Texte intégral
Q - Bonjour, Laurent Saint-Martin.
R - Bonjour.
Q - Merci d'être avec nous. C'est votre "Grand Rendez-vous", ce dimanche. Vous êtes le ministre délégué au commerce extérieur et aux Français de l'étranger. Vous étiez le ministre des comptes publics dans le gouvernement précédent, le gouvernement Barnier. Vous êtes donc assez concentré sur des sujets comme le budget 2025, que le Premier ministre promet désormais de faire adopter par l'intermédiaire de l'article 49.3. Vous n'avez pas été sourd au commentaire acide de Bernard Arnault sur la surtaxation des entreprises françaises en France. Nous vous demanderons aussi comment vous aborder les échanges avec Donald Trump - la course aux droits de douane a commencé. Et enfin, un mot de l'intelligence artificielle. Elle occupe nos vies et Emmanuel Macron pilote un événement cette semaine sur le sujet, étant là aussi dans une course avec l'Amérique.
(...)
Q - Mais M. Arnault, qui est l'un des premiers concernés, justement, par cette hausse stratosphérique - on passe de 25 à 40 -, dit : "C'est toujours pareil avec les impôts. On dit que c'est provisoire, ça devient durable." Qu'est-ce que vous lui répondez ?
R - D'abord, Bernard Arnault, il faut toujours l'écouter. C'est l'un de nos chefs d'entreprise qui fait rayonner la France à l'international. Je suis ministre du commerce extérieur et j'y suis extrêmement sensible. Et s'il a réussi, c'est aussi parce qu'il a permis de faire grandir les multiples sociétés de son groupe, décennie après décennie.
Q - Et il emploie 160.000 personnes.
R - Absolument. Donc j'entends ce qu'il dit. Il a raison de rappeler - ce n'est pas ce qu'il dit directement, mais ce que sous-tend son propos - qu'on doit créer de la richesse avant de la redistribuer. Ça, je l'ai toujours dit. Donc il ne faut pas oublier dans notre pays qu'au moment où on touche à la fiscalité, il peut y avoir effectivement des effets contre-productifs sur la création de valeur. Et on peut perdre du capital et on peut perdre de la production dans notre pays. C'est pour ça que ce budget a été construit avec beaucoup d'attention là-dessus. On demande...
Q - Mais qu'est-ce que vous lui répondez ?Parce que, pour reprendre ce que disait Mathieu tout à l'heure, lui, je ne pense pas qu'il ait la même définition de la justice fiscale que vous, M. Saint-Martin.
R - Je réponds à l'ensemble des entrepreneurs - et pas à un seul entrepreneur - que notre pays est un pays qui sait protéger ses entreprises. On l'a vu notamment pendant la crise sanitaire, pendant la hausse des coûts de l'énergie. Les boucliers...
Q - En taxant les plus grandes. M. Saint-Martin, Bernard Arnault dit que vous encouragez les délocalisations. C'est le contraire !
R - Moi, je l'ai aussi entendu dire qu'il n'était pas question pour lui de délocaliser et que ça avait été très mal interprété là-dessus. Et je le crois.
Q - De toute façon, il ne peut pas délocaliser, il fait du "made in France".
R - Mais il aime la France, surtout.
Q - Non, mais il fait du "made in France", donc ça ne peut pas être délocalisé, ça ne peut pas être...
R - À nous de l'aider à continuer à faire prospérer son groupe au service de l'image de la France. Ce que je dis, puisque je réponds à votre question initiale, c'est : "Est-ce qu'on veut, demain, un pays fort, prospère, capable de continuer à protéger sa nation pendant les moments les plus difficiles, comme on l'a vu pendant la crise Covid ?" J'étais rapporteur du budget à l'Assemblée nationale pendant la crise Covid. Vous vous souvenez le nombre de mesures de protection qu'on a mis pour nos entreprises ? Vous vous souvenez de l'activité partielle ? Vous en avez vous-même peut-être bénéficié. Vous vous souvenez des prêts garantis par l'Etat, à hauteur de plusieurs centaines de milliards d'euros de garantie ? Est-ce que vous vous souvenez des fonds de solidarité exceptionnels ? Je termine là-dessus, parce que c'est très important. Pour pouvoir avoir un pays qui protège fort, il faut un pays qui assainit ses comptes. Les grandes entreprises ne sont pas le bouc émissaire du budget, mais elles sont une partie de l'équation et contribuent, et c'est normal.
