Texte intégral
Q - Bonsoir à toutes et à tous. LCI déplace son plateau ici, au Quai d'Orsay, dans les événements exceptionnels que nous traversons après la charge de Donald Trump et de son vice-président Vance contre l'Europe, en tout cas l'Europe telle qu'elle est, avec le ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Monsieur le Ministre, bonsoir.
R - Bonsoir.
Q - Dans un lieu qui est hautement symbolique pour l'Europe.
R - Bienvenue au Quai d'Orsay, vous êtes ici dans le salon de l'Horloge, et c'est devant la cheminée qui se trouve juste derrière moi que l'Europe est née il y a 75 ans avec la déclaration de Robert Schuman, prononcée dans cette salle, en une minute trente, 550 mots ciselés, qui ont permis la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. C'était le 9 mai, la date que nous avons retenue chaque année pour fêter l'Europe. Et la première phrase de cette déclaration, c'est la suivante : "La paix mondiale ne saura être garantie sans des efforts créateurs à la hauteur des dangers qui la menacent." C'est une phrase qui résonne tout particulièrement aujourd'hui.
Q - Alors cette Europe telle qu'elle est, en tout cas, elle est très violemment prise à partie par Donald Trump, par son vice-président Vance. On va en débattre très largement au cours de cette émission, puisque plus tard, on entendra des avis divers, très hostiles à l'actuel pouvoir américain, comme Danny Cohn-Bennett, mais aussi très favorables, comme Eugénie Bastier. Commençons par là : vous représentez la position de la France. Est-ce que les Etats-Unis, ce nouveau pouvoir, veut changer l'Europe ?
R - Il y a une internationale réactionnaire, comme l'a dit le Président de la République, qui s'est constituée et qui tente, ou qui voudrait essayer, de changer le débat dans l'Union européenne. Je ne souhaite pas qu'elle y parvienne, je ne crois pas qu'elle y parviendra. Je ne souhaite pas qu'elle y parvienne parce que ces thèses-là, ces thèses populistes-là, elles conduiraient inévitablement au démantèlement de l'Europe telle que nous la connaissons et donc à un affaiblissement de tous ses pays, de tous ses Etats.
Q - Est-ce que vous êtes frappé de la dimension idéologique ? Pardon, les journalistes se trompent souvent, ça vous fera plaisir. On avait beaucoup dit "Trump se mêlera assez peu des affaires du monde." On voit à quel point il y a une volonté idéologique de Trump.
R - J'ai dit que je ne souhaitais pas qu'elle y parvienne et je ne crois pas qu'elle y parviendra parce que je crois que les Européens ont pris toute la mesure, avec la crise de la Covid en particulier, avec la guerre en Ukraine, que l'Europe est leur assurance-vie. Ils n'accepteront pas une idéologie qui conduirait au démantèlement de l'Union Européenne. D'ailleurs, je vois que ces partis populistes, qui étaient très virulents contre l'Union Européenne ces dernières années, ont mis de l'eau dans leur vin, ont changé leur discours, tant ils ont compris que les citoyens européens sont attachés à cette organisation politique qui a garanti la paix sur le continent et qui nous a protégés face aux grandes crises.
Q - Réunion européenne convoquée ce lundi par le Président de la République. Quel est le sens de cette réunion ?
R - Nous sommes à une période clé de notre histoire où s'accélèrent des tendances que nous avions vues apparaître et que nous avions annoncées. Dès 2017, dans le discours de la Sorbonne du Président de la République, il y a un appel très clair aux Européens à un réveil stratégique, à développer notre autonomie stratégique pour n'être plus dépendants des autres régions du monde. Cette accélération, c'est sans doute l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, qui notamment dans le domaine de la sécurité et de la défense, nous appelle à aller peut-être plus vite que ce que certains Européens imaginaient. D'abord, et dans un premier temps à court terme, pour nous permettre de mettre fin, à la guerre en Ukraine d'une manière qui préserve nos intérêts. Et puis à moyen et à long terme, d'acter la fin d'une période dans laquelle nous avons vécu avec une certaine insouciance, en prenant les mesures, les décisions difficiles qui nous permettront d'être autonomes et indépendants en matière de défense, d'assurer notre propre sécurité pour n'être pas, je dirais, les vassaux ni des Etats-Unis. ni d'aucune autre grande puissance de ce monde.
Q - Parlons-en, ce discours très fort de Vance, qui est soit admiré, soit au contraire qui provoque la sidération. Il a marqué son soutien à l'AfD, qui de fait est plus à droite que le Rassemblement national. Les mots ont un sens. Est-ce que ça fait de M. Vance quelqu'un d'extrême-droite, selon vous ?
R - Pour le petit-fils de résistant que je suis, engagé dans la dissimulation des enfants juifs et leur sauvetage contre les persécutions, c'est une forme de dissolution de la pensée. Mais c'est une question qu'il faut poser aux Américains, pas aux Européens. Est-ce qu'il est acceptable aujourd'hui, pour les Américains...
Q - (inaudible) avoir votre regard politique. Est-ce que pour vous, Vance est d'extrême-droite ?
R - Non, je pense que c'est une question qui se pose aux Américains. Est-il acceptable que le vice-président des Etats-Unis fraye avec un parti d'ultra-droite nationaliste allemand qui flirte avec les idées de l'extrême-droite, quand on se souvient que 400.000 soldats américains ont payé de leur vie la lutte contre le nazisme pendant la Deuxième Guerre mondiale ? Clairement, ça n'est pas...
Q - Vous n'avez pas répondu. Est-il d'extrême droite ?
R - L'AfD n'est pas seulement d'extrême-droite, c'est l'ultradroite.
Q - Mais M. Vance ? Est-ce que M. Vance est d'extrême-droite ?
R - Je ne sais pas comment qualifier, et ce n'est pas du tout mon rôle, d'aller qualifier les nuanciers politiques aux Etats-Unis d'Amérique.
Q - Vous avez peur de le qualifier ?
