Déclaration de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, sur le livre blanc de la Commission européenne concernant la défense, au Sénat le 8 avril 2025.

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Circonstance : Débat organisé au Sénat à la demande du groupe Les Républicains

Texte intégral

M. le président. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur le livre blanc de la Commission européenne sur la défense.

Dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l'auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répartie pendant une minute.

Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l'hémicycle.

Dans le débat, la parole est à M. Pascal Allizard, pour le groupe auteur de la demande.

M. Pascal Allizard, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, évoquer les questions de défense en Europe était iconoclaste. En dehors des préoccupations en matière d'élargissement, de marché unique, de zone euro et d'accords commerciaux, point de salut ! Aujourd'hui, les Européens sont rattrapés par une réalité violente.

Face à nous, des États ont tout misé sur la puissance, considérant que les traités et principes internationaux sont des barrières de papier. Je le rappelle, trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU ont adopté des comportements problématiques.

Dès 2008, la Russie a mené une guerre éclair en Géorgie, puis s'est attaquée à l'Ukraine en 2014 et 2022.

La Chine se dote rapidement de tous les moyens économiques, technologiques et militaires pour bouleverser l'ordre mondial à son profit.

Enfin, l'attitude des États-Unis inquiète. Donald Trump a accéléré le processus de divergence entre les partenaires transatlantiques et se concentre sur ses objectifs : la Chine et l'Iran. Son obsession pour l'Arctique le conduit à vouloir mettre la main sur le Groenland. Pour défendre ses intérêts globaux, le président américain semble disposé à sacrifier l'Ukraine, et peut-être la sécurité de l'Europe.

Depuis quelque temps, l'Europe réagit, mais les États membres ne se posent pas tous la question de la défense dans les mêmes termes. La plupart considèrent que la défense de l'Europe relève de l'Otan et du parapluie nucléaire américain, d'où leurs faibles investissements nationaux.

La défense relève bien de la souveraineté des États membres. Néanmoins, l'Union n'est pas restée inactive, elle a tenté de donner progressivement corps, en son sein, à une autonomie stratégique européenne.

Les différentes initiatives qui ont été mises en œuvre appellent des observations, dont la première concerne la temporalité. En effet, l'horizon de préparation est 2030. Ce changement d'approche et d'échelle implique une mobilisation rapide qui semble optimiste, au regard notamment de la complexité des sujets, du nombre de domaines capacitaires identifiés comme prioritaires et de l'ampleur des efforts à conduire pour faciliter la mobilité militaire.

La mobilisation de moyens financiers extraordinaires est impérative. La Commission évoque un plan de 800 milliards d'euros qui correspond essentiellement à de la dette des États, voire à de la dette commune. Il ne faudrait pas que ces mécanismes deviennent un moyen de contrôle par Bruxelles de la défense des États membres.

Le livre blanc rappelle aussi la nécessité d'encourager les financements privés au profit des entreprises de défense, en particulier des PME. C'est la reconnaissance d'un problème longtemps occulté. Pour suivre le sujet depuis plusieurs années, je connais les difficultés pratiques rencontrées par de nombreuses entreprises et je ne suis pas certain que toutes les réticences des acteurs financiers soient durablement levées.

Les défis industriels et économiques sont immenses pour produire des volumes importants, à moindre coût, tout en sécurisant et en diversifiant les filières d'approvisionnement. La future politique de stocks sera, elle aussi, très coûteuse. Si l'accroissement des dépenses militaires se confirme, il doit se faire au profit des entreprises européennes, dans un cadre de coopération renforcée. Encore faut-il que les Européens produisent plus et, surtout, qu'ils achètent davantage européen, et qu'ils aient donc intérêt à coopérer !

Or, jusqu'à présent, la situation est largement profitable aux États-Unis qui, sous couvert d'interopérabilité avec l'Otan, imposent leurs standards et créent ainsi des dépendances. On voit bien actuellement l'attitude ambiguë de plusieurs pays qui, malgré les annonces américaines, persistent à maintenir d'importantes commandes aux États-Unis, ce qui crée à leur égard une dépendance pour encore deux décennies. J'ajoute que les coopérations européennes n'ont pas toujours été fructueuses – il faut bien le dire –, certaines ayant abouti à des échecs, des retards ou des surcoûts.

Par ailleurs, rien de précis n'est dit concernant la préférence communautaire. L'expérience montre que certaines acquisitions ont été faites à l'étranger en dépit de l'existence de solutions européennes équivalentes et compétitives. C'est évidemment troublant, et il ne faut pas s'imaginer que les Américains vont abandonner le marché européen, alors qu'un afflux de crédits est imminent. Et je ne parle pas de la Corée du Sud ou d'Israël.

Les questions de concurrence intracommunautaire et les règles d'exportations hors Union européenne ne sont pas non plus à négliger.

J'accueille en général les initiatives de la Commission, et de son actuelle présidente, avec une certaine prudence. Sa propension à se mêler de tout, à interpréter avantageusement les traités et à surréglementer est avérée.

La Commission est aussi à l'origine de la taxonomie européenne, dont le classement conduit à ne pas reconnaître comme durables les activités liées à la défense, quand les concurrents étrangers bénéficient, eux, d'un large soutien public et privé. Il faudra voir comment, sur la taxonomie et d'autres contraintes européennes, les choses évoluent concrètement puisque des simplifications sont annoncées.

Je note que peu de développements sont consacrés au Royaume-Uni. Quelle sera sa place exacte ? En dehors de la France, c'est la seule autre puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité, qui dispose d'un spectre large de compétences et de capacités, ainsi que d'une réelle expérience du combat.

La France a eu la clairvoyance de conclure, par les accords de Lancaster House en 2010, un partenariat de défense avec le Royaume-Uni, qui demeure après le Brexit. C'est un premier pas concluant, une initiative bilatérale qui pourrait servir de modèle à une plus grande échelle.

Les États-Unis laisseront-ils les autorités britanniques jouer un rôle comme elles l'entendent ?

Néanmoins, ce réveil est tout de même le signe positif d'une prise de conscience des enjeux de sécurité en Europe. Il faudra veiller à préparer la guerre de demain : ce sera probablement une guerre de haute intensité, mais peut-être aussi une multiplication d'actions indirectes et multichamps, en " zone grise ", sous le seuil de conflictualité, donc difficiles à attribuer, auxquelles il est plus compliqué de répondre.

Mes chers collègues, nous devrons faire preuve de pragmatisme et d'innovation, travailler à quelques États en fonction des domaines et à partir des besoins opérationnels, nous défaire des lourdeurs administratives, porter une attention particulière à la chaîne de sous-traitance, mais également renforcer les ressources humaines, militaires et industrielles, sans lesquelles rien ne sera possible. Je note que déjà certains industriels européens font venir de la main-d'œuvre d'Asie.

Pour conclure, nous sommes clairement à un tournant de l'Histoire. À nous, Français et Européens, de saisir cette opportunité pour compter sur la scène internationale du XXIe siècle sans devenir la proie des nouveaux empires ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, RDSE et RDPI.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Allizard, je commencerai par votre conclusion : oui, nous sommes à un moment de bascule historique pour notre continent, compte tenu, d'une part, de la menace que fait peser la Russie sur l'ensemble de nos démocraties, notamment en menant une guerre d'agression contre l'Ukraine, et, d'autre part, des incertitudes sur l'avenir de la relation transatlantique et la garantie de sécurité américaine.

Ce moment doit être l'opportunité pour notre pays, pour notre continent, de prendre notre destin en main et d'investir massivement dans notre réarmement.

Vous avez abordé de nombreux sujets qui seront d'actualité dans les semaines à venir et que nous aurons l'occasion d'évoquer au cours de notre débat.

Parmi les priorités que vous avez évoquées, nous partageons bien évidemment votre point de vue sur la nécessité d'une préférence européenne. Les financements consacrés au réarmement doivent permettre, d'une part, de donner de la visibilité à nos industriels pour qu'ils augmentent leurs capacités et, d'autre part, de garder le savoir-faire technologique et la maîtrise de l'usage des exportations des armements.

J'aurai l'occasion de revenir sur ces questions lors de mes différentes réponses ; je m'arrêterai donc là à ce stade. Nous aurons des échanges sur la gouvernance et les objectifs à atteindre grâce aux instruments que nous développerons ensemble, en Européens, pour répondre au nouveau contexte géopolitique.

M. le président. La parole est à M. Pascal Allizard, pour la réplique.

M. Pascal Allizard. Je vous remercie, monsieur le ministre, de votre réponse. Plutôt que de l'Europe de la défense, je préfère parler de la défense de l'Europe. S'il y a l'Europe en tant qu'Union européenne, il y a aussi la géographie de l'Europe : comme je l'ai souligné, il ne faut pas oublier nos voisins britanniques et norvégiens, et d'autres encore.

Nous devons avoir une approche réellement collective, à l'échelle des États – puisque ce domaine relève de leur compétence –, mais en incluant l'Union européenne bien évidemment, sans oublier l'Otan. Même si nous avons parfois des réserves sur cette organisation, elle a mené un travail extrêmement important : ce serait une erreur de ne pas s'en servir.

M. le président. Dans la suite du débat, la parole est à M. Jean-Pierre Grand. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI.)

M. Jean-Pierre Grand. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ces dernières semaines, des négociations se sont tenues en Arabie saoudite entre l'Ukraine, les États-Unis et la Russie, sans l'Union européenne. Cette situation est aussi révoltante que paradoxale, l'Europe étant concernée en premier chef par le conflit en Ukraine.

Si Vladimir Poutine s'attaque aujourd'hui à l'Ukraine, nous pouvons imaginer que, demain, la Pologne, l'Estonie, la Lituanie, la Lettonie ou la Finlande, qu'il ne faut, bien sûr, pas oublier, pourraient subir le même sort.

Rappelons quelques faits. À l'automne 2021, plusieurs mois avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la Pologne, mais aussi la Lituanie, pays résolument tournés vers le camp occidental et attachés à l'Union européenne, sont victimes d'une attaque hybride menée par la Russie et la Biélorussie.

Quel en était le principe ? Exercer une pression migratoire ingérable à leurs frontières. L'Europe s'est mobilisée, notamment avec Frontex, mais certainement pas suffisamment. Pourquoi ? Parce que les fondements mêmes de l'Union européenne ont été ceux d'une union économique. Ils ont été ceux d'une union pour la paix par la prospérité et non, pour reprendre les mots d'Ursula von der Leyen au sujet de l'Ukraine, de la paix par la force.

Les bouleversements géopolitiques de ces dernières années nous obligent à changer d'approche. Une prise de conscience collective avait eu lieu au cours du premier mandat de Donald Trump, lors duquel des mesures importantes ont été prises, comme la mise en place du Fonds européen de la défense en 2021.

La guerre en Ukraine a ensuite donné lieu à de nombreuses initiatives, comme la boussole stratégique et une redéfinition du rôle de l'Union européenne sur la scène internationale. La réélection de Donald Trump à la tête des États-Unis, son rapprochement avec la Russie et sa décision de suspendre les aides américaines à l'Ukraine nous obligent à aller plus loin.

C'est dans ce contexte que la Commission européenne a dévoilé en mars dernier le très attendu livre blanc sur la défense européenne. Si l'Otan reste la pierre angulaire de la défense collective de l'Europe, l'Union a désormais le devoir d'assurer sa propre sécurité. Le soutien à l'industrie européenne de la défense est un point majeur de ce livre blanc.