(...)
Q - Mardi, Donald Trump appliquera, comme il l'avait promis, de nouveaux droits de douane : +10% pour la Chine +25% pour le Canada et le Mexique. Addition salée. Est-ce que l'Europe est la suivante sur la liste ?
R - L'Europe n'a pas été mentionnée, effectivement, dans la hausse des droits de douane par le nouveau président américain.
Q - Vous le craignez ?
R - Il faut être vigilants, parce que c'est une vraie possibilité. D'ailleurs, il a menacé, si j'ose dire.
Q - Il l'a redit à Davos.
R - Il faut avoir une attitude de vigilance, mais aussi, d'unité européenne. Ça urge. Je ne sais pas ce que Donald Trump fera et je ne fais pas partie de ceux qui crient avant d'avoir mal. En revanche, je dis deux choses.
Q - Il y a en a, pourtant.
R - L'élection de Donald Trump, ses propos et la mise en place de hausses tarifaires pour un certain nombre de pays, à commencer par ses voisins, est une alerte. Et donc, nous devons, entre Européens - et je serai demain et après-demain à Varsovie, avec mes homologues ministres du commerce, pour justement réfléchir à la stratégie européenne là-dessus - enfin être en capacité à jouer cette compétition économique mondiale à la hauteur de ce que notre puissance doit être. C'est qui n'est toujours pas le cas aujourd'hui.
Q - Mais il y a deux solutions : soit on se barricade, soit on coopère.
R - Et aussi, être en capacité à répondre si une guerre commerciale venait effectivement à toucher l'Europe. Permettez-moi juste de rappeler, avec un petit pas de recul : une guerre commerciale n'est bonne pour personne, à commencer par les Etats-Unis, directement.
Q - Qu'est-ce qui vous dit que Donald Trump veut une guerre commerciale ?
R - Je crois que la mise en oeuvre aujourd'hui des droits de douane, la remise en cause d'un certain nombre de traités de libre-échange, à commencer par l'Amérique du Nord, le non-respect des règles de l'OMC, tout cela, c'est une future guerre commerciale que je ne souhaite pas, que, je le pense, aucun Européen ne souhaite, et à nouveau qui n'est bénéfique pour personne.
Q - Comment vous décryptez la position de Donald Trump ? C'est une manière de mettre la pression et d'arriver en position de force pour négocier ? Ou est-ce qu'il veut vraiment fermer les frontières, devenir plus protectionniste et mettre un coup d'arrêt au libre-échange qui a dominé le monde toutes ces dernières années ?
R - Je crois que c'est les deux. Je crois qu'il a une lecture des rapports de force bilatéraux dans le monde à l'aune de la balance commerciale d'abord. Il dit que l'Europe - et c'est vrai que sur la balance des biens, c'est exact - est excédentaire commercialement avec les États-Unis. Et donc, sa réponse, c'est de dire : "L'Europe me doit, puisque je lui achète plus qu'elle ne m'achète." Par ailleurs, c'est faux : pour les services, c'est l'inverse. On pourrait aussi discuter de la réalité de cette balance commerciale entre l'Europe et les États-Unis.
Q - Oui, mais est-ce qu'il l'entend quand vous lui dites ? Bien sûr que non.
R - Mais je crois aussi - et là, je vous donne raison également - que cela fait partie d'une discussion et d'un rapport de force plus global que le seul sujet commercial, à commencer par les sujets de défense, en ce qui concerne l'Europe.
Q - Mais justement, vous dites que c'est une alerte. Mais est-ce que ce n'est pas surtout un changement d'époque ? C'est-à-dire, manifestement les Américains, version Obama ou Biden, se tournaient vers le Pacifique. Version Trump, c'est sur le mode de l'unilatéralisme. Alors, on regarde ça. La fracture atlantique dont on parlait il y a longtemps s'élargit considérablement.