R - Non, je n'ai pas peur de le qualifier. Ce n'est pas mon rôle, je ne suis pas un commentateur, ça c'est plutôt votre rôle. Moi, mon rôle, c'est tout simplement de dire que ce n'est pas une question qui est posée à l'Union Européenne ou à la France, c'est une question qui est posée aux Américains. 400.000 morts dans la lutte contre le nazisme aux Etats-Unis, sous le leadership de Théodore Roosevelt. Et aujourd'hui, des partis en Europe, comme l'AfD, qui voudraient, mais qui n'y parviendront pas, à réactiver cette idéologie totalitaire. Le lien entre les deux me paraît particulièrement, je dirais, surprenant.
Q - Ça laisse un peu l'impression, pardon, que parfois vous avez peur, vous, la France. Quand ce sont des petits, vous osez les qualifier, vous parlez de boycott, etc. Là, les Etats-Unis, c'est tellement énorme qu'effectivement, il faut compter avec eux.
R - De boycott contre qui ? Je ne me mêle pas des affaires internes des autres pays, et notamment quand ce sont des pays alliés. Je vous le redis, sur les questions de valeur, je n'accepte pas qu'on vienne me donner des leçons, quelles qu'elles soient, ici en France ou en Europe, mais je montre l'exemple et je n'en donne pas au peuple américain. Et je dis d'ailleurs que si Donald Trump a été élu président des Etats-Unis, ça n'est pas sans lien avec un certain aveuglement des élites américaines face à l'exaspération des classes moyennes fatiguées d'être dépossédées, d'être déconsidérées et appelant à un nouvel horizon. C'est clairement ce que les démocrates américains n'ont pas réussi à faire et ça explique sans doute les succès électoraux de Donald Trump et de J.D. Vance.
Q - Vous en tirez des leçons pour ici ? On entendait tel ou tel haut responsable démocrate parler des déplorables pour parler du peuple américain ou d'une partie du peuple américain. Une certaine arrogance des élites peut mener à ça ?
R - Comme responsable politique, effectivement, je crois qu'il faut que nous évitions le sort des démocrates américains et que nous soyons capables de proposer aux Françaises et aux Français, aux Européennes et aux Européens un projet tout aussi radical que celui de Donald Trump de restitution du pouvoir qui a été largement confisqués par un système qui aujourd'hui, de toute évidence, ne parvient pas à répondre à leurs attentes les plus pressantes.
Q - Monsieur le Ministre, qu'est-ce qui va changer cette fois ? Si on fait un peu d'histoire, là, les Européens ont beaucoup crié contre Bush et la guerre d'Irak. Ça n'a rien changé en termes d'indépendance européenne, notamment militaire. On a beaucoup crié contre Obama, les écoutes de la NSA, Guantanamo pas fermée, etc. À l'arrivée, ça n'a rien changé. Qu'est-ce qui va changer cette fois ? Est-ce que vraiment, là, donnez-moi un exemple de ce qui est à court terme, pas une armée européenne dans 20 ans, à court terme, pourrait changer ?
R - Ce qui va changer, c'est qu'à court terme, nous allons devoir garantir que la paix qui sera négociée et trouvée en Ukraine soit durable. Et à court terme, ce qui va se passer, c'est que les Etats-Unis vont très certainement revoir leur niveau d'engagement, y compris sur le plan géographique, dans l'OTAN. Tout cela, ça va appeler de notre part un vrai réveil et même un bond en avant pour prendre ce qui est à nous, c'est-à-dire notre place dans la sécurité du continent européen. Et ça, ce n'est pas si facile, c'est vrai, puisque je le disais, depuis des décennies ou pendant des décennies, nous avons vécu dans une forme d'insouciance sous l'ombrelle, sous le parapluie américain. C'est un peu différent pour la France, qui a une histoire particulière, une stratégie particulière...
Q - Merci de Gaulle.
R - ... - merci de Gaulle -, mais pour nos amis et alliés européens, cette question ne s'était jamais posée, en tout cas dans les décennies qui viennent de s'écouler. Ça s'était posé, je dirais dans les années 50 : nous dépensions à l'époque plus de 5% de notre richesse nationale dans nos dépenses militaires. Aujourd'hui, nous sommes à 2% parce que le Président de la République a voulu doubler le budget de nos armées.
Q - Mais pardon Monsieur le Ministre, ça c'est la façade. Vous savez bien que par derrière, les Allemands continuent à avoir sur leur sol les bombes nucléaires américaines. Ils n'ont aucune envie de s'en passer pour l'instant. Ils achètent des avions américains, ils n'ont aucune envie de s'en passer. Qu'est-ce qui va changer ?
R - Ce qui va changer, précisément, c'est que dans le cas de l'Ukraine, nous allons devoir consacrer des efforts créateurs, comme le disait Robert Schuman, pour que cet accord de paix qui sera trouvé, je l'espère en tout cas, ne soit pas une énième redite de tous ces accords de cessez-le-feu qui, en Ukraine, ont échoué. Et il va nous falloir prendre la place que les Américains vont nous laisser au sein de l'OTAN, c'est-à-dire développer nos capacités, nous donner les moyens de faire plus et de faire mieux pour protéger notre continent.
Q - Parlons-en très concrètement. La relève, la relève militaire, la relève économique, la relève financière. La relève financière d'abord. Est-ce que la France et les autres peuvent prendre la relève de l'aide financière américaine ? Ça représente des dizaines de milliards.
R - Vous savez, nous avons réussi l'année dernière à nous assurer que les besoins financiers des Ukrainiens et des Ukrainiens, et notamment leur effort de guerre, seraient couverts. Comment est-ce que nous avons fait ?
Q - La France est généreuse, mais là encore plus.
R - Non, non, non, non, non, non, non. Il ne s'agit pas de générosité, il s'agit de fermeté, parce que cette aide financière qui nous permet de couvrir les besoins de l'Ukraine pendant l'année 2025 aura coûté zéro euro aux contribuables européens. Comment avons-nous fait ? Nous avons dit : "Les actifs russes présents en Europe sont immobilisés. Ces actifs russes produisent des intérêts. Nous allons utiliser ces intérêts pour rembourser un prêt de 50 milliards à peu près de dollars que nous consentons dès l'année 2025 aux Ukrainiens." Si bien que grâce à cette mécanique, qui ne coûte pas un euro aux contribuables européens, c'est un milliard d'euros qui chaque mois parvient jusqu'aux Ukrainiens pour les aider à s'armer. Sur le plan financier, nous avons fait tout ce qui était nécessaire.
