Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France Inter le 16 février 2025, sur la situation en Syrie, les relations entre l'Union européenne et les États-Unis et le conflit en Ukraine.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Bonjour, Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour, Carine Bécard.

(...)

Q - L'émission débute toujours avec vos images de la semaine, ce qui nous permet de nous rappeler un peu ce qui s'est passé dans l'actualité depuis dimanche dernier. Je commence avec vous Jean-Noël Barrot. Qu'est-ce qui vous a marqué cette semaine, en particulier ?

R - Cette semaine, ce qui m'a marqué, c'est ma rencontre avec Farid al-Mazhan, qui est connu sous le pseudonyme de César, et qui est sans doute l'un des plus grands résistants de ce quart de siècle. En le disant, je pense évidemment à Alexeï Navalny, dont nous commémorons la première année de sa disparition, après avoir courageusement lutté contre le régime de Vladimir Poutine. César était photographe légiste du régime de Bachar al-Assad au début des années 2010. Sa mission, c'était de photographier les corps mutilés, démembrés, torturés, victimes de la répression sanglante de Bachar al-Assad. En 2014, il a eu le courage inouï de décider de fuir la Syrie et d'aller témoigner à l'extérieur de ce qui s'était passé, en prenant des risques extraordinaires pour sa propre sécurité et celle de sa famille. C'est la France qui l'a accueilli en 2014, qu'il l'a protégé et qui lui a permis, sous couvert d'anonymat, de révéler au monde entier la brutalité et les horreurs du régime de Bachar al-Assad, ce qui a permis à la communauté internationale de se mobiliser, de prendre des sanctions très lourdes qui ont fini par provoquer, avec la résistance des Syriennes et des Syriens, la chute de ce régime. César a témoigné pour la première fois à visage découvert le 6 février dernier. Je l'ai reçu vendredi pour lui témoigner du soutien de la France, de la reconnaissance de la France et du fait que nous continuerons à être à ses côtés puisqu'encore aujourd'hui et sans doute jusqu'à la fin de sa vie, sa sécurité sera en jeu, tant l'acte qu'il a posé était héroïque.

Q - La Syrie, en ce moment, avance tout doucement dans sa transition. Dans deux semaines, d'ailleurs, il y a un nouveau gouvernement qui va être installé, à partir du 1er mars. En revanche, il y a un dossier qui n'avance pas beaucoup, pas très vite, c'est celui des enfants français de parents djihadistes regroupés dans des camps en Syrie. On parle toujours du même pays. Ça représente à peu près 120 jeunes Français. Est-ce qu'ils peuvent rentrer en France, Jean-Noël Barrot ? On en est où de ce dossier ?

R - Chaque fois que nous l'avons pu, ces dernières années, nous avons agi pour rapatrier les enfants des combattants terroristes djihadistes...

Q - Depuis 2023, il n'y en a plus.

R - ...dont nous considérons qu'ils n'ont pas à répondre des actes de leurs parents, si graves soient-ils. Ces exercices de rapatriement sont particulièrement compliqués parce qu'ils supposent que les conditions de sécurité soient réunies - on est sur une zone de guerre - et ils supposent d'obtenir auparavant le consentement des mères de ces enfants. Chaque fois que ces deux conditions étaient réunies, nous avons lancé des opérations de rapatriement. Et chaque fois qu'elles le seront, dans l'avenir très proche - et on y veille très attentivement - nous le ferons à nouveau.

Q - Pourquoi, nous, on n'y arrive pas ? Pourquoi l'Irak, cette semaine, a réussi à le faire ? Pourquoi, eux, ils arrivent à mettre en place les règles de sécurité nécessaires et pas nous ?

R - Rapatrier des enfants en France, ça n'a rien à voir avec un rapatriement en Irak, et je ne crois pas que ce soit véritablement souhaitable. Ce qui est souhaitable, c'est que ces enfants - et leurs mamans, le cas échéant - puissent être rapatriés en France et être accueillis dans des... pour les mamans - judiciarisées, évidemment - et pour les enfants qui ont été exposés à des violences et à une brutalité sans équivalent qu'ils puissent être pris en charge par les services dédiés.