R - Oui, vous avez raison. Mais là, à nouveau, l'Europe doit se poser la question de son avenir, elle-même, d'abord. On peut passer notre temps à se demander comment on va répondre aux États-Unis, quelles mesures de rétorsion sont possibles. Il faudra le faire, si c'est évidemment nécessaire. Mais là, la question urgente en Europe, c'est de se demander : "Est-ce qu'on veut devenir la puissance que l'on peut être ?" Est-ce que l'on veut, enfin, nous battre sur la bataille technologique ? On va parler de l'intelligence artificielle, qui est quelque chose d'extrêmement stratégique pour la suite de ce siècle. Est-ce que l'on veut que l'Europe se protège, mais au bon sens du terme, sur la capacité à réindustrialiser et à produire davantage chez nous, sur des chaînes de valeur complètes qui nous rendent plus compétitifs ? Est-ce qu'on veut, enfin, que l'Europe ait une énergie compétitive durable, moins carbonée - ce qui est le cas aujourd'hui - et en faire une force, et le faire savoir au monde ? Est-ce qu'on veut - juste un dernier point là-dessus - simplifier la vie de nos entreprises - je reviens à ce qu'on disait en début d'émission - et baisser parfois la lourdeur réglementaire, pour que nos entreprises puissent continuer à davantage produire chez nous, avant de réguler en permanence ? Ces questions-là, ce sont des questions qui nous concernent, nous, Européens. Et la seule chose que je dis là-dessus, c'est que je crois que ça doit être un réveil européen, ce qui se passe dans le monde, et qu'on doit d'abord se réunir et être ensemble là-dessus.
Q - Justement, Laurent Saint-Martin, parce qu'au-delà des droits de douane, aussi, Donald Trump, ce qu'il dit aux grandes entreprises, c'est : "Venez investir chez nous."
R - Bien sûr.
Q - Et ce discours, il porte. De grandes entreprises, notamment françaises, disent : "C'est beaucoup plus facile d'investir aux Etats-Unis : il y a moins de réglementation, il y a moins de normes." Et tout cet appel d'air, comment est-ce que vous allez lutter contre ça ? Parce qu'à les entendre, ils veulent déjà partir.
R - D'abord, il y a beaucoup d'atouts en Europe qu'il n'y a pas aux États-Unis. Je parlais de l'énergie. C'est en Europe que vous avez...
Q - Elle est plus chère qu'aux États-Unis.
R - Oui, mais elle est moins carbonée - de très loin, justement - et elle est disponible. Vous avez, aujourd'hui, des atouts structurels en Europe, qu'on ne valorise peut-être pas assez pour, justement, garder nos entreprises - mais elles restent ici - et aussi pour en attirer d'autres. Je rappelle, pardon, que les Américains investissent en France. Et que si vous mettez des barrières tarifaires, ça va pénaliser ces mêmes entreprises américaines qui réexportent.
Q - Avec les impôts que vous avez augmenté, ils ne vont pas revenir.
R - Non mais attendez, la France...
Q - Ils sont très présents avec les fonds d'investissement surtout, les Américains. C'est surtout de l'argent.
R - Non, mais je sais qu'en France, on aime bien s'auto-saborder, mais ce n'est pas mon propos. Mon propos, c'est l'inverse. Moi, je regarde la France comme étant le pays qui a augmenté, année après année, pendant sept ans, les investissements directs étrangers. On n'a jamais eu autant d'investissements américains sur notre sol que depuis ces dernières années.
Q - Oui, mais c'est une perte de souveraineté, puisqu'aujourd'hui, la plupart des entreprises...
R - Vous ne pouvez pas dire tout et sans le contraire. On a besoin de produire sur notre sol, oui ou non ?
Q - Oui.
R - Est-ce qu'on a besoin de réindustrialiser notre nation ?
Q - On n'a pas de capitaux français, donc, on fait appel aux capitaux américains. Vous le savez aussi bien que moi, Laurent Saint-Martin.
R - On a évidemment des capitaux français et on a besoin des investisseurs du monde entier. Mais vous croyez qu'aux États-Unis, il n'y a que des investisseurs américains ? Il y a des investisseurs du monde entier.
Q - Majoritairement. La dette, elle est chez eux. La dette française, elle est aux États-Unis. La dette américaine, elle est aux Etats-Unis. C'est ça, la différence.
R - Mais là, vous parlez de la dette souveraine de L'État français ?
Q - Bien sûr.
R - Mais ça n'a rien à voir avec la dette privée des entreprises. Moi, ce que je vous dis, Monsieur, juste pour résumer, c'est qu'on a besoin des investissements et des capitaux du monde entier...