Partant du constat que trop peu d'initiatives communes européennes voient le jour en ce domaine, la Commission européenne a identifié plusieurs secteurs critiques dans lesquels des projets réunissant au moins deux pays européens doivent être menés. Tel est par exemple le cas de la défense aérienne et antimissile, ou encore de l'intelligence artificielle.

Afin de mieux préparer l'Europe aux scénarios les plus pessimistes, la Commission européenne préconise d'améliorer les mobilités militaires en constituant des stocks et en renforçant nos frontières extérieures, notamment avec la Russie et la Biélorussie.

Enfin, le soutien à l'Ukraine est au cœur de ce livre blanc, qui prévoit une assistance militaire accrue et une plus grande intégration des industries de défense européenne et ukrainienne.

Ces mesures s'accompagnent bien évidemment de propositions financières ambitieuses. C'est tout le sens du plan ReArm Europe, qui a été présenté par la Commission européenne au début du mois de mars et validé sur le principe par l'ensemble des États membres lors du Conseil européen du 6 mars dernier.

Les dispositifs proposés dans ce plan visent à mobiliser jusqu'à 800 milliards d'euros pour notre défense. Le plan prévoit notamment une dérogation au pacte de stabilité et de croissance qui permettra aux États membres de dépenser davantage pour leur défense sans être visés par une procédure de déficit public excessif.

Afin de financer les dépenses militaires, la Commission propose également d'octroyer aux États une facilité d'emprunt garantie par le budget européen, dont le montant pourra atteindre jusqu'à 150 milliards d'euros.

La mobilisation de la Banque européenne d'investissement (BEI) est également un point clé du plan.

Considérant l'ensemble de ces éléments, le groupe Les Indépendants – République et Territoires soutient les mesures préconisées dans le livre blanc de la Commission européenne. Nous veillerons cependant à ce que ces préconisations soient suivies d'effets.

Je rappelle que lors des Conseils européens des 6 et 20 mars dernier, les vingt-sept États membres ne sont pas parvenus à un consensus sur l'Ukraine à cause de la Hongrie. Demain, il est possible que d'autres États membres bloquent les décisions.

N'oublions pas que pendant des années, les États membres se sont divisés sur les questions de défense, certains États souhaitant s'en remettre pleinement à l'Otan, d'autres en appelant au développement d'une véritable défense européenne. Quel est votre sentiment sur ce sujet, monsieur le ministre ?

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, notre groupe estime que la défense européenne est plus que jamais nécessaire. À nous, Européens, de nous unir et d'être au rendez-vous pour que l'Europe ne sorte pas de l'Histoire. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur, vous avez mentionné les différents outils qui ont été présentés par la Commission européenne lors du Conseil extraordinaire du 6 mars : la possibilité d'exclure les dépenses de défense du calcul du déficit public des États membres et, partant, d'éviter qu'une procédure de déficit excessif ne soit engagée par la Commission européenne, le plan Safe (Security Action For Europe), par lequel la Commission européenne accordera 150 milliards d'euros de prêts aux États membres, ainsi que la réallocation de certains fonds tels que le fonds de cohésion vers les dépenses de défense.

Ces mesures que la France et ses partenaires appelaient de leurs vœux marquent une étape décisive dans le réarmement de notre continent. Il faudra toutefois aller plus loin et rehausser nos ambitions sur le long terme.

Cela peut passer par l'utilisation d'autres fonds pour abonder le budget de la défense, comme le Mécanisme européen de stabilité, un fonds assurantiel qui a été créé lors de la crise financière.

Nous pourrions également contracter un grand emprunt pour la défense, comme nous avons su le faire lors de la crise du covid-19. Face à ce défi existentiel, les États européens étaient en effet parvenus à mettre de côté leurs différences et à surmonter des tabous historiques pour créer 750 milliards d'euros de dette commune afin de relancer notre économie.

Face au nouveau défi existentiel auquel nous sommes confrontés, sachons mettre nos forces en commun et investir dans notre défense. Il s'agit de l'un des axes prioritaires que la France défendra avec ses partenaires, à commencer par le prochain chancelier allemand.

Je reviendrai sur d'autres points dans la suite du débat, monsieur le sénateur, mais je souhaite préciser qu'au-delà de l'Union européenne, nos partenaires britanniques et norvégiens, entre autres, doivent naturellement être partie prenante de la défense de notre continent et de la définition de l'identité stratégique européenne.

Nous travaillons déjà avec le Premier ministre Starmer à la définition des garanties de sécurité qui permettront d'assurer demain une paix juste et durable en Ukraine. Il va de soi que nous aurons intérêt à travailler avec tous nos partenaires européens, au-delà de l'Union européenne.

M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Ruelle. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-Luc Ruelle. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, un nouveau livre blanc de la défense était nécessaire ; il était attendu depuis longtemps.

Il était nécessaire, parce que le contexte géopolitique a profondément changé depuis 2022, date de la parution de la feuille de route dite boussole stratégique.

Ce livre blanc était également nécessaire parce que nous devons impérativement prendre le virage d'une véritable défense européenne.

Ce document très attendu, qui aurait dû tracer les grandes lignes d'une politique commune pour les années à venir et promouvoir une indispensable autonomie stratégique, est au fond décevant.

Sur la forme d'abord, ce document en quatre-vingt-neuf points est le summum ce que peut produire la bureaucratie européenne : manque de structuration, nombreuses redondances, évidences, banalités, assertions parfois irréalistes, etc.

Sur le fond ensuite, ce document ne propose aucun axe sérieux nouveau en matière de défense européenne, entretenant une confusion quant à la création d'une véritable industrie de défense, ainsi qu'en matière de conduite des opérations militaires.

Plus précisément, ce livre blanc manque de portée et de cohérence. Le document propose des mécanismes pour améliorer la coopération et la coordination interétatiques en vue d'un marché unique, mais il ne prévoit aucune structure claire et incitative visant à faire converger les actions politiques des États.

La mutualisation des budgets de défense des États pour des acquisitions conjointes, fer de lance du programme Edip (European Defence Industry Programme), n'est pas mentionnée.

Manquent également des solutions de financement novatrices et communes.

Le document propose certes un investissement colossal de 800 milliards d'euros, mais, dans les faits, 150 milliards d'euros seraient à la charge des États, sans prise en compte de leur capacité d'endettement nationale. Pour les 650 milliards d'euros restants, aucune réelle solution de financement n'a été avancée.

La seule option financière nouvelle est la possibilité, pour les États membres, de renoncer à la TVA dans le cadre de l'instrument Safe, ce qui représenterait des montants ridiculement faibles.

Il aurait fallu aller plus loin, en envisageant par exemple la défiscalisation totale de l'ensemble des filières de production de la défense. Une solution sérieuse consisterait notamment à modifier la taxonomie européenne afin de permettre au système financier de soutenir l'industrie de la défense.

À ces deux écueils majeurs, j'ajouterai deux critiques encore plus problématiques, car révélatrices des options philosophiques qui sous-tendent notre défense européenne.

La première tient au fait que le réarmement européen ne vient qu'en réaction au conflit russo-ukrainien et que le cadre stratégique proposé a pour vocation première d'intégrer l'Ukraine dans l'architecture de sécurité européenne, en l'associant aux initiatives de l'Union, d'une part, et en agrégeant l'industrie de défense ukrainienne à l'écosystème de défense européen, d'autre part.

Les dispositifs proposés dans ce livre blanc, tout comme dans le programme Edip, dont je fus rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées en décembre dernier, semblent davantage circonstanciels et court-termistes que pensés dans une perspective de renforcement durable et qualitatif de notre base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).

Entendez-moi bien, monsieur le ministre, mes chers collègues, je m'interroge non pas sur notre aide militaire à l'Ukraine, que je ne remets pas en cause, mais sur la pertinence d'une stratégie européenne de défense structurée autour de ce soutien.

La seconde critique porte sur la mention, en toutes lettres dans le livre blanc, du fait que l'Otan demeure la pierre angulaire de la défense collective de l'Union européenne. S'il est incontestable que l'Union européenne ne peut pas se passer de manière immédiate de l'Otan et s'il est évident qu'une articulation et une coopération entre l'Europe de la défense et l'Otan sont nécessaires, faire de l'Alliance atlantique, et donc, en creux, des États-Unis le centre de gravité géostratégique de la défense européenne me paraît être une grave erreur, notamment en raison de l'imprévisibilité de la politique américaine.

Le livre blanc aurait dû proposer clairement un repositionnement des responsabilités entre l'Union européenne et les États membres. La vocation de l'Union européenne est d'organiser efficacement le marché unique de la défense. Les États membres, eux, doivent assurer la gestion des personnels et des opérations militaires au travers, par exemple, d'une alliance entre les États disposant déjà de capacités militaires opérationnelles, en y incluant notamment le Royaume-Uni et la Norvège. Il s'agit de la seule voie vers une autonomie stratégique.

À rebours d'une telle démarche, ce livre blanc laisse entrevoir une manœuvre supplémentaire de l'Union européenne pour accaparer des compétences exclusives des États en s'octroyant des prérogatives opérationnelles sur le plan militaire.

M. le président. Votre temps de parole est écoulé, mon cher collègue.

La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. En tant que ministre délégué chargé des affaires européennes, je ne puis qu'approuver vos commentaires stylistiques sur le jargon de la Commission européenne et les redondances propres à certains de ses documents, monsieur le sénateur Ruelle.

Je vous trouve en revanche sévère en ce qui concerne les modalités d'élaboration et la gouvernance des dispositifs que vous citez. L'objectif du livre blanc comme des instruments que nous avons développés est de concentrer nos efforts d'investissement dans les domaines capacitaires dans lesquels nous sommes en retard, voire dépendants des États-Unis, afin de corriger cette situation à l'horizon de cinq à dix ans : cyber, drones, capacités de frappe en profondeur, munitions, satellites. En ce qui concerne les satellites, nous constatons le rôle essentiel que joue Starlink pour la protection de l'Ukraine.

L'objectif est donc bien de fixer et de hiérarchiser des priorités afin d'être en mesure d'investir en commun.

Par ailleurs, il ne s'agit pas, comme on a pu le dire, d'une fédéralisation de l'instrument de défense par la Commission européenne, puisque l'objectif est bien, au contraire, de mettre en commun les priorités et les dépenses afin de faciliter les investissements, de sorte que les États membres puissent conserver un outil militaire souverain, celui-ci étant au cœur de la souveraineté de chaque État. Il n'est donc nullement question d'entraver la souveraineté des États membres.

Je vous rejoins pleinement en ce qui concerne la modification de la taxonomie, que le Gouvernement soutient, monsieur le sénateur. Comme vous le savez, nous avons d'ores et déjà obtenu la modification du mandat de la Banque européenne d'investissement afin de financer l'effort de défense. Il faut que les établissements bancaires se conforment à ce changement de culture et soutiennent les efforts de défense. Tel doit être l'objet de la taxonomie.

Or au nom de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui paraissent bien décalés avec les enjeux auxquels nous sommes confrontés, les institutions financières, notamment privées, sont aujourd'hui trop frileuses dans le soutien qu'elles apportent à nos PME et à nos start-up dans le domaine de la défense.

M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDSE.)

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis ce soir pour débattre du livre blanc de la Commission européenne sur la défense. Je remercie le groupe Les Républicains de cette initiative utile.

