Texte intégral
Q - Bonjour et bienvenue au "Forum Radio J", dont vous êtes l'invité. Jean-Noël Barrot, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Vladimir Poutine pose donc ses conditions au projet de trêve en Ukraine, à savoir la démilitarisation du pays, le départ de Volodymyr Zelensky ou encore l'annexion des territoires occupés. La fin du conflit peut-elle passer par ce qui ressemble à une capitulation de l'Ukraine ? Comment, en tout cas, Emmanuel Macron peut faire entendre la voix de la France ? Comment peut-il faire peser face à Poutine et aussi à Trump ? Et quid de l'Europe, quelles sont ses forces et ses faiblesses ? Pour commencer, Jean-Noël Barrot, Emmanuel Macron dénonce dans la PQR aujourd'hui l'attitude de Vladimir Poutine. Il estime qu'il faut que la pression soit claire sur la Russie, car elle ne donne pas l'impression de vouloir la paix sincèrement. Est-ce à dire que la France et que l'Europe doutent que Poutine veuille conclure un accord et qu'il est en train, quelque part, de nous rouler, de vous rouler dans la farine ?
R - Il y a quelques jours, l'Ukraine, en discussion avec les Etats-Unis, a fait une concession très importante en acceptant le principe d'un cessez-le-feu sans conditions, un cessez-le-feu de 30 jours, pouvant être renouvelé. Donc aujourd'hui, le seul obstacle à la paix, si je puis dire, c'est Vladimir Poutine, qui, effectivement, semble réfléchir avant de consentir au principe d'un cessez-le-feu, à des conditions qui seraient très certainement inacceptables pour l'Ukraine et pour l'Europe.
Q - Là, ça ressemble à une capitulation. Vous êtes d'accord ?
R - Ah non, je n'ai pas vu de capitulation de l'Ukraine...
Q - Non, ce que veut Poutine et ce que propose Trump.
R - Ce que souhaite Poutine, c'est à lui qu'il faut le demander. Ce que nous constatons, c'est que depuis trois ans, Vladimir Poutine ne montre aucun signe de vouloir une paix juste et durable en Ukraine, et que désormais que les Ukrainiens, qui courageusement résistent contre l'envahisseur depuis trois ans, ont fait un pas décisif en direction de la paix, c'est à Vladimir Poutine de démontrer qu'il est prêt à le faire lui aussi.
Q - Justement, Emmanuel Macron parle de pression sur la Russie. À quelle pression fait-il allusion ? Est-ce qu'il peut s'agir d'une accélération des ventes d'armes européennes à l'Ukraine, et notamment françaises ?
R - Il y a beaucoup de moyens que nous avons mobilisé depuis trois ans pour soutenir l'Ukraine, en commençant par le soutien militaire, le soutien économique, le soutien humanitaire, mais je pense aussi aux sanctions. Le 24 février dernier, troisième anniversaire du début de la guerre d'agression russe en Ukraine, nous avons pris un seizième paquet de sanctions européennes. Et lundi, demain, à Bruxelles, nous adopterons, ou en tout cas, nous renouvellerons les sanctions individuelles qui visent 2.400 personnes russes et qui viennent alourdir le coût de cette guerre menée par Vladimir Poutine, qui asphyxie l'économie russe et qui se fait au détriment de son propre peuple.
Q - 2.400 personnalités russes... et leurs avoirs ?
R - Bien sûr, puisque l'Europe a immobilisé dès le début de la guerre plus de 200 milliards d'euros d'avoirs publics, mais aussi d'avoirs privés, dont les revenus ont été mobilisés pour fournir une aide substantielle à l'Ukraine l'année dernière, 45 milliards d'euros qui ont commencé à être transférés à l'Ukraine.
Q - Il y a le cas Poutine, il y a le cas Trump. Entre les deux, qui tire le manche ? Poutine ou Trump ? Donald Trump peut-il arriver à faire plier Vladimir Poutine, et comment ?
R - D'abord, que Donald Trump ait décidé d'accélérer la fin de cette guerre d'agression, c'est une bonne chose et nous ne pouvons que nous en réjouir. Il l'a dit très clairement, après avoir engagé des discussions avec la partie russe...
Q - Vous parlez de Trump.
R - ... - oui -, si la partie russe ne joue pas le jeu, si elle ne se montre pas prête à faire des compromis, qu'il était prêt à prendre des sanctions lourdes, à appliquer des droits de douane, voire plus...
Q - Mais qui tient le manche ?
R - Il faut s'attendre effectivement à ce que si Vladimir Poutine n'aille pas dans le sens d'une paix juste et durable, qui commence par un cessez-le-feu, qui permet l'ouverture des négociations, alors il s'expose à ce que les Etats-Unis d'Amérique et Donald Trump prennent à son encontre des sanctions particulièrement lourdes.
Q - C'est ce que vous a dit le secrétaire d'Etat américain Rubio au Canada, au G7 ?
R - C'est ce que Donald Trump a dit à plusieurs reprises ces derniers jours et c'est ce que m'a confirmé Marco Rubio, secrétaire d'Etat.
Q - Quels types de sanctions pourraient prendre les Etats-Unis contre la Russie ?
R - Vous savez, il y a une palette très vaste...
Q - Et ça peut intervenir rapidement ?
R - Ça peut intervenir à tout moment. Je crois que les Etats-Unis sont prêts à le faire à tout instant.
Q - Est-ce que l'Europe, est-ce que la France peut encore compter sur la solidarité américaine, notamment en matière de défense ?
R - Dans le cadre de la résolution de la crise et la fin de la guerre d'agression russe en Ukraine, bien sûr que nous voulons nous appuyer sur nos alliés américains, qui n'ont pas manqué à l'Ukraine depuis trois ans pour amener d'ailleurs Vladimir Poutine à entrer dans une négociation menant vers une paix juste et durable. Pour l'avenir, pour notre sécurité, pour la paix sur le continent européen, je crois qu'il est très clair désormais pour tout le monde, et ça ne date pas d'ailleurs de Donald Trump, ni de son deuxième mandat, ni de son premier, que nous devons nous donner les moyens d'être dissuasifs face à toutes les menaces. La menace russe, mais aussi toutes les menaces qui pourraient nous viser. Et pour cela, eh bien relever significativement notre effort de défense. Les premières étapes de ce mouvement historique ont été franchies, notamment la semaine dernière avec la réunion des 27 chefs d'Etat et de gouvernements européens.
