Entretien de M. Laurent Saint-Martin, ministre délégué, chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger, avec LCI le 23 février 2025, sur les tensions avec l'Algérie, le conflit en Ukraine, le budget militaire et les questions européennes.

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  • Laurent Saint-Martin - Ministre délégué, chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger

Média : LCI

Texte intégral

Q - Bonjour, Laurent Saint-Martin.

R - Bonjour.

Q - Merci d'avoir accepté notre invitation. Je le rappelle, vous êtes ministre délégué au commerce extérieur et des Français de l'étranger, également. Vous étiez l'ancien ministre du budget de Michel Barnier. On aura d'ailleurs l'occasion de revenir sur cette expérience gouvernementale.

(...)

Q - À la veille d'une rencontre cruciale entre le président américain et le président français à Washington, l'Amérique de Trump est-elle encore l'alliée de la France, sur le plan économique ? En tout cas, vous, vous avez sonné l'alarme. Devons-nous basculer en économie de guerre ou est-ce déjà une réalité ? Beaucoup de questions à vous poser, Laurent Saint-Martin. Mais d'abord, on ne peut pas faire l'économie de questions autour de ce qui s'est déroulé hier à Mulhouse, de cet "attentat terroriste islamiste" - ce sont les mots du Président de la République. Quatre gardes à vue sont encore en cours. Les services français avaient fait dix demandes de laissez-passer consulaires pour expulser cet homme, cet Algérien radicalisé, connu des services de renseignement, sous OQTF. D'abord, une première question sur le profil de cet individu : est-ce que vous comprenez, vous entendez que cette situation scandalise, forme de traduction d'impuissance de l'Etat pour expulser ce type d'individu ?

R - À votre première question, si vous voulez bien, j'adresse d'abord évidemment mes pensées aux victimes, à leurs familles. Bien sûr que c'est un attentat perpétré par un terroriste islamiste de trop. Bien sûr que cela pose encore énormément de questions. Et les mots qui ont été ceux du ministre de l'intérieur au JT de "TF1" ou bien ceux du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères sont très complémentaires. Oui, on a besoin de travailler ensemble pour améliorer à la fois une situation nationale... Comment peut-on encore avoir effectivement des personnes avec des antécédents psychiatriques avérés sur notre territoire ? Comment fait-on pour mieux protéger nos concitoyens de ces individus-là ? Cela, c'est davantage la question du ministère de l'Intérieur. Et puis, diplomatiquement, la question effectivement des laissez-passer consulaires - avec l'Algérie pour ce cas d'espèce et, de manière générale, avec un certain nombre de pays -, qui ressort effectivement pour le ministère des Affaires étrangères. C'est pour ça qu'il y aura mercredi un conseil interministériel de contrôle de l'immigration, parce que nous avons besoin de travailler ensemble là-dessus. Il y a des enjeux de sécurité nationale. Mais les enjeux diplomatiques, finalement, recherchent la même fin : toujours protéger nos concitoyens, en France mais aussi à l'étranger. Et la diplomatie, évidemment, est une partie essentielle de la réussite de ce que vous voyez être aujourd'hui comme un problème réel, qui est cette incapacité à mettre des ressortissants algériens, en l'espèce sous OQTF, dans leur pays.

Q - C'est saisissant que vous parliez des réactions de Bruno Retailleau mais également de Jean-Noël Barrot, parce qu'effectivement, on s'interroge quant aux lignes de ce gouvernement, de ces personnalités qui le composent. La porte-parole, à votre même place, il y a quinze jours, parlait de polyphonie. Il ne faut pas que ça se transforme en cacophonie, mais il y a des lignes à trancher.

Q - Il y a deux lignes : l'épreuve de force, dit encore Bruno Retailleau. De l'autre côté, Jean-Noël Barrot est beaucoup plus prudent : c'est la diplomatie, "on peut encore parler". Sur quelle ligne êtes-vous ?

R - En fait, je crois que l'un n'exclut pas l'autre. Ce n'est pas pour faire une synthèse molle que je dis ça. De la fermeté, il en faut. Expliquer qu'avec l'Algérie, il va falloir se dire les choses très clairement sur ces difficultés-là - qui peut s'apparenter à un rapport de force, ce sont les termes de Bruno Retailleau - j'y souscris volontiers. Mais la question, c'est que la diplomatie, évidemment, ne se résout pas par des coups de menton. Et vous le savez bien. Donc on a besoin de continuer...