Q - Pardon, est-ce que vous êtes prêts à vous attaquer au capital ? Puisque vous avez saisi effectivement les avoir russes, et certains, notamment en Ukraine, disent, "ok, maintenant il faut vous attaquer, pas seulement aux intérêts, mais au capital même".
R - Je vous l'ai dit, les besoins financiers et les besoins en liquidité des Ukrainiens sont, pour l'année 2025, couverts par ce mécanisme que nous avons inventé.
Q - Par les intérêts, pas par le capital.
R - Par le prêt que nous avons... Si vous voulez, le don que nous avons réussi à constituer à partir des intérêts. Donc, sur le plan financier, je crois que nous sommes bons.
Q - Alors, militairement ?
R - Alors, militairement... Les Mirage que nous avions promis sont arrivés en Ukraine et volent dans le ciel ukrainien. Et nous allons continuer. Chaque année, nous avons été plus loin dans notre soutien militaire. Modulo certaines contraintes budgétaires qui inévitablement s'exercent sur nous, nous allons continuer à le faire. Il y a un autre levier qui est essentiel, c'est celui des sanctions et de l'application effective des sanctions. Nous travaillons avec nos amis européens à édifier le 16e paquet de sanctions contre les intérêts russes. Et nous travaillons également à éviter le contournement de ces sanctions pour asphyxier l'économie russe et l'empêcher de poursuivre son effort de guerre.
Q - Le président Zelensky a demandé 200.000 hommes pour le maintien de la paix ou d'un cessez-le-feu, en tout cas pour contrôler le long de ce qui sera une ligne de contact. Est-ce que la France est prête ?
R - Comme nos partenaires européens, au premier rang desquels les Britanniques et les Polonais, trois grandes armées européennes, des armées d'emploi...
Q - Sur les hommes au sol, les Polonais sont assez prudents pour l'instant.
R - Pour l'Ukraine. Je vous parle d'armées d'emploi, c'est-à-dire d'armées qui ont l'habitude de se projeter et de combattre.
Q - Mais là c'est très concret, c'est très... maintenant.
R - Bien sûr. Il y a des réflexions qui sont en cours à différents niveaux. Vous imaginez bien qu'un plateau de télévision n'est pas le lieu pour faire état de ces réflexions. Ce qui est certain, c'est que soit nous acceptons de prendre notre part et de faire en sorte que tout accord de paix qui soit trouvé soit entouré de garanties de sécurité, c'est-à-dire d'une dissuasion définitive de la menace. Et alors nous aurons la paix, durablement, et nous pourrons passer à autre chose, si je puis dire. Ou alors nous restons aveugles à cette menace en considérant que c'est une affaire ukrainienne et qu'une fois le cessez-le-feu intervenu, les problèmes auront disparu, et alors, un jour ou l'autre, nous serons entraînés dans la guerre.
Q - Parlons de dissuasion définitive. La formule est très importante. Est-ce que vous allez jusqu'à dire "la vraie amitié, c'est ça" ? Quand on a un accord de défense, comme ça a pu exister en d'autres temps avec la Pologne, un vrai accord de défense, où on dit "nous nous engageons à garantir la sécurité de l'Ukraine et si elle était attaquée après un accord de paix, si elle était attaquée de nouveau, la France entre en guerre". Est-ce que vous y êtes prêt ?
R - Je vais vous le dire encore beaucoup plus clairement. Ce que la France a dit, c'est que la meilleure garantie...
Q - Elle n'a pas dit ça, pour l'instant...
R - Elle a dit mieux que ça. Elle a dit que la meilleure garantie de sécurité possible, le jour où une paix est trouvée, c'est celle qu'offre l'OTAN. Parce que c'est une garantie que la Russie n'a jamais testée.
Q - Mais on ne se réfugie pas derrière l'OTAN, là ? La France, en tant que puissance souveraine...
R - Pourquoi ne pas se réfugier devant l'OTAN ? Nous sommes membres fondateurs de l'OTAN.
Q - C'est mal parti pour l'instant. Le président Trump ne veut pas que l'Ukraine entre dans l'OTAN. Donc il y a un veto, disons, qui a un certain poids. Vous le savez comme moi.
R - Je pense qu'il ne faut pas exclure que cette carte-là puisse être jouée.
Q - Pour vous, la part de l'Ukraine dans l'OTAN, ça reste un objectif ?
R - C'est en tout cas un objectif qu'on ne doit pas écarter du revers de la main. Pourquoi ?
Q - Ce n'est pas très chaleureux...
R - Non mais pourquoi ?
Q - Vous êtes pour ou vous êtes contre ?
R - Je suis pour, pourquoi ? Parce que c'est la garantie de sécurité aujourd'hui dont beaucoup de pays européens bénéficient, qui est sans doute la plus efficace et la moins coûteuse, et pour les Américains...
Q - Mais Monsieur le Ministre, pardon, vous vous réfugiez quand même derrière l'OTAN, qui est un objectif très incertain et très lointain. Mettons-nous à la place des Ukrainiens. Ils ont besoin d'aide maintenant, pas un jour quand ils seront entrés dans l'OTAN peut-être. Est-ce que oui ou non ? Parce que c'est quand même une question cruciale. C'est la question de la confiance.
R - Ne me faites pas...
Q - Non, non, non, je finis ma question. Est-ce que oui ou non la France est prête à dire "oui, nous vous accordons, parce que nous croyons vraiment que c'est existentiel pour nous, comme l'a dit le Président de la République, nous vous accordons un accord de défense qui fait que, si vous êtes à nouveau attaqué, si Kiev est à nouveau attaqué, nous entrons en guerre pour vous" ?
R - Je reprends.
Q - C'est oui ou c'est non ? Quand un ami vous demande de l'aide, on ne dit pas "je reprends". On lui dit oui, on lui dit non.