Q - Avec aussi une évolution, a priori, de la doctrine nucléaire de la France évoquée par Emmanuel Macron. Est-ce qu'il faut comprendre que notre pays peut, à travers cette évolution de la doctrine nucléaire, prendre la tête d'une espèce d'OTAN européen ?
R - Il n'y a aucune évolution de la doctrine, il y a simplement eu une réaffirmation par le Président de la République de la dimension européenne de la dissuasion française. Un principe qui avait déjà été énoncé en son temps par le général de Gaulle. Ce qui s'est produit, c'est que le futur chancelier allemand Friedrich Merz a exprimé avec, je dirais, beaucoup plus de force que ses prédécesseurs ne l'avaient fait, la volonté de l'Allemagne de prendre au sérieux cette dimension européenne, la dissuasion française, ce à quoi le Président de la République a répondu qu'il était prêt à ouvrir un dialogue stratégique, pour que nos partenaires, au moment même - c'est le cas de l'Allemagne, mais d'autres également -, au moment même où ils ont décidé eux aussi de relever significativement leur effort de défense, eh bien qu'ils puissent le faire en ayant pleinement conscience de ce que recouvre la dimension européenne, la dissuasion française, pour qu'ils puissent, je dirais, construire leur effort de défense en pleine complémentarité...
Q - OTAN européenne, avec à sa tête la France ?
R - Pilier européen de l'OTAN, puisque nous avons entendu les Américains qui disent depuis longtemps qu'ils souhaitent diminuer leur engagement au sein de l'OTAN, qui est une alliance fondamentale, dont nous sommes membre fondateur, et qui a permis d'assurer la protection de ce qu'on appelle l'axe euro-atlantique, c'est-à-dire en gros, de l'Europe et de l'Atlantique Nord. Dans ce moment de désengagement annoncé des Etats-Unis, il ne faut pas se lamenter, au contraire, il faut voir ça comme une opportunité pour que l'Europe réinvestisse cette alliance, qu'elle en prenne, si l'on peut dire, un peu le leadership, qu'elle y développe sa vision, ses capacités pour bien profiter de toutes les solidarités qui sont rendues possibles par cette alliance au service de la sécurité européenne.
Q - Alors au passage, puisqu'on parle de nucléaire, si les Ukrainiens sont dans cette situation depuis trois ans, c'est parce qu'ils ont, depuis avant 2014, c'est parce qu'ils ont renoncé à leurs armes nucléaires en échange de garanties. On a vu ce que valaient ces garanties, notamment russes, ils ont été envahis. On a vu aussi le fait que de disposer d'une arme nucléaire comme en dispose la Russie a été considérée comme une autorisation de faire n'importe quoi chez leurs voisins, donc en Ukraine. Partant de là, est-ce que le dossier de la renucléarisation de l'Ukraine n'est pas une carte à prendre au sérieux ? Est-ce qu'une renucléarisation de l'Ukraine est légitime ?
R - D'abord, ce que vous dites, le constat que vous faites sur la dénucléarisation de l'Ukraine il y a quelques années est un démenti flagrant de ce qu'on entend, y compris en France, à savoir que l'Ukraine aurait, avec ses amis européens, tenté de vouloir agresser la Russie et que, en réalité, cette guerre d'agression russe serait le résultat de provocations répétées. On voit bien, en lisant ce qui s'est passé dans l'histoire, que c'est exactement l'inverse qui s'est produit. Ensuite, cette question que vous soulevez est essentielle et c'est la raison pour laquelle une capitulation de l'Ukraine serait une catastrophe. Elle serait une catastrophe pour l'Ukraine, elle serait une catastrophe pour la sécurité européenne, puisque nous aurions à nos portes, aux frontières de l'Union européenne, une armée russe surarmée et prête potentiellement à poursuivre son offensive vers l'Ouest. Mais, et c'est là où votre point est très important, ce que cela signifierait également, c'est qu'il n'y a pas de sécurité pour ceux qui ne disposent pas d'une arme nucléaire ; ou plus précisément que lorsque vous disposez de l'arme nucléaire, vous pouvez impunément envahir votre voisin et étendre ainsi votre sphère d'influence. Et ça, c'est totalement inacceptable.
Q - Est-ce que ça veut dire que l'Ukraine doit, peut...peut et doit se renucléariser ?
R - Non. Vous savez, l'architecture de sécurité mondiale, elle repose sur un traité, le Traité de non-prolifération qui date des années 60 et qui a permis d'éviter que des pays se sentant menacés par leur voisin commencent à se doter, dans une forme de course à l'armement, de moyens nucléaires pour se protéger, ce qui aurait suscité, si ce traité n'avait pas existé et s'il n'existait pas encore, une très grande déstabilisation à l'échelle planétaire.
Q - Il y a deux personnages curieux dans cette séquence, c'est Poutine et Trump. Le vrai danger, le plus grand danger, c'est Trump ou Poutine ? Qui le plus fou, c'est Poutine ou c'est Trump ?
R - Tout ce qui est excessif est insignifiant et je ne crois pas qu'on soit là pour commenter la personnalité des uns et des autres. Ce qui est très clair, c'est qu'il y a une menace existentielle aujourd'hui pour l'Europe et que cette menace existentielle, c'est celle de la Russie, qui n'est pas la Russie que nous avons connue il y a quinze ans. Le président Poutine n'est pas celui que le président Chirac côtoyait. Il y a trois ans, la menace s'est totalement et profondément transformée. Elle a pris l'allure, elle a pris la dimension d'une invasion à grande échelle. Elle s'est ensuite internationalisée avec l'arrivée des soldats nord-coréens dans le conflit. Elle s'est installée, cette menace, dans tous les champs connus de la conflictualité, y compris dans l'espace ou dans le cyberespace. Et elle a fini par porter atteinte aux intérêts européens, avec des actes de sabotage, avec des actes de désinformation - on se souvient des étoiles de David, des mains rouges ou des cercueils -, avec des actes de cyberattaques comme certains hôpitaux...
Q - Tout ça, c'est la Russie.
R - Tout ça, c'est lié évidemment à la Russie. Une Russie qui consacre aujourd'hui 10% de sa richesse nationale à son effort militaire, 40% de son budget, et qui ne va pas, si je puis dire, s'arrêter là. Et donc cette menace-là, nous en avons pleinement conscience et aujourd'hui, en Européens, avec les Européens, nous voulons la dissuader. Nous ne voulons pas aller agresser quiconque, nous n'avons aucune prétention d'aucun ordre, mais nous voulons dissuader toutes les menaces et à commencer par celle qui vient de l'Est, du flanc oriental de l'Europe, qui est la Russie.