Q - Mais quand on utilise - pardon - la force ou qu'on prend des mesures fortes, la diplomatie, elle est sérieusement compromise. Ceux qui disent, par exemple, qu'il faut revenir sur les accords de coopération de 68, ça sera vécu effectivement comme une marque, une rupture de la part de l'Algérie. La France peut le faire. Donc, derrière, la diplomatie n'existe plus.

R - Justement, nous sommes à trois jours de ce conseil interministériel qui devra dire les choses, je crois, de la façon la plus complète possible dans les options et les mesures que nous devons prendre, à la fois sur le plan intérieur et sur le plan diplomatique. Vous l'avez dit, nous savons qu'il y a un certain nombre de débats qui existent aujourd'hui. Et ce ne sont pas des lignes différentes au sein du gouvernement. C'est simplement que les ministères sont compétents sur différents sujets, et c'est normal. Ce que je dis juste, moi-même étant ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, c'est que si nous voulons pouvoir réussir le plus important, c'est-à-dire la sécurité de nos concitoyens et donc faire que ces ressortissants algériens sous OQTF retournent dans leur pays, il faut nécessairement maintenir un dialogue avec l'Algérie. Ce n'est pas en rompant le dialogue que vous avancerez dans ce sens-là. C'est une lapalissade de le dire. Mais évidemment que la diplomatie travaille au quotidien à ces sujets-là. Et il n'y a pas que le sujet algérien, pardon, mais la question du terrorisme islamiste, c'est aussi travailler vis-à-vis d'autres pays pour bien s'assurer que là où il peut y avoir un terreau de retour d'un certain nombre de ces individus chez nous, nous puissions être extrêmement clairs sur les positions françaises.

Q - Et d'ailleurs, le ministre des Armées, dans l'interview du "Parisien", le dit, alerte sur la possibilité prochaine, peut-être, sur notre sol, d'attentats terroristes...

R - Vous vous souvenez, à la fin de l'année dernière, en 2024, ce qui s'était passé en Syrie, justement ? Ça avait pu poser question. Mais c'était précisément, justement, pour attaquer et empêcher qu'il puisse y avoir une résurgence de Daech - en Syrie, en l'espèce - et que nous puissions protéger notre propre pays de la venue d'un certain nombre de terroristes islamistes. Donc nous agissons au quotidien, les Armées, les Affaires étrangères et bien sûr l'Intérieur.

Q - Je ne cherche pas les désaccords pour les désaccords, mais vous dites : "On ne peut pas rompre le dialogue." Il y a des mesures de rétorsion envisagées. On parle de visas, on parle de rétorsions économiques aussi. Vous êtes concerné au premier chef, en tant que ministre du commerce extérieur. Comment peut-on agir ? Nous savons que nous sommes en partie dépendants du gaz algérien, du pétrole aussi. Il y a des mesures... Et on l'a vu aussi, le commerce de blé avec Alger a considérablement diminué. Pourquoi ne pas aujourd'hui passer à la vitesse supérieure ?

R - Ça peut être un certain nombre d'options, effectivement. Il faut réfléchir au niveau des conséquences. Et surtout, qu'est-ce que ça fait avancer comme problématique ? Aujourd'hui, vous l'avez dit, nous avons un certain nombre d'exportateurs français qui sont en difficulté sur le marché algérien. Vous citez les céréales, mais c'est vrai aussi pour un certain nombre de nos entreprises qui ont...

Q - Le premier syndicat dit que peut-être en 2025 il n'y aura plus d'importation de blé français sur le sol algérien. Les commandes ont diminué considérablement.

R - C'est pour cela que la diplomatie est globale. Elle est évidemment politique, au premier chef. Il y a aussi le sujet de nos ressortissants français sur place, pardon de le rappeler. Boualem Sansal, évidemment, en est un symbole terrible et nous continuons à exiger effectivement sa libération. Mais il y a aussi, effectivement, la relation commerciale, qui est là, pour le coût, de ma compétence. Et nous devons regarder effectivement quelles peuvent être les relations que nous allons faire évoluer avec l'Algérie. Mais la question est de savoir avec quelle efficacité ? Quand je parlais de "coup de menton", ce n'est pas pour montrer des désaccords, c'est pour dire que nous sommes engagés dans ce Gouvernement pour, premièrement, assurer la sécurité de nos concitoyens, deuxièmement continuer à faire prospérer notre pays et notre continent européen. On en parlera évidemment avec le sujet des Etats-Unis. Tout le reste, pardon, si ce n'est pas concentré sur l'efficacité, c'est-à-dire le renvoi de ces OQTF dans leur pays et, effectivement, la capacité commerciale de nos deux pays à continuer à grandir, alors je crois que ce sont juste des débats de mots, de forme, mais ce n'est pas pour ça qu'on est à l'action au Gouvernement.