Q - Pour revenir au régime syrien, vous avez rencontré récemment, peut-être plusieurs fois, Ahmed al-Charaa, le nouveau chef. Qu'est-ce que vous en pensez, sur le fond ? Est-ce qu'il fait des efforts de "com" pour l'Occident et pour nous montrer tout ce qu'on a envie de voir ? Ou est-ce que, sur le fond, il est resté l'ancien djihadiste - plus policé, certes - qu'il était auparavant ? Je rappelle que quand vous y êtes allé avec votre homologue allemande qui se trouve être une femme, il ne lui a pas serré la main.

Q - Ça avait fait beaucoup parler à l'époque.

Q - C'est une coutume.

R - Nous avons accueilli jeudi, à Paris, une conférence, que le Président de la République a clôturée, consacrée à l'avenir de la Syrie, à laquelle ont participé les pays arabes, dont la Syrie, les pays du G7 également, et le ministre des affaires étrangères syrien. Ça a été l'occasion pour ces pays, qui souhaitent que la Syrie réussisse, qu'elle redevienne un foyer de stabilité dans la région, d'exprimer leurs attentes fortes. Notre attente, en particulier, c'est la lutte sans relâche contre le terrorisme islamiste de Daech, c'est la protection des prisons dans le nord-est du pays qui, aujourd'hui, sont peuplées de dizaines de milliers de combattants terroristes que nous ne voulons pas voir se disséminer dans la nature...

Q - Et donc, le combat qu'il mène, là, il est... ?

Q - Et c'est aussi le respect des minorités ?

R - Alors non, on ne parle pas de minorités en Syrie. L'objectif, c'est une citoyenneté pleine et entière, à laquelle toutes les Syriennes et les Syriens peuvent accéder. Mais ce que je voulais vous dire par là, c'est que nous, nous avons une attente extrêmement forte qui touche à nos intérêts de sécurité, et c'est ce que nous avons exprimé aux autorités. Mais j'ai profité de cette conférence que nous accueillions pour rassembler à Paris les représentants de la société civile, justement, toutes celles et ceux qui aspirent aujourd'hui à une citoyenneté unifiée pour la Syrie.

Q - Et alors ?

R - Qu'est-ce qu'ils nous ont dit ? Ils nous ont dit que c'était la première fois depuis des décennies, qu'ils pouvaient échanger librement avec le gouvernement de leur pays et qu'ils souhaitaient à ce gouvernement, même si eux aussi ont des attentes, le plein succès, le succès le plus important possible.

Q - Tout le monde, si c'est dans les règles.

R - Non. Vous pourriez avoir une société civile extrêmement méfiante de ces autorités de transition. À ce stade, elles considèrent qu'elles sont légitimes, et que cette légitimité doit désormais s'ancrer dans des décisions qui concrétisent les propos...

Q - Comme des élections ?

R - Des élections, ou en tout cas, lors de la formation du gouvernement, une représentativité qui donne toute la légitimité au gouvernement pour agir, mais aussi en matière de lutte contre le terrorisme, une attention toute particulière, etc...

(...)

Q - Je voudrais qu'on revienne à présent à cet incroyable discours, vendredi après-midi, il y a deux jours, à l'occasion de la 61ème conférence sur la sécurité de Munich. Le discours du vice-président américain, J.D. Vance, d'une violence inouïe contre l'Europe, contre la démocratie, contre les valeurs de liberté républicaine. On écoute d'abord un extrait, si vous voulez bien, de ce discours extrêmement virulent.

(...)

Q - Jean-Noël Barrot, vous êtes le chef de la diplomatie française. Nous sommes l'un des deux pays les plus importants de l'Union européenne, avec l'Allemagne. Vous lui répondez quoi, au vice-président américain ?

R - Vous savez, je ne suis pas sûr qu'il y ait quoi que ce soit à lui répondre.

Q - Ah bon ?

