ce genre de choses. Pour le Covid, ils ont dit oui, mais pour ça, c'est non.

R - On verra, parce que sur ce sujet-là le débat est en train de bouger et donc on voit le débat, y compris dans les pays que vous venez de mentionner. Il y a en ce moment une campagne électorale en Allemagne et ça fait partie des sujets qui sont discutés.

Q - Mais l'argent, vous allez le trouver où ? Benjamin Haddad, la majorité de l'argent en Europe, ce sont des fonds d'investissement américains. Donc comment est-ce que vous voulez qu'on crée une sorte d'armée européenne, soi-disant pour être à l'égal des États-Unis, mais en fait c'est de l'argent américain qui nous finance ?

R - Mais fondamentalement, là, et ce que vous mentionniez tout à l'heure, vous avez parfaitement raison. La condition de notre souveraineté, c'est de réduire nos dépendances, et donc c'est de soutenir l'industrie de défense européenne. C'est la seule façon de pouvoir... Ce n'est pas en allant créer des usines au Kentucky ou en allant dépendre des armes américaines...

Q - Oui, mais avec de l'argent américain. Peu importe où est l'usine, si c'est de l'argent américain.

R - ... des usines, des armes qui peuvent être contrôlées aussi par des dirigeants américains, qu'on sera autonomes. On a en ce moment des débats en Europe sur le fait de développer des nouveaux instruments. Il y a un instrument technique qui s'appelle EDIP, dans lequel justement on porte cette question de la préférence européenne. Mais vous avez raison. Une fois de plus, ce n'est pas en montrant de la faiblesse, en faisant des concessions aux Américains qu'on pourra commencer les négociations. Parce que je le vois un petit peu en ce moment chez certains Européens : Donald Trump n'est même pas encore assis dans le Bureau ovale que vous avez déjà des voix en Europe qui s'élèvent pour dire : "Il faut faire du Buy American, il faut acheter de l'énergie, des gaz américains, il faut acheter des armes".

Q - Quand on voit les déclarations de Donald Trump, c'est normal qu'ils réagissent.

Q - Mais les Américains sont des alliés ou des rivaux, pour vous ?

R - Je crois que si on commence déjà à faire des concessions avec nous-mêmes, négocier avec nous-mêmes, alors qu'une négociation n'a même pas encore commencé, on envoie un signal de faiblesse. Donald Trump ne nous respectera que si on est forts et que si on y est unis. Ça, c'est le message. Et moi, je vais partout en Europe. Je serai en Italie pour aller rencontrer l'équipe de Mme Meloni dans quelques jours ; je vais voyager après en Lituanie ; en Pologne, qui est un pays qui prend tout de même les questions de sécurité et de défense très au sérieux.

Q - On va y venir, Benjamin Haddad.

R - C'est le message que porte la France.

(...)

Q - L'Europe est-elle unie face à Trump ? Que penser de l'intervention en solo de Mme Meloni, qui est allée le voir toute seule en Floride ? Que penser de la phrase d'Emmanuel Macron qui accuse Elon Musk d'une " nouvelle internationale réactionnaire" ? On va en parler dans un instant.

(...)

Q - Ma question est toute simple, en fait. Vous présentez les États-Unis, très légitimement, à la manière d'une nation, d'un pays rival, d'un pays inquiétant, d'un pays contre lequel on doit se défendre. Est-ce qu'on doit encore dire que les États-Unis sont les premiers alliés de l'Europe, ou est-ce que la donne a changé ?

R - Ce sont les alliés, indubitablement.

Q - Vous avez hésité.