R - Ce n'est pas ce que nos amis nous ont demandé à ce stade.
Q - Une garantie, une vraie garantie de défense.
R - Non, les négociations n'ont pas commencé. Donc aucune demande n'a été formulée.
Q - Elles débutes.
R - Oui, mais on évite, sur des sujets aussi graves, de faire de la politique fiction ou des effets de manche. La meilleure garantie de sécurité pour un pays de l'axe euro-atlantique, c'est l'OTAN. Mais comme vous l'avez dit, l'OTAN, encore faut-il y entrer, et ça suppose l'accord et l'assentiment des membres, et ensuite, l'entrée dans l'OTAN, de toute façon, ça prend du temps. Donc si nous avons, comme nous le souhaitons, un accord de paix robuste et solide, qui intervient à l'horizon des prochains mois, nous ne pourrons pas immédiatement offrir à l'Ukraine la garantie de l'OTAN. Il faudra donc sans doute la trouver différemment ou la fournir différemment. C'est tout l'objet des discussions que nous avons aujourd'hui.
Q - La minute qui vient de passer est illustrative quand même d'une espèce d'hésitation européenne. D'un côté, vous dites, c'est existentiel, l'avenir de l'Europe en dépend, etc. Et si on vous dit, "est-ce que vous êtes prêts à entrer en guerre au côté de l'Ukraine si elle était à nouveau attaquée ?"... Et je vous comprends, je vous pose des questions, je ne vous impose aucun avis, mais on comprend que là, ça devient plus compliqué, et vous dites, "peut-être, quand elle entrera dans l'OTAN, à ce moment-là, ce sera l'article 5". C'est deux choses très différentes.
R - Mais pardonnez-moi, sur des sujets aussi graves, de dérouler mon raisonnement. Croyez-vous vraiment que l'ensemble des pays européens, que l'ensemble des citoyens européens, me suivraient si, brutalement je répondais à des questions sans offrir d'explication ? Dans la mesure où l'OTAN...
Q - C'est la question de la survie de l'Ukraine.
R - Bien sûr. Ce n'est pas que la question de la survie de l'Ukraine, c'est la question de la sécurité du continent européen. Donc oui, il y a des choses que nous n'imaginions pas avoir à faire, qui, du fait de l'agressivité de la Russie vis-à-vis de l'Ukraine, vont nous amener à prendre des décisions, à faire des choix difficiles pour garantir notre sécurité.
Q - Monsieur le Ministre, si l'enjeu est tel, s'il y a un tel danger russe, qu'on le juge vrai ou non, ça, chacun est libre, posons la question, cette fois, à l'intérieur de l'OTAN. Beaucoup font état du scénario estonien. Demain, la Russie tente de s'en prendre à l'Estonie qui, elle, est dans l'OTAN. L'article 5, vous savez comme moi, c'est un article qui n'est pas... qui suppose beaucoup de prudence encore. Est-ce que la France entrerait en guerre contre la Russie ?
R - La France serait solidaire de l'Estonie pour deux raisons. Parce que la France est membre de l'OTAN et parce que la France est membre de l'Union européenne.
Q - Solidaire, c'est une chose, mais entrer en guerre ou non ? Est-ce que ce serait automatique ?
R - La France serait solidaire de l'Estonie pour les deux raisons que je viens d'évoquer. Ensuite...
Q - Vous ne me répondez pas. C'est autre chose d'être solidaire. Moi aussi, je peux vous dire que je suis solidaire.
R - Quel est l'intérêt pour la France ? Vous me demandez...
Q - Si on est Estonien, je vous assure que ça fait une grosse différence d'avoir un ami qui vous dit "oui, j'entrerai en guerre pour vous défendre"...
R - Mais la France est toujours solidaire de ses alliés. La France est d'ailleurs le premier pays à s'être exprimé lorsque la question du Groenland...
Q - Vous ne me répondez pas sur l'entrée en guerre.
R - Mais la France respectera ses engagements au sein de l'OTAN, au sein de l'Union européenne. Sinon, ça ne veut dire que ces engagements ne tiennent pas et qu'aucun pays européen n'est préservé. Bien sûr qu'on tiendra nos engagements.
Q - Monsieur le Ministre, sur le fond, il y a deux écoles sur cette menace russe. Il y a ceux qui considèrent que la Russie ambitionne au fond de retrouver une zone d'influence avec l'Ukraine bien sûr, la Moldavie, la Géorgie, etc., ou davantage. Est-ce que, selon vous, ils ont un fantasme de puissance qui les mène jusqu'à Paris, jusqu'à Berlin ou jusqu'à Londres ?
R - Je pense que la menace s'est transformée. Il y avait quelque chose de l'ordre de la première hypothèse, jusqu'en 2021, chez Vladimir Poutine, de l'ordre de la sphère d'influence. À partir du 24 février 2022, la menace s'est complètement transformée. Elle a pris la forme d'une invasion à grande échelle d'un pays comme l'Ukraine, de taille très significative. Elle s'est ensuite hybridée, elle s'est installée, cette menace, dans tous les champs connus de la conflictualité, sur terre, sur mer, dans les airs, dans l'espace, dans le cyberespace, dans le champ informationnel. Et d'ailleurs, nous avons été pilonnés, depuis le mois de février 2022, par des campagnes de désinformation dont on connaît l'origine. Et l'origine, c'est les services russes. Et puis, elle s'est internationalisée.
Q - Une volonté de conquête, vraiment ? Pas seulement...
R - Oui, de conquête, et elle s'est internationalisée en embarquant, si je puis dire, dans cette guerre, les soldats de la Corée du Nord. Et donc, tout cela, ça ressemble beaucoup plus à la deuxième hypothèse, qui est celle d'une volonté impérialiste ou impériale, c'est-à-dire une volonté qui ne connaît pas de frontières et qui pousse son avantage aussi loin que possible. Et donc, la ligne de front se rapproche.
Q - C'est-à-dire quoi ? Il y a un côté opportuniste chez eux ? Ils essaient, ils essaient par tous les moyens, et ça donne cette impression ?