Q - Déjà, il ne devrait pas y avoir de dette, si on était...
R - ...pour faire justement de notre continent un continent qui sait jouer la compétition mondiale. C'est de cela dont il s'agit. États-Unis/Chine sont dans une compétition mondiale. La question, c'est : "Est-ce que l'Europe veut en faire partie ou est-ce qu'elle veut être un grand marché de consommateurs uniquement ?" C'est ça, la question.
Q - Il faut qu'elle ait un rôle.
R - Donc si elle veut en faire partie, il faut produire, il faut rechercher, il faut innover, et il faut mettre les moyens et mobiliser des capitaux là-dessus.
Q - Mais on n'arrête pas. Simplement, à chaque fois qu'on innove et à chaque fois qu'on devient compétitifs, on n'est jamais à l'aune de ce que font les Américains.
R - C'est donc l'agenda d'urgence - que je décris - des prochains mois et des prochaines années pour l'Europe : être en capacité à mobiliser les capitaux. On a ce projet d'union des marchés de capitaux dont on parle depuis 20 ans. Il est temps de le mettre en oeuvre.
Q - On a beaucoup de projets. On a le projet de l'Europe de la Défense aussi, ça fait 30 ans qu'on en parle, ça ne fonctionne pas.
R - On a ce projet de simplification pour nos entrepreneurs, qui s'appelle notamment le projet Omnibus, qui va être porté par la Commission européenne. Vous avez sûrement lu ce qui s'appelle la "boussole de compétitivité", qui a été présentée par la Commission européenne.
Q - Mais est-ce qu'il n'y a pas un côté "immense machin technocratique", là-dedans, très honnêtement ? Parce que quand on regarde les États-Unis, on peut leur reprocher bien les choses, mais ils créent un environnement de liberté maximale pour l'entreprise, pour l'investissement. On a l'impression que l'Europe croit toujours se simplifier en se bureaucratisant, en se technocratisant. Est-ce qu'il n'y a pas ce problème ?
R - Oui. La simplification pour les entreprises est clé. Nous avons des règlements qui sont des règlements...
Q - On entend ça tous les ans, depuis des années, et il ne se passe pas grand-chose, finalement.
R - Heureusement, cher Monsieur, que votre défaitisme permanent n'est pas au coeur de l'état d'esprit des États membres de l'Union Européenne, croyez-moi. On a besoin de se battre. On a besoin de se battre, justement, dans une compétition mondiale qui devient de plus en plus âpre. D'accord ? Donc, il faut avoir cette capacité de combat et de se mettre ensemble entre Européens. Et oui, ça passe par l'allègement des normes, ou au moins réfléchir "production" avant "régulation". Ça, ça peut être un rendez-vous européen nouveau, parce qu'on a quand même cette fâcheuse tendance à réguler avant de se demander comment on investit et comment on produit.
Q - Vous avez eu une formule étonnante : "L'Europe doit se protéger, dites-vous, mais dans le bon sens du terme." Et quel serait le mauvais ?
R - Le mauvais, c'est le protectionnisme ex ante. C'est-à-dire d'être contre le multilatéralisme, le commerce international sous les règles de l'OMC - bref, celui porté par le nouveau président américain. Ce n'est pas la vision européenne.
Q - Si on bascule dans ce monde - parce qu'il est possible qu'on y bascule -, est-ce que l'Europe est prête à s'y adapter ?
R - Il faudra s'y adapter, bien sûr. Il nous faut un agenda positif pro commerce international. Ce sont nos valeurs, et surtout c'est bon pour le business et c'est bon pour la France. Il nous faut aussi être en capacité à nous adapter et arrêter d'être naïfs. C'est-à-dire que s'il y a des mesures douanières contre les exportations françaises et européennes, il faudra être en capacité d'avoir des mesures de rétorsion, bien entendu. On ne va pas se laisser faire. Si le premier visage que vous envoyez de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis et de la Chine et du monde entier, c'est : "Allez-y, nous ne sommes qu'un marché de consommateurs et après tout nous ne produirons plus chez nous.", vous avez perdu la bataille d'avance.
Q - Les Américains sont encore des alliés ?
R - Bien sûr, de premier plan.
Q - Des alliés compliqués.
R - Des alliés de premier plan. Si je vous dis qu'on a besoin d'un agenda positif, c'est d'abord parce que je veux travailler positivement avec les États-Unis, et l'Europe aussi.
