Déclaration de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur la presse diplomatique, à Paris le 6 février 2025.

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Circonstance : Cérémonie des voeux à la presse et de remise du prix de l'Association de la presse diplomatique française

Texte intégral

Merci beaucoup, Monsieur le Président,
Bonjour à toutes et tous.


Je me suis dit que j'allais vous réunir ce matin car l'actualité internationale est plutôt calme en ce début d'année. C'est vrai qu'en quelques jours Donald Trump a fait sortir les Etats-Unis de l'Accord de Paris, de l'OMS, de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU, a suspendu l'aide internationale des Etats-Unis, ouvert une guerre commerciale contre le Canada et le Mexique avant de décréter un cessez-le-feu, annoncé une quasi-annexion de la bande de Gaza par les Etats-Unis et de la Cisjordanie par Israël.

Mais rien de tout cela ne saurait faire obstacle à ce que je forme pour vous, vos proches, vos collègues et vos rédactions des voeux de bonheur, bien sûr, mais aussi des voeux de sang-froid, de lucidité et de sérénité. Les empires contre-attaquent ; que la force soit avec vous. Et si je n'ai pas pu le faire dans les derniers jours de janvier comme nous l'avions prévu, c'est que la poussée de fièvre dans les Grands Lacs m'a conduit de Kinshasa à Kigali pour tenter de rouvrir les chemins du dialogue.

Mais c'est un plaisir de vous accueillir aujourd'hui, 6 février. Parce que le 6 février, en matière d'affaires internationales, ça n'est pas rien. Ce n'est pas seulement le jour de la naissance de Ronald Reagan, non. C'est aussi le jour où, en 1941, Staline devint le président du Conseil des commissaires du peuple. Le jour où, en 1991, Saddam Hussein rompit les relations avec la France, les Etats-Unis et les autres membres de la coalition. Le jour où, en 2001, Ariel Sharon fut élu Premier ministre d'Israël. Le jour où, l'année suivante, les Etats-Unis se retirèrent du traité instituant la Cour pénale internationale. Le 6 février, comme chaque jour qui passe, fait écho à la marche de la grande histoire dont vous êtes les témoins privilégiés.

Et je voudrais, si vous en êtes d'accord, que nous puissions dédier ce 6 février à celui qui fut une sentinelle du journalisme indépendant, qui fut l'infatigable défenseur de votre profession, l'artisan fervent des états généraux de l'information voulus par le Président de la République, celui qui fut un remarquable directeur général de Reporters sans frontières et qui nous manquera beaucoup, Christophe Deloire, dont je vous remercie d'honorer la mémoire par vos applaudissements. Merci beaucoup.

Parce que ce que Christophe Deloire a parfaitement incarné, c'est le rôle central de la presse libre et indépendante pour que vive la démocratie. Sans presse libre et indépendante, point de démocratie. Ce théorème vaut pour la presse en général, et pour la presse diplomatique en particulier. Pour en faire la démonstration, il suffit de revenir à ce que nous appelons la démocratie, en empruntant, comme l'a fait le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale, la formule de Marc Sangnier : "la démocratie, c'est l'organisation sociale qui porte à son plus haut niveau la conscience et la responsabilité des citoyens". Sans conscience éveillée, point de responsabilité. Sans responsabilité des citoyens, point de démocratie.

Et c'est pourquoi je voudrais vous rendre, rendre à la presse diplomatique un triple hommage. Parce que vous ouvrez les yeux des Français sur le monde et sur ses convulsions. Parce que vous êtes les vigies de notre politique étrangère. Et parce que vous êtes l'antidote le plus redoutable contre la pandémie de désinformation qui menace la démocratie de désintégration.

Oui, vous ouvrez nos yeux, les yeux des Français, sur les souffrances des populations civiles qui sinon s'effaceraient dans la nuit des armes, dans le mutisme, dans l'indifférence. Sans vous, le calvaire des millions de déplacés du Soudan, le martyr des femmes afghanes, le destin tragique des populations civiles au Proche-Orient n'auraient pas l'attention qu'ils méritent. Car chaque vie est égale en dignité. Car la vocation de la France est de ne détourner les yeux d'aucune crise, d'aucune violation du droit.