Avant d'aller plus loin, permettez-moi de déplorer vivement, amèrement, qu'un tel document, si important dans le contexte que nous connaissons, ne soit disponible dans sa version intégrale sur le site de la Commission européenne qu'en anglais. C'est insupportable, et cela suffit, monsieur le ministre, mes chers collègues !

L'Union européenne n'est démocratique que si elle est compréhensible pour chacun de ses 450 millions d'habitants, et pour cela, elle doit s'adresser à eux dans leur langue, qui est du reste une langue officielle de l'Union.

Je souhaite donc que vous puissiez relayer ce coup de gueule, pardon, ce carton rouge que j'adresse à la Commission européenne, monsieur le ministre. Lorsque la France avait assumé la présidence de l'Union européenne, avec un de vos prédécesseurs, Clément Beaune, j'avais missionné Christian Lequesne, qui nous avait remis des propositions très concrètes afin de faire du multilinguisme une réalité dans la vie des institutions bruxelloises, en particulier post-Brexit.

J'en viens au fond du débat et à ce livre blanc. Puisqu'il s'agit d'un livre blanc, terme qui, dans notre pays, est employé depuis 1972 pour désigner les documents qui fixent notre stratégie de défense, permettez-moi tout d'abord d'indiquer ce que ce livre blanc n'est pas.

Il n'est pas un document fixant une chimérique stratégie supranationale de défense européenne. Il n'est pas, non plus, une feuille de route qui poserait les bases d'une armée européenne intégrée. Cela va sans dire dans cet hémicycle, mais comme on le dit, cela va tout de même mieux en le disant.

Mal en a pris à ceux qui, dans les années 1950, imaginaient confier les clés de la défense des pays fondateurs de l'Europe à un ministre de la défense commun, à la tête d'une armée commune, sous le commandement supérieur – tenez-vous bien, mes chers collègues – des forces atlantiques en Europe. Il ne s'agit donc pas d'en revenir à cette position.

Et pour être tout aussi clair, rappelons que notre politique de défense repose sur les piliers fondamentaux que sont la revue nationale stratégique, qui a pris la suite des livres blancs, une loi de programmation militaire (LPM) et des lois de finances qui, chaque année, traduisent les ambitions de notre programmation. Ce triptyque existe et continuera d'exister.

Après avoir évoqué ce que n'était pas ce livre blanc, j'en viens donc à ce qu'il est.

Il constitue tout d'abord une reconnaissance des positions que la France porte avec constance depuis de nombreuses années. Dès septembre 2017 – le président Patriat s'en souvient (M. François Patriat le confirme.) –, dans son premier discours de la Sorbonne, le Président de la République affirmait qu'au fondement de la communauté politique est la sécurité. " Nous vivons en Europe […] un désengagement progressif et inéluctable des États-Unis ", constatait-il déjà, précisant immédiatement qu'" en matière de défense, notre objectif doit être la capacité d'action autonome de l'Europe, en complément de l'Otan ".

Que d'énergie a-t-il fallu déployer pour faire accepter à tous les États européens ce qui paraît aujourd'hui une trivialité, une lapalissade, une évidence : le concept d'autonomie stratégique européenne, qui a été gravé dans le marbre de la boussole stratégique européenne durant la présidence française de l'Union, en 2022 !

Ce livre blanc, qui accompagne le plan ReArm de l'Union européenne, est aussi une validation du choix effectué par la France en 2017, et même – rendons grâce à nos prédécesseurs – dès 2012, d'augmenter les crédits budgétaires alloués à la défense.

Grâce aux deux dernières lois de programmation militaire, le budget de la défense est passé de 34 milliards d'euros à 51 milliards d'euros. Fort de sa dissuasion nucléaire à double dimension, notre pays a consolidé son modèle d'armée complet. Les commandes ont été passées, et les matériels, renouvelés.

Ce livre blanc est aussi la conséquence d'un réveil stratégique des pays européens, qui ont enfin ouvert les yeux sur les menaces conventionnelles ou hybrides qui pouvaient peser sur chacun d'eux. Le réveil est brutal pour ceux qui avaient mis tous leurs œufs dans le même panier transatlantique, moquant la volonté française d'autonomie européenne comme un ersatz de gaullisme suranné, dans ces années 2000 qui fleuraient bon la fin de l'Histoire.

Mais le retour au réel est là. La guerre durable en Ukraine a fait prendre conscience de la dépendance sécuritaire en matière de renseignement, du caractère désormais imprévisible de l'allié américain, qui suspend l'aide américaine à l'Ukraine, mais donne des cartouches à Vladimir Poutine pour différer tout cessez-le-feu véritable.

Si le mur de Berlin est tombé en 1989, si le rideau de fer a bien été démantelé – tout cela est exact –, nous ne sommes pas entrés dans l'ère de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant pour autant. Quelque trente-cinq ans plus tard, force est de constater que de nouveaux murs, peut-être invisibles, menacent de diviser nos sociétés à coups d'infox et d'influence, sapant la cohésion nationale comme européenne.

Dans ce contexte, le livre blanc est un bon début : il est un " starter " au sens mécanique du terme. Il permettra aux États membres d'amorcer un rattrapage, grâce aux 150 milliards d'euros de prêts du dispositif Safe et aux 650 milliards d'euros de dépenses nationales additionnelles qui seront en partie exemptées du respect des règles européennes sur la dette et le déficit. Ces investissements contribueront à enclencher une dynamique de résorption du déficit capacitaire européen.

Il nous faut pour cela – j'en forme le vœu – éviter toute forme de complexification. Parmi les normes, il en est une qui me paraît toutefois défendable : il s'agit de la norme en vertu de laquelle les armements qui seront commandés doivent être européens. Il importe que la position de la France soit entendue : il faut exiger que la valeur totale d'un système d'armement soit non pas à 65 %, mais à 80 % d'origine européenne. C'est juste du bon sens !

Il importe enfin d'encourager les jeunes pousses et les PME, qu'elles produisent pour le marché civil ou qu'elles soient duales.

Si j'ai commencé en décernant un carton rouge à la Commission, je terminerai en lui donnant un feu vert. Oui, il est temps de mettre les bouchées doubles en matière d'investissements de défense, et il est heureux que la Commission européenne, sans se substituer aux États membres, mette en place avec ce livre blanc des outils pour les y aider. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Je vous remercie, monsieur le sénateur Lemoyne. Vous avez raison de rappeler que depuis 2017 et le discours du Président de la République à la Sorbonne, la France porte avec constance l'ambition d'une autonomie stratégique pour l'Union européenne face à un monde qui devient compétitif, face aux menaces et aux interrogations qui pèsent sur l'avenir de la garantie de sécurité américaine.

Avant d'ailleurs le président Donald Trump, le président Barack Obama avait évoqué le pivot vers l'Asie, reprochant aux élites européennes d'être des passagers clandestins et d'avoir mis en danger la sécurité de l'Europe par leur inaction en Syrie après le franchissement de la ligne rouge ou en 2014, lorsque l'agression de l'Ukraine par la Russie a débuté.

Une telle ambition suppose que les Européens investissent massivement non seulement dans leur défense et leur outil militaire, mais aussi dans la résorption de leurs dépendances technologiques tant en matière de réseaux sociaux, car le rôle que jouent TikTok ou X dans l'espace public européen est aujourd'hui démesuré, que d'intelligence artificielle ou de quantique.

Il nous faut également réindustrialiser notre continent, rehausser nos ambitions sur le plan de la compétitivité et de la souveraineté économique en soutenant nos entreprises, nos start-up et nos PME, et parachever le marché unique par l'union des marchés de capitaux et par l'élaboration du " vingt-huitième régime " de droit des affaires.

Telle est la très haute ambition, celle d'une Europe souveraine et capable de se défendre, que nous portons pour l'Europe. De nombreux partenaires qui étaient sceptiques ou interrogatifs nous rejoignent aujourd'hui, car ils comprennent qu'il est urgent d'agir. Nous allons canaliser cette énergie et continuer à avancer dans les prochains mois afin de rendre l'Europe plus forte. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour la réplique.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Je vous remercie de vos réponses, monsieur le ministre.

Permettez-moi de compléter mon propos précédent. Des chantiers industriels et technologiques majeurs sont devant nous. Si certaines de nos entreprises sont des pépites, nous savons qu'elles peuvent être vulnérables financièrement. Il nous faut donc adopter une véritable stratégie d'intelligence économique pour préserver ce tissu industriel et éviter le pillage de nos brevets.

Je salue à cet égard le travail remarquable accompli par la direction de l'industrie de défense de la direction générale de l'armement (DGA), sous la direction d'Alexandre Lahousse. Restons toutefois vigilants, mes chers collègues, car le service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) nous indique que les sujets d'alerte sont de plus en plus nombreux, s'agissant notamment de nos alliés. Suivez mon regard… (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE.)

M. le président. La parole est à M. André Guiol. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

M. André Guiol. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd'hui du livre blanc de la défense européenne à l'horizon 2030.

La situation internationale nous pousse à mieux prendre en charge notre souveraineté dans ce domaine, en assurant l'autonomie stratégique que la France prône depuis des années et qui a récemment été mise à l'agenda à la suite des abandons du président Trump.

L'opportunité d'une telle initiative est avérée. En vingt ans, la part de l'Europe dans les dépenses militaires mondiales est passée de 27% à moins de 16%. Dans le même temps, la part de la Chine a doublé. La Russie, malgré un appareil productif fragilisé, consacre encore plus de 6% de son PIB à la défense.

Pendant ce temps, l'Europe a réduit ses arsenaux, sous-investi dans ses capacités et parié sur l'attraction des dividendes de la paix.

Depuis que la Russie constitue une menace existentielle pour l'Europe, la réalité est limpide. La compétition entre puissances ne se cache plus derrière les traités. La Russie transforme le champ de bataille de l'Ukraine en laboratoire d'une guerre d'attrition. La Chine étend patiemment ses réseaux logistiques, de l'Indo-Pacifique à la Méditerranée. Et les États-Unis, désormais dirigés par une administration désignée par Donald Trump, lequel assume une lecture purement transactionnelle des alliances, nous rappellent que l'article 5 du traité de Washington n'est plus une promesse inconditionnelle.

Dans ce contexte, la France, seule puissance nucléaire de l'Union, a évidemment un rôle à jouer. Sans renier l'indépendance de la doctrine nucléaire, elle peut contribuer à la sécurité des Européens par une concertation stratégique approfondie.

Nos intérêts vitaux ont une dimension européenne. Il est donc légitime que nos partenaires soient associés à une réflexion sur les conditions dans lesquelles notre dissuasion contribue à la stabilité du continent. Cette réflexion commune n'équivaut ni à un partage ni à une délégation ; elle constitue la marque d'une responsabilité et d'une confiance sans faille à l'égard de la souveraineté européenne.

Si le livre blanc n'aborde pas encore le partage de la dissuasion nucléaire, il devra cependant, à terme, intégrer cette réalité.

Force est de constater que depuis la publication de ce document, le 19 mars dernier, la Commission assume un discours de puissance. Elle identifie des lacunes, propose des leviers, et surtout, elle structure un effort budgétaire coordonné. Il s'agit d'une avancée que le groupe du RDSE soutient sans ambiguïté.