Q - Quand même, quand le ministre de l'Intérieur dit que l'Algérie a humilié la France, ce n'est pas rien de dire qu'un pays si proche de nous, géographiquement et historiquement, nous humilie. Donc, les Français se disent : "Au bout d'un moment il faut répliquer." Et si on dit : "Non, on va continuer à discuter comme avant.", les Français se disent : "Mais alors, ce n'est pas la peine d'exprimer un tel sentiment d'humiliation, si c'est pour ne rien faire."

R - Oui, ce que je vous dis, c'est que la diplomatie doit aller chercher des résultats. Et donc...

Q - Le ministre de l'Intérieur aussi ?

R - Oui, sur le plan national. Nous pouvons avoir des constats communs. Et puis après, il y a notre travail, de nos postes diplomatiques et du ministère, qui sont tous les jours à l'oeuvre sur ces sujets-là.

Q - Mais ce sont des coups de menton, Bruno Retailleau ?

R - Non, Bruno Retailleau, on peut partager son constat. Et même quand il parle de "rapport de force", ce n'est pas une expression qui me choque. D'une certaine façon, il a raison. La question, c'est : avec quels leviers ? Avec quels outils ? Pour quelle efficacité ? Croyez-moi, en toute sincérité, c'est la seule chose qui m'anime quand je me lève le matin : comment est-ce qu'on va faire progresser une situation, évidemment dans une relation bilatérale, diplomatique qui est dégradée aujourd'hui, et qu'il nous faut aussi, dans notre propre intérêt, savoir retrouver.

(...)

R - Le sujet des relations entre les Etats, c'est une question diplomatique qui ne se règle malheureusement pas par quelques slogans. Et donc que nous avons besoin de mettre tout sur la table pour pouvoir continuer à faire progresser ces sujets-là avec les Algériens, qui aujourd'hui refusent effectivement... Bruno Retailleau l'a dit : dix demandes de laissez-passer consulaires, et c'étaient des refus. Donc, nous avons besoin, effectivement, de mener ce dialogue avec l'Algérie pour que cela puisse progresser.

Q - Mais ça ne peut marcher qu'avec le dialogue, vous continuez à le répéter, c'est-à-dire, le dialogue, comme il a été engagé à plusieurs reprises avec le gouvernement algérien sur ce problème des laissez-passer ?

R - Dites-moi, à l'inverse, en quoi la rupture de dialogue ferait progresser le sujet ?

Q - Certains le prônent. Certains y sont très favorables.

R - Une question toute simple. Là, ce n'est pas de la posture ou de l'idéologie. En quoi la rupture du dialogue avec l'Algérie permettrait de faire avancer le retour des personnes sous OQTF en Algérie ?

Q - Certains disent qu'ils seraient obligés de notamment récupérer ces individus dix fois refusés.

R - Oui, mais si cela est fait dans un dialogue plus global, avec d'autres mesures. Vous avez parlé de mesures commerciales, par exemple, vous avez parlé des accords de 68. Il y a plusieurs sujets sur la table. C'est autour de cela que nous devons continuer à dialoguer. Mais ce qui est sûr, c'est que si on rompt les relations diplomatiques, vous êtes sûr de ne pas faire avancer...

Q - Alors, ce ne sont pas les relations diplomatiques.

R - Non seulement ce n'est pas souhaitable, mais surtout cela viendrait encore plus dégrader les constats que vous avez évoqués jusque-là.

(...)

Q - Pour les trois ans de la guerre en Ukraine - en tout cas, le calendrier tombe ainsi - Emmanuel Macron sera demain à Washington pour rencontrer le président américain. On va évoquer évidemment les enjeux de cette visite, que certains qualifient de capitale, cruciale. Mais d'abord, vous soumettre cette Une, parue dans le quotidien "The Economist". On voit, au fond, les silhouettes de Donald Trump et de Vladimir Poutine, seuls à une table avec ce titre : "Europe's worst nightmare", "Le pire cauchemar de l'Europe". Que vous évoque cette Une, d'abord, vous, le ministre du Commerce extérieur français ? Est-ce que ce couple-là est le pire cauchemar de l'Europe ?