Q - Est-ce que vous considérez que la Russie peut un jour attaquer la France ?
R - Ce que je constate, c'est qu'aujourd'hui, la Russie de Vladimir Poutine est installée de manière très nette, de manière très structurée dans une posture d'agressivité à l'encontre de ses voisins. Ça a été vrai de la Géorgie en 2008, ça a été vrai de l'Ukraine à partir de 2014, c'est vrai aujourd'hui de la Moldavie. Interrogez les pays de l'Est de l'Europe, les pays baltes ou la Pologne, pour savoir si oui ou non ils ressentent cette pression ou cette menace. Ils vous répondront qu'ils la ressentent.
Q - Est-ce que vous, vous ressentez une menace de Poutine sur la France ?
R - Je vous l'ai dit. Certains de nos intérêts militaires ont d'ores et déjà été touchés, puisque la Russie, avec ses manoeuvres de désinformation, avec ses manoeuvres cyber, a d'ores et déjà perturbé... Et puis, je suis bien obligé de constater que dans certaines élections qui ont eu lieu dans des pays membres de l'Union européenne comme en Roumanie, la Russie a, là encore, tenté de déstabiliser, parfois réussi, le jeu démocratique, et que tout ça, nous devons le prendre très au sérieux.
Q - Quand vous dites ça, menace russe... On vous accuse, on accuse Emmanuel Macron, on accuse le Gouvernement, on vous accuse, à LFI et au RN de jouer la peur dans cette crise en Ukraine. Et on accuse Emmanuel Macron, le Président, de jouer la peur pour se refaire une santé politique.
R - Je crois qu'il ne faut pas être sensible ni réceptif aux arguments russes blanchis par les réseaux sociaux. Il ne s'agit pas de créer de la peur, il s'agit de créer de la lucidité sur l'environnement dans lequel nous sommes. Un environnement dans lequel les menaces sont plus nombreuses qu'elles ne l'étaient auparavant, et notamment les menaces de sécurité. La Russie n'est pas la seule, on parlera peut-être de l'Iran tout à l'heure. Et dans ce contexte, il convient que nous adaptions notre posture. Ce sont des choix collectifs que nous devons prendre, que nous devons faire ensemble et c'est pourquoi d'ailleurs, le Premier ministre et le ministre des armées ont reçu l'ensemble des groupes parlementaires ce jeudi pour leur faire part de l'analyse de la menace. C'est pourquoi, pour ma part, j'ai décidé d'engager une tournée des régions pour aller au plus près des Français et pour leur mettre les cartes en main parce que les affaires étrangères, ce qui se passe au-delà de nos frontières, c'est l'affaire de tous.
Q - Est-ce que vous considérez que les partis politiques que vous avez rencontrés jouent le jeu face à la crise en Ukraine et à la volonté d'Emmanuel Macron d'augmenter, par exemple, le budget de la défense ? Est-ce qu'ils jouent le jeu, tous ?
R - Ce que je constate, c'est lorsque nous avons, à l'Assemblée nationale ou au Sénat, débattu de la situation en Ukraine et de la sécurité de l'Europe, eh bien qu'une certaine unité se soit dégagée. Ensuite, c'était le constat qu'il fallait dresser ensemble ; va se poser la question des efforts que nous allons devoir consentir à tous les niveaux, au niveau européen mais aussi au niveau national. Et c'est cette discussion que le Gouvernement prépare et à laquelle chacun sera amené à contribuer.
Q - Une unité à laquelle participent LFI et le RN ou pas ?
R - Il est vrai que dans les échanges, reviennent à fréquence régulière certains de ces arguments russes que j'évoquais, blanchis sous les réseaux sociaux ou par des réseaux de propagande qui ne disent pas leur nom, et qui consistent éternellement à vouloir faire croire que la guerre d'agression russe en Ukraine, qui est sans doute la violation du droit international la plus grave depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, aurait été provoquée par l'Europe par l'Ukraine. C'est évidemment un contresens absolu, on l'entend à l'extrême-droite de l'hémicycle, on l'entend à l'extrême-gauche également. Il faut que cette reprise des arguments russes cesse, puisque nous n'avons eu, dès les premières heures de la création de l'OTAN, d'autres objectifs, aucun autre objectif que celui de défendre la sécurité du continent européen sans jamais agresser personne. Le seul agresseur dans cette affaire et depuis trois ans, c'est la Russie.
Q - Est-ce que ça veut dire que le RN et LFI sont les représentants du parti de Poutine en France ?
R - Ce qui est certain, c'est qu'on retrouve dans les expressions de certains de leurs responsables... Les responsables du Rassemblement national parfois, de la France insoumise parfois, des arguments qui sont ceux du Kremlin. Je crois que cela doit cesser. Nous avons devant les Français un devoir de lucidité.
Q - Représentants du parti de Poutine en France ?
R - Nous avons devant les Français un devoir de lucidité, un devoir de vérité. Et la vérité, c'est que le seul agresseur, c'est Vladimir Poutine. La seule escalade, c'est celle de la Russie.
Q - Devoir de lucidité et de vérité. Est-ce qu'on a l'impression que Trump a fait tout ce qu'il pouvait pour se mettre à dos l'ensemble de ses alliés, y compris la France ? Sur quoi ça peut déboucher ?
R - Je crois qu'il faut regarder les choses telles qu'elles sont. Les Ukrainiens combattent aujourd'hui avec des armes européennes, mais aussi avec des armes américaines. Je crois qu'aujourd'hui, la sécurité du continent européen est assurée en grande partie par l'OTAN, alliance à laquelle appartiennent les Etats-Unis d'Amérique. Il ne faut pas, même si nous ne sommes pas toujours alignés avec les Etats-Unis, oublier que les Etats-Unis sont nos alliés. Alliés ne veut pas dire constamment alignés, mais il ne faut pas que ce sur quoi nous sommes en désaccord, et il arrive que nous le soyons avec les Etats-Unis, nous empêche d'oeuvrer ensemble au service de ce sur quoi nous sommes d'accord.
Q - Alors justement, vous étiez au G7, au Canada. Et pendant que le G7 se déroulait sur le territoire canadien, auquel vous avez participé, le sous-marin nucléaire d'attaque SNA français Tourville a fait surface dans les eaux du port canadien d'Halifax. Quel sens faut-il voir, quel signe qu'il faut-il y voir ? Est-ce que c'est une mise en garde en direction des Etats-Unis ? Un sous-marin nucléaire à quelques centaines de kilomètres des Etats-Unis, ça fait bizarre, non ?