R - Bien sûr, jusqu'à ce qu'ils touchent une résistance. Et pour revenir au sujet des garanties de sécurité, évidemment, l'OTAN est un élément très important de la dissuasion à la propagation.
Q - Alors, s'il y a une telle volonté et un tel danger à long terme, est-ce que ce n'est pas une erreur fatale d'offrir à Vladimir Poutine, maintenant, des négociations et donc du répit pour réarmer ?
R - Mais personne ne lui offre une négociation.
Q - Beaucoup parlent de négociation, même le président Zelensky aujourd'hui parle de négocier.
R - Personne ne lui offre. Chacun, en tout cas en Europe et en Ukraine, il y a un peu plus d'hésitation côté américain, mais en Europe et en Ukraine, l'objectif est de contraindre Vladimir Poutine à s'asseoir à la table des négociations, puisque ce dessin impérialiste ou impérial que j'évoquais, qui ne reconnaît pas les frontières, ne peut s'arrêter que sous la contrainte.
Q - D'autres vous diront combattre. Boris Johnson dit : "On ne négocie pas avec un crocodile qui a une de vos jambes dans la gueule". Il y aurait l'option, théorique, de continuer le combat.
R - C'est très clair. Les Ukrainiens continueront de combattre jusqu'à ce que... D'abord, seuls les Ukrainiens peuvent décider de combattre. Mais ils ne le feront que lorsqu'ils auront la garantie que la paix qui sera trouvée assure durablement leur sécurité. Qui apportera cette sécurité ? Ce sont les Européens. Et donc, d'une manière ou d'une autre, nous participerons à ces discussions. Ce que je veux dire par là, c'est que personne n'offre une négociation à Vladimir Poutine.
Q - C'est un cadeau. Au lieu de ça, les Européens pourraient dire "on continue à réarmer si fortement l'Ukraine qu'elle peut se battre et reconquérir la Crimée et le Donbass."
R - Et on va continuer à soutenir les Ukrainiens jusqu'à ce qu'ils aient face à eux la possibilité d'une paix durable.
Q - Et pourquoi pas d'une reconquête militaire de la Crimée et le Donbass ? C'est le droit international.
R - Vous savez, les Européens ont été les premiers contributeurs à l'aide militaire, à l'aide économique et à l'aide civile aux Ukrainiens, qui ont tenu tête de manière héroïque à ce qui était censé être l'une des grandes armées de monde.
Q - Justement, pourquoi ne pas continuer ? Les Russes sont affaiblis, y compris économiquement.
R - C'est ce que nous faisons avec nos sanctions, avec notre aide financière et avec la poursuite de notre aide militaire.
Q - Monsieur le Ministre, Poutine et Netanyahou font l'objet d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale. Dans l'hypothèse où ils se trouveraient à portée d'arrestation, est-ce qu'il faut les arrêter ?
R - C'est la justice qui en décide. C'est la justice qui applique ce type de décision, ce type de mandat de la Cour pénale internationale. La France respecte tous ces engagements internationaux. C'est la justice, c'est l'autorité...
Q - Vous évitiez un peu la réponse.
R - Non.
Q - Mme Kaja Kallas, il y a quelques jours dans notre émission, disait oui.
R - Je vous explique comment ça fonctionne dans une démocratie comme la France.
Q - Merci. Mais votre avis à vous ?
R - La préparation des pouvoirs, c'est l'autorité judiciaire. Mon avis à moi, c'est que le droit international doit toujours être respecté, c'est dans notre intérêt.
Q - Donc, il faudrait les arrêter ?
R - Donc, c'est l'autorité judiciaire qui, tenant compte des engagements internationaux de la France, prend sa décision.
Q - Est-ce que ça exclut définitivement... pour être clair, on est ici, comme vous le rappeliez, dans ce salon qui a accueilli notamment la grande conférence de paix juste après la Première Guerre mondiale, est-ce que ça signifie définitivement qu'il serait inimaginable qu'il y ait une négociation de paix avec, ici, là, dans ce salon à votre place, ou ici, un Poutine ou un Netanyahou ?
R - Rien n'est inimaginable. Ce que nous voulons...
Q - Un peut quand même. On les arrête ou on les met autour d'une table de négociation ? C'est difficile de faire les deux, quand même.
R - Vous savez, les mandats d'arrêt de la Cour pénale internationale, pardon de faire un petit peu de droit international, ils peuvent être repris, si le Conseil de sécurité en décide, par une résolution des Nations unies. On n'en est évidemment pas là.
Q - C'est la signature de la France. Normalement, elle doit appliquer les arrêtés.
R - Au plus que Vladimir Poutine, à ce stade, n'a montré aucune volonté de négocier et que par ailleurs, il continue, par son agressivité, non seulement à s'attaquer aux Ukrainiens, mais à s'attaquer à beaucoup de pays européens qui subissent quasi quotidiennement les assauts dans différents champs de conflictualité de la Russie.
Q - On vit quand même des heures incroyables. Il faut quand même s'imaginer, probable sommet en Arabie saoudite, autour de la table, Mohamed bin Salman, qui a quand même sur la conscience, évidemment, Khashoggi ; Poutine, sur la conscience, Navalny, un an, un an de sa mort. Dans un cas pareil, que dit la France ? Est-ce que ces gens-là, il faut les juger pour cela, ou bien est-ce qu'il faut faire mine d'oublier ?
R - Vous me parlez de l'Ukraine, je pense sécurité européenne.
Q - Non, là, ce sont des opposants, quand même. L'assassinat politique en 2025, enfin 2024, 2025... pour Khashoggi, avant ça. Est-ce qu'il faut juger ces gens ?
R - Ce sont des pays souverains, on ne va pas interférer dans les décisions.
Q - Mais votre volonté, est-ce que MBS doit être jugé pour Khashoggi et Poutine pour Navalny ?
R - Ma volonté, c'est de défendre les intérêts des Françaises et des Français. En matière de sécurité européenne, la résolution de la crise ukrainienne est un point d'attention tout particulier.
Q - Oui, mais on ne parle pas de l'Ukraine, on parle des assassinats politiques.
R - Oui, mais je vous parle, moi, des intérêts des Françaises et des Français.
Q - Realpolitik ?