R - On est au sein de l'OTAN. On a des partenaires - la Pologne, qui a la présidence en ce moment de l'Union européenne, les pays baltes, qui sont en première ligne face à la menace de la Russie -, c'est tout naturel, qui voient aussi dans les États-Unis la garantie de leur sécurité. Même si je constate que beaucoup, par exemple, de Polonais, comme le ministre des affaires étrangères Sikorski, disent : "l'OTAN, c'est la première assurance-vie, mais on a besoin de la défense européenne comme une deuxième assurance-vie". Donc on voit aussi que les lignes bougent dans ces pays. Mais je pense aussi fondamentalement que les États-Unis, c'est un révélateur pour l'Europe. C'est un révélateur aussi de nos faiblesses, d'une certaine façon. Si on voit ce qui s'est passé ces derniers jours avec Elon Musk... On a Elon Musk qui soutient via X, avec des algorithmes qui amplifient, des candidats, des forces politiques dans le débat européen. On a aussi d'ailleurs, je le dis, la Russie, via TikTok, qui met la pression en Roumanie ou chez certains de nos voisins - comme en Moldavie - pour s'ingérer et pour renverser des forces démocratiques proeuropéennes. Est-ce que nous, on veut être une colonie numérique dépendante des autres et laisser des milliardaires américains ou la Russie s'ingérer dans nos processus électoraux et détourner le débat démocratique ? Ou est-ce qu'on veut être capables là aussi d'assumer notre souveraineté ?

Q - En Roumanie, cela dit, si je peux me permettre, des candidats qui n'étaient pas particulièrement prorusses se sont indignés de l'annulation des résultats électoraux, sur le mode "ce n'est pas parce que le résultat nous déplaît qu'on a le droit d'annuler l'élection".

R - Mais vous avez du jour au lendemain un candidat quasiment inconnu qui est totalement amplifié par des algorithmes sur lesquels nous n'avons absolument aucune maîtrise démocratique, par la Russie, via TikTok. À un moment, il faut aussi se poser des questions. Si demain...

Q - Mais même Thierry Breton dit "probablement, possiblement". On n'a pas de certitude, en la matière.

R - On a quand même des règles pour investir sur le marché européen. Vous savez, je vous donne un exemple, auquel je pense parce qu'on est dans le débat politique, mais qui peut toucher aussi des journalistes, et d'ailleurs n'importe quel citoyen. Si demain vous avez, sur X ou sur TikTok, des vidéos qu'on appelle des deepfakes, c'est-à-dire des vidéos fausses - quand vous voyez d'ailleurs le perfectionnement de ces vidéos aujourd'hui, on est juste à quelques mois, voire quelques années, de vidéos dont on ne pourra même pas être capables de faire la différence entre des vidéos authentiques ou inauthentiques - que vous voyez une vidéo fausse de vous, et que vous demandez à X de la retirer, et qu'il n'y a personne pour faire de la modération du contenu ou pour se responsabiliser ? À un moment, il faut quand même qu'on ait des règles. Je suis favorable évidemment à ce qu'on ait ces plateformes pour échanger et pour dialoguer, mais il faut qu'on fasse respecter nos règles.

Mais deuxièmement, fondamentalement, révélateur aussi, parce que ce qu'on voit depuis notamment une trentaine d'années, c'est le décalage économique croissant entre l'Europe et les États-Unis. Depuis 30 ans, les Américains ont généré deux fois plus de PIB par habitant que l'Union européenne. Si on regarde par exemple sur des industries qui sont de l'innovation absolument fondamentale aussi pour notre souveraineté et notre compétitivité comme l'intelligence artificielle, 60% des investissements mondiaux dans l'intelligence artificielle se font aux États-Unis, près de 20% en Chine et seulement 6 ou 7% en Europe. L'immense défi qu'on a devant nous, ce n'est pas de regarder les États-Unis ou ailleurs, c'est aussi de voir comment est-ce qu'on peut relancer la croissance, la compétitivité de l'Union européenne. On a mis beaucoup l'accent ces dernières années sur la régulation, sur la norme, sur la bureaucratie, au détriment de nos entrepreneurs, de nos PME, de nos innovateurs qui, soit partent ailleurs ou n'ont pas les moyens de se financer, de croître, de pouvoir se développer au niveau européen. Moi, je souhaite qu'on ait des grands acteurs européens. Ça veut dire les soutenir, ça veut dire se protéger et ça veut dire à un moment réduire les normes, réduire la bureaucratie et la régulation, et trouver les moyens de prendre des risques, en fait, de soutenir, surtout, ceux qui veulent prendre des risques en libérant les capitaux. C'est ce que dit l'ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, dans son rapport qui a fait beaucoup de bruit. Il propose une série de propositions précisément pour faire l'unification des marchés de capitaux, l'union bancaire pour renforcer nos entreprises. Ça, c'est vraiment l'agenda que la France porte aujourd'hui au niveau européen.