R - Merci de citer le sous-marin nucléaire d'attaque, le Tourville, qui n'est pas encore admis au service actif dans la marine nationale, qui est en phase de test, si l'on peut dire, qui est un témoin de l'excellence industrielle de la France, la France, qui est une grande puissance maritime, et qui était en escale à Halifax, au Canada dans le cadre de ce test, ce qui a permis d'ailleurs aux industriels canadiens ainsi qu'à certains officiers de la marine canadienne de découvrir ce bateau, au moment où le Canada s'interroge sur le renouvellement de sa flotte.
Q - Pas de signe en direction de... Pas de mise en garde des Etats-Unis ?
R - Je vous le disais, le Tourville sera prochainement admis au service actif. Il ne l'est pas à ce stade. Il est en phase de test, mais son escale à Halifax a permis aux Canadiens, à nos amis canadiens, industriels et militaires, de mesurer toutes les qualités de ce joyau industriel français.
Q - Est-ce que ça veut dire que le Canada pourrait acheter des sous-marins nucléaires français ?
R - Le Canada songe à renouveler sa flotte de sous-marins et s'intéresse à la production industrielle française, c'est une bonne chose. Si les intentions du Canada se précisent, nous serons au rendez-vous.
Q - Le Premier ministre canadien vient à Paris la semaine prochaine. Il peut faire état de cet objectif d'acheter des sous-marins nucléaires français ?
R - Ce qui est clair, c'est que le Canada souhaite entretenir des liens de coopération toujours plus étroits avec la France et avec les pays européens. En matière de défense comme dans d'autres domaines, nous sommes ouverts à ce que de telles coopérations puissent s'approfondir.
Q - Vous êtes ouverts. Est-ce que vous êtes ouverts aussi à un autre objectif éventuel du Canada ? On nous dit que le Canada souhaite rejoindre l'Union européenne. Est-ce que c'est concevable ? Est-ce que vous le souhaitez ?
R - D'abord, cette popularité de l'Union européenne dans l'opinion publique canadienne démontre à quel point l'Union européenne est attractive.
Q - 44% des Canadiens souhaitent que le Canada rejoigne l'Union.
R - On nous dit souvent que l'Union européenne ne fait rêver personne. Eh bien que l'on regarde sur le flanc Est, et je pense évidemment à la Géorgie, et il y a quelques années à l'Ukraine ; que l'on regarde cette fois-ci outre-Atlantique. On voit à quel point l'Union européenne, qui est, je dirais, un projet de démocratie, de liberté et d'Etat de droit, suscite toute...
Q - Alors la question c'était : est-ce que vous souhaitez, est-ce que c'est concevable que le Canada rejoigne l'Union ? Est-ce que vous souhaitez que le Canada adhère à l'Union européenne ?
R - Ce que je souhaite, c'est que des relations toujours plus étroites puissent se nouer entre nous.
Q - Est-ce que les Canadiens vous ont dit "on a envie de rejoindre l'Union" ? Est-ce qu'ils vous l'ont dit ?
R - Ce que ma collègue ministre des affaires étrangères canadiennes m'a exprimé, c'est l'intention qui est celle du Gouvernement canadien d'établir des coopérations approfondies avec nous, parce que l'Union européenne est perçue comme un allié solide et un allié fiable pour le Canada.
Q - Allié solide et allié fiable, ce n'est peut-être pas le cas des Etats-Unis. Jusqu'où ira, jusqu'où va aller le bras de fer commercial entre la France et les Etats-Unis ? Avec ces taxes annoncées à 200% par Trump sur les vins et les champagnes français, comment protéger les filières françaises ? Et puis, est-ce qu'il existe une arme fatale contre Trump ? La France et l'Europe envisagent-elles que les sociétés proches de Trump, par exemple, soient touchées, soient sanctionnées ?
R - Il y a trois niveaux de réponse. Le premier, c'est évidemment de poursuivre le travail de conviction pour rappeler aux Etats-Unis comme à d'autres, que personne n'a intérêt à entrer en guerre commerciale contre l'Union européenne. Et singulièrement...
Q - Cette taxe de 200%, c'est définitif ou ça peut évoluer ?
R - ... et singulièrement les Etats-Unis, puisque nous sommes leur premier partenaire commercial et que les Etats-Unis ont un besoin vital de l'Europe et de l'Union européenne. Besoin vital de notre épargne, 300 milliards d'euros qui, chaque année, viennent financer l'économie américaine et puis le déficit public américain. Besoin vital de notre marché, le plus grand marché économique du monde, 450 millions de consommateurs, ce qui, pour les grandes plateformes numériques américaines, est un débouché essentiel. Besoin vital également de nos chercheurs, de nos talents qui peuplent les entreprises et les universités américaines...
Q - Parlons des sanctions. Les sanctions annoncées par Trump, est-ce que...
R - Vous voulez parler des sanctions. Je parle d'abord d'un travail de conviction...
Q - Est-ce que ça ira jusqu'au bout ? Est-ce que Trump peut flancher ? Et quels peuvent être les moyens de pression de l'Europe et de la France face à Trump ?
R - Ensuite, si la conviction ne suffit pas, il y a évidemment la dissuasion. Nous l'avons déjà fait en 2018 : lorsque nos intérêts commerciaux sont atteints, eh bien, nous répliquons. L'Europe réplique. Ça a été le cas en 2018 et ce sera le cas cette fois-ci.
Q - Comment ?
R - En appliquant des droits de douane, c'est ce que l'Union européenne vient de décider. Par ailleurs, depuis le premier mandat de Donald Trump, l'Union européenne s'est dotée de nouveaux instruments, d'instruments beaucoup plus puissants, beaucoup plus dissuasifs...
Q - L'instrument anti-coercition.
R - Exactement, l'instrument anti-coercition...
Q - Voté par le Parlement européen.
R - Exactement, qui permet à l'Europe, qui a la responsabilité des négociations commerciales, d'activer beaucoup plus de leviers pour défendre ses intérêts.
Q - Alors là, c'est pratiquement la guerre nucléaire. Anti-coercition, ça va très loin.
R - Mais il n'y a pas de guerre nucléaire. C'est la dissuasion, justement.
Q - La dissuasion, d'accord. Mais par exemple, on se dit, pourquoi ne pas sanctionner les sociétés proches de Trump ? Par exemple les sociétés d'Elon Musk. Certains disent : "Pourquoi ne pas interdire X au sein de l'Union européenne ?"
