Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec "Le Parisien" le 10 mars 2025, sur les tensions avec la Russie, le conflit en Ukraine et le changement stratégique américain.

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Média : Le Parisien

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Q - La Russie dénonce une "rhétorique de confrontation" de l'Union européenne (UE), Vladimir Poutine compare Emmanuel Macron à Napoléon... Il y a une escalade dangereuse ?

R - Vladimir Poutine fait preuve d'une grande fébrilité face à l'Ukraine et ses alliés qui ont montré leur volonté farouche, dans leurs échanges avec l'administration américaine, de mettre fin à cette guerre. De créer les conditions d'une paix juste et durable. Tout ce que Poutine veut éviter, lui qui conçoit le destin de la Russie comme celui d'un empire qui veut repousser ses frontières par la force.

Q - Mais ce langage n'est-il pas particulièrement inquiétant ? Le Kremlin évoque une "menace contre la Russie", des "mesures de représailles appropriées"...

R - Ne nous laissons pas intimider. Les Européens ont fait jeudi le choix historique de se donner les moyens d'assurer leur propre sécurité à un moment où leur sécurité est menacée par la Russie, et où les Etats-Unis ont décidé de réduire leur niveau d'engagement militaire sur notre continent. Le fait que Poutine brandisse la rhétorique nucléaire n'est pas inhabituel, mais c'est totalement irresponsable de la part d'un pays membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU.

Q - Pour la première fois, vendredi, des Mirage français ont permis de repousser des frappes russes. Faudra-t-il continuer à en livrer d'autres ?

R - C'était un engagement qui avait été pris en juin 2024 pour soutenir la résistance ukrainienne face à l'agresseur. L'engagement de la France a été tenu.

Q - La France pourrait-elle entrer en guerre ? C'est l'angoisse de beaucoup de Français, que leur répondez-vous ?

R - Notre objectif est de garantir les conditions d'une paix durable sur le continent européen. Mais force est de constater que la menace s'est transformée depuis trois ans : elle s'est internationalisée avec l'entrée dans le conflit de soldats nord-coréens, s'est installée dans tous les champs de la conflictualité. Soit nous restons aveugles au fait que la ligne de front s'est rapprochée de nous et, un jour ou l'autre, nous serons inévitablement entraînés vers la guerre. Soit nous nous donnons les moyens de dissuader la menace, et nous aurons la paix. C'est tout l'objectif du sommet européen qui a eu lieu jeudi à Bruxelles, un moment aussi décisif pour la sécurité européenne que la création de l'Otan en 1949. Il y a eu 1949, il y aura eu 2025.

Q - On peut garantir aux jeunes générations qu'elles n'auront pas à affronter une guerre sur leur territoire ?

R - Oui, si chacun prend pleinement conscience des menaces qui nous guettent et des efforts à consentir pour les surmonter. Le président de la République a appelé, depuis huit ans, à un sursaut pour la France et pour l'Europe. Le moment de ce sursaut est venu. C'est d'ailleurs dans cet objectif que je commencerai à Nantes, dès lundi, une tournée des régions à la rencontre des Français, élus, chefs d'entreprise, lycéens, étudiants, pour leur mettre toutes les cartes en main. L'heure est au réarmement des esprits.

Q - Donald Trump est-il encore un ami, un allié ?

R - Les États-Unis sont des alliés. Mais nous ne voulons pas leur être aliénés. Ils ne peuvent pas se passer de l'Europe. Ils ont un besoin vital des 450 millions d'Européens qui utilisent les plates-formes des géants américains du numérique, des 350 milliards d'euros de notre épargne qui financent chaque année l'économie américaine et son déficit public considérable. Un besoin vital de nos talents, de nos chercheurs qui peuplent leurs grandes entreprises et universités. Sans l'Europe, l'Amérique serait moins forte, moins sûre et moins prospère.

Q - Ce sont les armes pour une riposte aux barrières douanières ?