R - Les intérêts des Françaises et des Français. Je ne sais pas s'il faut les qualifier d'une manière ou d'une autre.
Q - On est au coeur d'un débat. On voit bien qu'on est dans une société où les uns prônent effectivement une realpolitik assez classique - on ne peut pas faire la leçon au monde entier. Et d'autres qui rêvent d'une politique plus engagée aujourd'hui.
R - Je crois qu'on confond un petit peu les choses. On confond une diplomatie sur les valeurs, et nous assumons de le faire de temps en temps avec des priorités claires, avec une chose qui est fondamentale, qui fait que la voie de la France est singulière et qu'elle est écoutée, qu'elle est attendue et qu'elle est redoutée, c'est la défense et le respect du droit international et de la justice. Et si nous portons cette voie, et si nous sommes reconnus comme le pays qui est aux avant-postes du respect du droit international, c'est parce que nous ne tenons pas de double discours. C'est ici, à Paris, que s'est tenue la première conférence de soutien à Gaza. C'est ici que s'est tenue la première conférence de soutien au Liban. C'est ici que s'est tenue la première conférence de soutien au Soudan. Nous ne détournons le regard d'aucune crise et nous rappelons toujours que la justice et le droit international sont les conditions pour une paix durable.
Q - Gaza, puisque vous en parlez, le président Trump a déclaré à Fox News que si son plan était appliqué et si les Palestiniens quittaient Gaza, ils n'auraient pas de droit au retour. Est-ce que c'est une incitation au crime de guerre ?
R - Je crois que Donald Trump, e n recevant cette semaine les dirigeants des pays arabes, les a invités à lui proposer un plan qui, effectivement, soit crédible et qui, au passage, serait conforme au droit international.
Q - Mais le fait de refuser le droit autour des Palestiniens, est-ce que c'est un crime de guerre ?
R - Il ne l'a pas fait. On est en train de parler...
Q - Une incitation ?
R - Non.
Q - C'est le président des Etats-Unis, ce n'est pas...
R - Ne confondez pas des déclarations avec des faits. C'est une confusion qui...
Q - C'est le président des Etats-Unis d'Amérique. Ce n'est pas un commentateur lambda.
R - Je vais vous dire des faits, plutôt que des déclarations. Les faits, c'est que le président Trump a encouragé les dirigeants des principaux pays de la région à bâtir un plan pour la reconstruction, pour la gouvernance et pour la sécurité de Gaza. Ils sont en train de le finaliser. Ils vont d'ailleurs associer les Européens à la rédaction de ce plan, qu'ensuite ils mettront entre les mains de Donald Trump, qui verra qu'il y a là de quoi reconstruire Gaza et en assurer l'avenir de manière beaucoup plus efficace et de manière beaucoup plus économe ; ce qui, semble-t-il, peut l'intéresser. Et nous, nous soutiendrons les plans qui sont conformes aux droits internationaux et qui ouvrent la voie à une solution à deux Etats.
Q - Une part du grand mouvement qui a lieu se fait sans l'Europe. Quand les Américains vont, c'est très provoquant quand même, disent "on va traiter avec Poutine sans l'Europe". Est-ce que vous reconnaîtrez une négociation dont l'Europe, comme vous le rappeliez très justement, qui a tant fait notamment pour l'Ukraine, soit absente ?
R - À nouveau, je crois qu'il faut faire attention aux déclarations qui partent un peu dans tous les sens venant de l'administration Trump. Je crois qu'il ne faut pas non plus leur en vouloir, parce qu'après tout, ils sont là depuis trois semaines et quelques. Ils sont en train de former un jugement. Qu'il y ait des expressions un peu divergentes.
Q - Ils ont l'air bien organisé. On voit ce rouleau compresseur contre l'Europe. On voit que c'est préparé.
R - Ce que je sais, c'est que seuls les Ukrainiens peuvent décider d'arrêter les combats, qu'ils ne le feront que s'ils ont la garantie d'avoir une paix juste et durable, et que ces garanties seront apportées par les Européens, et qu'on le veuille ou non, que quiconque le veuille ou non, les Européens seront autour de la table.
Q - Pour l'instant, non.
R - C'est vrai, les Etats-Unis, et ça a surpris beaucoup de gens, parfois un peu affolé beaucoup de gens. Je crois qu'il faut garder son sang-froid, respirer par le nez, les Etats-Unis ont une approche vis-à-vis de la Russie, que nous avons abandonnée il y a quelques années déjà. Quelle est leur approche ? Pression. Ils n'ont pas l'intention de relâcher les sanctions.
Q - Ils ont été courageux parfois, face à la Russie. Dans l'affaire du gaz, ils ont été plus courageux que les Européens, rappelons-le.
R - Bien sûr. Et pas que sur ce sujet-là. Ils ont parfois été plus loin que les Européens sur les sanctions. Ils n'ont pas l'intention de relâcher la pression sur Vladimir Poutine, cependant qu'ils engagent le dialogue avec nous. Comme, rappelez-vous, il y a quelques années, nous aussi avons pensé que Vladimir Poutine, qui après tout avait été notre partenaire dans le G8, pourrait entendre les arguments. Nous avons renoncé à cette approche parce que nous avons vu que seule la force pouvait contraindre Vladimir Poutine. Ma conviction, l'hypothèse que je forme, même si je ne veux pas faire trop de politique fiction, c'est que les Américains s'apercevront rapidement que seule la force est de nature à contraindre Vladimir Poutine à s'asseoir à la table des négociations.
Q - Pour l'instant, ils se parle beaucoup plus, n'est-ce pas ? Rubio, affaires étrangères américaines, et Lavrov, affaires étrangères russes. Vous, je crois que vous n'avez jamais parlé pour l'instant à M. Lavrov ?
R - Non.
Q - Est-ce que c'est possible ? Est-ce que vous pouvez reprendre langue avec lui ?
R - Je pourrai reprendre langue avec lui lorsque nous aurons surmonté la difficulté majeure qui est celle de l'Europe aujourd'hui, qui est la menace provoquée par la Russie de Vladimir Poutine sur notre sécurité. Une fois que nous aurons dépassé cette menace-là, nous avons vocation à échanger. Et je le redis, nous avons tenté la méthode de la conviction, de la persuasion.