La clause dérogatoire du pacte de stabilité permettra aux États membres d'augmenter temporairement leurs dépenses militaires jusqu'à 1,5% du PIB. Si ce levier est indispensable, sa mise en œuvre doit s'inscrire dans le cadre d'un suivi solide, afin d'éviter que cette clause ne serve qu'à requalifier des dépenses déjà budgétisées.

Dans cet esprit, il nous semble que la création de l'instrument Safe, qui autorise la Commission à lever 150 milliards d'euros sur les marchés pour financer les investissements de défense, est le plus ambitieux des mécanismes du livre blanc.

Le groupe du RDSE y est d'autant plus favorable qu'il plaide depuis longtemps pour un emprunt européen commun au service de l'autonomie stratégique. Le principe de cette dette mutualisée pour financer les achats conjoints est une avancée politique majeure que nos partenaires européens des pays dits frugaux commencent à entendre.

Le livre blanc de la défense propose enfin de mobiliser l'épargne privée via la Banque européenne d'investissement. Cette stratégie ne nous semble pas immédiatement pertinente eu égard à la préservation du modèle social qui est le nôtre.

Avant de solliciter l'épargne des Françaises et des Français, il serait judicieux d'explorer les mécanismes de contribution des entreprises les plus aisées, en premier lieu celles du secteur de la défense, qui bénéficieraient directement de ces investissements.

Mes chers collègues, ce débat est l'occasion de clarifier ce que nous attendons du livre blanc, qui ne doit pas être qu'un simple catalogue capacitaire. Au RDSE, nous souhaitons qu'il permette d'engager une réflexion stratégique et planifiée. N'ayons pas peur de faire de ce texte un instrument politique. Il nous faudra en effet répondre aux difficultés militaires ou industrielles de nos programmes européens à la peine, tels que les programmes relatifs au futur char et à l'avion de chasse européen du futur, mais aussi lever les divergences qui se sont exprimées s'agissant de la conception d'un bouclier antimissile sûr, harmonisé et souverain.

L'enjeu est de bâtir un système de défense cohérent, inscrit dans un continuum défensif, du bouclier du ciel européen à une dissuasion dont il conviendra de définir le degré d'intégration. La fin de la guerre froide a dangereusement déséquilibré cet ensemble complexe et évolutif.

Nous saluons enfin les mesures en faveur de l'Ukraine, notamment l'intégration de son industrie dans les chaînes européennes.

Cette solidarité ne doit toutefois pas masquer l'essentiel : nous devons préparer l'Europe aux scénarios de haute intensité. Cela suppose de constituer des stocks, de bâtir des corridors logistiques protégés et d'élaborer une défense réelle des frontières orientales, mais également de mieux nous prémunir contre les attaques cyber et de mieux réagir aux guerres hybrides, qui sont désormais aussi commerciales.

Ce livre blanc ne doit donc pas en rester au stade de la déclaration d'intention. Il doit déboucher sur une programmation claire, cohérente et suivie. Le groupe du RDSE soutiendra tous les instruments budgétaires et industriels qui permettront d'ancrer cette dynamique dans les politiques publiques des États. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. J'ai peu de choses à ajouter à votre exposé, monsieur le sénateur Guiol. Il me paraît important de favoriser les coopérations industrielles. Les projets s'accumulent, si bien que certains armements européens sont aujourd'hui redondants. Il convient donc de définir des domaines capacitaires dans lesquels nous devons investir en commun, afin de mutualiser les efforts des entreprises de plusieurs États membres et, partant, d'éviter ces redondances et cette complexité.

Permettez-moi de rebondir sur l'intégration de l'Ukraine dans ces instruments. Une armée ukrainienne robuste, forte et indépendante sera, à terme, la meilleure garantie de sécurité pour l'Ukraine.

Cela suppose que nous formions des partenariats dans le cadre d'Edip ou des instruments que nous avons développés. Cela passe aussi par le prêt préfinancé grâce aux intérêts générés par les avoir gelés de la Russie, prêt auquel les Européens contribuent à hauteur de 20 milliards d'euros. Cet emprunt doit prioritairement financer les besoins militaires de l'Ukraine afin de rapprocher au maximum cet État de nos industries de défense européennes.

Je souhaite enfin dire un mot de la préférence européenne en matière de défense, évoquée précédemment. Le maintien de cette préférence passe non seulement par une exigence élevée quant à la proportion de composants européens dans les systèmes d'armement que nous achetons, mais aussi par la maîtrise de ce que l'on appelle l'autorité de conception. Comme l'a indiqué le sénateur Lemoyne, au-delà de la question industrielle, la souveraineté est aussi affaire d'usage, d'exportation de ces armements et des savoir-faire technologiques qu'ils emportent. Or j'observe que nos partenaires sont de plus en plus nombreux à souscrire à notre position relative aux usages de nos systèmes d'armement par les Américains.

M. le président. La parole est à M. André Guiol, pour la réplique.

M. André Guiol. Je vous remercie de vos explications, monsieur le ministre. En tant qu'ancien de la DGA, je suis sans doute plus sensible à la fabrication des armes à l'échelon européen. Force est de constater qu'au cours des dernières années, nous avons enregistré d'importants échecs, notamment avec le char franco-allemand, l'avion du futur, qui connaît de nombreuses difficultés, ou, plus récemment, avec les hélicoptères, et j'en passe.

Le sujet qui me préoccupe le plus est toutefois le bouclier européen. Deux écoles s'affrontent actuellement : les Allemands, qui sont associés aux Américains et aux Israéliens, d'une part, et la France, qui a développé avec les Italiens un produit qui me paraît intéressant, d'autre part.

J'estime pour ma part qu'il nous faut travailler ensemble afin d'élaborer un dispositif multicouche qui nous permette de conserver notre souveraineté européenne en la matière.

M. le président. La parole est à M. François Bonneau. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. François Bonneau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Union européenne a tout d'une grande puissance. Elle est peuplée par 450 millions d'habitants et dotée d'un PIB de 18 000 milliards d'euros, ce qui en fait la deuxième économie mondiale. Les pays européens dominent les classements de développement humain, nos écoles attirent le monde entier et nos cultures influencent bien au-delà de nos frontières.

Je le répète, l'Union européenne a tout d'une grande puissance, n'ayant rien à envier à ses grands compétiteurs internationaux.

Néanmoins, s'il est un domaine dans lequel cette grande puissance reste un colosse aux pieds d'argile, c'est la défense. Depuis 1945, les États européens ont privilégié la protection des États-Unis, pays allié, mais lointain, plutôt que d'investir dans leur propre défense, sans pour autant considérer leur éventuel retrait. Le général de Gaulle disait : " Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts. " C'est aussi vrai pour l'allié américain.

Aujourd'hui, les yeux de Washington sont rivés sur le Pacifique et la Chine, alors que l'isolationnisme américain ressurgit violemment. Outre-Atlantique, on s'interroge : " Pourquoi mourir pour l'Europe ? Nos dollars doivent-ils financer la défense des Européens ? " L'actuel président américain semble avoir tranché.

Le constat pour l'Europe est sévère : nous avons accumulé un trop grand retard dans nos politiques militaires et nous ne sommes pas en mesure de faire face aux menaces qui nous entourent.

La France a depuis longtemps fait le choix d'une autonomie stratégique, se dotant de l'arme nucléaire et d'une armée complète pouvant être déployée partout autour du monde. Cependant, elle ne peut concourir dans la course à l'armement que les superpuissances américaines, chinoises ou russes se livrent.

Nos nombreuses tentatives pour structurer une politique de défense commune au sein de l'Union sont longtemps restées lettre morte, nos partenaires européens privilégiant la protection américaine. Pourtant, le constat du renforcement et de l'autonomisation nécessaires de nos forces armées semble aujourd'hui faire consensus. Si les Européens veulent la paix, ils doivent désormais se préparer à la guerre.

Ce réveil brutal de la guerre en Europe, nous aurions dû l'anticiper dès le 24 février 2022, avec la violation russe du territoire ukrainien, au mépris de toute légalité internationale.

Qui peut croire que la Russie s'arrêtera à l'Ukraine, alors qu'elle renforce massivement son armée, sa marine et son industrie d'armement ? Qui peut croire que le dictateur du Kremlin n'attaquera pas l'Europe si elle est faible et délaissée par les États-Unis ? Qui peut croire qu'abandonner nos alliés ukrainiens au sort que leur réserve Vladimir Poutine garantira la paix sur notre continent ?

Restons éveillés : la Russie s'arme contre nous et les États-Unis préparent dans notre dos les conditions d'une paix inacceptable pour l'Ukraine, dont nous ferons inévitablement les frais. Si nous voulons nous protéger, mais aussi protéger nos valeurs, nos idées, nos acquis sociaux et sociétaux, l'ensemble des vingt-sept membres de l'Union européenne doivent mener une politique de réarmement, de Lisbonne à Tallinn, de Stockholm à Athènes.

Soulignons les initiatives de nos partenaires européens, notamment l'Allemagne, qui planifie d'ores et déjà des investissements massifs pour la défense. Ces efforts salutaires outre-Rhin sont décisifs pour accompagner et soutenir le mouvement collectif de renforcement militaire.

Cependant, ce réarmement européen ne sera pas immédiat, tant le retard est grand. La majorité des armées européennes se sont structurées comme des forces de soutien à l'armée américaine, non comme des forces de projection indépendantes. La dotation matérielle de ces mêmes armées dépend de la BITD américaine. Enfin, notre coordination stratégique doit être renforcée, prenant acte des forces et des faiblesses des armées de chaque État membre.

Le livre blanc pour la défense, publié le 19 mars 2025 par la Commission européenne, apporte une réponse à ces nombreux défis à l'horizon de 2030. Pour financer la préparation stratégique des États membres, l'Union européenne se dotera d'un nouvel instrument appelé Sécurité et action pour l'Europe (Safe), correspondant à des prêts garantis par le budget de l'Union à hauteur de 150 milliards d'euros sur quatre ans pour les investissements militaires et technologiques des États membres.

Par ailleurs, comme lors de la crise du covid-19, l'Union activera la clause de sauvegarde du pacte de stabilité et de croissance pour une hausse équivalant à 1,5% du PIB du budget de la défense de chaque État membre. Cette souplesse permettrait une croissance sur quatre ans d'environ 650 milliards d'euros pour les investissements dans la défense. Au total, 800 milliards d'euros d'investissements pour la préparation de la défense seraient donc projetés sur quatre ans.

Ce livre blanc cible aussi les priorités européennes pour notre résilience stratégique : les armes aériennes, aéroportées, l'artillerie, les stocks de munitions, les drones, la logistique, l'innovation technologique et la protection des infrastructures. Veillons néanmoins à ce que ces armes soient bien fabriquées sur notre sol, tout en respectant la souveraineté des États.

La Commission entend renforcer ses liens stratégiques avec le Royaume-Uni, la Norvège, le Canada, la Turquie, mais aussi auprès des États voisins de l'Union, ainsi qu'auprès de ses partenaires dans l'Indo-Pacifique, tout en rappelant que la stratégie de défense européenne ne peut se passer de l'Otan, pierre angulaire de notre coordination.

Enfin, elle précise que les relations avec les États-Unis doivent être entretenues, mais conscientes. Les intérêts américains ne convergent pas et ne convergeront pas toujours avec les nôtres. La question du Groenland en est un parfait exemple, et les forces militaires des États de l'Union européenne doivent être en mesure de dissuader les ambitions expansionnistes du 47e président des États-Unis.