R - Mais nous avons déjà...
Q - Est-ce que ça peut être le cas ? Précisément, sur X : est-ce que X, le réseau social X d'Elon Musk peut être interdit au niveau européen ?
R - Vous me demandez des réponses précises, je vous les donne. En 2022, lorsque la France présidait l'Union européenne, nous avons adopté des règlements, et notamment un règlement qui s'appelle le règlement sur les services numériques, qui s'applique aux grandes plateformes de réseaux sociaux. Que dit ce règlement ? Il dit que les plateformes de réseaux sociaux doivent veiller activement à ne pas perturber la santé publique, la sécurité publique et le discours public. Si elles ne mettent pas en oeuvre ces moyens, la Commission peut diligenter des enquêtes - c'est le cas pour X -, et à l'issue de ces enquêtes, prononcer des amendes qui peuvent aller jusqu'à 6% du chiffre d'affaire mondial. Lorsque les...
Q - Donc ce sont des amendes. Ce ne sont pas des interdictions.
R - Oui, mais lorsque les manquements sont répétés, cela peut aller jusqu'à une restriction d'accès à partir de l'Union européenne à ces plateformes...
Q - Ça prend combien de temps, un tel processus ?
R - Ça prend trop longtemps. Ça fait de nombreuses fois que je rappelle à la Commission européenne son devoir de mettre en oeuvre ces règles que nous nous sommes démocratiquement données, de mettre fin aux enquêtes qu'elle a dirigé contre X et de prononcer, le cas échéant, les amendes les plus lourdes soient-elles, si des manquements ont été constatés.
Q - Donc X est en ligne de mire.
R - X fait l'objet d'une enquête de la Commission européenne, et j'appelle la Commission à clôturer cette enquête et à prendre toutes les sanctions si nécessaire.
Q - Au passage, que vous inspire l'annonce par la Maison-Blanche, c'était hier, si je ne me trompe pas, de l'annulation des contrats publics passés aux Etats-Unis par trois agences de presse, dont l'agence française AFP ?
R - Je ne vais pas commenter la politique intérieure américaine. Mais ceci étant dit, je considère que la presse libre et indépendante joue un rôle essentiel dans la vitalité démocratique, mais aussi dans la protection du débat démocratique contre toutes les formes d'ingérences étrangères. Et donc je crois que dans les grandes démocraties comme la France, comme les pays de l'Union européenne ou comme les Etats-Unis, nous avons tout intérêt à renforcer notre presse sous toutes ses formes. À la rendre toujours plus libre, toujours plus pluraliste, de manière à pouvoir mieux nous, je dirais, nous équiper contre les ingérences étrangères et la propagation des fausses nouvelles.
Q - Qu'est-ce que vous répondez à cette annonce, ou peut-être à cette menace, si ce n'est pas effectif ? Est-ce que vous laisserez faire ?
R - Je considère, pour notre part, qu'en France et en Europe, nous devons tout faire, au moment où les ennemis de la démocratie tentent par l'instillation dans le débat public de fausses nouvelles, de nous fragiliser, de renforcer la presse libre et indépendante, qui est un véritable bouclier démocratique.
Q - Rapidement, avant de passer à un autre thème de cette émission. Dans ce contexte, le service militaire volontaire proposé par Edouard Philippe, Emmanuel Macron a annoncé aujourd'hui à la PQR, une refonte du SNU.
R - Le Service national universel.
Q - Précisément. Quelle pourrait être cette refonte ? Ça pourrait impliquer quoi, rapidement ?
R - D'abord, le Service national universel est une excellente initiative de ces dernières années que nous avons portée...
Q - Qui ne fonctionne pas.
R - ... et qui permet à des dizaines de milliers de jeunes aujourd'hui... Vous y êtes allés en visite, Frédéric Haziza ?
Q - Non.
R - Bon, moi, j'y suis allé dans ma circonscription à Satory. C'est un passage qui me paraît essentiel pour permettre à la jeunesse, aujourd'hui, de manière volontaire, de prendre la mesure de ce que c'est qu'être un citoyen, de ce que c'est que de se mettre au service de sa nation.
Q - La refonte annoncée par le Président, ça pourrait aller vers quoi ?
R - C'est pour lui donner sans doute plus de corps, de permettre à plus de jeunes d'y participer, pour préparer les citoyens de demain aux défis qui sont devant nous.
Q - Alors, autre sujet, c'est le Proche-Orient. 17 mois après le pogrom du Hamas du 7 octobre, comment la France envisage l'avenir du Proche-Orient ? Est-ce que vous concevez l'avenir de Gaza et la paix avec le maintien du Hamas à Gaza ?
R - Non. Aucun avenir pour la bande de Gaza avec le Hamas. Et pour répondre plus précisément à votre question, il faut d'abord que le cessez-le-feu puisse se poursuivre et qu'Israël, comme le Hamas, tiennent leurs engagements. Que les otages soient libérés...
Q - Aujourd'hui, qui ne tient pas ces engagements ? C'est le Hamas ou c'est Israël ?
R - Ecoutez, aujourd'hui, le Hamas ne libère pas les otages. Aujourd'hui, le gouvernement israélien a interrompu l'aide humanitaire, y compris la fourniture d'électricité dans la bande de Gaza. Ce qui est essentiel, c'est que les termes qui ont été agréés, grâce notamment à la pression américaine, soient tenus. Pourquoi ? Parce que le plus dur reste à faire. Et le plus dur, c'est le jour d'après. Et le jour d'après...
Q - Donc vous dites, sans le Hamas.
R - ... - sans le Hamas évidemment -, c'est la reconstruction de Gaza, c'est sa gouvernance sans le Hamas, et c'est la sécurité. La sécurité pour Israël et la sécurité pour les Palestiniens. Et tout cela doit permettre d'ouvrir la voie à une solution qui est seule susceptible de garantir durablement la sécurité d'Israël, une solution à deux Etats. C'est l'objet de la conférence que la France coprésidera avec l'Arabie saoudite cet été.
Q - La position de Donald Trump sur les otages est-elle celle de la France ? À savoir que si le Hamas ne libère pas les otages, il devra payer un prix fort.
R - Le Hamas doit respecter les termes de l'accord qu'il a signé. C'est essentiel pour l'intérêt des Palestiniens, pour l'intérêt de l'avenir de cette bande de Gaza. Le Hamas doit libérer tous les otages et le faire dans des conditions dignes, parce qu'on a vu des scènes qui étaient absolument insupportables et inacceptables. Et il doit également baisser les armes et céder toute forme de pouvoir, d'autorité et d'influence sur la bande de Gaza.