Q - Elon Musk, c'est quand même un très proche soutien du président Trump. Il est dans une stratégie d'ingérence, en Allemagne sur les élections, en Grande-Bretagne. Comment est-ce qu'on lutte contre M. Musk ? Est-ce qu'il est à la tête, comme l'a dit le Président, d'une "internationale réactionnaire" ?

Q - Est-ce qu'on lutte contre M. Musk ? C'est peut-être ça la question. Ou est-ce qu'on lui parle ?

R - Mais c'est là que je vous dis qu'il faut qu'on soit capables de faire respecter nos règles. Quand vous voyez M. Musk, en effet, qui est un allié de Donald Trump.

Q - Plus qu'un allié, c'est...

R - Oui, un allié, un ami... qui soutient des forces politiques en Europe. Est-ce que vous pensez qu'Elon Musk et Donald Trump ont intérêt à ce qu'on soit forts et unis, ou divisés et faibles ? Ne serait-ce d'ailleurs que pour défendre les intérêts commerciaux et économiques de M. Musk. Il faut quand même se poser la question. Donc une fois de plus, je vous dis, faisons respecter nos règles. Il y a à la Commission européenne des enquêtes sur le comportement d'X, TikTok ou d'autres. Donc là-dessus, on doit faire respecter nos règles, notamment sur la question des modérations de contenu, sur la question des algorithmes. Mais encore une fois, ça ne m'intéresse pas, en fait, de rentrer dans un débat...

Q - Vous parlez d'unité. Quand on voit Mme Meloni qui se précipite en Floride voir M. Trump, on est très loin de cette unité, là.

R - Ce que je veux dire, c'est que ça ne m'intéresse pas de rentrer dans un débat de diabolisation, parce que je regarde aussi et je me dis : "Où sont les Musk européens ?" Comment est-ce qu'on fait, précisément, pour avoir des grands entrepreneurs qui peuvent aussi créer des entreprises ? Parce que Musk, c'est aussi le véhicule électrique, c'est aussi SpaceX, le spatial. Comment est-ce que nous, on peut avoir un environnement, un écosystème où on a des entreprises qui émergent et qui innovent, parce que c'est une question de souveraineté ?

Q - Benjamin Haddad, vous avez dit encore hier dans "Le Figaro" : "On ne peut pas laisser Donald Trump et Vladimir Poutine régler le sort de l'Ukraine en un coup de fil." et "La France doit être à la table des négociations". Mais ça veut dire quoi ? Comment est-ce que vous arriverez, vous, la France, à vous imposer ? De quelle manière ?

R - Déjà, vous voyez que la France joue ce rôle diplomatique. C'est le Président de la République qui a organisé la rencontre en marge de la cérémonie de réouverture de Notre-Dame de Paris, entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky. Quand on défend l'Ukraine, on défend nos intérêts de sécurité. Nous avons une guerre à nos frontières. On ne peut pas accepter que les frontières de l'Europe soient redessinées par la force, par la brutalité...

Q - C'est pourtant ce qu'il risque d'arriver en cas d'accord entre Vladimir Poutine et Donald Trump.

R - ...sinon, ça crée un précédent, même pour le reste du monde.

Q - Est-ce que ça veut dire que la France refuse des concessions territoriales de l'Ukraine ?

R - Je vais y venir. Mais je voudrais quand même rappeler ça, parce que ce sont aussi nos partenaires, nos alliés - les Baltes, les Polonais, les Roumains - qui sont en première ligne aussi face à cette menace. Donc depuis trois ans, nous avons fait le choix d'aider les Ukrainiens à se défendre. Alors bien sûr, à un moment, il y aura des négociations. Il le faut.

Q - Et des concessions territoriales ?

R - Mais pour dialoguer, pour négocier, il faut être deux. It takes two to tango, comme disent les Américains. Et donc, notre stratégie... C'est la Russie, aujourd'hui, qui se refuse à dialoguer. C'est la Russie qui fait venir des troupes nord-coréennes. Vous vous rendez compte quand même du changement de paradigme, aussi ? Des troupes nord-coréennes, aujourd'hui, qui se battent sur le sol européen, des missiles et des drones iraniens qui sont utilisés aussi contre les infrastructures...