R - Cette une aurait aussi pu être titrée "Le meilleur rêve de Vladimir Poutine". Et c'est précisément ce qu'il nous faut éviter pour l'Europe, pour l'Ukraine - mais aussi pour les Etats-Unis eux-mêmes, j'en suis assez convaincu. Qu'il y ait un dialogue bilatéral entre Donald Trump et Vladimir Poutine est une chose. Si cela permet de faire avancer un processus de paix juste et durable, on ne va pas s'y opposer, par définition. La question c'est : qu'est-ce qu'il y a dessous ? Qu'est-ce qu'il y a derrière ? Et c'est pour cela que le Président de la République, Emmanuel Macron, se rend demain, avec Jean-Noël Barrot, à Washington.

Q - "Pas sans nous", c'est ce que vous dites ?

R - Pas sans nous. Et surtout, d'abord, avec les conditions des Ukrainiens. Vous avez un pays... Toujours rappeler - surtout sur votre chaîne qui couvre très régulièrement ce conflit, avec beaucoup d'expertise - qu'à la veille des trois ans de l'agression russe en Ukraine, il y a eu un pays qui a été agressé. Il y a eu un pays démocratique qui a été agressé. C'est l'Ukraine.

Q - Et ça fera trois ans demain.

R - Et ça fera trois ans demain. Et que c'est ce pays que la France, que l'Europe et que les Etats-Unis, ensemble, défendent. Et d'abord rappeler cela. Pardon, mais trois ans après la déclaration de cette guerre, je crois qu'il est essentiel de savoir où chacun se situe. Et les Etats-Unis sont un allié d'abord de l'Europe et de l'Ukraine dans ce conflit-là. Qu'ils participent au premier chef, évidemment - d'abord comme force et appui militaire à l'Ukraine, mais aussi comme force de dialogue, notamment avec la Russie - est une chose. Mais il ne faut pas oublier où chacun se positionne et où chacun se situe. Et ce que le Président de la République aura comme dialogue avec Donald Trump sera très important. La question est de savoir : les Etats-Unis sont-ils bien toujours l'allié de l'Ukraine, de l'Europe ? La résolution...

Q - Vous vous posez la question ?

R - Non, c'est pour le réaffirmer, parce que votre Une de "The Economist" laisse penser qu'il pourrait en être autrement. Et c'est absolument ce qu'il faut éviter, parce que c'est le meilleur rêve de Vladimir Poutine et que derrière, évidemment, ça lui donnera toutes les garanties à lui de pouvoir continuer son processus impérialiste au-delà de la seule Ukraine. Et donc c'est la menace de l'Europe, dans ce cas-là, le sujet, et donc c'est le nôtre. Et ça, ce débat-là, nous devons l'avoir avec eux.

Q - Est-ce que le Président de la République ne prend pas un risque, au fond, en allant tout seul à Washington ? Il aurait pu y aller avec d'autres Européens. Le Premier ministre britannique sera reçu trois jours plus tard. Il y va tout seul et il va vérifier... Non, il va dire à Trump : "Est-ce que vous ou tu..." ?

R - L'avantage en anglais, c'est qu'il n'y a pas de distinction.

Q - Mais quand il nous le traduit à nous, une fois il tutoie, une fois il vouvoie. Mais sérieusement, il va vérifier que les Etats-Unis restent l'allié de l'Europe ? Les Etats-Unis sont les alliés de l'Europe, sont les alliés de la France et de nos partenaires ? C'est ça, le premier sens de la démarche du Président de la République ?

R - Non, ce sera le réaffirmer, par définition, par construction et savoir...

Q - Parce qu'on a un doute, quand même.

R - ... à partir de là ce que nous faisons. Et lui rappeler ses propres intérêts. Donald Trump, on l'a connu pendant le premier mandat. Vous me demandez : "Est-ce qu'Emmanuel Macron ne prend pas un risque à y aller lui-même ?" Mais enfin, c'est celui qui l'a le mieux connu pendant le premier mandat. C'est celui qui l'a accueilli en premier en Europe, souvenez-vous, et qui a organisé la première réunion avec Volodymyr Zelensky à Paris en décembre. Et donc il a toute légitimité non seulement à parler, évidemment au nom de la France, mais aussi pour l'Union européenne.

Q - Il y a ceux, Laurent Saint-Martin, qui rappellent, par exemple - vous me direz si je me trompe ou si ces commentateurs ont tort - la visite d'Emmanuel Macron en février 2022, quelques jours avant le déclenchement de la guerre par Vladimir Poutine. Il y a cet échange autour d'une table gigantesque et Emmanuel Macron tentant de dissuader le président russe, le maître du Kremlin, de déclencher cette guerre. Il en repart sans réelles certitudes et sans réelles garanties, mais espérant que l'avoir fait changer d'avis. Et puis on connaît la suite de l'histoire. Est-ce que, là encore, en allant voir... Je reprends la question d'Arlette : le risque politique d'avoir peut-être une poignée de main, peut-être de bonnes blagues et des sourires face aux caméras, et puis finalement, que ça se passe sans nous ?