Q - Les Etats-Unis ont frappé massivement cette nuit les zones contrôlées par les Houthis au Yémen. Donald Trump promet même d'employer une force létale écrasante jusqu'à ce que les rebelles Houthis, soutenus par l'Iran, cessent ces attaques contre les navires le long d'un corridor maritime vital. Est-ce que la France approuve l'action des Etats-Unis cette nuit contre les Houthis ? Faut-il mettre les Houthis hors d'état de nuire ?
R - Il faut rappeler ce que sont les Houthis. Les Houthis, c'est un groupe islamiste radical soutenu par l'Iran qui perturbe, c'est vrai, gravement, la circulation maritime dans la mer Rouge, à proximité du canal de Suez, un carrefour maritime majeur, mais qui pose aussi des menaces pour Israël et pour les pays du Golfe puisque, je le rappelle, ce sont des missiles et de très nombreuses roquettes qui ont été tirés par les Houthis sur Israël.
Q - Donc la France approuve l'action des Etats-Unis ?
R - Donc depuis un an, la France a mobilisé ses moyens militaires avec des partenaires européens et des partenaires dans la région dans le cadre de ce qu'on appelle l'opération Aspides. Nous avons plusieurs frégates qui sont engagées en mer Rouge pour faire échec aux agressions répétées des Houthis sur les navires de commerce. Les frappes américaines de la nuit dernière s'inscrivent dans la continuité des efforts déjà engagés par les Etats-Unis depuis un an là aussi pour frapper directement les Houthis.
Q - Vous approuvez ?
R - Je vous le dis, ça s'inscrit dans la continuité de cet effort collectif pour ramener la stabilité en mer Rouge, mais aussi pour défendre la sécurité d'Israël.
Q - Est-ce qu'il faut mettre les Houthis hors d'état de nuire ?
R - Je le crois. Ils font partie de cet axe que l'Iran a voulu créer...
Q - L'axe du mal ?
R - ... pour déstabiliser la région et pour menacer la sécurité d'Israël, ce qui est évidemment inacceptable.
Q - Vous parlez de l'Iran. Justement, ces frappes américaines apparaissent comme une mise en garde à l'Iran. La France considère-t-elle que l'Iran puisse disposer de l'arme nucléaire ? Faut-il tout envisager, y compris une action militaire contre l'Iran, pour l'empêcher de devenir une puissance nucléaire ?
R - L'Iran présente pour notre pays une menace substantielle. D'abord parce qu'en continuant de développer son programme militaire et son programme balistique, elle se met en situation de toucher directement le sol européen. D'autre part, parce qu'elle a fourni des armes ou des systèmes à la Russie dans le cadre de sa guerre d'agression en Ukraine. Et enfin parce qu'elle porte atteinte à la sécurité d'Israël à laquelle nous sommes indéfectiblement attachés.
Q - Donc Iran, puissance nucléaire, ça ne peut pas exister ?
R - Non, il ne peut y avoir d'Iran nucléaire, c'est tout à fait inacceptable dans l'intérêt d'Israël, dans l'intérêt de la région et dans l'intérêt de la France et de l'Europe. C'est la raison pour laquelle nous avons engagé une négociation très ferme avec l'Iran, avec nos partenaires européens, pour qu'elle revienne sur son programme nucléaire qui est tout à fait inacceptable.
Q - Une action militaire contre l'Iran ? C'est envisageable ou pas ? Est-ce que vous pensez que Donald Trump pense à cela ?
R - Il faudrait pouvoir l'éviter, tant les risques d'un embrasement de la région seraient élevés.
Q - Il faudrait pouvoir l'éviter, c'est-à-dire que ce n'est pas forcément évitable ?
R - Il faut pouvoir l'éviter, il faut pouvoir obtenir par la négociation, c'est la position de la France, c'est la position des Européens, un retour en arrière très significatif et très tangible de l'Iran sur son programme nucléaire et sur son programme balistique. Et un arrêt définitif, on parlait des Houthis à l'instant, de ses actions de déstabilisation dans la région.
Q - Israël a changé de stratégie en ce qui concerne ses relations avec les partis d'extrême-droite européens, et notamment le RN, en invitant son président, Jordan Bardella et Marion Maréchal, à une conférence sur l'antisémitisme qui va se tenir à Jérusalem les 26 et 27 mars prochains. Est-ce que vous confirmez, Monsieur le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, que cette initiative vous ait choqué et pourquoi ?
R - Je m'étonne d'abord que M. Bardella et Mme Maréchal répondent à l'invitation de Amichai Chikli, ministre des diasporas qui, il y a quelques jours, a proposé la fermeture du consulat général de France à Jérusalem, qui joue un rôle très important pour la protection des communautés chrétiennes, de la communauté française sur place, mais aussi dans le suivi de la situation à Gaza. Pour moi, c'est tout à fait incompréhensible et c'est une faute politique et diplomatique.
Q - Alors, sur le principe ? Est-ce que c'est vrai que ça vous a choqué ?
R - Et ensuite, s'agissant de la décision d'Israël, elle lui appartient, Israël est souverain, mais je ne peux m'empêcher de constater qu'il y a encore quelques mois, le parti de Mme Le Pen et de M. Bardella a présenté aux élections près d'une centaine de candidats avec un passif clairement antisémite. Et j'ai du mal à comprendre comment des relations peuvent être normalisées avec un parti qui, malgré tout ce qu'il voudrait dire, continue d'accueillir en son sein des militants, des responsables qui sont ouvertement ou quasi ouvertement antisémites.
Q - Ça veut dire que c'est une faute d'Israël ?
R - Je vous le dis, c'est une décision qui appartient à Israël.
Q - Au passage, vous vous êtes rendu à Damas le 3 janvier dernier, vous avez rencontré le nouveau dirigeant de la Syrie, Ahmed al-Charaa. Est-ce que deux mois après, vous ne regrettez pas de lui avoir serré la main, la main à celui dont les hommes ont massacré des civils chrétiens et alaouites ?