Q - Alors, l'Europe présidée par les Polonais jusqu'en juin, les Polonais qui sont très atlantistes, qui achètent leur équipement militaire chez les Américains, qui ont 4,7% du PIB consacré à la défense, qui achètent des F-35. Est-ce que ça change quelque chose, cette présidence-là, par rapport aux autres ?
R - Cette présidence-là doit aussi, évidemment, avoir à l'agenda, et prioritairement, ce que je viens de dire. On peut être atlantiste, pour reprendre votre expression, et réaliser que l'Europe a besoin d'être forte, comme puissance économique. C'est un choix politique.
Q - En tout cas c'est une chose qui va être discutée cette semaine à Varsovie avec les 27.
R - Dès le début de semaine.
Q - J'avais une question pour vous, en tant que ministre du commerce extérieur. Notre déficit commercial a atteint près de 40 milliards au premier semestre 2024. C'est un bon indicateur de notre compétitivité. Est-ce que vous pouvez nous donner le chiffre de l'année 2024 dans son ensemble ?
R - Il sera publié dans les tous prochains jours, à la fin de la semaine prochaine. C'est le calendrier normal. Juste un mot sur le déficit commercial...
Q - Il sera de combien, 80 milliards?
R - La publication sera faite, je vous dis, à la fin de la semaine prochaine.
Q - Mais on a un ordre de grandeur ?
R - Ce que je peux vous dire, c'est que le déficit commercial, il est chronique en France depuis très longtemps, depuis le début du siècle, en gros
Q - C'est pour ça que c'est une question importante, Laurent Saint-Martin.
R - Pourquoi un déficit commercial dans notre pays ? Il y a une seule raison. Je mets de côté les sujets énergétiques, qui peuvent varier très fortement. Structurellement, c'est parce qu'on ne produit pas assez chez nous et parce qu'on a désindustrialisé notre pays. C'est ça la réponse.
Q - Je sais bien.
R - Tant qu'on n'aura pas terminé cette phase de réindustrialisation qui est en cours, qui a été initiée depuis quelques années et qui fonctionne, mais qui prend une grosse décennie à être mise en oeuvre... Tant que vous n'aurez pas davantage réindustrialisé votre nation, vous n'aurez pas durablement un excédent commercial. Donc il faut continuer à faire ces investissements-là.
Q - Est-ce qu'il est inférieur à celui de l'année 2023, qui était catastrophique ? Vous pouvez au moins nous dire ça.
R - Je vous dis que chiffres seront présentés en fin de semaine prochaine. C'est respecter le calendrier de publication des chiffres du commerce extérieur. Ce que je vous dis, c'est que structurellement - c'est ça qui compte - la France aura une balance des biens commerciaux excédentaires quand elle aura réindustrialisé son pays, c'est-à-dire quand elle aura continué à ouvrir plus d'usines qu'elle n'en ferme. C'est ce que l'on fait depuis maintenant sept ans.
(...)
Q - Mercredi, vous serez à Kiev, notamment pour échanger avec des responsables ukrainiens sur la reconstruction, qui est déjà engagée aujourd'hui. Vous serez accompagné d'entreprises françaises. C'est un peu cynique de dire cela, mais la question c'est : "Il faut déjà parler reconstruction ?" Pourquoi ? Pour éviter de se faire piquer des marchés publics de BTP par les Américains ?
R - Non, il n'y a aucun cynisme là-dedans. Et d'abord, c'est quelque chose qui a commencé depuis plusieurs années. Il y a cette nécessité, effectivement, de soutenir l'Ukraine, évidemment sur le front - vous connaissez très bien le sujet et la position française qui n'a pas varié là-dessus -, mais aussi de réfléchir économiquement à comment investir avec les Ukrainiens, d'abord pour soutenir le pays dans le présent, et puis anticiper effectivement "l'après". Et c'est cela aussi la responsabilité des pays européens. Il y a le rôle de la France, mais ce n'est pas le seul. Evidemment, nos amis allemands, italiens et beaucoup d'autres pays sont aussi engagés à nos côtés là-dessus. Et ça fera partie des discussions que j'aurai à Kiev, effectivement.