R - Je ne sais pas si, dans notre contexte, il y a beaucoup de bonnes blagues. Ce qui est sûr, c'est que...

Q - Il est amateur du fait, on le sait.

R - Ce qui est sûr, c'est qu'on n'a jamais tort de tout tenter par la diplomatie. La comparaison avec la rencontre avec le président Poutine de février 2022 est quand même très différente, puisque là, nous parlons de Donald Trump, président des Etats-Unis, pays historiquement allié de la France. On n'est pas en train de le dissuader de mener une guerre contre notre pays. C'est quand même très différent comme niveau de discussion. On est, au contraire, dans un rapport d'amitié, dans un rapport entre alliés. La question est de se savoir si on va avoir la même volonté et la même stratégie d'entendre l'Ukraine sur ses conditions. Aujourd'hui, il y a une différence d'approche et de mots utilisés entre Donald Trump, par exemple, et son envoyé spécial en Ukraine, M. Kellogg. Et je crois qu'il faut d'abord reconnaître au président Zelensky toute sa légitimité démocratique. Ce n'est pas un dictateur, c'est un président élu.

Q - Mais ce sont des mots prononcés par le président américain néanmoins : "Zelensky est un dictateur."

R - Et donc je crois qu'il est important de clarifier tout cela parce que, à nouveau, la position française restera inchangée. Il ne peut pas - ce n'est pas seulement que nous ne le souhaitons pas - y avoir de processus de paix juste et durable sans entendre d'abord les conditions de l'Ukraine et les garanties de sécurité de l'Ukraine. Sinon, qu'est ce qui va se passer ? La même chose qu'il y a dix ans. C'est-à-dire qu'il y aura effectivement un arrêt des combats, et puis il y aura naturellement une reprise, en temps voulu, par la Russie, le temps de reconstruire un certain nombre de forces armées. Est-ce que c'est cela que nous voulons ? Non, nous voulons tout le contraire. Nous voulons une réelle paix. Et donc cette paix ne peut se faire que si les Ukrainiens acceptent de cesser le combat eux-mêmes et donc dans leurs conditions.

Q - Arlette évoquait la tonalité du Président. J'aimerais juste qu'on écoute ce court extrait d'un président français face à face aux internautes, répondant aux questions. Ecoutez. Il simule, peut-être, cette conversation qu'il aura face au président américain.

(...)

Q - Le tutoiement de mise, on le disait.

Q - Oui, on le disait. Effectivement, en anglais, c'est la même chose. En français, on n'entend pas...

R - C'est intéressant, ça. C'est parce qu'ils se connaissent, ils se respectent, ils ont des échanges réguliers. Le président Trump a déjà travaillé avec le président Macron pendant son premier mandat. Les deux savent comment ils fonctionnent. Et donc effectivement, il y a une franchise, il y a une capacité aussi à aller droit au but dans les discussions. Donc je suis à peu près certain que le retour d'Emmanuel Macron ne se fera pas à vide. C'est-à-dire qu'il va y avoir des discussions claires sur ces positions-là. Il y aura aussi d'autres sujets - les relations commerciales bien sûr, qui me concernent directement...

Q - Et on va y venir, en effet.

R - Mais la question de l'Ukraine sera évidemment le premier chapitre de la discussion.

Q - Vous parliez justement de cette rencontre "improvisée" avant la réouverture de Notre-Dame à Paris, quelques minutes d'entretien à trois - Zelensky, Macron, Trump - à l'Elysée. Vous pensez qu'à ce moment-là, Emmanuel Macron imaginait une seconde que Donald Trump pensait qu'il rencontrait ou serrait la main d'un dictateur, à l'Elysée ? Il y a quand même une évolution qui a dû surprendre la France, quand même, de la part du président américain ?

R - Vous voyez bien que les propos de Donald Trump souvent varient et qu'il sera donc important, lors de cet entretien bilatéral, de clarifier un certain nombre de positions. Et nous répétons effectivement que M. Zelensky n'est pas un dictateur. C'est un président démocratiquement élu, surtout le président d'un pays et d'un peuple agressés depuis maintenant trois ans et qu'il nous faut continuer à défendre. Défendre, ça veut dire militairement - et le faire tant que c'est nécessaire - et puis trouver ensemble les meilleures conditions d'une paix juste et durable. Cela ne veut pas dire qu'il ne va pas y avoir dialogue avec la Russie. Par définition, à un moment donné, il le faudra, ce dialogue-là, pour qu'il puisse y avoir une paix. Mais cette paix, elle se fait avec l'Europe autour de la table, de façon obligatoire, et elle se fait avec les conditions des Ukrainiens d'abord.