R - Alors, je suis en désaccord avec ce que vous venez de dire. Je ne crois pas que ce soit les hommes d'Ahmed al-Charaa qui soient rendus responsables. S'il y en a qui ont participé à ces massacres, ils devront être punis. Mais les analyses dont nous disposons aujourd'hui montrent que ce sont d'autres groupes avec lesquels il est affilié, ou en tout cas qui sont affiliés à l'autorité de transition, qui sont les principaux responsables de ces exactions totalement insoutenables et insupportables et qui devront être lourdement punies. Ensuite, est-ce que je regrette de m'être rendu en Syrie ? Evidemment que non. Pourquoi ? Parce que ce qui se joue en Syrie, c'est la sécurité des Françaises et des Français. Il y a dix ans, c'est depuis la Syrie que les attentats de Daech ont été fomentés. Si nous détournons le regard, si nous mettons la tête dans le sable, nous manquons à notre premier devoir devant les Français, c'est celui de lutter sans relâche contre le terrorisme où qu'il se situe, en allant le déraciner. Et c'est bien l'objectif de la France en Syrie.
Q - Alors, autre sujet, on revient à la France. L'après 7 octobre a débouché sur une vague d'antisémitisme sans précédent, notamment en France. Jean-Luc Mélenchon et ses amis de LFI multiplient depuis des années, singulièrement depuis 7 octobre, les déclarations et les tweets aux relents nauséabonds et antisémites sur le CRIF ou sur des personnalités juives. Dernier dérapage en date, cette affiche de LFI ciblant Cyril Hanouna. Qu'est-ce que vous avez ressenti, quand vous avez vu une affiche de LFI représentant Hanouna, en reprenant les codes de la propagande nazie et de Vichy ?
R - J'ai été choqué, je ne suis pas le seul, puisqu'y compris dans les rangs de la France insoumise, des voix se sont élevées pour dénoncer cette opération. Cette opération, c'est à la fois une faute morale et c'est une faute juridique. Une faute morale, parce qu'une nouvelle fois, venant de la France insoumise, on voit une forme d'instrumentalisation des codes antisémites les plus nauséabonds. Et c'est une faute juridique, parce que depuis l'année dernière et la loi que j'ai portée pour la sécurisation de l'espace numérique, eh bien diffuser un hyper-trucage, c'est-à-dire un deepfake sans le consentement de la personne et sans préciser qu'il s'agit d'un deepfake, eh bien, c'est puni de 15.000 euros d'amende et d'un an d'emprisonnement, pouvant être relevé à 75.000 euros d'amende lorsque cet hyper-trucage, ce deepfake, est propagé sur les réseaux sociaux.
Q - Et vous avez vu ce qu'a dit pourtant le député LFI Paul Vannier : que c'était la faute au logiciel d'intelligence artificielle...
R - Non, c'est la faute à celui qui le diffuse.
Q - ..., la faute à Elon Musk et son logiciel Grok, d'intelligence artificielle. Alors ?
R - Dans la loi que j'ai fait voter l'année dernière, celui qui se rend responsable de la production et de la diffusion d'un deepfake, c'est-à-dire d'un hyper-trucage, est passible de lourdes amendes.
Q - De quoi LFI est-il le nom ? De quoi Mélenchon est-il le nom ? Est-ce que beaucoup voient dans Mélenchon un antisémite et dans LFI le premier parti antisémite de France, c'est vous ?
R - Ce que je vous dis, c'est que je dénonce l'instrumentalisation régulière de codes de l'antisémitisme le plus nauséabond à des fins politiques. Et je trouve que c'est dégradant et que cela appauvrit notre débat politique, en plus de soulever des questions comme celles qu'on vient d'évoquer, qui sont du ressort de l'autorité judiciaire.
Q - L'autorité judiciaire. Après les propos de l'eurodéputé LFI, Rima Hassan, qui avait qualifié de légitime l'action du mouvement terroriste Hamas, 95 députés issus de la droite et du centre ont demandé à la présidente du Parlement européen de permettre la levée de son immunité parlementaire. Est-ce que vous approuvez ? Est-ce que vous souhaitez que son immunité parlementaire soit levée ?
R - Je ne veux pas faire interférence dans la vie parlementaire et les prérogatives du Parlement. Ceci étant dit, je me joins à ceux qui considèrent que les attitudes et les propos qui sont tenus par Rima Hassan dans de nombreux contextes sont profondément choquants et totalement inacceptables.
Q - Antisémites ?
R - Et soulèvent, à nouveau, bien sûr, un caractère antisémite, et soulève des questions qui sont du ressort de l'autorité judiciaire.
Q - Soutien au Hamas, au Hezbollah, à la Syrie d'Assad, à l'Iran, éventuellement aux Houthis... LFI est-t-il le parti de l'étranger ?
R - LFI est par construction le parti de l'alliance bolivarienne et se trouve systématiquement du mauvais côté de l'histoire.
Q - Mauvais côté de l'histoire. Autre côté de l'histoire, on en revient aux relations France-Algérie. Cette crise sur fonds d'arrestation, d'emprisonnement arbitraire de Boualem Sansal. D'abord, est-ce qu'il n'est pas l'oublié de la République, Boualem Sansal ? Est-ce que vous avez des indications laissant croire que les autorités algériennes vont le libérer ? Et puis après, on parlera des OQTF. Boualem Sansal ?
R - Il n'est évidemment pas l'oublié de la République. Nous sommes très préoccupés par son sort. Moi-même, je prends de ses nouvelles auprès de notre ambassadeur à Alger très régulièrement. Et je souhaite vivement, étant donné ses conditions de santé, sa situation de santé, qu'il puisse être...
Q - Est-ce que vous avez des indications comme quoi il pourrait être libéré rapidement ?
R - Nous y oeuvrons activement.
Q - Bruno Retailleau menace de démissionner, votre collègue de l'intérieur, du Gouvernement si la France, dit-il, cède sur sa volonté d'assumer le bras de fer avec l'Algérie, notamment concernant les OQTF. Qu'est-ce que cela vous inspire ? Est-ce que le Gouvernement, le Premier ministre et le Président de la République ne seraient pas fragilisés par le départ de Bruno Retailleau ?
R - Je ne crois pas que c'est ce que Bruno Retailleau a dit. Bruno Retailleau est un très bon ministre de l'intérieur qui fait un remarquable travail. Et s'agissant de l'Algérie, la ligne du Gouvernement est très claire. Elle a été fixée...
Q - Vous ne croyez pas qu'il démissionnera ?
R - ... elle a été fixée par le Premier ministre. Je crois que la question ne se pose pas.
Q - Elle ne se pose pas ?
R - Non.
Q - Donc, il n'y a qu'une ligne au Gouvernement, ou il y a la ligne dure de Bruno Retailleau et la ligne plus souple, plus ouverte aux volontés d'Algérie que vous défendez ?