Q - Les troupes nord-coréennes, c'est de la chair à canon, comme disent certains observateurs ?

R - Probablement, oui, effectivement. Et je ne pense pas que ce soit fait avec l'assentiment démocratique du peuple nord-coréen, c'est le moins qu'on puisse dire. Et des missiles, des drones iraniens qui sont utilisés contre les civils ou les infrastructures militaires de l'Ukraine. Et donc, fondamentalement, la Russie est dans l'escalade. La seule façon de pouvoir créer les conditions d'une négociation, ce que nous souhaitons, ce que les Ukrainiens souhaitent, ce que le président Zelensky...

Q - Vous n'avez pas répondu sur les concessions territoriales.

R - ... c'est d'abord de créer ce rapport de force militaire. Et après, en effet, une négociation, c'est des concessions. Moi, je ne veux pas anticiper ce que sera une négociation, mais moi, je souhaite d'abord qu'on puisse mettre les Ukrainiens dans le rapport de force le plus favorable possible pour pouvoir créer les conditions de cette négociation, à laquelle c'est la Russie depuis trois ans qui tourne le dos.

Q - Des négociations, ce sont des concessions ?

R - Mais toujours, quand on fait la paix, c'est la diplomatie. Mais la diplomatie, c'est aussi des rapports de force.

Q - Vous dites "en position de force", M. Haddad...

R - C'est comme ça qu'il faut aider les Ukrainiens. Et puis surtout, encore une fois, créer les conditions de la négociation.

Q - Mais vous dites qu'aider les Ukrainiens, c'est leur dire : "Il faut que vous fassiez des concessions territoriales" ?

R - Aider les Ukrainiens, c'est les mettre dans les conditions de la négociation. Et puis par ailleurs, je vois Donald Trump qui pouvait dire à un moment : "Tout ça sera réglé en 24h"... On voit aujourd'hui que déjà... Je pense que ce n'est dans l'intérêt de personne, pas dans l'intérêt des États-Unis ni des Européens, de donner une victoire à Vladimir Poutine. Cela créerait, une fois de plus, un précédent désastreux pour les relations internationales, y compris quand on pense à d'autres théâtres comme l'Asie, et ça les Américains aussi le comprennent. Donc la question maintenant, c'est comment est-ce qu'on peut créer ces solutions, et comment est-ce qu'on peut après assurer aussi des garanties de sécurité durables, pérennes pour l'Ukraine ? Parce que le but aussi, après un éventuel cessez-le-feu, c'est qu'il soit durable. Et donc ça veut dire aussi dissuader...

Q - Mais vous dites deux choses à la fois, si je peux vous permettre.

R - Et pour tout ça, on aura besoin de l'Europe. Donc on ne peut pas négocier la sécurité de l'Europe sans les Européens, on ne peut pas négocier la sécurité de l'Ukraine sans les Ukrainiens. C'est le message que porte la France.

Q - Vous dites qu'il faudrait que l'Ukraine soit en position de force pour négocier, mais ce que propose Donald Trump, c'est plutôt de réduire l'aide militaire à l'Ukraine, voire de la retirer complètement. On ne voit pas très bien comment l'Ukraine pourrait se retrouver dans une position de force.

R - C'est pour ça que le message que l'on fait passer là aux Américains... C'était tout l'objet d'ailleurs de cette rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky organisée par Emmanuel Macron...

Q - On ne voit pas les Européens prendre le relai.

R - ...C'était précisément de dire : "Si on fait ça, il n'y a plus de négociations, il n'y a pas de diplomatie possible". Vous avez, encore une fois, la Russie qui est dans une posture maximaliste, agressive et qui continue d'escalader. Et je dis ça une fois de plus en vous disant que nous souhaitons créer les conditions de la négociation. Mais la diplomatie, c'est aussi parfois d'assumer des rapports de force, pour pouvoir dialoguer.

Q - Merci beaucoup, Benjamin Haddad, d'avoir été avec nous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 janvier 2025