Penser que l'on peut sans conséquence priver les peuples de la terre dans laquelle ils sont enracinés, redessiner les frontières, imposer l'ordre et la stabilité par la force, est une illusion coupable. Il n'y a pas de paix sans la justice. Et parce que personne n'est durablement le plus fort, chacun, à un moment ou à un autre, a besoin de se placer sous la protection du droit. Et face au risque que les déclarations récentes sur l'avenir de Gaza éclipsent ce qu'il se passe en Cisjordanie, je le dis très clairement : la France condamne - et continuera de le faire, par ses déclarations et par ses sanctions - la colonisation en Cisjordanie. Ni déportation, ni annexion. Il en va du respect du droit, il en va de la sécurité d'Israël.

Sous vos projecteurs apparaissent aussi les graves menaces qui s'accumulent dans le ciel européen. L'insécurité généralisée sur le continent, trois ans après le début de la guerre d'agression russe en Ukraine, qui s'est depuis étendue à tous les champs connus de la conflictualité, qui s'est internationalisée et qui continue de déplacer la ligne de front de plus en plus près des frontières de l'Union européenne. Le décrochage économique, au moment où les Etats-Unis et la Chine se livrent une guerre sans merci pour la domination technologique, bien que l'Europe n'ait pas dit son dernier mot. La délocalisation et la privatisation du débat public sur les réseaux sociaux, qui ont d'ores et déjà contribué à perturber des élections présidentielles au sein même de l'Union européenne.

Pour y faire face, nous aurons besoin d'un sursaut. Nous aurons besoin "d'efforts créateurs", si vous êtes plutôt schumaniens. Nous aurons besoin de sang, de labeur, de larmes et de sueur, si vous êtes plutôt churchilliens - Winston Churchill, dont nous avons marqué le 60ème anniversaire de la disparition, il y a quelques jours. Nous devrons, quoi qu'il en soit et quelle que soit la formule que vous retiendrez, nous résoudre à des choix douloureux, des sacrifices, si nous voulons défendre notre sécurité et nos intérêts. Vous qui avez les yeux rivés sur le lointain et les grandes mutations du monde, vous le savez mieux que quiconque.

Oui, je le disais, vous êtes les vigies de notre politique étrangère. Le contre-pouvoir que vous exercez par votre travail d'information et d'enquête amène les autorités à expliquer leurs choix, à rendre visible le fondement de leur action, à exposer la mécanique des décisions qui sont prises au nom de l'intérêt général. Certains régimes y voient une entrave à leur liberté d'action. Nous y voyons un gage de cohérence, de fidélité à nos valeurs, de redevabilité conduisant à une plus grande efficacité. Si ce sont les démocraties qui ont su mieux que les autres régimes résister à la pandémie de Covid-19, c'est parce que la presse libre et indépendante leur a servi d'aiguillon. Les faits plutôt que les présupposés, la confrontation des points de vue plutôt que la pensée unique.

Certes, un bon diplomate ne dit pas tout, ne peut pas tout dire. Mais la dialectique constante entre cette maison et les vôtres conduisent les 14.000 agents dévoués de ce ministère à être toujours plus utiles, au service de la France et des Français. Chacun ici le sait, les migrations, l'insécurité, les catastrophes climatiques, l'emploi, toutes ces préoccupations majeures de nos compatriotes trouvent tout ou partie de leur réponse dans l'action internationale de la France. Cet impact de la politique menée ici et dans l'ensemble de notre réseau diplomatique sur le quotidien des Français, c'est vous qui en rendez compte dans vos colonnes et sur vos plateaux.