R - Pourquoi ? Vous vous êtes sentie interpellée ? Pas moi. Vous savez, nous avons une conception très claire de ce que c'est que la liberté d'expression et nous en héritons des révolutionnaires de 1789.

Q - Les Allemands ont dit que c'était insupportable, ce qu'ils avaient entendu. Vous pas ?

R - Ne mélangeons pas tout. Vous me passez un message sur la liberté d'expression. Je vous dis que, dans ce domaine, nous n'avons pas de leçon à recevoir. Et il est vrai que le modèle américain et d'autres modèles du monde sont différents du nôtre. Qu'ont dit les révolutionnaires de 1789 ? Ils ont dit que la libre communication des pensées et des opinions est l'un des biens les plus précieux de l'Homme et que tout citoyen peut librement parler, écrire et imprimer, sauf à répondre des abus de cette liberté dans les cas qui sont prévus par la loi. Les révolutionnaires de 1789 ont fixé des bornes à la liberté d'expression. Pourquoi ? Pour que la liberté d'expression ne devienne pas la liberté du plus fort, la liberté de celui qui parle le plus fort. Et c'est pourquoi, en France, il est interdit de se rendre coupable de diffamation, d'injure publique, d'apologie du terrorisme...

Q - Donc on les laisse parler, en fait ? Ce n'est pas très grave, on se dit que la loi est là pour nous protéger ?

R - On dit simplement que je... Moi, j'ai un modèle auquel je tiens : l'équité du temps de parole dans les campagnes...

Q - Mais enfin, il n'a pas parlé de ça.

R - ... sur les règles de financement des campagnes. Voilà comment je m'assure d'avoir un débat public qui est pluraliste et qui permet à chacun de faire entendre sa voix. Si d'autres ont d'autres modèles...

Q - Ce n'est pas le voisin de palier qui a dit ça, c'est le vice-président des Etats-Unis.

R - Et alors ?

Q - Et il ne parle pas que des qualités du droit d'expression...

R - Il faut se défaire des complexes d'infériorité, Nathalie Saint-Cricq.

Q - Il rencontre Alice Weidel, qui est la cheffe d'un mouvement d'extrême droite. Il nous donne des leçons comme si on était des "wokes", des tarés absolus, comme si on ouvrait les portes de l'immigration, qu'on était des dangers publics et tout ça. À un moment donné... D'ailleurs, M. Pistorius, le ministre de la défense allemand, lui a répondu avec beaucoup de violence, en disant que c'est insupportable d'entendre des choses pareilles.

Q - À un moment donné, il faut quand même la stopper là, cette...

R - Vous mélangez les sujets. Vous me parlez de la liberté d'expression, je vous ai répondu. J'ai un modèle, j'y tiens, je ne l'impose pas aux autres, mais je n'accepte pas que d'autres puissent espérer pouvoir imposer le leur en Europe. Ensuite, vous me parlez des liens entre le vice-président américain et le parti allemand de l'AfD, qui est un parti d'ultradroite qui flirte avec les thèses néonazies. Ça, c'est évidemment inacceptable. Mais à nouveau, c'est une question qui se pose aux Etats-Unis, puisque J.D. Vance, quand il va frayer avec les responsables de l'AfD, qu'est-ce qu'on fait des 400.000 soldats américains qui sont allés pendant la deuxième guerre mondiale donner leur vie, perdre leur vie contre le nazisme et contre cette idéologie mortifère ? Il y a une sorte de confusion. Mais c'est une question qui appartient aux Etats-Unis. Je ne me fais pas de souci pour l'Europe.

Q - Mais attendez, s'il finance les partis comme l'AfD ou s'il finance d'autres partis comme en Hongrie, s'il y a une immixtion dans les élections - même françaises - via Elon Musk et tout ça, ce n'est pas une histoire des Etats-Unis, c'est une histoire de l'Europe.

R - Exactement. Et c'est pourquoi... Je vous le redis, je pense que le discours de J.D. Vance sur la liberté d'expression, ses liens avec un parti d'ultradroite qui flirte avec l'idéologie nazie, c'est une question assez vertigineuse qui se pose aux Etats-Unis, pas à l'Europe parce que nous n'allons pas changer notre modèle sous la pression.