Q - Vous parlez de "l'après". Vous pensez qu'on arrive vers une solution politique en Ukraine ? C'est en tout cas la volonté de Donald Trump, qui disait qu'il terminerait la guerre en 24h. Maintenant, c'est plutôt trois mois ou six mois...
R - Mais on ne peut que tous le souhaiter. La question, c'est : "Est-ce que cela se fait avec les Ukrainiens et avec l'Europe ?" Et là, aujourd'hui, effectivement, on n'a pas clairement cet agenda. Et donc vous voyez bien que la question, elle n'est pas de savoir "est-ce que l'on veut la paix ?" Je crois que tout le monde la souhaite. La question, c'est...
Q - Vous pensez que Poutine veut la paix ?
R - En tout cas, je crois que ses derniers propos démontrent qu'il ne se met pas dans les conditions de la vouloir, et que donc...
Q - Il veut la paix, mais sans Zelensky.
R - ...et que donc tout ça, effectivement, doit être lu de la façon la plus claire, c'est qu'il ne la souhaite pas. Et donc il nous faut, avec les États-Unis... Vous demandiez si c'est un pays allié. Les États-Unis, c'est un pays allié de premier plan aussi sur la question de l'Ukraine. Et donc il nous faut avoir cette capacité, effectivement, à mettre sur la table - mais avec le soutien à l'Ukraine en premier et en priorité - cette solution-là.
Q - Je laisse de côté mon cynisme, mais j'utilise mon scepticisme. On entend dans le discours public, c'est une petite musique : "Un million donné, un milliard donné à la reconstruction de l'Ukraine, c'est un million, un milliard qui n'est pas donné aux Français qui souffrent." Est-ce que vous entendez ce message?
R - Non, parce que c'est la question de la souveraineté et de la sécurité de l'Europe qui est en jeu, donc celles des Français. Et ça, je crois qu'un très grand nombre de nos concitoyens le comprend parfaitement. La guerre est aux portes de l'Europe. La guerre est sur le sol européen. Il ne faut pas se tromper de combat, là-dessus. C'est un enjeu d'avenir européen.
Q - Il y a la défense de l'Ukraine, la souveraineté de l'Ukraine, mais la reconstruction comme projet... Cette idée que plus la France donne à l'étranger, moins elle donne aux siens, c'est une inquiétude que vous entendrez ?
R - Non, parce que je considère à nouveau qu'avoir une Ukraine forte, c'est protéger notre nation, parce que nous protégeons notre continent et nous ne pouvons pas...La France n'est pas une île. La France n'est pas isolée. La France a besoin d'une Ukraine qui réussit et a besoin d'une Ukraine - en solidarité avec les autres pays, y compris les États-Unis - qui puisse être en capacité d'avoir ce rebond-là...
Q - Mais vous disiez que Donald Trump était un allié. Et je reprends ce que dit Mathieu, on a tous entendu dans la campagne américaine, dans "Make America great again", cette phrase-là de Donald Trump, qui disait : "Assez donné à l'Ukraine, il faut d'abord donner aux Américains." Il y a un double parallélisme, je pense, suggéré par Mathieu Bock-Côté.
R - Nous sommes ensemble, sur le sujet de la guerre en Ukraine. Nous devons le rester. C'est ce que je crois. Et à nouveau, la position française n'a pas varié là-dessus. Soutien indéfectible à l'Ukraine et...
Q - Mais la position américaine, elle, elle a varié - ou elle est en train de varier. Ça change quand même beaucoup la donne, puisque c'est quand même eux qui sont le principal financeur.
R - Ils sont, je vous le confirme, une bonne partie de la solution.
Q - Jeudi prochain s'ouvre un sommet pour l'intelligence artificielle. C'est l'Elysée qui le pilote. C'est quoi le but, exactement ?
R - D'abord, c'est un sommet mondial qui va rassembler effectivement beaucoup d'acteurs, beaucoup de chefs d'Etats, et ça se passe à Paris. Et ce n'est pas anecdotique.
Q - C'est comme "Choose France" à Versailles.