(...)

Q - Laurent Saint-Martin, ouvrons maintenant un chapitre lié plus haut budget de la Défense. Vous n'êtes plus ministre du budget, mais ce sont des questions que vous connaissez parfaitement, avec ces mots, qui résonnent, du Président de la République, qui a reçu les chefs de parti. Beaucoup de sujets à aborder là-dessus. Ces mots, je le disais, du ministre des armées, Sébastien Lecornu, aujourd'hui chez nos confrères du "Parisien", il le dit : "L'économie de guerre est déjà une réalité. Il faut monter aujourd'hui en puissance". On entre dans une nouvelle ère ? À combien va-t-il falloir porter nos efforts ? Est-ce qu'il faut revoir toute notre politique budgétaire de défense et aller plus loin ?

(...)

La question, c'est surtout : est-ce que l'Europe, la France, mais aussi les autres Etats ont la capacité de se doter d'une défense propre, si demain nous devions nous passer du soutien américain ? La question, c'est celle-ci. On peut parler des budgets et des montants. Mais enfin, la vraie question politique qui compte, c'est : est-ce qu'on saisit l'opportunité du grand bouleversement diplomatique qui se passe aujourd'hui pour avoir enfin une capacité de défense à nous ?

(...)

Q - L'inspiration danoise a peut-être de beaux jours devant elle ?

R - Si la prise de conscience d'un besoin de renforcer notre défense, pour des raisons essentielles - la sécurité de l'Europe et donc de nos compatriotes -, si nous avons besoin de faire cela - et je crois que nous le devons, notamment pour s'émanciper d'une relation avec les Etats-Unis -, alors, effectivement, il nous faut faire des choix budgétaires courageux.

(...)

Q - Une question sur, peut-être, les règles européennes...

Q - Vous évoquiez effectivement... sortir les dépenses de défense de la règle des 3%, pour faire simple, pour que tout le monde comprenne. C'est à votre avis quelque chose qui est souhaitable et qui peut être accepté assez vite ? Parce que dans toutes ces décisions, on voit bien qu'il y a eu une urgence quand même, c'est-à-dire qu'on est dans une situation instable. Il faut aller vite, et on nous dit : "C'est sur dix ou quinze ans." Ce n'est pas possible. Il faut prendre des décisions rapides, sur tous ces sujets.

R - Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas la règle d'or des 3% qui va protéger nos frontières. S'il faut mettre des dérogations et des exceptions à ces règles-là pour la priorité des priorités qui est notre intégrité territoriale et notre sécurité sur le continent européen, il faut le faire. Mais il ne faut pas non plus que ce soit un alibi pour ne pas mener l'effort d'assainissement de nos comptes publics qui, je le rappelle, est aussi une condition de crédibilité vis-à-vis de nos partenaires.

Q - Laurent Saint-Martin, je le disais, vous êtes monté au front, vous avez sonné le tocsin, aussi, quant aux projets de Donald Trump, du président américain, d'augmenter les droits de douane - son mot préféré, il l'a dit durant la campagne américaine. L'Europe, dites-vous, peut perdre beaucoup et vous dites qu'il faut être unis et fermes, nous, Européens ? Quand on voit notre Europe, quand on voit les 27, est-ce que c'est possible ?

R - On n'y est pas. Il faut le faire. C'est indispensable. L'Europe, si elle n'est pas unie, ne sera pas en position de force dans les relations de politique commerciale.

Q - Politique... Guerre commerciale ? On y est ?

R - Non, je ne crois pas que nous sommes dans une situation de guerre commerciale. En tout cas, il y a des déclarations qui peuvent le faire penser. Mais aujourd'hui, nous n'y sommes pas. Donc le déplacement du Président de la République à Washington devra aussi être l'occasion de parler de ces sujets-là. La première chose à dire, c'est qu'une guerre commerciale n'est dans l'intérêt de personne, il faut toujours le rappeler. Les Etats-Unis seront directement impactés par une guerre commerciale, par l'effet inflationniste que ça créera sur leur propre territoire. Ne jamais oublier que le premier investisseur étranger en France, ce sont les Américains. Et donc, si vous pénaliser les exportations françaises vers le marché américain, vous pénalisez aussi des entreprises américaines qui sont chez vous. Il y a beaucoup d'effets très négatifs pour les Américains eux-mêmes à mener cette guerre par les tariffs - comme on dit en anglais -, les droits de douane. Donc il nous faut l'éviter. Si toutefois les Etats-Unis persistaient dans cette démarche-là, comme ils le font sur l'acier et l'aluminium, et s'ils le font sur d'autres produits demain, alors, je crois, oui, qu'il faut savoir riposter vite et de façon ferme. D'abord, pour exister dans un rapport de force...