Q - Si M. Lavrov souhaite un appel avec vous, vous répondez ?
R - Aujourd'hui, non. Parce qu'aujourd'hui, le territoire de l'Union Européenne, le nôtre...
Q - Si le central ici reçoit un appel des Russes en disant "Sergueï Lavrov veut parler à Jean-Noël Barrot", vous dites "ce n'est pas le moment" ?
R - Je me renseignerai d'abord pour savoir pour dire quoi.
Q - Bien sûr !
R - Est-ce que, si c'est pour m'annoncer que finalement la Russie est d'accord pour que l'Ukraine dispose de vraies garanties de sécurité, voire que l'Ukraine entre dans l'OTAN, je peux prendre un téléphone, bien évidemment.
Q - Le président Trump voudrait que la Russie réintègre le G7. Pour eux, ce serait un retour, évidemment, sur la scène internationale, donc G7+1, donc c'est de nouveau le G8. Est-ce que c'est pour vous imaginable, envisageable ?
R - Aujourd'hui, c'est inimaginable. Qu'est-ce que c'est que le G7 ? C'est le groupe des grandes démocraties les plus avancées. Est-ce qu'il vous semble qu'aujourd'hui, la Russie veut apparaître comme une démocratie avancée ? Non. Elle veut apparaître...
Q - Il fut un temps où on n'avait pas ces pudeurs. Je vous rappelle, ils avaient écrasé Grozny, il y avait des assassinats politiques déjà comme Anna Politkovskaïa, et puis on fermait les yeux.
R - Non mais d'accord. Mais vous comprenez bien que même si un autre membre du G7 aujourd'hui agressait délibérément plusieurs autres membres du G7, ce serait difficile de le conserver dans le club. C'est la situation de la Russie aujourd'hui. Non seulement elle se comporte de moins en moins comme une démocratie, mais en plus elle agresse de manière désinhibée et décomplexée d'autres membres du G7, à commencer par la France. Donc aujourd'hui, ça n'est pas acceptable. Est-ce qu'à l'avenir, ça pourrait l'être ? Pourquoi pas. Vous savez, la responsabilité de cette guerre, elle pèse très largement sur les épaules de Vladimir Poutine et sans doute de son entourage très proche. Ce n'est pas le peuple russe qui s'est lancé dans cette guerre d'agression contre l'Ukraine. Et donc si, à l'avenir, quand nous aurons créé les conditions d'une paix juste et durable, nous parvenons avec le peuple russe à renouer des relations, d'autres relations diplomatiques sont envisageables.
Q - Trois mois d'arrestation de Boualem Sansal en Algérie, sans raison. Citoyen français aussi, algérien, mais aussi français. On comprend que pendant quelques semaines, le silence soit meilleur que les prises de parole. Mais enfin, trois mois, pendant ce temps, ça commence à faire très long pour un homme malade. Que fait la France ? Que peut-elle faire ?
R - D'abord, je suis très préoccupé par le sort de notre compatriote Boualem Sansal, par ses conditions de détention, par sa santé, parce que c'est un homme malade, mais aussi par son moral. Et je m'enquière très régulièrement auprès de nos équipes sur place, de son avocat à Paris, de son état d'esprit et de sa situation.
Q - Vous avez pu lui parler ?
R - À Boualem Sansal, directement ? Non. Mais je lui ai fait part au travers de ses intermédiaires de notre soutien et du fait que nous sommes pleinement mobilisés. Ensuite, dans la palette des outils diplomatiques, il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire et dont nous ne faisons pas nécessairement la publicité. Ce qui est sûr, c'est que nous devons éviter de contribuer à faire du sort de Boualem Sansal un sujet de politique intérieure algérienne. Parce que ça n'est pas rendre service à Boualem Sansal.
Q - Mais le temps passe pendant ce temps. Trois mois. Trois mois dans les geôles, c'est une politique qui, pour l'instant, ne donne pas de fruits.
R - Et vous savez que la détention arbitraire de nos compatriotes, voire le sort de nos compatriotes retenus en étage, est un sujet qui nous mobilise énormément dans ce ministère, qui est le sujet le plus sensible, auquel nous accordons énormément d'attention, avec toujours l'espoir de parvenir, en utilisant les outils à bon escient, à obtenir la libération de nos compatriotes.
Q - L'écho du bouleversement de ce discours de Vance à Munich, concernant la migration notamment, quand il accuse l'Europe de ne pas avoir su contrôler ses flux. Objectivement, est-ce que vous prenez une part de cette critique ?
R - À nouveau, je pense qu'il faut prendre ça avec un tout petit peu de sérénité de la part du dirigeant d'un pays qui est confronté à des problèmes d'immigration et qui est confronté à une opinion publique qui attend des résultats, mais des problèmes qui sont totalement différents de ceux de l'Europe. Nos questionnements, nos vertiges liés à cette question de l'immigration, ils proviennent de quoi ? Ils proviennent des grandes vagues migratoires de 2015-2016, venues essentiellement de la Syrie, au moment où Bachar al-Assad réprimait dans le sang la révolution de 2011.
Q - Et plus que cela, une migration qui continue aujourd'hui, en particulier, c'est un fait démographique.
R - Rappelons-nous, ce qui a saisi l'Europe, ce sont ces grandes vagues migratoires. Aujourd'hui, nous sommes beaucoup mieux armés que nous l'étions à l'époque pour gérer, absorber et maîtriser ces flux migratoires. D'abord parce que le régime de Bachar al-Assad est tombé. Je rappelle que jeudi dernier, nous avons accueilli la troisième conférence sur la Syrie, deux mois après la chute de ce régime. Et nous travaillons activement pour que la Syrie redevienne un foyer de stabilité plutôt que le point de départ de ces grandes vagues migratoires.