R - Sauf que là, ce n'est pas que l'enjeu de l'investissement en France, c'est l'enjeu de montrer que, en France et en Europe, nous savons accueillir le plus grand sommet au monde sur la question de l'intelligence artificielle. L'intelligence artificielle, ce n'est pas une technologie de plus. C'est probablement la technologie qui peut changer considérablement le plus nos sociétés. Et donc l'enjeu de souveraineté, là-dessus, se pose probablement plus que dans n'importe quel dans n'importe quelle autre bataille technologique. La question est donc de savoir si en France, en Europe, on a les talents, les cerveaux, la compétence et le capital permettant d'avoir un champion européen pour jouer cette compétition mondiale, avec notre ChatGPT l'Américain et avec DeepSeek le Chinois, aujourd'hui - puisque c'est une compétition qui est mouvante et nous verrons peut-être d'autres acteurs émerger là-dessus. Je suis convaincu que oui, parce que la réponse est oui.
Q - Est-ce que le simple fait de poser la question, ce n'est pas y répondre ? C'est-à-dire que les autres forces, elles existent déjà. Mais poser la question : "Est-ce que dans un monde... Est-ce qu'on pourrait peut-être exister nous aussi ?"...
R - Non, ce n'est pas ce que je dis. On existe déjà et on est dans la compétition.
Q - Donnez-nous un exemple.
R - Mistral, Pigment, prenez ces pépites françaises. Il y en a d'autres en Europe. La question, c'est : "Est-ce qu'on se met ensemble, là encore en Européens, pour faire un outil puissant capable de jouer cette compétition mondiale, avec la mobilisation des capitaux nécessaires aussi, européens ?" C'est extrêmement important. Ça va être ça, le grand défi. Est-ce qu'on peut aussi, à l'occasion de ce sommet - ce sera aussi une bonne opportunité - se dire que quand on est une entreprise européenne, on choisit une solution d'IA européenne plutôt qu'américaine, par exemple ? Est-ce que la notion de préférence européenne, on peut cesser d'en faire un gros mot, mais en faire plutôt une stratégie commune ? Ça, ça va être des enjeux intéressants de ce sommet.
Q - Quand vous êtes un grand investisseur, vous avez des capitaux. Est-ce que vous les mettez plutôt en Europe, ou vous vous les mettez plutôt aux Etats-Unis, notamment pour financer de l'IA ?
R - Et pourquoi ne les mettriez-vous pas en Europe, si vous avez un potentiel de croissance ?
Q - Il faut que le cadre soit plus favorable.
R - Je suis d'accord. On revient à notre propos de tout à l'heure. Il faut le simplifier, il faut créer une union des marchés de capitaux. Tout l'agenda européen va dans ce sens-là. Donc il faut accélérer le sujet de l'agenda européen. Il est sur les rails, mais il faut l'accélérer. Et il faut aussi être un peu fier de ce que l'on fait.
Q - Je pense qu'on est tous très fiers de ce que fait la France. Simplement... On est, par exemple, très fiers de l'avion Rafale. Simplement, la majorité des pays qui s'arment achètent des F-35, alors qu'on a un avion français qui est aussi compétitif que le F-35 et malheureusement... Est-ce qu'on ne risque pas de voir ça dans l'IA, justement ?
R - D'abord, ce qui est sûr, c'est que plus vous aurez cet esprit de défaite, plus ça se réalisera.
Q - Depuis tout à l'heure, vous dites que je suis défaitiste. Je viens de vous dire que je suis justement très fier du Rafale - qu'accessoirement je connais bien, en tant que marin de réserve.
R - Je me sens plus combatif et optimiste que vous. C'est ça que je dis.
Q - En même temps, vous êtes aux affaires, donc...
R - Tant mieux.
Q - C'est mieux comme ça.
R - Ce que je veux vous dire, c'est qu'on a les cerveaux, les technologies, en termes d'intelligence artificielle, dans notre pays, sur notre continent qui, si on sait mobiliser le capital, si on sait se coordonner entre Européens, peuvent faire de l'Europe une puissance en termes d'intelligence artificielle. La bataille est en cours, ça ne dépend que de nous. Confer ce que je disais tout à l'heure par rapport aux États-Unis et aussi par rapport à la Chine. Cela ne dépend que de nous. On est en 2025 à un moment de vérité. La fin de la naïveté, très bien. La capacité à se protéger en fonction de comment va se dérouler justement cette compétition commerciale dictée par d'autres. Ça, c'est vrai. Et puis, la technologie, cette compétition technologique. Il y a 30 ans, il y avait la compétition d'Internet. Elle a commencé avec nous, je vous le rappelle. Elle s'est déroulée sans nous, commercialement. La question de l'IA, c'est de savoir : "Est-ce qu'elle a commencé avec nous ?" Oui. Est-ce que cela va se dérouler avec nous ? Il faut que oui. Et donc là, on a un enjeu qui est absolument considérable dans les prochaines semaines et les prochains mois. Et vraiment, je crois que la prise de conscience des Etats membres de l'Union européenne là-dessus est réelle et que ce sommet va permettre, je crois...