Q - Ce sont eux qui vont nous le changer de l'intérieur.

R - Non, précisément parce que nous considérons que le débat public doit être protégé et nous n'accepterons pas les ingérences, quelles qu'elles soient et quelles que soient les formes qu'elle prend.

Q - Alors je pose la question différemment : quel regard, aujourd'hui, vous portez sur les Etats-Unis? Est-ce qu'elle est encore la première grande démocratie occidentale, et donc, j'allais y venir, nos alliés ?

R - Ce sont nos alliés.

Q - Non, juste avant : est-ce que vous considérez encore que c'est une grande démocratie occidentale ?

R - C'est une grande démocratie.

Q - Là, avec les propos qui sont tenus, c'est encore une démocratie ? On n'a pas changé de monde, là ? On n'a pas changé d'ère ?

R - Bien sûr que c'est une démocratie, mais je ne veux pas, vous voyez, à mon tour m'immiscer dans les affaires américaines. Tout ce que je dis, c'est que ce qui se passe aux Etats-Unis, dans la politique intérieure, dans la vie institutionnelle et démocratique appartient aux Américains et que, quant à nous, nous ne devons pas nous laisser intimider, ni d'ailleurs laisser des Américains ou d'autres s'ingérer dans notre débat public. Nous avons une conception qui est propre de ce que c'est que le débat public, la démocratie, les campagnes électorales, etc., et nous la protégerons, parce que c'est un pilier fondamental de ce que nous sommes et de notre identité.

Q - Ils sont encore nos amis ou pas, les Américains ?

R - Ne nous laissons pas intimider parce que d'autres grandes puissances ont des modèles différents. Ils ne parviendront pas à nous les imposer.

Q - Vous dites qu'il ne faut pas se laisser intimider, mais qu'est-ce qu'il faut faire ? Il faut essayer d'amadouer Trump, par exemple en lui achetant des armes, un peu comme le dit Stéphane Séjourné ? Ou est-ce qu'il faut faire preuve de fermeté à son égard ?

R - À nouveau, ça dépend de l'objectif que vous poursuivez. S'agissant de notre vie démocratique, je n'ai rien à demander aux Etats-Unis, ni aux Chinois, ni aux Russes. D'ailleurs, nous protégerons notre démocratie et notre débat public. Ce sont nos biens les plus précieux, même s'ils sont fragiles. Nous les défendrons ardemment. Ensuite, si vous voulez, nous pouvons parler de l'Ukraine. Et là, nous avons, parce que nous sommes alliés avec les Etats-Unis au sein de l'OTAN depuis 75 ans, des intérêts très convergents.

Q - Alors, attendez, justement, l'Ukraine, on va en parler parce que...

R - Et donc là, on doit les engager et on doit discuter avec eux et on doit se répartir les rôles, pour atteindre le même objectif : la sécurité du continent européen, donc la sécurité de l'Atlantique Nord, et donc la sécurité des Etats-Unis.

Q - Alors justement, la première question quand même, qui se pose, là, sur le dossier ukrainien, c'est : est-ce que vous confirmez, que la France, demain, réunit à Paris tous ses partenaires européens pour parler de l'Ukraine à l'occasion d'un sommet ? Oui ou non ? Parce que pour l'instant, il n'est pas confirmé ce sommet. C'est Donald Tusk, le premier ministre polonais qui en a parlé, mais l'Elysée ne confirme pas. Qu'est-ce qu'il se passe ?

R - Non, c'est le ministre des affaires étrangères polonais qui l'a évoqué hier. J'étais à ses côtés, comme quasiment tous les jours de la semaine dernière, puisque j'ai moi-même réuni à Paris, mercredi dernier, les principaux pays européens pour discuter de notre sécurité, de notre effort de soutien à l'Ukraine et de la manière dont nous abordons les questions de la résolution de la crise. Et c'est dans ce même esprit que le Président de la République réunira les principaux pays européens demain pour une discussion portant...