Dans un monde qui se réchauffe, d'un point de vue non seulement climatique, mais aussi géopolitique, les Européens doivent redoubler d'efforts pour se doter d'une force militaire multiple, apte à dissuader comme à opérer, résiliente et capable de défendre nos intérêts et nos valeurs.

Avec la chute de l'Union soviétique et la domination incontestée des États-Unis, nous, Européens, avons cru naïvement à la fin de l'Histoire. Nous avons cru en un monde de paix sous la protection du gendarme américain, où nous pourrions devenir les rentiers des dividendes de la paix. Nous y avons cru et nous avions tort.

Les jours de paix se couchent à l'ouest ; la nuit tombe à l'est, entraînant avec elle son lot de guerres et d'incertitudes. Spectateurs de ce sinistre crépuscule, nous devons unanimement encourager les initiatives de l'Union européenne pour une meilleure coordination stratégique, industrielle et logistique de notre défense.

Ensemble, nous sommes plus forts. C'est pourquoi le livre blanc pour la préparation de la défense publié par la Commission européenne est un pas en avant historique pour dissuader nos adversaires, sans oublier le réarmement moral qu'il nous faudra conduire. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDPI.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Bonneau, vous avez mentionné l'Otan et vous n'avez pas été le premier à le faire. J'en profite donc pour rappeler que les efforts que nous entreprenons visent à renforcer le pilier européen de l'Otan et à renforcer l'interopérabilité de nos armements avec ceux qui sont définis par l'Otan. D'ailleurs, les domaines capacitaires qui sont inclus dans le livre blanc correspondent peu ou prou à ceux qui avaient été identifiés par l'Alliance.

Néanmoins, sur le plan politique, vous l'avez rappelé, se posent des questions quant à la garantie de sécurité américaine et à la posture des États-Unis au sein de l'Otan, en particulier au moment où l'on voit les États-Unis, avec la question du Groenland, menacer l'intégrité territoriale d'un État souverain, membre de l'Union européenne et de l'Otan, le Danemark.

Il n'y a donc pas d'incompatibilité, à terme, entre l'objectif de renforcement de l'autonomie stratégique des Européens et de réduction de leur dépendance et celui du rééquilibrage de l'alliance par un partenariat plus moderne, un renouvellement de la relation transatlantique, si les États-Unis font le choix, comme nous l'espérons, de rester ancrés dans la sécurité du continent européen. (M. François Patriat applaudit.)

M. le président. La parole est à M. François Bonneau, pour la réplique.

M. François Bonneau. Monsieur le ministre, le temps presse, cela n'a échappé à personne. En cette matière, l'Europe doit montrer le meilleur d'elle-même, comme on a pu le voir lors de crises où elle a montré sa capacité à intervenir rapidement. En revanche, elle ne doit pas retomber dans ses travers de réglementation, de normes et de rigidités en tous genres, qui ne feraient que gêner cet effort absolument indispensable. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Philippe Folliot. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes amenés, à l'occasion de la publication de ce livre blanc, à débattre de la stratégie globale de l'Union européenne en matière de défense.

Ce document traduit un aveuglement et une incompréhension sur les causes des conflits actuels. Pis, la Commission européenne ne tire pas les leçons du passé. Le bilan de trente ans d'élargissement de l'Otan vers l'Est et la nécessité d'une évolution des discussions sur notre sécurité collective en Europe sont ignorés, alors que notre continent s'enfonce dans l'escalade des tensions avec notre voisin russe.

De même, la plupart des Européens considèrent qu'ils n'ont autre choix que de continuer la guerre, alors que l'objectif doit être une paix négociée, qui ne soit pas une capitulation de l'Ukraine. Nous sommes contraints de constater, mes chers collègues, après trois années de conflit, que la stratégie guerrière laisse derrière elle un bilan dramatique de morts et de sacrifices.

Alors que, au printemps 2022, à Istanbul, Kiev accepte la neutralité et que, en contrepartie, Moscou concède un retrait de ses troupes des territoires occupés depuis février 2022, les pays occidentaux les plus préoccupés par le cas de Poutine ont préféré livrer des armes à l'Ukraine, plutôt que de répondre favorablement aux garanties de sécurité demandées par celle-ci.

En induisant Kiev en erreur avec la livraison d'armes, cette stratégie présente un risque. À l'occasion d'un accord de paix ressemblant davantage à un accord de capitulation, ces armes pourraient tomber dans les mains d'un régime ukrainien revanchard et souhaitant reconquérir par la force les territoires perdus, avec le risque de déclencher à terme un nouveau conflit régional.

Le livre blanc souhaite avancer vers l'Europe puissance, mais ce document mal conçu se confronte à des contradictions. Le chapitre sur nos partenariats stratégiques en est la preuve. L'Union européenne souhaite un renforcement des coopérations en accord avec nos valeurs, mais se vautre dans des deals inadmissibles avec la Turquie d'Erdogan, qui enferme le maire d'Istanbul, ou avec l'Inde de Modi, qui multiplie les actes discriminatoires et autoritaires dans son pays.

Enfin, parler de " situation fragile " à Gaza, comme le font les auteurs de ce livre blanc, c'est méconnaître ou, pis, ignorer le génocide commis au mépris du droit international et reconnu par l'ONU. Ce " deux poids deux mesures " dans nos condamnations participe de l'effondrement du droit international et renforce l'envie de nos adversaires de le contourner.

Aussi, ce double standard est une manière pour Poutine d'utiliser nos incohérences et de continuer son œuvre funeste avec l'opinion derrière lui, alors qu'il faut détacher la société russe de son emprise.

En réalité, derrière ces valeurs progressistes se cache le grand retour de l'idéologie atlantiste. La Commission estime que, pour reconstruire la défense européenne, une étroite collaboration avec l'Otan est nécessaire, ajoutant même que la course aux armements permettrait d'accéder à une autonomie stratégique européenne.

Laissez-moi douter, monsieur le ministre, face à une Allemagne, une Pologne et un Royaume-Uni projetant d'acheter des missiles et avions américains pour des milliards d'euros au détriment de l'industrie européenne… Cette référence répétée à l'Otan permet surtout d'accorder des Européens divisés en fixant le cap depuis Washington. La France est forcée de marcher au pas. Pourtant, et vous le savez, les États-Unis de Trump et Vance, par leurs actes hostiles, ne sont plus nos alliés.

Même sans les États-Unis, l'Europe surpasse la Russie dans presque tous les domaines. Les États membres de l'Union dépensent déjà 460 milliards d'euros par an pour la défense, soit quatre fois plus que la Russie. La motivation de ces 800 milliards d'euros supplémentaires répond donc à un impératif non pas sécuritaire, mais idéologique.

Alors que le secteur automobile européen est en difficulté et que l'Allemagne entre en récession pour la troisième année consécutive, l'ère du réarmement d'après Mme von der Leyen apparaît comme la solution miracle.

Nous disons non à cette politique de surarmement, qui nous précipite vers l'escalade avec la Russie plutôt que vers la paix. Utiliser la situation actuelle pour perpétuer des rivalités économiques et militaires dans ce contexte n'est pas responsable.

Nous appelons à reprendre la voie de la diplomatie et à réaffirmer l'influence de la France, comme nous réclamons la restauration des moyens de notre diplomatie. Nous ne pouvons pas donner à notre jeunesse la guerre comme seul horizon, alors que les défis sociaux et environnementaux se multiplient. Ce choix politique de surarmement entraînerait surtout une casse sociale et le retour de l'austérité pour obéir à la Banque centrale européenne (BCE) de Mme Lagarde.

Dans ce contexte, quelles dépenses au juste seront sacrifiées sur l'autel de cette politique belliciste, monsieur le ministre ? Les écoles, les hôpitaux, les commissariats ?

Enfin, mes chers collègues, j'attire votre attention sur la méthode : notre Parlement n'a jamais pu se prononcer sur les projets de la Commission européenne, qui n'a aucune légitimité démocratique ni compétence en la matière, alors que nous sommes, dans cet hémicycle, élus au suffrage universel, avec la confiance des citoyens et des territoires.

Votre chemin n'est décidément pas le nôtre. Si nous voulons la paix, alors préparons la paix, une paix juste et un avenir serein pour nos enfants !

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Gréaume, quelle inversion des valeurs et quelle inversion des responsabilités ! On ne préparera pas la paix par la soumission, le défaitisme ou le renoncement.

Vous nous parlez du risque d'une Ukraine revancharde, d'une escalade engagée par les Européens face à la Russie, mais observez la situation depuis le 24 février 2022 : alors que la France avait courageusement porté la voix de la diplomatie à Moscou et à Kiev, c'est la Russie qui a choisi de tourner le dos à cette dernière et d'agresser l'Ukraine et les Ukrainiens, qui défendent courageusement leur liberté, leur souveraineté et notre sécurité.

Il y a deux ou trois semaines à peine, c'est le président Zelensky qui a accepté le principe d'une trêve de trente jours, proposition à laquelle le président russe n'a toujours pas répondu. Pis, il continue l'escalade sur le terrain avec des frappes régulières contre les villes ukrainiennes et maintient des objectifs maximalistes, comme la neutralisation de l'Ukraine, sa démilitarisation, le renversement du président Zelensky… C'est l'effacement de l'Ukraine en tant que nation indépendante que vise la Russie.

C'est nous qui sommes ciblés par l'escalade et les menaces permanentes de la Russie avec ses sabotages, ses attaques cyber, ses ingérences, ses menaces contre la souveraineté et les frontières des États européens souverains depuis la fin de la guerre froide.

Alors, ne confondons pas les responsabilités, ne nous autoflagellons pas ! Oui, l'Europe sera toujours du côté de la paix et de la liberté, mais, pour défendre la paix, il faut être capable de défendre nos intérêts et il faut être capable de dissuader l'agresseur. (M. François Patriat applaudit.)

M. Roger Karoutchi. Tout à fait !

M. Christian Cambon. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le ministre, le 19 mars dernier, la Commission européenne a présenté la déclinaison plus opérationnelle du plan Réarmer l'Europe : ce livre blanc de la défense européenne.

Alors que le recours à l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne exclut le Parlement européen de tout droit de regard, ce que nous déplorons évidemment, il est important et bienvenu de pouvoir tenir ici un débat démocratique.

Dans les grandes lignes, nous approuvons l'effort engagé par l'Union européenne et ses membres pour démultiplier notre soutien à l'Ukraine et construire les conditions d'une réelle autonomie stratégique continentale. Dans le détail, nous formulerons commentaires, réserves et propositions.

Avec 650 milliards d'euros de dépenses à la seule charge des États membres, le plan Réarmer l'Europe laissait à penser que nous allions vers davantage de défense de l'Europe, certes, mais pas vers davantage d'Europe de la défense. Si le livre blanc ne bouscule pas ces équilibres, en raison d'une trajectoire budgétaire européenne trop rigide jusqu'en 2027, il apporte quelques éléments intéressants.

Ainsi, le programme Safe prévoit 150 milliards d'euros levés par l'Union européenne sous forme d'emprunts mutualisés, qui ne pourront être décaissés que pour effectuer des achats groupés entre plusieurs pays et auprès de notre industrie européenne de défense, puisque 65% des crédits devront être consommés pour l'achat de produits ou de composants européens.

Monsieur le ministre, nous voyons toute l'influence de la France dans la fixation de cette ambition. Me référant à notre débat lors de l'examen du budget, je me satisfais de cette jauge, qui est ambitieuse, sans être trop rigide, vu l'urgence du contexte et l'ampleur du progrès à accomplir.