R - Non, il n'y a eu qu'une seule ligne. Celle qui a été tracée par le Premier ministre à l'issue du comité interministériel de contrôle de l'immigration qui s'est tenu il y a quelques semaines et qui a défini la stratégie.
Q - Est-ce que vous confirmez qu'il y a une liste de 60 Algériens qui a été remise aux autorités algériennes demandant ce qu'ils soient repris en Algérie ?
R - Oui, mes services, les services du Quai d'Orsay, ont remis cette liste comme nous nous y étions engagés à l'issue du comité interministériel de contrôle de l'immigration.
Q - Et qu'est-ce qu'on vous a répondu ?
R - Cette liste a été transmise aux autorités algériennes.
Q - Et au-delà, quelles sanctions contre l'Algérie ? L'accord franco-algérien de 1968, qui régit les règles des séjours appliquées aux Algériens, va-t-il être revu ?
R - Je vous l'ai dit, la stratégie est très claire. L'objectif, c'était de dresser et de transmettre une liste d'Algériens en situation irrégulière aux autorités algériennes, en leur laissant un délai pour qu'elles puissent réadmettre, c'est-à-dire reprendre ces Algériens en situation irrégulière en France.
Q - Je vous repose la question. Pour vous, il n'y a pas de risque que Bruno Retailleau démissionne ?
R - Je crois que la question ne se pose pas.
Q - Il vous l'a dit ? Vous en êtes certain ?
R - La question ne se pose pas.
Q - Elle ne se pose pas et donc il n'y a pas de problème, il restera ministre de l'intérieur ?
R - Pourquoi voulez-vous qu'il ne soit plus ministre de l'intérieur ?
Q - Parce qu'on a l'impression...
R - Vous avez l'impression.
Q - ... qu'il a laissé entendre qu'il pouvait démissionner.
R - Ce n'est pas la manière dont j'ai lu ses propos et je crois que la question ne se pose pas.
Q - Autre dossier international, l'Arménie. L'Arménie et l'Azerbaïdjan ont annoncé s'être mis d'accord sur le texte d'un accord de paix. L'Arménie aurait, dans ce cas, accepté de mettre fin à la mission d'observation de l'Union européenne en Arménie. Si tel est le cas, avec une partie comme la dictature d'Aliyev, comment la France et l'Europe entendent-elles s'assurer de la mise en oeuvre de bonne foi de cet accord de paix ? Est-ce que vous y croyez ?
R - J'accueille très favorablement l'accord qui a été trouvé sur le principe et sur les points qui étaient en cours de discussion. Il n'y a désormais plus aucun obstacle pour que cet accord de paix puisse être signé et que la paix revienne dans le Caucase, une région qui est essentielle.
Q - Le développement économique de l'Arménie est une condition essentielle de sa sécurité. La France compte-t-elle mettre en oeuvre des actions concrètes pour favoriser le développement économique et le désenclavement de l'Arménie ? Et lesquelles ?
R - La France se tient aux côtés de l'Arménie dans tous les domaines : économiques, coopération, d'ailleurs en matière de sécurité également, et nous allons continuer à le faire.
Q - Autre dossier international, pour conclure cette émission : c'est ce qui se passe au Congo. L'est de la République démocratique du Congo est en proie à une escalade dramatique de violences, avec des massacres de civils à répétition, qui s'apparentent à un génocide, on va dire, silencieux. La France, puissance dotée d'un siège au Conseil de sécurité de l'ONU, peut-elle encore se contenter de simples condamnations, ou doit-elle prendre une initiative forte, concrète et immédiate pour briser l'impunité et protéger les populations ?
R - Merci d'évoquer cette situation qui est l'une des plus graves, la crise humanitaire qui est l'une des plus graves aujourd'hui dans le monde, avec 7 millions de personnes déplacées, dont 1 million depuis le début de cette année, des milliers de personnes civiles et innocentes qui ont perdu la vie. Dans ce contexte, le groupe rebelle M23 doit cesser son offensive dans l'est de la République démocratique du Congo qui menace d'embraser la région tout entière, et l'armée rwandaise doit se replier et cesser de violer l'intégrité territoriale et la souveraineté du Congo. La France se mobilise à la fois au Conseil de sécurité, vous l'avez évoqué, où nous avons fait adopter à l'unanimité une résolution condamnant les actions du M23. Nous nous mobilisons aussi au niveau de l'Union européenne, où des sanctions visant les responsables du groupe rebelle M23 vont être prises prochainement, en tout cas je le souhaite vivement. Et puis au niveau national, en déployant un effort diplomatique : je me suis moi-même rendu, et à Kinshasa, côté Congo, et à Kigali, au Rwanda, pour appeler les deux présidents à mettre fin aux hostilités et à entrer dans un processus de négociation. Je constate que le groupe rebelle M23 et le gouvernement de la République démocratique du Congo ont initié un dialogue, ce qui est une bonne chose, et qui doit conduire à une cessation des hostilités et un règlement durable de cette crise qui menace sinon d'embraser toute la région.
Q - Toute la région, l'Afrique, la France a joué un rôle historique en Afrique, et petit à petit, le rôle de la France disparaît et est remplacé par celui des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine. Quel levier concret la France peut-elle encore actionner pour équilibrer la balance et éviter de devenir un acteur secondaire, notamment dans ce pays, la République démocratique du Congo, pourtant historique ?
R - La France ne s'efface pas de l'Afrique. La France continue à jouer un rôle essentiel. La France est le deuxième investisseur aujourd'hui en Afrique, et nos investissements ont doublé depuis 15 ans. Nous avons simplement fait évoluer notre stratégie vis-à-vis de l'Afrique dans la relation que nous entretenons avec chacun des pays. Une relation qui est fondée sur les intérêts mutuels et qui embrasse tous les domaines, qui vont de l'économique au culturel en passant par le scientifique. Et ce sont des partenariats...
Q - Avec un rôle de la Chine, de la Russie et des Etats-Unis qui s'accroît ?
R - Et un rôle de la France qui s'accroît et qui développe de nombreux partenariats. Je vous invite à compter le nombre de dirigeants africains qui sont venus en France rencontrer le Président de la République ou les autorités françaises, et inversement, le nombre de déplacements du Président de la République, de membres du gouvernement en Afrique. Vous verrez la richesse et l'intensité des liens que nous nouons avec le continent.
Q - Merci Jean-Noël Barrot, Monsieur le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, d'avoir répondu à notre invitation. Bonne fin de journée sur Radio J, à dimanche prochain.
R - Merci à vous.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2025