Q - Quand ? Demain, c'est sûr, vous confirmez ?

R - ...sur la sécurité européenne. Mais ce sont des discussions qui n'ont pas attendu, si je puis dire, ni ce weekend, ni les déclarations des uns et des autres, puisque je vous dis que mercredi dernier encore, les Européens étaient à Paris pour aborder tous ces sujets.

Q - Mais là, je ne comprends pas. C'est une réunion très formelle, c'est un sommet comme... ?

R - C'est une réunion de travail.

Q - D'accord. Et il y a qui autour de la table ? Tous les Etats européens seront représentés ou pas ?

R - Les confirmations sont en train d'affluer. Je ne veux pas vous faire de compte rendu exhaustif...

Q - Quel est l'échelon ? Ce sont vos homologues ?

R - Ce sont les chefs d'Etat et de gouvernement. Il ne faut pas dramatiser ce type de réunions, parce qu'elles sont très fréquentes. Regardez, hier, j'étais à Munich : j'ai eu au moins trois réunions avec mes homologues européens des principaux pays. Nous sommes en contact constant. Et nous échangeons lorsque nous ne sommes pas au même endroit, au même moment, par téléphone, constamment.

Q - On ne s'en rend pas compte, parce qu'on a l'impression que l'Europe, en fait, on ne l'entend pas, en ce moment...

R - Pas du tout. Au contraire, il y a un vent d'unité qui souffle sur l'Europe tel qu'on ne l'avait peut-être pas ressenti depuis la période Covid...

Q - Heureusement que vous nous le dites, parce qu'on ne s'en est pas rendus compte.

R - Et pourtant, les Européens étaient réunis, unis, mercredi dernier à Paris. Ils l'étaient ce week-end à Munich, et ils le seront ce lundi, autour du Président de la République, à Paris.

Q - On a entendu qu'il y avait eu un coup de fil entre Trump et Poutine en début de semaine. On a entendu les Européens qui disaient en gros : "On voudrait bien en faire partie, enfin être dans le jeu". Et on a entendu également qu'il n'en était pas question.

Q - Ils n'y seront pas. Non.

Q - On a entendu la France. On a entendu Zelensky, à qui on ne demandait pas non plus son avis. Il y a eu une interview qui m'a frappée dans le "Wall Street Journal" vendredi, où M. Vance - toujours - a dit : "Je pense qu'il va ressortir de ça un accord qui va choquer beaucoup de monde". On en est où de notre participation, du minimum qui serait de demander à l'Ukraine ce qu'elle en pense parce que c'est quand même... on est quand même dans un monde... normalement, il y a une souveraineté des Etats ? Qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur l'état des négociations ? On a vu par ailleurs hier que M. Zelensky refusait le troc qu'il pouvait y avoir...On va en parler tout à l'heure plus précisément, pour ne pas tout mélanger. Ce matin, on en est où exactement ? Et qu'est-ce qu'on peut dire aux gens qui s'inquiètent ?

R - Il faut garder son sang-froid et il ne faut pas se laisser emporter, intimider par les déclarations qu'on entend, à droite comme à gauche. Il y a une répartition des rôles, et je vais y venir. Mais quelle est la situation ? La situation, elle est implacable. En tout cas, l'analyse est implacable.

Q - C'est-à-dire ?

R - Seuls les Ukrainiens peuvent décider d'arrêter de combattre. Et d'ailleurs, nous les soutiendrons tant qu'ils n'auront pas pris cette décision.

Q - Sauf s'ils n'ont pas d'armes.

R - Nous les soutiendrons tant qu'ils n'auront pas pris cette décision. Les Ukrainiens n'arrêteront jamais de combattre tant qu'ils ne seront pas sûrs que la paix qui leur est proposée sera durable. Pourquoi ? Parce qu'ils ont déjà soupé. Il y a 10 ans, jour pour jour, à une semaine près, on a signé des accords qui ont permis un cessez-le-feu entre l'Ukraine et la Russie, cessez-le-feu qui a été violé 20 fois et qui a conduit à la reprise des hostilités - à grande échelle, cette fois-ci - le 24 février 2022. Donc ils n'arrêteront que lorsqu'ils auront la certitude d'avoir suffisamment de garanties entourant cette paix. Qui apportera ces garanties ? Ce seront les Européens. Et donc, qu'on le veuille ou non...