Q - Soyons concrets. Comment ?

R - On l'a déjà fait. Pendant le premier mandat de Donald Trump en 2018, on avait une mesure de rétorsion qui avait été adoptée et mise en place. Donc nous avons démontré que nous savons répondre. Mais, à nouveau, nous ne le souhaitons pas. Et il faut que Donald Trump entende qu'en Europe, on sait répondre - on l'a déjà fait -, qu'on le fera à nouveau s'il y avait effectivement des droits de douane qui augmentent, mais que notre objectif politique commercial restera toujours celui de la coopération et du libre-échange, le plus possible, parce que c'est celui qui fait prospérer les nations et notre continent. Et donc nous restons extrêmement cohérents sur ce en quoi nous croyons : des règles du commerce international - qui sont dictées notamment par l'Organisation mondiale du commerce - et, en même temps, une capacité pour l'Europe à être unie et forte quand il y a, de l'autre côté, une volonté de venir pénaliser nos relations commerciales et nos exportations. Donc ne pas être naïfs, sortir peut-être d'une forme de naïveté qui a été une marque de fabrique européenne pendant trop longtemps, et toujours utiliser ces moments-là comme des opportunités d'unité. Donc je vous le dis : on n'y est pas, mais on peut y être. La preuve ? La Commission européenne, sa présidente, le commissaire en charge du commerce notamment, Maros Šefčovič, ont eu des propos très clairs là-dessus : en cas d'agression commerciale - si vous me passez l'expression - de la part des Etats-Unis, il y aura riposte et il y aura réponse.

Q - Et chacun n'ira pas négocier, comme on en a le secret ? Les voitures, les produits alimentaires pour l'autre, et chacun essaie de dire : "Monsieur le Président, soyez gentil avec nous !", en parlant de Donald Trump ?

R - Si chacun le fait dans son coin, sans politique commerciale européenne... Je rappelle que la politique commerciale est une compétence exclusive de l'Union européenne. Et donc ça doit nous obliger aussi à répondre en Européens à ces conditions-là. Si nos voisins font le choix, qui est celui souhaité évidemment par le président Trump, d'avoir un seul dialogue bilatéral, de défendre leurs intérêts, alors je pense profondément que l'Europe en sortira affaiblie.

Q - Et on a les moyens, vraiment ? Vous dites "mesures de rétorsion", mais on avait beaucoup ironisé quand Donald Trump... En 2018, on avait taxé les Harley-Davidson. Ça avait fait rire tout le monde et on avait dit : "Ce n'est pas comme ça qu'on répond aux Etats-Unis." Qu'est-ce qu'on peut faire ?

R - Il y avait beaucoup plus que ça. Quelques produits symboliques avaient été présentés médiatiquement, parce que dans l'autre sens, ça marche comme ça aussi. Mais enfin, il y avait eu beaucoup plus que ça dans la réponse européenne. Et s'il faut le faire avec d'autres produits américains et d'autres types d'exportations américaines, on le fera.

Q - Vous n'hésiterez pas à appuyer sur le bouton, vous dites ?

R - Donald Trump est un négociateur. Donald Trump fonctionne par la transaction et le rapport de force sur à peu près tout et il commercialise tout échange - diplomatique, militaire et évidemment commercial. Et donc il faut savoir se montrer fort. Et l'Europe est une puissance forte, quand elle le décide.

Q - Vous vous êtes posés une ligne rouge ? Vous avez un moment ? C'est quand il appuiera, lui aussi, sur le bouton ? Ou il faut peut-être anticiper, en étant aussi peut-être aussi forts que lui ?

R - Déjà sur la question de l'acier et de l'aluminium, on a quelques semaines pour voir quelle va être la réponse européenne. Ça, c'est du très court terme. Et puis on verra, effectivement, dans les mois qui viendront. Mais vous comprenez bien - vous êtes des observateurs avertis - que Donald Trump met la question commerciale au milieu de négociations plus larges. Pour l'Europe, c'est évidemment la question de la sécurité et de l'Ukraine, qui y est évidemment liée.