Q - Tout ça est tout à fait vrai. On voit l'effet en Allemagne avec la puissance de l'AfD qui est un parti extrémiste. Que se passe-t-il si l'AfD est à 22, 23, 24, 25% ? Pour vous, est-ce que tout gouvernement, on l'entend dans le sud de l'Allemagne notamment, des politiciens qui commencent parfois à hésiter, est-ce que tout gouvernement dans lequel entreraient des membres de l'AfD allemand serait à boycotter ? Est-ce que la France s'engage à cela ?
R - Les partis allemands, comme la CDU, le SPD, ont exprimé très clairement qu'ils ne constitueraient pas d'alliance avec l'AfD.
Q - Pour l'instant.
R - Est-ce que c'est pour autant satisfaisant ? Non. Il y a une vraie attente de la part de nos compatriotes.
Q - Est-ce que vous êtes pour le cordon absolu ? C'est-à-dire qu'il est exclu que ces gens entrent dans un gouvernement ? Je vous rappelle qu'aux Pays-Bas, les gens du parti de [Geert] Wilders gouvernent avec Renew, ce qui est un peu curieux par rapport à ce qui se passe en France.
R - Dans d'autres pays européens, la vraie question qui nous est posée, c'est comment faire reculer l'extrême-droite populiste, dont le projet et le démantèlement de l'Union européenne, qui est née ici, au Quai d'Orsay, et qui est un multiplicateur de puissance pour la France...
Q - Mais vous ne m'avez pas répondu. Est-ce que la France boycotterait le gouvernement allemand, pardon, si l'AfD entrait dans un gouvernement, si des membres de l'AfD entraient dans un gouvernement ?
R - La France agira toujours, en tout cas tant que ce gouvernement sera en place, que ce Président de la République présidera à la destinée de la nation, à faire en sorte de faire reculer les forces populistes et nationalistes qui veulent le démantèlement de l'Europe.
Q - Dans votre propre parti, il y a eu un peu d'hésitation. Vous êtes MoDem. François Bayrou est quand même l'homme qui a donné sa signature à Marine Le Pen en disant "ça fait partie du débat. Je ne suis pas d'accord avec elle, mais... " Comme le dit Vance, c'est ce qu'a dit Vance à Munich, c'est-à-dire qu'il ne faut pas avoir peur. Les extrémismes, tous les extrémistes, même si on considère comme extrémistes, doivent faire partie du débat. Est-ce que c'est votre position ?
R - La position sur le pluralisme en politique ?
Q - Oui, la position qu'il n'y a pas besoin de pare-feu, comme dit M. Vance. Les extrémistes, on peut débattre avec eux, ils gagnent ou ils perdent des élections, mais on n'a pas à faire de pare-feu, je crois que c'est le mot qu'il a utilisé.
R - En tout cas, il ne faut pas penser que la captation ou la monopolisation du débat politique, qui qu'on soit, de droite, de gauche, etc., peut conduire à des solutions satisfaisantes. C'est par le pluralisme que la démocratie peut résister à toutes les difficultés qu'elle rencontre aujourd'hui. C'est tout à fait dans cet état d'esprit, d'ailleurs, que François Bayrou avait, il y a quelques années, donné son parrainage à Marine Le Pen, considérant qu'il aurait été inimaginable, sur le plan démocratique, qu'elle ne puisse pas participer à l'élection présidentielle.
Q - Un dernier mot sur la censure, Monsieur le Ministre. Vous savez que vous êtes un centriste. Parfois, on dit qu'il y a des extrêmes-centristes. On traite souvent les Européens d'aujourd'hui d'extrêmes-centristes qui voudraient empêcher la liberté d'expression. Les excès font partie de la vie politique. Il y a toujours eu des excès, y compris en France. Le Parti communiste français, il y a eu la droite qui soutenait des dictatures d'Amérique du Sud, il y a eu les intellectuels de gauche qui soutenaient l'URSS. Les excès ont toujours eu lieu. Est-ce qu'on n'a pas trop peur des excès ? Est-ce qu'il n'y a pas une tendance aujourd'hui à la censure qui, effectivement, est dangereuse ?
R - Non, je ne crois pas. Et là, en posant cette question, vous vous faites déjà un peu, pardonnez-moi de le dire, le relais de la propagande de cette internationale réactionnaire.
Q - Pas vraiment, ce ne sont pas des gens qu'on avait interdits.
R - Pardon, la liberté d'expression, elle a été définie très clairement dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen par les révolutionnaires français, dont on ne peut pas dire qu'ils étaient, je dirais, des centristes version eau tiède. Les révolutionnaires français, ils avaient déjà fixé des bornes à la liberté d'expression. Pourquoi ? Eh bien, pour qu'en toute circonstance, chacun ait la voix au chapitre. Pour que la liberté d'expression ne soit pas la liberté du plus fort ou la liberté de celui qui parle le plus fort. Et ces garde-fous, qui font que pendant les campagnes électorales, il y a un contrôle sur les financements, qu'il y a une équité de temps de parole, nous y sommes très attachés pour que chacun puisse s'exprimer. Parce qu'on n'est jamais toujours et indéfiniment dans la majorité. Il arrive qu'on soit dans l'opposition.
Q - En d'autres temps, vous auriez interdit l'Humanité, par exemple, quand elle disait des âneries sur l'Union soviétique qui avait (inaudible) sur la France ?
R - Mais qui veut interdire l'Humanité ?
Q - Non mais punir, interdire un certain nombre d'expressions qui sont extrémistes ?
R - Mais personne ! Pardonnez-moi... Je veux dire...
Q - Ou la droite. Vous savez, dans le Figaro, on disait des horreurs sur Mandela, on le traitait de terroriste, etc. Et ça n'a pas toujours fait partie du débat public, y compris les excès.
R - Les bornes que nous fixons à la liberté d'expression, c'est l'apologie du terrorisme, c'est l'apologie des crimes et en particulier...
Q - C'est la loi, les condamnations à posteriori, ça se fait.
R - Pardon ?
Q - C'est la loi, ce sont les condamnations à posteriori quand il y a...
R - Oui, mais votre internationale réactionnaire, ce sont à ces bornes-là qu'elle veut s'attaquer. Quant à nous, nous y resterons fidèles.
Q - Monsieur le Ministre, merci beaucoup de cet entretien.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 février 2025