Q - Donc vous n'êtes pas à la table des négociations, mais vous apporterez des garanties ? Comment vous faites ?

R - Qu'on le veuille ou non, ce seront les Ukrainiens qui décideront d'arrêter de combattre, et on les soutiendra tant qu'ils le combattront. Ils ne le feront que lorsqu'ils auront la certitude que leur sécurité est assurée. Et ce seront les Européens qui apporteront cette sécurité. Donc force est de constater que oui, les Européens seront associés, d'une manière ou d'une autre, à ces discussions.

Q - Juste une précision. Quand vous dites...

R - Maintenant, la répartition des rôles. Les Européens, je l'ai dit - et il faut nous y préparer, c'est pour ça qu'on multiplie les contacts, c'est pour ça qu'il y a un vent d'unité qui souffle aujourd'hui sur l'Europe - devront apporter ces garanties de sécurité pour éviter que la guerre ne reprenne quelques semaines ou mois après un premier cessez-le-feu. Quel est le rôle des Etats-Unis ? Le rôle des Etats-Unis - et on espérait que l'administration précédente puisse jouer ce rôle - c'est de forcer ou en tout cas d'amener Vladimir Poutine, qui jusqu'à présent n'a montré aucun signe dans ce sens, à négocier, amener l'agresseur à négocier.

Q - Donc là, vous êtes satisfait finalement de Trump, qui a réussi à pousser Poutine à discuter ?

R - Nous, les Européens, on y contribue aussi un peu, parce qu'on met maximum de pression, avec des sanctions notamment, et en finançant les Ukrainiens, sur la Russie. Les Etats-Unis se sont dotés d'une nouvelle administration, qui a pris ses fonctions il y a un peu plus de 3 semaines, qui a compris que son rôle c'était d'amener Vladimir Poutine à la table des négociations, et qui, pour l'instant, se dit : "Je vais y arriver par un mix de pression - je te force à y aller - et de dialogue - je te convaincs d'y aller". Nous, ça fait longtemps qu'on a arrêté de dialoguer, parce que ça fait longtemps qu'on a compris que seule la pression serait susceptible d'amener Poutine... Les Etats-Unis ont décidé d'activer les deux leviers. À mon avis, même si je ne veux pas faire de politique fiction, ils vont rapidement comprendre que seule la pression sera susceptible d'amener Vladimir Poutine à la table des négociations.

Q - Alors juste une précision - et puis après j'arrête - pour que tout le monde comprenne bien : quand vous dites qu'il faut l'amener à négocier, est-ce que c'est négocier... ? On est prêts ? La position de la France, c'est qu'il peut garder la Crimée, tout ce qu'il a conquis, et on arrête - simplement, on l'empêche d'aller encore un peu plus loin ? Ou est-ce que notre position à nous va jusqu'à la restitution de la Crimée et l'évacuation des 18% de territoires qui aujourd'hui effectivement sont sous la domination des Russes ? En gros, on négocie sur un statut quo d'aujourd'hui, ou alors on repart à la situation ante, avant la première agression des Russes ?

R - C'est une excellente question, mais nous n'avons pas de position précise sur les volets territoriaux, puisque nous disons que c'est aux Ukrainiens de décider souverainement du type de compromis qu'ils sont prêts à faire. En revanche, ils ne feront ces compromis, j'y reviens, que s'ils sont sûrs que cette fois-ci, c'est fini la guerre. Et nous, on les soutient très fortement dans cette aspiration-là, parce qu'on voit bien qu'à chaque fois que la guerre a repris, elle s'est déplacée un peu plus proche de nos frontières, que la ligne de front s'est rapprochée de nous. Et nous, on veut que ça s'arrête, parce que chaque année qui passe, chaque fois que la Russie gagne un km2, c'est la guerre qui se rapproche un peu plus du territoire européen, et la guerre, nous n'en voulons pas.