Q - Laurent Saint-Martin, le Président de la République a inauguré hier le 61e Salon de l'agriculture, dans une ambiance, il faut le reconnaître, bien plus calme et apaisée que l'ambiance chaotique de l'an dernier. La colère apaisée, n'allons pas vite en besogne. On a vu que les inquiétudes étaient encore nombreuses, notamment concernant cet accord de libre-échange Mercosur. Il le dit, Emmanuel Macron : "C'est un mauvais texte. On fera tout pour qu'il ne suive pas son chemin. Ce n'est pas la fin de l'histoire." Vous dites que la France peut encore peser ?

R - Bien sûr.

Q - Vous faites confiance à une Ursula von der Leyen, qui n'a pas hésité à signer ce texte il y a quelques mois, provoquant votre colère ?

R - Oui, mais elle ne l'a pas signé, justement. Le processus n'est pas terminé.

Q - Oui, le texte n'est pas ratifié, en effet.

R - Non mais même sans être ratifié, je veux dire, tout n'est pas du tout bouclé, si vous me passez cette expression un peu triviale. Il va falloir d'abord que les Etats membres s'en saisissent. Il va falloir que le Parlement européen s'en saisisse, avant même qu'il puisse y avoir la question de la ratification. Donc on a quelques mois, là, devant nous, jusqu'à l'été à peu près, pour qu'il y ait à la fois d'un point de vue juridique, de traduction, le travail de la commission - de façon assez classique, sur ce genre d'accords de libre-échange -, des discussions qu'on devrait avoir. Mais pour nous, la discussion est très claire, c'est que c'est non. Et c'est que cet accord Mercosur qui, encore une fois, pénalise notre agriculture comme variable d'ajustement d'un accord de libre-échange, c'est non. Et donc on fera tout effectivement pour aller chercher cette minorité de blocage et pour répéter que l'accord du Mercosur, pour la France, c'est non. On l'avait dit avant, on n'a pas entendu nos conditions au niveau européen, et donc on continuera à s'y opposer.

Q - En comptant sur la Pologne et peut-être les Italiens ?

R - Oui, il y a d'autres pays qui se sont exprimés : les Irlandais, les Autrichiens, les Hollandais, pour probablement des raisons qui ne sont pas toujours exactement les mêmes, mais effectivement, il y a plusieurs pays qui sont, aujourd'hui, opposés au texte en l'état. Et donc oui, c'est un travail que nous devons mener avec nos partenaires européens qui partagent cette vision que, en l'état, l'accord Mercosur, c'est toujours non.

Q - Dans les dernières minutes de cette émission (...) une question sur ces élections majeures, capitales, en Allemagne, qui se jouent aujourd'hui ?

Q - Est-ce que la France regarde particulièrement ? Parce que les relations entre le chancelier allemand Olaf Scholz et le Président de la République n'étaient pas particulièrement chaleureux ou il n'y avait pas une très grande proximité, mais la France a besoin d'un partenaire. La France est en difficulté politique. L'Allemagne est, elle aussi, en difficulté politique. Si l'AfD, effectivement, devient le deuxième parti en Allemagne, comment réagira la France ? Est-ce que la France espère évidemment qu'il n'y aura pas de coalition entre la droite - si elle gagne - et l'AfD ? Et il y a une inquiétude à l'idée que l'Allemagne soit encore en panne pendant des semaines, parce qu'il faudra constituer une coalition et ce sera très difficile ?

R - Les Allemands sont en train de voter aujourd'hui. Vous comprendrez bien que je ne vais pas commenter avant l'issue de ce scrutin-là. Je m'exprimerai évidemment dès que nous aurons les résultats. Ce que je peux vous dire, c'est qu'on a besoin de l'Allemagne. On a besoin d'une Allemagne qui puisse partager ces constats d'unité européenne. L'Europe a besoin de l'Allemagne, la France a besoin de l'Allemagne, l'Europe a besoin du couple franco-allemand et je ne peux pas insister sur l'unité européenne en faisant fi de l'importance de notre voisin allemand. Et donc on a besoin d'avoir une politique, en Europe, qui lie priorités industrielles et politiques commerciales comme on le fait depuis l'installation de cette nouvelle Commission et à l'intérieur de l'Europe, évidemment, on va avoir besoin autant que possible...

(...)

Q - Laurent Saint-Martin, merci beaucoup d'avoir été notre invité.

R - Merci à vous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 février 2025