Texte intégral
Q - Qu'attend la France du chantier européen de la compétitivité présenté ce mercredi ?
R - La compétitivité est la condition de la souveraineté européenne. Nous sommes au lendemain du lancement par DeepSeek de son nouveau modèle d'intelligence artificielle qui remet en question les modèles américains, et nous voyons le risque pour l'Europe de décrocher complètement des nouveaux équilibres technologiques. Les grands enjeux industriels de demain exigent de simplifier la réglementation, de soutenir l'innovation et la productivité en Europe.
Le rapport Draghi montre bien le décrochage économique du continent européen par rapport aux Etats-Unis et chiffre à 800 milliards d'euros par an les investissements nécessaires dans la décarbonation et la transition technologique pour redevenir compétitifs au niveau international. C'est une question existentielle pour l'Europe. Ce sera bien entendu au coeur des échanges qui se tiendront en février à Paris lors du Sommet pour l'IA. Nous attendons de la Commission une ambition haute en matière d'investissements dans l'IA et dans l'innovation en général.
Q - L'essentiel du décrochage de l'UE provient de son retard technologique. Que faut-il faire pour le combler ?
R - Passons d'un modèle de régulation à un modèle d'innovation et d'investissement. Nous avons des talents et des pépites en Europe, en particulier en France, mais ils rencontrent des difficultés à se développer au niveau européen. Aux Etats-Unis, ce sont des fonds de capital-risque, des fonds de pension qui financent l'écosystème d'innovation et de rupture.
L'Europe doit achever son marché unique. Cela passe par l'union des marchés de capitaux et l'union bancaire qui doivent nous permettre de flécher l'épargne des Européens vers l'investissement. L'idée d'Enrico Letta de créer un vingt-huitième droit des affaires pour que des entreprises se développent en Europe est très intéressante, tout comme la création d'un statut de jeune entreprise innovante vers lequel pourraient être fléchés les financements.
Il est crucial de soutenir l'innovation de rupture. On a un Conseil européen de l'innovation, donnons-lui plus de moyens et simplifions les procédures pour s'inspirer de la Darpa aux Etats-Unis [l'Agence pour les projets de recherche avancée de défense, NDLR]. La Banque européenne d'investissement doit aussi prendre plus de risques. Le président de la République a dit qu'il fallait doubler la capacité financière de l'UE. Il faut que nous accélérions sur tous ces sujets.
Q - Que préconisez-vous dans le cadre du pacte pour une industrie propre attendu fin février ?
R - Déjà, il est essentiel de ne pas abandonner nos ambitions climatiques. Il doit prévoir des investissements massifs dans la transition environnementale et la décarbonation via le nucléaire et les renouvelables, réduire le coût de l'énergie et les dépendances de l'UE.
C'est grâce à son investissement dans le nucléaire que la France a aujourd'hui l'une des énergies les plus décarbonées d'Europe. Il est également important de simplifier les aides d'Etat et d'accompagner nos industriels de manière pragmatique. Nous devons renforcer la demande pour les véhicules électriques et soutenir nos entreprises face à la concurrence internationale.
Q - La France a récemment demandé à l'UE "une pause réglementaire massive" qui a été interprétée par certains comme une déréglementation des politiques vertes européennes...
R - Le président a raison d'exiger une pause normative. Sur le dernier quinquennat, l'UE a produit quelque 13.000 textes et les Etats-Unis 5.000, selon un rapport récent de trois sénateurs. Cette inflation normative pèse beaucoup sur nos entreprises et nos agriculteurs. Nous souhaitons garder l'ambition verte de l'UE, mais nous devons rajouter du pragmatisme dans la mise en oeuvre.
Nous prônons la création d'un statut d'entreprise de taille intermédiaire pour ne pas faire peser sur elles des réglementations qui sont trop lourdes. Nous demandons la suspension des normes de "due diligence" et de "reporting" pour simplifier drastiquement leur fonctionnement. J'observe une grande convergence chez mes homologues européens sur cette urgence de simplifier. La nouvelle donne géopolitique peut être une opportunité pour l'Europe si l'on s'en donne les moyens et que l'on change de logiciel.
Q - La pression vient désormais aussi des Etats-Unis. L'UE apparaît tétanisée face aux provocations de Donald Trump...
R - On sous-estime nos forces. Je lisais un sondage récemment selon lequel le reste du monde, que ce soit l'Inde, la Chine, les Etats-Unis, le Brésil ou l'Afrique du Sud, considère que l'Europe a tous les atouts pour jouer à égalité avec les Etats-Unis et la Chine. La zone où l'on voit le plus de pessimisme à cet égard, c'est l'Europe elle-même ! Arrêtons l'autoflagellation et d'avoir peur de notre ombre !
Il y a des défis immenses, mais nous avons tous les atouts pour réussir. Il faut s'en donner les moyens, être un peu plus carnivore et assumer des rapports de force pour se protéger vis-à-vis des Etats-Unis ou de la Chine. Nous devons utiliser nos instruments commerciaux lorsqu'il y a des pratiques déloyales, comme l'UE a déjà commencé à le faire vis-à-vis de Pékin sur les véhicules électriques, ou encore faire preuve de fermeté vis-à-vis des plateformes numériques pour protéger l'intégrité de nos élections.
L'Europe a su rester unie face à Donald Trump par le passé, et nous devons continuer à défendre nos intérêts économiques, en devenant plus assertifs sur la scène internationale.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 février 2025