Q - Alors, c'est quand même un peu surprenant ce que vous êtes en train d'expliquer, Jean-Noël Barrot, parce que - je reviens sur ce que disait Nathalie Saint-Cricq - on a appris hier que Zelensky, le président ukrainien, avait refusé un accord avec les Etats-Unis sur ces minerais ukrainiens.

R - Mais c'est tout à fait cohérent.

Q - Oui, mais ça veut dire qu'il y a quand même des deals en ce moment, il y a des discussions qui ont lieu entre Zelensky et Trump ou son entourage, et qu'il est prêt à dealer une partie de ces territoires, en tout cas de ces terres rares, ces ressources rares.

R - Alors, je vais être encore plus clair : à ce stade, il n'y a pas de négociation, parce que...

Q - Donc il a dit qu'il refusait un truc qu'on lui a proposé, mais il n'y a pas de négociation ?

R - Non, à ce stade, il n'y a pas de négociation, tout court. Pourquoi ? Parce que pour l'instant, Vladimir Poutine, malgré des déclarations un peu récentes et sans doute un peu déformées, n'a pas montré de volonté de négocier, et c'est tout l'objectif des Etats-Unis de dire : "je vais t'entraîner ou te convaincre ou te forcer à venir à table des négociations". Pourquoi les Ukrainiens ont refusé l'accord qui leur a été proposé par les Etats-Unis - qui n'est pas un accord qui va régler le problème de la guerre, qui est un accord par lequel les Etats-Unis essaient de dire la chose suivante : "J'ai beaucoup dépensé pour vous soutenir depuis trois ans, maintenant j'aimerais bien me rembourser sur vos ressources naturelles" ? Les Ukrainiens ont dit : "Bah non, si tu me dis que tu souhaites accéder à certaines de mes ressources naturelles en contrepartie d'un soutien aujourd'hui pour mettre la pression sur Vladimir Poutine et ensuite entourer la paix de garanties qui font qu'elle restera en vigueur le plus longtemps possible, alors là je suis disposé à...". Mais ce n'est pas du tout ce qui leur a été proposé.

Q - Pourquoi les Européens semblent autant aussi pris au dépourvu, alors que Trump et les Américains ne font que ce qu'ils avaient annoncé... enfin, ce que Trump avait annoncé ? On a l'impression... Quand Scholz dit : "Nous sommes sous le choc", on a l'impression qu'ils n'ont pas du tout anticipé ce qui s'est dit ces derniers jours.

R - Moi, je ne suis pas sous le choc. Je ne suis pas tellement surpris. Je vois l'accélération de tendances qu'on avait déjà identifiées depuis longtemps - le Président de la République en avait quasiment déjà parlé en 2017, bien avant le déclenchement de la guerre -, c'est-à-dire, en quelque sorte une réorientation stratégique des Etats-Unis plutôt vers le Pacifique, qui suppose que la sécurité qu'on appelle euro-atlantique - c'est-à-dire, l'Europe, l'Atlantique, etc. - soit prise en charge de manière beaucoup plus volontariste par les Européens. Et c'est vrai qu'après avoir pris pendant des décennies l'habitude de sous-traiter aux Etats-Unis la protection du continent, c'est un peu dur de changer nos habitudes. Mais nous, ça fait longtemps qu'on le dit. Et on voit que nos amis européens, même ceux qui étaient les plus rétifs à ces idées-là, ils sont en train de se rapprocher de nos positions.

Q - Vous avez dit hier à Munich qu'il fallait faire admettre aux Français qu'ils allaient devoir faire des sacrifices, étant donné le niveau de la menace. Quel est le niveau de la menace ?

R - Et je maintiens, puisqu'au moment de notre histoire où nous devons reprendre en main notre sécurité, ça va supposer des efforts financiers. Il y a quelques décennies, on ne dépensait pas 2% comme on le fait aujourd'hui. On a doublé, grâce aux gouvernements successifs, le budget de notre défense. On va devoir aller plus loin que les 2%.