Nous saluons également l'ouverture de ce mécanisme à l'Ukraine, qu'il s'agisse de la mutualisation des achats entre l'Ukraine et des pays de l'Union ou de la possibilité de comptabiliser la BITD ukrainienne avec celle de l'Union. Compte tenu de la montée en puissance de cette dernière, depuis une décennie, cette évolution est tout à fait bienvenue.

Nous croyons cette disposition à même de faire évoluer dans le bon sens des habitudes nationales très ancrées et d'avancer collectivement vers un réflexe essentiel : acheter européen quand une solution européenne existe.

Nous notons la tentative de définir des besoins capacitaires et des priorités d'investissement européens. C'est un premier pas, qu'il faudra articuler avec la définition trop souvent autocentrée des besoins nationaux. En ce sens, je n'ai pas le sentiment que le travail de réactualisation de notre revue nationale stratégique intègre suffisamment cette dimension des besoins collectifs de l'Union. J'espère une inflexion en ce sens dans la mouture finale que le Gouvernement présentera avant l'été.

J'ajouterai un mot sur l'intelligence artificielle et les drones autonomes mentionnés par le livre blanc, car certaines tournures de phrase nous inquiètent. Nous tenons à rappeler ici notre opposition totale à toute évolution de la législation européenne en matière de drones, dans la mesure où celle-ci interdit l'utilisation de toute arme autonome capable de tuer un être humain sans décision explicite d'un autre être humain. Dans la même logique, nous appelons l'Union à se doter d'une législation relative à l'utilisation de l'intelligence artificielle, incluant particulièrement ses utilisations militaires.

En ce qui concerne les mécanismes de financement de cet effort considérable, nous restons sur notre faim, quand nous ne sommes pas inquiets. En attendant des financements directs à partir de 2027 dans le prochain cadre budgétaire pluriannuel, nous sommes pour le moment contraints de recourir à l'emprunt, donc à la dette, dette collective et dette de chaque État, permise grâce à un assouplissement temporaire du pacte de stabilité.

Cet assouplissement pour les seules dépenses de défense est insuffisant. Il faut réformer intégralement le pacte de stabilité et y inclure les dépenses essentielles des États : la défense, la transition écologique, la justice sociale, les investissements d'avenir. Nous demandons également des investissements européens dans tous ces domaines stratégiques.

Nous le répéterons systématiquement : les dépenses militaires ne doivent pas entrer en concurrence avec nos autres dépenses essentielles. L'autonomie stratégique européenne n'existera pas sans transition ni sobriété énergétiques pour arrêter notre dépendance aux énergies fossiles et à l'uranium russe. Elle n'existera pas non plus si des populations paupérisées par l'affaiblissement de nos filets de protection sociale placent l'extrême droite alliée de Poutine au pouvoir.

À l'échelle européenne, comme à l'échelle nationale, pour financer notre effort militaire, il faut des ressources complémentaires et de la justice. Ainsi, il est inenvisageable que ces milliards d'euros d'argent public enrichissent éhontément les actionnaires des industries de défense. Il faut encadrer leurs futurs dividendes.

Enfin, et nous vous proposerons cette mesure dans le cadre de notre espace réservé en juin prochain, mes chers collègues, il faut mettre nos compatriotes les plus aisés à contribution, par exemple en instaurant une taxe minimale sur les hauts patrimoines, comme le propose Gabriel Zucman. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Gontard, je vous remercie d'avoir évoqué l'influence exercée par la France dans les débats autour de la reconnaissance de la préférence européenne dans les instruments développés, que ce soit Safe – le prêt de 150 milliards d'euros –, ou Edip (Programme pour l'industrie de la défense), qui fait aujourd'hui l'objet de discussions au sein du trilogue, entre le Parlement, la Commission et le Conseil européen.

Vous avez mentionné la question des drones. Il n'est pas question de revenir sur l'interdiction des drones autonomes, qui pourraient frapper sans avoir reçu l'autorisation d'un être humain.

Plus généralement, vous le savez, le développement de l'intelligence artificielle, en particulier de ses usages, fait l'objet d'un encadrement réglementaire de la part de l'Union européenne avec le règlement européen sur l'intelligence artificielle (AI Act) qui sera mis en œuvre dans les prochaines années. Celui-ci vise précisément à harmoniser les règles de l'intelligence artificielle sur le marché européen et à susciter des financements et des investissements, tout en encadrant, notamment, son usage sur le plan éthique ou militaire.

Vous avez mentionné le cadre financier pluriannuel. Bien sûr, nous défendrons une ambition haute pour le budget de l'Union européenne, en particulier son volet militaire, auquel j'ajouterai le spatial, tout en respectant la règle de préférence européenne et en continuant de soutenir la compétitivité, l'innovation et la décarbonation de notre continent.

En effet, le rapport Draghi estime que nous devons fournir un effort d'investissement de près de 800 milliards d'euros par an pour rattraper notre retard sur nos concurrents, en particulier les États-Unis, dans le domaine de la tech, de l'intelligence artificielle, du quantique, de la défense ou encore de la décarbonation.

Cet effort passera par des instruments publics, par le cadre financier pluriannuel, par de nouvelles ressources propres de l'Union européenne, dont celle-ci devra se doter pour rembourser notamment le grand emprunt Next Generation EU, mais aussi par la libération des financements privés.

Sur ce point, monsieur le sénateur, je ne vous rejoindrai pas dans certaines de vos propositions, car ce n'est pas en taxant plus et en imposant plus de contraintes à nos entreprises que nous permettrons à l'épargne privée qui, aujourd'hui, franchit l'Atlantique pour aller aux États-Unis – à hauteur de 300 milliards d'euros par an – de se porter vers nos besoins d'investissement, vers nos start-up, vers nos PME.

C'est au contraire en faisant de notre continent le plus attractif et le plus compétitif au monde, en simplifiant nos règles, en unifiant nos marchés de capitaux,…

M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué. … et en soutenant nos entrepreneurs et nos innovateurs que nous pourrons défendre notre souveraineté. (M. François Patriat applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour la réplique.

M. Guillaume Gontard. Monsieur le ministre, la question n'est pas de taxer plus. Il s'agit de savoir comment financer cette nouvelle orientation, vers une défense européenne, mais pas seulement. La question de la défense est aussi celle de notre souveraineté, donc de la transition écologique, dont on sait qu'elle apportera une réponse à notre autonomie énergétique. Qui met-on à contribution pour financer cela ?

Une contribution juste me paraît évidemment un élément essentiel. Faire participer les plus grandes fortunes à un niveau qui peut être très bas – le taux de la taxe Zucman est de 2% – me paraît tout simplement juste. Si on ne le fait pas, on risque d'ouvrir la porte en grand à des organisations politiques que l'on ne souhaite pas voir accéder au pouvoir, ce qui mettrait notre armée dans des mains très dangereuses pour notre avenir. (M. Jacques Fernique applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Didier Marie. (Mme Hélène Conway-Mouret applaudit.)

M. Didier Marie. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il aura fallu les violations du droit international par la Russie, l'arrivée de Trump au pouvoir, son imprévisibilité, ses menaces de désengagement militaire, la mise à l'écart de l'Union européenne des négociations sur l'avenir de l'Ukraine, la multiplication des ingérences dans nos processus démocratiques, pour que l'idée d'une Europe de la défense prenne enfin forme.

Nous pensions être à l'abri, jusqu'à ce que le parapluie américain, qui nous protégeait tout en nous vassalisant, menace de se refermer, et nous prenons conscience que l'appartenance à l'Otan n'est plus une garantie de sécurité fiable. Qui peut croire aujourd'hui, après le choc des droits de douane, que M. Trump activera l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord si un pays membre était attaqué ?

Après des mois d'alerte sur la nécessité et l'urgence d'une autonomie stratégique européenne, la présentation d'un livre blanc pour la défense est bienvenue. Certes, depuis l'agression de l'Ukraine par M. Poutine, les États membres de l'Union européenne ont réalisé un effort de réarmement sans précédent, mais un effort dans l'urgence, réalisé en ordre dispersé, qui a mis en évidence nos carences, la fragmentation de la BITD européenne, des problèmes d'interopérabilité et, surtout, une dépendance aux importations américaines.

Nous vivons un moment de bascule, qui nous oblige à faire preuve de volonté et de courage politique. Nous devons en urgence renforcer nos capacités de dissuasion. L'Europe est riche, développée et stable. Pour reprendre l'expression du commissaire européen à la défense, M. Kubilius, les 450 millions d'Européens ne devraient pas dépendre des 350 millions d'Américains pour se défendre contre 150 millions de Russes. Nous devons assurer notre autonomie, notre défense, notre puissance, et cela passe par une véritable politique coordonnée de défense.

Bien qu'il ait été publié tardivement, le plan présenté par la présidente von der Leyen a le mérite d'être lucide sur le contexte géopolitique et démontre une prise de conscience des menaces existantes et de la nécessité d'un réveil européen en ayant pour ambition une autonomie stratégique de l'Europe d'ici à cinq ans.

Si de nombreux points quant à la proposition de créer un marché européen de défense sont à discuter et préciser, la volonté de faciliter la circulation des biens de défense au sein de l'Union, d'alléger les charges administratives et le développement de programmes européens conjoints pour certains projets de défense spécifiques sont à souligner.

Ce livre blanc n'est qu'une première étape vers l'autonomie que la Commission, il faut le dire, aurait dû franchir bien plus tôt.

Ce livre blanc arrive tard, mais il propose aussi trop peu. En effet, nous attendons de la Commission qu'elle joue le rôle de facilitatrice en s'assurant que les États membres investissent prioritairement dans du matériel européen – à cet égard, le plan ReArm Europe et les 150 milliards d'euros de prêt du programme Safe sont bienvenus, mais insuffisants –, mais nous avons besoin de beaucoup plus d'argent, et l'on peut regretter les tergiversations des États membres à l'égard d'un emprunt commun de 500 milliards d'euros associé à une préférence européenne.

De même, on peut regretter l'absence de consensus pour utiliser les 200 milliards d'euros d'avoirs russes gelés, qui devraient dès à présent permettre à l'Ukraine de résister, de compléter son armement et de préparer sa reconstruction. N'oublions pas que l'Ukraine est notre première ligne de défense et que, dans le face-à-face américano-russe, elle a plus que jamais besoin de la solidarité et de l'aide européennes.

Ces financements que nous appelons de nos vœux permettraient par ailleurs de ne pas franchir la ligne rouge de l'utilisation des fonds de cohésion pour financer l'effort de défense. L'exigence d'une sécurité et d'une souveraineté militaire ne peut en aucun cas se faire au détriment de la solidarité territoriale, de nos piliers sociaux et de la lutte pour le climat. Nous ne pourrons pas construire une Europe puissante en fragilisant les territoires et les Européens par plus d'inégalités.

Ce livre blanc et ReArm Europe sont une première étape. Ils attestent une volonté et pointent des priorités : dépenser mieux et ensemble pour combler nos lacunes capacitaires, renforcer notre dissuasion grâce aux technologies de rupture, élargir nos partenariats, améliorer la mobilité militaire, agréger les commandes et intégrer la BITD ukrainienne. Tout cela va dans le bon sens, mais il faut accélérer et adopter rapidement le programme Edip, le programme pour l'industrie européenne de défense.