Q - Tant mieux. Je souhaite autant que vous que ça marche.
Q - Vous affichez optimisme, volonté, tout ça. Je me permettrais de vous citer un écrivain - les écrivains sont quelquefois les plus grands sociologues -, Michel Houellebecq qui, dans "La carte et le territoire", rappelez-vous, dit : "Le monde se développe en grands blocs de civilisation et quel sera le destin de l'Europe ? Une forme de Disneyland planétaire. L'Europe offrira ses châteaux, l'Europe offrira son patrimoine, mais l'Europe ne pèse plus parce qu'elle s'est laissée écraser par l'idéologie et la technocratie." Est-ce que vous ne partagez pas de temps en temps... Vous nommez ça "défaitisme", mais est-ce que ce n'est pas de la lucidité?
R - Ça, c'est le schéma qui arrivera si l'Europe ne se réveille pas dans le sens que je décris. Ce qui se passera, c'est que l'Europe deviendra un continent de consommation, un continent-musée qui regardera les autres produire et innover. Il n'appartient qu'à nous de rester dans une compétition où on produit et on innove nous-mêmes. On a les capitaux. Vous savez qu'il y a plus d'épargne privée en Europe qu'aux États-Unis ? Vous savez que...
Q - Vous parliez de ce grand marché des capitaux. On en parle depuis des années, mais on ne le voit toujours pas. C'est parce que les Européens sont frileux ?
R - Ce n'est parce que je crois que l'on n'avait pas, ces dernières années, réalisé ce qui pouvait se passer.
Q - Merci Trump, alors ?
R - D'une certaine manière, si vous voulez, je suis prêt à le dire. Vous savez, ça a été le cas aussi pour l'OTAN, sur le premier mandat de Donald Trump. Ça a permis un réveil.
Q - Il nous donne un coup de taser, quoi ?
R - Oui. Moi, j'appelle ça un coup de pied au derrière, c'est un peu moins violent. Mais en tout cas, ça réveille. Et donc on a une nécessité... Mais ce sera en fonction de ce que l'on décide, avec ou sans nous, en termes de production et d'innovation et de participation à la guerre commerciale. Je ne dis pas que l'Europe est terminée. Ce sera un marché de consommateurs et un musée. Et donc c'est à nous de décider ce qu'on veut être en Europe...
Q - Sachant qu'on est sur une ligne de crête, parce qu'il ne faut pas l'énerver, justement, Donald Trump. Il faut être compétitifs...
R - Exactement.
Q - ...et, en même temps, ne pas l'être trop, parce que sinon ce sont des droits de douane, des sanctions économiques, ce sont... C'est assez particulier.
R - Mais ce n'est pas parce que vous vous rendez plus compétitif, meilleur sur la compétition que vous perdez vos alliés. Vous jouez tout simplement cette compétition là, avec des alliés.
Q - Vous, vous dites : "Plus on est compétitifs, plus on est forts face à Trump, plus on sera respectés par Donald Trump ?"
R - Mais bien sûr, et plus on innove.
Q - Mais vous noterez cela dit que les principaux interlocuteurs de Donald Trump en Europe, pour l'instant... C'était d'abord Viktor Orban, et maintenant c'est Mme Meloni, donc essentiellement des gens qui sont sceptiques par rapport à la technostructure européenne et qui croient davantage à la souveraineté nationale.
R - Bien sûr. Chacun aura compris qu'il a besoin de bilatéralisme pour gagner davantage en rapport de force. Il ne veut pas que son interlocuteur soit un bloc européen uni. Ce ne serait pas à son avantage. Donc c'est précisément ce qu'il faut faire : être un bloc européen uni pour pouvoir jouer ce rapport de force.
Q - Vous verrez ça avec les 27 à Varsovie cette semaine. Merci beaucoup, Laurent Saint-Martin, d'avoir été vous l'invité du "Grand rendez-vous".
R - Merci à vous.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 février 2025