Q - Combien ? 3, 4, 10% ? Les Etats-Unis demandent 4% du PIB, maintenant.

R - Dans les années 1950, on consacrait plus de 5% à notre défense. Aujourd'hui, on va devoir faire plus. Mais la défense nationale...

Q - Plus, c'est combien ? Vous pouvez quantifier ou pas ? Vous allez vous aligner sur les 4% qui sont demandés ?

R - On ne s'aligne sur personne, d'abord. On fait nos propres choix. Mais on ne regarde pas que la quantité. On regarde aussi la qualité. Mais la défense nationale, elle ne se joue pas seulement dans les dépenses militaires. Elle se joue aussi dans les esprits. Et ma mission, si je puis dire, de ministre des affaires étrangères, c'est de contribuer au réarmement des esprits, pour que nous nous préparions collectivement à ces efforts que nous devrons faire. Si c'est plusieurs points de PIB, ça supposera des choix courageux.

Q - Quelle est la trajectoire des armes livrées par les Etats-Unis, par la France et par l'Europe ? Est-ce que ça va mollir, de ce que vous savez ?

R - Nous, on continue de tenir nos engagements. Les Mirage français volent désormais dans le ciel ukrainien.

Q - Ça, c'est des vieux engagements. Je parle pour l'année à venir.

R - Pardon, mais ils viennent d'arriver. Je veux bien que la nourriture avalée n'ait plus la même saveur, mais enfin c'est quand même... ça fait une différence, les Mirage !

Q - La trajectoire européenne ?

R - Les Américains vont poursuivre un certain nombre des engagements qui sont pris.

Q - "Un certain nombre", c'est-à-dire ?

R - Je n'ai pas le détail. Et d'ailleurs, je ne suis pas sûr que je serais habilité à le révéler. Mais de ce que les Ukrainiens ont dit ces derniers jours, lors des multiples réunions auxquelles nous avons participé ensemble, ils étaient plutôt confiants, parce que comme je le disais, il ne faut pas se méprendre sur l'objectif, à l'heure actuelle, des Etats-Unis. Je vois des choses... C'est de faire un Yalta, c'est de découper l'Europe et de se la partager avec la Russie et la Chine... N'importe quoi.

Q - La partition, elle n'aura pas lieu.

R - N'importe quoi. Leur objectif, c'est d'attraire Vladimir Poutine aux négociations. Et ils savent bien - parce qu'ils ont beau être là depuis 3,5 semaines, ce ne sont quand même pas des perdreaux de l'année - qu'ils y parviendront. En tout cas, ils croient et considèrent qu'ils y parviendront par la force en même temps que par la persuasion.

Q - Je vous trouve quand même très optimiste, Jean-Noël Barrot.

(...)

R - Vous venez de m'interroger - à juste titre - sur l'émotion suscitée par les déclarations de la nouvelle administration américaine, comme si l'avenir de l'Europe se jouait dans les jours qui viennent. J'ai dit qu'il fallait garder son sang-froid, mais ça ne veut pas dire qu'on n'est pas sur nos gardes et qu'on n'y travaille pas. Pour ma part, entre ce qui se passe en Ukraine, ce qui se passe au Proche-Orient, ce qui se passe en République démocratique du Congo, nous avons suffisamment à faire pour nous préoccuper de 2027.

Q - Oui, mais raison de plus pour avoir un Etat fort, avoir un pouvoir fort, une majorité forte et un gouvernement qui peut avoir le leadership sur l'Europe, notamment en reconstituant un couple franco-allemand avec qui... Enfin, on le verra bientôt...

Q - On verra la semaine prochaine.

R - Très bon point.

Q - C'est-à-dire ?

R - C'est-à-dire que l'Allemagne va décider dans quelques jours des nouveaux équilibres. Et ce sera l'occasion - ou jamais, si je puis dire - de redémarrer le moteur franco-allemand.

Q - Vous êtes décidément très optimiste, ce matin.

(...)

Q - Merci, Jean-Noël Barrot.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 février 2025