Dans le contexte géopolitique actuel, fait de menaces hybrides, ce livre blanc ne peut être la seule stratégie. La réponse aux défis sécuritaires doit nécessairement être globale. La mise en place d'un bouclier démocratique européen en fait aussi partie, pour défendre nos valeurs et la place de l'Europe dans le monde.

Nous attendons des dirigeants européens, en particulier de vous, monsieur le ministre, qu'ils prennent leurs responsabilités et apportent une réponse forte et cohérente à la hauteur des enjeux. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Marie, vous avez parlé d'un programme nécessaire, mais insuffisant. Je partage votre exigence et votre ambition.

Le programme ReArm Europe va effectivement dans le bon sens, celui d'un renforcement durable de notre BITDE. Mais il faudra en effet aller plus loin. C'est d'ailleurs ce que nous avons demandé à la Commission européenne. C'est la raison pour laquelle nous avons évoqué, notamment, la possibilité d'un emprunt commun.

Nous l'avons fait durant la crise du covid-19 face à une menace existentielle pour les économies et les sociétés européennes. Beaucoup nous disaient alors que nous allions nous diviser, nous déchirer, revenir à des solutions nationalistes et affaiblir la réponse collective de notre continent. Au contraire, nous avons su nous unir et emprunter pour relancer nos économies.

Nous faisons face aujourd'hui à un autre moment existentiel. Soyons là encore capables de surmonter ces tabous, de prendre des décisions historiques et d'emprunter pour investir en commun dans notre défense.

C'est l'ambition de la France. Nous voyons de plus en plus de nos partenaires nous rejoindre. Je note par exemple qu'un amendement en ce sens a recueilli une majorité de soutiens au sein du Parlement européen. Les positions évoluent.

Vous avez mentionné les avoirs gelés de la Russie. Aujourd'hui, nous utilisons les profits d'aubaine générés par ces avoirs gelés immobilisés en Europe pour financer, avec les membres du G7, les Américains et les Européens, un prêt de 50 milliards d'euros à l'Ukraine. Nous avons demandé aussi aux institutions européennes d'en accélérer le décaissement, pour pouvoir faire face aux besoins militaires des Ukrainiens.

Il y a urgence : nous devons avancer plus vite. Tels sont le message et l'ambition que la France porte à Bruxelles.

M. le président. La parole est à M. Didier Marie, pour la réplique.

M. Didier Marie. Monsieur le ministre, vous l'avez souligné, un emprunt commun est nécessaire. Mais il faudra le rembourser. Cela pose la question – M. Gontard y a fait référence – des ressources propres. Soyons un peu imaginatifs en la matière.

L'Ukraine est en difficulté. La Russie accentue la pression. Nous le voyons bien, la situation sur le front est vraiment difficile. Les Ukrainiens ont urgemment besoin d'être renforcés. Je trouve donc opportun d'utiliser ces 200 milliards d'euros d'avoirs gelés pour accompagner l'Ukraine immédiatement.

M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier.

M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà cinq ans déjà, durant la crise du covid-19, chaque État européen a défendu ses intérêts, quitte à marcher sur son voisin. Puis, la Commission non élue de Bruxelles a contracté des dettes pour relancer l'économie et réindustrialiser. Cinq ans plus tard : toujours rien !

Aujourd'hui, Mme von der Leyen présente un livre blanc pour contracter 810 milliards d'euros de nouvelles dettes dans l'intention de nous réarmer dans les cinq prochaines années. Et nous devrions la croire ? Comme nombre de Français, comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois. Or tout ce que nous voyons, c'est la dette qui enfle et la pression fiscale qui devient insupportable, sans aucun investissement stratégique à l'horizon !

Les bonnes intentions couchées sur ce papier ne peuvent résister à la réalité. Quand Bruxelles parle de préférence européenne dans la production d'armements, elle n'impose qu'un seuil de 65% des composants provenant d'Europe, ce qui nous laisse notamment dépendants des procédures Itar (International Traffic in Arms Regulations) américaines à l'export.

De plus, le livre blanc de Bruxelles ouvre les achats conjoints avec le Royaume-Uni, le Canada ou l'Australie, alors que ces derniers nous ont humiliés en annulant le contrat qui devait être historique de douze sous-marins nucléaires voilà quatre ans à peine, même s'ils s'en mordent quelque peu les doigts aujourd'hui.

Vous parlez d'indépendance vis-à-vis des États-Unis, monsieur le ministre ? Mais dix des vingt-sept pays de l'Union européenne continuent à acheter des armes aux Américains, notamment des avions de chasse F-35 !

Vous parlez de collaboration des industries de défense européennes ? On constate que 100 milliards d'euros sont consacrés aux futurs avions de combat franco-allemands système de combat aérien du futur (Scaf), aujourd'hui dans l'impasse !

Vous parlez de souveraineté militaire et de patriotisme ? Vous ne contrôlez même pas les investissements étrangers qui viennent piller ce qui nous reste de vivier industriel ! Et l'on voit aujourd'hui l'entreprise française LMB Aerospace, qui équipe nos hélicoptères, nos Rafales et nos porte-avions, passer sous pavillon américain…

Quand les auteurs de ce livre blanc parlent de " rapport de force ", ils ne l'assument qu'envers l'Est de l'Europe. C'est la totale soumission quand il s'agit du Sud, d'où proviennent les menaces, islamistes ou d'États agressifs comme l'Algérie, ainsi que la délétère déferlante migratoire. Preuve, s'il en est, que la Commission ne parvient toujours pas à concilier les intérêts des Estoniens en même temps que ceux des pays latins !

Bref, quand on parle de réarmer, il nous incombe déjà de pointer du doigt ceux qui ont désarmé. Or, en la matière, nous ne pouvons pas vous faire confiance, à vous qui avez refusé d'entendre le général de Villiers, ni à la Commission européenne, qui s'est construite sur la naïve idée de la fin de l'Histoire et des dividendes de la paix.

Monsieur le ministre, ne pensez-vous pas que nous avons moins besoin d'un livre blanc de la Commission européenne sur la défense que d'un livre bleu-blanc-rouge pour protéger et développer l'excellente base industrielle de défense française et accorder des moyens à notre armée, qui est et doit rester aux ordres de Paris, et non pas soumise à un conglomérat berlino-bruxellois ?

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Ravier, c'est une grande émotion que d'entendre vos leçons sur la naïveté, vous qui vous réjouissiez de l'élection de Donald Trump, le même qui menace aujourd'hui nos intérêts économiques, ceux de nos agriculteurs, de nos viticulteurs et de nos entreprises avec les droits de douane massifs imposés à l'économie européenne !

Il est aussi frappant de vous entendre parler de naïveté quand vous et vos alliés politiques avez prôné l'alliance avec Vladimir Poutine. Vous avez vous-même participé à l'observation électorale des élections truquées en Russie,…

M. Stéphane Ravier. Pas plus qu'à Marseille !

M. Benjamin Haddad, ministre délégué. … pour légitimer le régime de Vladimir Poutine !

Je vous le dis sans naïveté et avec lucidité, monsieur le sénateur : oui, nous réarmons notre continent. Oui, nous sortons de la naïveté commerciale. Oui, nous sommes capables de défendre nos intérêts et d'assumer des rapports de force. Oui, nous sommes aussi capables de nous protéger face aux défis migratoires !

En effet, même vos alliés politiques le constatent aujourd'hui en Europe : la meilleure réponse face au défi migratoire, c'est évidemment la coopération européenne. C'est évidemment la mise en œuvre du pacte asile et migration, qui permettra une première sélection des demandeurs d'asile aux frontières de l'Union européenne. C'est évidemment la mutualisation de nos instruments sur les visas, sur l'aide au développement et sur la conditionnalité des accords commerciaux. Et c'est évidemment le fait d'assumer des rapports de force à l'échelon européen. Même des pays comme l'Italie de Mme Meloni le demandent aujourd'hui !

Sans naïveté, et avec une grande lucidité face aux menaces, face aux défis, nous faisons effectivement le choix européen ! (Mme Hélène Conway-Mouret et M. Didier Marie applaudissent.)

M. le président. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Marta de Cidrac. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Union européenne a dévoilé le 19 mars dernier un document politique majeur, son livre blanc pour une défense européenne, accompagné du plan d'action ReArm Europe. Il s'agit de renforcer l'autonomie stratégique de l'Union et de soutenir les capacités de défense de ses États membres.

Au travers de ce texte, la Commission acte ce que beaucoup d'entre nous constatent ici depuis des années : l'ère des dividendes de la paix est bel et bien révolue ; et, sans base industrielle solide, il ne peut y avoir de puissance stratégique.

Face aux nouvelles menaces, à la guerre qui fait rage en Ukraine, à la fragilité croissante de l'ordre international et à la perspective du désengagement américain, l'Europe n'a d'autre choix que de se préparer et de s'armer sans déposséder les États membres de leurs prérogatives régaliennes.

Le livre blanc le dit clairement, les investissements européens dans la défense étaient insuffisants, fragmentés et souvent inefficaces. Beaucoup ont nourri le consortium militaro-industriel américain, nos voisins et alliés considérant le parapluie états-unien comme éternel et hésitant sur les solutions européennes existantes, pour ne pas dire les solutions françaises. L'Europe ne peut plus et ne doit plus confier sa sécurité aux États-Unis, un allié qui n'a comme boussole que ses seuls intérêts. L'heure est à la prise de conscience et à la correction, et c'est tant mieux !

Pour assurer sa propre sécurité, l'Europe ne pourra faire l'économie d'une harmonisation des standards et des procédures, harmonisation qui sera indispensable pour une mise en place efficace d'une interopérabilité entre États membres.

Toutefois, dans cette nouvelle ambition européenne, qui passe par le soutien à l'Ukraine ou encore par la consolidation de l'industrie européenne de défense, la France a un rôle central à jouer en tant que puissance nucléaire disposant de compétences reconnues et d'un véritable tissu industriel. Oui, la France est un acteur militaire important au sein de l'Union et au sein de l'Otan.

Avec le plan ReArm Europe, la Commission propose plus de 800 milliards d'euros mobilisables répartis autour de trois axes : un effort budgétaire national coordonné, via la clause dérogatoire du pacte de stabilité ; la création de l'instrument Safe, capable de lever jusqu'à 150 milliards d'euros sur les marchés pour financer des achats conjoints ; la mobilisation de la Banque européenne d'investissement et de l'épargne privée pour structurer un écosystème industriel de défense pérenne.

Ce plan constitue une avancée majeure dans la maturation stratégique de l'Union. Il est à la fois une réponse à l'urgence, en soutenant concrètement l'Ukraine, et une vision de long terme, en favorisant l'innovation et l'autonomie stratégique.

Toutefois, permettez-moi, mes chers collègues, de formuler trois conditions indispensables à sa réussite.

Tout d'abord, l'Europe ne pourra pas se contenter d'un empilement de contributions nationales. Il faudra de la cohérence, de la mutualisation et de la lisibilité budgétaire.

Ensuite, le renforcement de notre base industrielle et technologique de défense ne doit pas être sacrifié sur l'autel des achats rapides ou des intérêts particuliers. Le soutien à l'innovation, aux PME et aux capacités critiques doit être central. Surtout, nous devons garantir que chaque euro investi ira bien à la BITDE, et non vers des industries étrangères.