Et puis oui, je le disais, enfin, vous êtes l'antidote le plus redoutable contre la pandémie de désinformation qui menace la démocratie de désintégration. La fragmentation de l'espace informationnel et la désintermédiation de l'information ont facilité la propagation de ce virus d'un nouveau type, contre lequel nous devons développer notre immunité. Virus instillé dans le débat public par les ennemis de la démocratie qui, en brouillant les consciences, entendent en saper les fondations. Sans conscience éveillée, je le disais, point de responsabilité des citoyens. L'objectif de façade est de polariser le débat public, d'affaiblir le soutien dans l'opinion à l'Ukraine ou de dénigrer la France, ici ou ailleurs. Mais l'objectif plus profond et plus pernicieux est de dévitaliser le débat public, en finir avec l'agora, faire des citoyens des métèques, c'est-à-dire des étrangers les uns aux autres.

Inlassablement, vous contribuez à détecter ces offensives, à les décrédibiliser. Et ce faisant, vous oeuvrez à la filtration et à l'unification du débat public et le préservez de la désintégration qui le guette. Et vous le faites parfois en prenant tous les risques. Je veux avec vous saluer le courage de celui dont le travail a fait trembler le régime de Vladimir Poutine et qui, malgré tous nos efforts, s'est vu retirer son accréditation parce qu'il exerçait son métier de journaliste en toute liberté et en toute indépendance, et qui va continuer à le faire. Vous faites honneur à votre profession. Bravo à vous, cher Benjamin Quénelle.

Ce triple hommage une fois rendu, je veux saluer le prix de la presse diplomatique créé par l'Association, qui récompense chaque année des travaux remarquables par leur qualité. C'est un marqueur fort de cet engagement pour une information fiable, dans des contextes où celle-ci est concurrencée par l'industrie de l'approximation et de la manipulation. Je salue le lauréat, Cyrille Pluyette, qui reçoit ce matin cette belle récompense pour son reportage sur les tensions croissantes dans le détroit de Taïwan, paru en juin 2024 dans l'Express. Je tiens à le féliciter pour un travail qui nous met devant le monde tel qu'il est. De manière accélérée, nous prenons conscience que l'éclatement d'un conflit de haute intensité en Asie est un risque réel, comme nous avons pris conscience il y a trois ans que le retour de la guerre sur le sol européen n'était pas une vue de l'esprit. Alors encore bravo, cher Cyrille Pluyette.

Mais je le sais, vous, journalistes qui vous intéressez à ce monde heurté où les règles sont bafouées, où la violence désinhibe, vous êtes devenus des cibles et c'est inacceptable. J'ai avec vous une pensée ce matin pour vos confrères de Charlie Hebdo, victime d'un odieux attentat il y a désormais dix ans, attentat terroriste qui, du même coup, a attaqué la République. Il y a quelques semaines, j'ai souhaité convier le dessinateur Jul à croquer en direct le discours que j'ai tenu devant les ambassadrices et les ambassadeurs pour la 30ème conférence les réunissant. C'était une manière de rendre hommage à tous ceux qui manient l'art du dessin de presse et ceux qui sont tombés pour cela.

J'ai une pensée pour tous vos collègues qui subissent des pressions, des intimidations, sont emprisonnés pour la seule raison qu'ils exercent leur mission. Vous l'avez dit, Monsieur le Président, en 2024, le bilan dressé par Reporters sans frontières est sans appel : 54 journalistes tués, dont presque un tiers dans les Territoires palestiniens. C'est trop, c'est beaucoup trop. Chaque fois que nous échouons à protéger les journalistes, nous renonçons à une part de notre liberté. Les centaines de journalistes détenus dans le monde pour des raisons qui n'en sont pas - plus de 500, selon Reporters sans frontières - doivent être libérés immédiatement. Dans les désordres nés de l'affaiblissement des règles internationales, vous devez pouvoir travailler sans craindre pour vos vies. Et pour cela, vous trouverez toujours la France à vos côtés dans vos missions, sur notre sol comme à l'étranger.

À l'occasion de la journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre des journalistes, mon ministère accueille chaque année la remise du prix Anna Politkovskaïa - Arman Soldin du courage journalistique, que nous avons créé, et qui a été décerné cette année, vous vous en souvenez, à Yuval Abraham et Basel Adra pour l'ensemble de leur travail sur l'occupation et la colonisation israélienne en Cisjordanie et dans les Territoires palestiniens. Leur documentaire est nommé aux Oscars et c'est une reconnaissance formidable de l'acuité de leur regard.