R - Ce sont des besoins vitaux pour l'Amérique. L'objectif n'est évidemment pas d'entrer dans une confrontation avec elle, mais il va de soi que nous défendrons nos intérêts avec fermeté. L'Europe est une puissance qui s'ignore alors qu'elle aurait, pour se protéger si nécessaire, des capacités de frappe économique dans la profondeur.

Q - Malgré la violence de ses déclarations, Emmanuel Macron continue de prendre des pincettes avec Donald Trump. Pourquoi tant de mansuétude ? Parce qu'on a besoin de lui malgré tout ?

R - Aujourd'hui, pour mettre fin à la guerre en Ukraine, nous avons besoin de la participation active des Etats-Unis. Que Donald Trump veuille amener Vladimir Poutine à négocier la paix, c'est une bonne chose. Il ne faut pas l'en dissuader. Mais pour demain, nous ne voulons plus jamais nous retrouver dans cette situation de dépendance aux Etats-Unis pour ce qui touche à notre sécurité.

Q - Vous avez eu votre homologue, Marco Rubio au téléphone vendredi. Il y a des avancées ?

R - Sa volonté reste intacte de parvenir à un accord de paix durable. Nous sommes convenus de nous réunir très prochainement avec nos collègues ukrainiens et britanniques pour poursuivre nos efforts en ce sens.

Q - Qui sera présent à la réunion des chefs d'états-majors, mardi, à Paris ?

R - Cette réunion rassemblera les chefs des armées des pays européens et alliés de l'Ukraine qui souhaitent contribuer, d'une manière ou d'une autre, aux capacités militaires qui viendront, une fois la paix conclue, dissuader toute nouvelle agression de l'Ukraine.

Q - Concrètement, que va-t-il s'y passer ? Il s'agira de dresser des plans de déploiement de troupes ?

R - Il s'agira de partager les diagnostics et analyses pour les faire converger. L'enjeu : définir les moyens de soutenir l'armée ukrainienne dans la durée et les capacités à déployer pour garantir la paix. C'est une première.

Q - Mais les Russes s'opposent à toute présence européenne sur le sol ukrainien. Ces forces passeraient donc outre un veto du Kremlin ?

R - Ils se sont toujours opposés à une présence européenne en Ukraine. Ils l'ont fait il y a 10 ans, et cela a permis l'invasion de l'Ukraine en février 2022. C'est donc par la pression qu'il faudra obtenir de la Russie qu'elle accepte un traité de paix prévoyant toutes les conditions nécessaires à une fin définitive des hostilités.

Q - Pour que la pression marche, il faut que les Américains la mettent aussi. Vous leur faites confiance pour cela ?

R - C'est le sens des messages que nous leur adressons.

Q - Et pourtant, Trump continue de dire qu'il est "plus facile de traiter avec la Russie" qu'avec l'Ukraine...

R - J'observe qu'après les attaques massives de la Russie en fin de semaine, Donald Trump l'a menacée de droits de douane et de sanctions massives jusqu'à ce qu'un cessez-le-feu et un accord définitif sur la paix soient conclus.

Q - Pourquoi l'exécutif reste-t-il contre la saisie des avoirs russes ? Beaucoup de voix, jusque dans votre camp, plaident pour cette solution ?

R - Dès 2022, nous avons immobilisé l'ensemble des avoirs publics russes présents en Europe. L'année dernière, nous avons saisi les intérêts versés sur ces avoirs pour fournir une aide de 45 milliards d'euros à l'Ukraine, sans que cela ne coûte rien aux contribuables européens. Nous estimons, à ce stade, qu'aller plus loin présenterait plus d'inconvénients que d'avantages.

Q - Quelle suite après le débat ouvert par le président sur la dissuasion nucléaire, le parapluie français ? On pourrait imaginer une sorte d'alliance des pays intéressés, une "zone protégée" ?

R - La première étape, c'est de permettre à nos partenaires européens de mieux comprendre ce que recouvre la dimension européenne de notre dissuasion au moment où certains d'entre eux ont décidé de faire des efforts massifs en matière de défense. Dans tous les cas, la dissuasion est et restera maîtrisée de bout en bout par la France.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 mars 2025