Pour accueillir les journalistes qui fuient la violence et leur permettre de poursuivre leur activité, la France ne relâchera pas ses efforts, malgré les obstacles et les difficultés. Le projet Voix en exil, lancé en 2024 et porté par CFI, s'apprête à accueillir sa deuxième promotion. Le hub de Bucarest, mis en place avec France Médias Monde et CFI, continue d'offrir un soutien essentiel aux journalistes ukrainiens, biélorusses et russes en exil. Ce modèle a inspiré d'autres initiatives similaires, en Afrique et au Moyen-Orient. La France poursuit ses efforts pour aider les journalistes palestiniens à Gaza à exercer leur métier en sécurité, malgré des défis qui demeurent et que nous n'ignorons pas. Enfin, le projet Paris Médias 2024, lancé à l'occasion des jeux olympiques et paralympiques de Paris, a été un succès. Il a permis de former plus de 50 journalistes d'Afrique et du monde arabe à la couverture des grands événements sportifs, renforçant les liens entre les professionnels des médias à travers le monde.

Vous pourrez aussi continuer à compter sur la France pour soutenir votre profession. Trois exemples - pour ne citer que ceux-là - l'illustrent. À travers l'installation prochaine à Paris du Fonds international pour les médias d'intérêt public, cher Pierrick Judeaux, pour continuer à soutenir les médias d'intérêt public dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires. C'est une réponse à la crise du modèle économique que traverse la presse aujourd'hui. Depuis son lancement, la France a contribué à cette initiative à hauteur de 15 millions d'euros et le décret sera bientôt signé par le Premier ministre. La France soutient également le Journalism Trust Initiative, un dispositif innovant créé par Reporters sans frontières qui vise à redonner un avantage concurrentiel au contenu journalistique digne de confiance. Et au plan multilatéral aussi, nous agissons en participant au Partenariat pour l'information et la démocratie lancé en 2019 avec Reporters sans frontières, qui compte désormais 55 Etats membres.

Et en matière de lutte contre la désinformation et d'éthique journalistique, nous devons être à la mesure de la révolution technologique en cours. Ce sera l'un des enjeux du sommet qui s'ouvre aujourd'hui et auquel nombre d'entre vous seront associés. Je réaffirme d'ailleurs le soutien de la France au Projet Spinoza, une initiative conjointe de Reporters sans frontières et de l'Alliance de la presse d'information générale, qui allie l'intelligence artificielle et l'engagement en faveur de la liberté de la presse. Le premier prototype dédié aux enjeux de changement climatique est en phase de test auprès de journalistes issus de 12 groupes de médias français partenaires. L'objectif du projet est de créer une IA qui respecte la propriété intellectuelle et les principes éthiques du journalisme, tout en aidant les professionnels des médias dans leur travail.

Voilà, Mesdames et Messieurs de la presse diplomatique, ce que j'avais à vous dire en ce matin du 6 février.

Mais avant de rendre l'antenne, je voudrais vous apporter la réponse à la question que vous vous êtes toutes et tous posée en 2024, alors qu'il était question pour les Etats-Unis de reprendre le Panama, le Canada ou le Groenland. Pourquoi diable leur avons-nous cédé la Louisiane en 1803 ? Pour y répondre, grâce notamment à l'intelligence artificielle française de Mistral, nous avons convoqué celui qui a été à l'origine de cette décision, mon lointain prédécesseur, immense figure de la diplomatie française, le diable boiteux, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord lui-même.

(...)

Vous l'aurez compris, Mesdames et Messieurs, je vous donne rendez-vous, toute cette semaine qui s'ouvre, sur le sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, qui sera un grand moment, à la fois un moment pour valoriser l'attractivité de la France, mais aussi pour recevoir des dizaines d'hôtes internationaux et peser sur la conversation sur l'intelligence artificielle. Donc rendez-vous toute la semaine. Belle et heureuse année à toutes et tous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2025