Enfin, ce plan ne pourra pas réussir sans une volonté politique forte, constante et partagée entre les États membres. La France, membre permanent du Conseil de sécurité, nation-cadre en Europe, a une responsabilité historique dans cette dynamique.

Ce livre blanc ne règle pas tout – il ne remplace ni l'Otan ni nos responsabilités nationales –, mais il marque un tournant, un sursaut, une déclaration d'intention forte, celle d'une Europe qui veut non plus subir, mais choisir. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice de Cidrac, je partage fondamentalement votre constat et vos propositions. Vous avez insisté sur trois éléments.

Le premier est la nécessité d'une cohérence dans les projets industriels. S'il faut évidemment respecter la souveraineté des États membres, il convient d'apporter plus de lisibilité pour nos industriels et de nous prémunir contre les risques de redondance industrielle. Vous avez évidemment raison sur ce point. Cela fait d'ailleurs partie des objectifs du plan Safe et du livre blanc.

Le deuxième est le renforcement à long terme de notre BITDE en soutenant nos innovateurs et nos start-up. Nous avons tellement de pépites en France ! Je pense notamment à l'intelligence officielle et au quantique. Faisons en sorte de leur donner les moyens de se développer, de se financer et d'être véritablement compétitives à l'échelle internationale.

Les retards et les dépendances que nous avons aujourd'hui dans d'autres secteurs sont liés au fait que nous avons raté quelques-uns des tournants technologiques des décennies précédentes.

Pour ne pas être en situation de dépendance capacitaire, nous devons à la fois combler nos lacunes actuelles et faire en sorte de ne pas en avoir à l'avenir. Il faut donc soutenir des écosystèmes de recherche et d'innovation. Pourquoi ne pas développer des Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency) – vous savez, il s'agit de cette agence du Pentagone qui est à l'origine d'innovations technologiques comme le GPS ou encore internet – à l'européenne.

Renforçons les outils européens dont nous disposons. Je pense par exemple à European Innovation Council, cette agence qui doit investir dans l'innovation en Europe, mais qui pourrait être renforcée, notamment dans ses financements. J'ai également fait référence tout à l'heure au mandat de la Banque européenne d'investissement.

Le troisième élément que vous avez évoqué, c'est la volonté politique. Vous avez évidemment raison, madame la sénatrice. La France a une responsabilité et un rang particuliers à tenir. Elle est une puissance dotée de l'arme nucléaire et un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle défend depuis 2017 l'ambition de l'autonomie stratégique et elle continuera de le faire.

M. le président. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)

Mme Hélène Conway-Mouret. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce livre blanc européen, le premier du genre, n'est pas un simple document ; il est l'affirmation d'une volonté politique d'avancer ensemble.

Néanmoins, l'ambition ne suffit pas. Encore faut-il nous en donner les moyens. Les dépenses de défense des États membres ont, certes, augmenté de 31 % depuis 2021, mais le compte n'y est toujours pas. Si chacun a jusqu'à présent investi selon ses propres priorités, le moment est venu de mutualiser nos efforts.

Il est possible de structurer une véritable BITDE grâce à des coopérations industrielles bilatérales ou multilatérales. Je pense à l'accord CaMo (capacité motorisée) avec la Belgique ou au système de défense antiaérienne Mamba avec l'Italie. Mais un obstacle persiste : celui de la concurrence intra-européenne entre nos industriels, qui s'ajoute à la concurrence internationale.

Monsieur le ministre, n'est-ce pas le moment d'envisager un marché intégré ou, en tout cas, de revoir les règles de notre marché intérieur pour aligner nos ambitions stratégiques sur nos pratiques économiques ? Face aux géants qui nous entourent, l'Union est un puissant levier pour faciliter les coopérations, renforcer l'interopérabilité, réduire les coûts, mais aussi soutenir les infrastructures à double usage pour la mobilité militaire et les communications.

M. le ministre Lecornu a déclaré que l'argent du contribuable européen ne peut pas être dépensé " pour produire sous licence des équipements américains ". Je partage son point de vue. Il y va en effet de la souveraineté de l'Europe.

Cette souveraineté passe d'abord par la réduction de nos dépendances. Où en sommes-nous de la désitarisation de nos matériels ? Pourrons-nous encore dépendre d'un standard de liaison de données tactiques de l'Otan, alors que des solutions européennes pourraient émerger ? Que faisons-nous pour sécuriser nos accès aux matériaux critiques et renforcer une main-d'œuvre européenne ?

Sur le plan financier, nombre de nouvelles initiatives vont dans le bon sens. Je voudrais néanmoins vous alerter sur la révision du Fonds européen de développement régional (Feder). Le danger serait qu'il subventionne des usines produisant du matériel américain exporté vers les États-Unis, comme c'est déjà le cas dans le domaine civil.

Ce livre blanc nous invite à penser l'après, un avenir sous la forme d'une alliance européenne étendue au Royaume-Uni et à la Norvège, fondée sur l'acquis otanien et articulée autour des forces de dissuasion franco-britanniques, des moyens terrestres allemands et polonais et des capacités navales espagnoles, grecques ou italiennes.

Dans ce paysage, la France peut être le moteur de la défense européenne, du fait non seulement de son modèle d'armée complet, de l'excellence de son industrie, mais surtout de sa dissuasion nucléaire entièrement indépendante, potentielle clé de voûte de la sécurité du continent, à condition de prendre des engagements politiques et stratégiques plus fermes. Cela signifie aussi prendre des mesures concrètes et tangibles avec nos partenaires.

Monsieur le ministre, au-delà des missions de réassurance de l'Otan, n'est-il pas temps d'adosser notre garantie de sécurité au déploiement de troupes et de capacités, par exemple en Pologne ?

Nos lacunes restent nombreuses en matière de commandement, de défense solaire, de renseignement satellitaire, de frappe dans la profondeur ou encore de guerre électronique. Les combler exigera des investissements colossaux pour soutenir l'Ukraine aujourd'hui et assurer notre sécurité demain. Ces enjeux dépassent les capacités d'un seul pays. Ce livre blanc devra donc irriguer nos politiques nationales. Ces conclusions seront-elles intégrées dans la prochaine Revue nationale stratégique, en lien avec les stratégies de défense de nos partenaires ?

Monsieur le ministre, de retour d'un déplacement à Washington, je peux vous affirmer que les Américains s'organisent. Ils sont prêts à produire et à exporter pour renforcer leur industrie et créer des emplois chez eux. Et nous, Européens, quel est notre cap ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Conway-Mouret, je vous remercie de vos questions précises. Vous soulignez des exigences et des ambitions que nous devons avoir dans les prochaines années, tout en signalant des points de vigilance.

Toutefois, c'est avec prudence que j'aborderai la question du marché intégré de la défense. Nombre de sénateurs ont évoqué les risques – d'ailleurs, il s'agit non pas de risques, mais de faits avérés – de duplication et de redondance entre les systèmes d'armement.

Songeons à tous les systèmes de missiles ou de tanks qui existent. Il peut y avoir des standards en Europe, mais le marché de l'industrie de l'armement n'est pas tout à fait une industrie comme les autres. Dès lors, l'aligner sur les règles concurrentielles régissant aujourd'hui les aides d'État, alors qu'il s'agit en premier lieu d'un instrument de souveraineté adossé à la politique des États membres, ne nous paraît pas idoine.

Trouvons un équilibre entre, d'une part, la désignation des domaines capacitaires dans lesquels nous avons des dépendances et nous devons investir, et, d'autre part, le respect de ce que ces industries représentent en termes de souveraineté pour les États membres.

Vous avez mentionné un certain nombre de dépendances, en particulier dans le renseignement. C'est la raison pour laquelle j'ai souligné l'importance du spatial, qui est parfois quelque peu occulté quand on parle de la chose militaire ; il est d'ailleurs aussi dans le portefeuille du commissaire Kubilius.

Songeons au rôle que joue aujourd'hui Starlink, avec les menaces d'Elon Musk de le débrancher ; il y a aussi un débat en Italie sur l'utilisation de ce fournisseur d'accès. Il est urgent de déployer le système Iris et d'en accélérer le déploiement pour réduire au maximum nos dépendances.

Je vous rejoins sur la question des matériels américains. En effet, il s'agit non pas simplement d'avoir des entreprises américaines ou des entreprises américaines sous pavillon européen, hormis des joint-ventures qui viendraient produire en Europe – en l'occurrence, nous considérons que cela relève de la préférence européenne –, mais bien de garder l'autorité de conception et, a minima, 65 % de composants européens du début à la fin dans les produits finis.

M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Il s'agit évidemment de soutenir notre BITDE et l'industrie européenne et de ne pas recréer de dépendances.

M. le président. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, pour la réplique.

Mme Hélène Conway-Mouret. Monsieur le ministre, je vous ai interrogé sur le marché intégré non pas parce que j'y crois, mais parce que je souhaitais entendre votre réponse sur cette question importante.

Je remercie le groupe Les Républicains d'avoir été à l'initiative de ce débat. Je crois en effet qu'il y a une inquiétude croissante chez nos compatriotes. Il y a eu l'Ukraine ; il y a maintenant l'incertitude liée à l'éloignement des Américains.

Nous avons, me semble-t-il, besoin d'entendre des engagements fermes de la part du Gouvernement sur les coopérations renforcées que nous pouvons avoir avec nos partenaires. Je pense notamment à la question qui est, je crois, la plus politique, à savoir celle de la dissuasion nucléaire. À mon sens, nous avons besoin d'un vrai débat sur la manière dont la France peut éventuellement apporter à l'échelle du continent une dissuasion nucléaire qui, de fait, nous protégerait collectivement.

Nous devons aussi – cela a été abordé par un grand nombre de mes collègues – nous donner les moyens de nos ambitions ; il me paraît également essentiel d'avoir ce débat.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Belrhiti. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)

Mme Catherine Belrhiti. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd'hui d'une question cruciale pour l'avenir de la sécurité et de la souveraineté de l'Europe : le livre blanc de la Commission européenne sur la défense. Ce document présente des pistes pour renforcer les capacités militaires européennes et coordonner la défense sur notre continent.

Cependant, il est essentiel de garder à l'esprit que la défense reste une compétence régalienne des États. Nous partageons l'idée qu'une Europe de la défense plus forte est nécessaire, mais nous avons des réserves sur certaines propositions.

Nous ne remettons pas en cause la nécessité d'un renforcement des capacités de défense au sein de l'Union européenne, mais nous estimons que ce renforcement ne doit pas signifier la dilution de la souveraineté des États membres. La défense, la gestion des forces armées et la sécurité doivent relever du contrôle des autorités nationales. La Commission européenne doit se limiter à un rôle de soutien et de coordination, sans interférer dans les choix stratégiques de chaque pays.

Cela dit, ce livre blanc soulève des enjeux importants pour l'avenir de l'industrie de défense européenne. Nous devons garantir à l'Europe une capacité d'innovation et de production militaire autonome, indépendamment des fournisseurs étrangers. Il est inconcevable que 80 % des dépenses européennes en matière de défense soient encore allouées à des équipements produits en dehors de l'Union, comme le soulignent les auteurs du rapport de la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie de 2023. Cette situation expose l'Europe à des dépendances stratégiques dangereuses.

De plus, nous appelons de nos vœux l'introduction de critères de préférence européenne dans les actes d'achat de matériel et défense, afin de soutenir prioritairement nos entreprises et technologies locales. Il s'agit non pas d'un protectionnisme à outrance, mais d'une mesure pragmatique visant à garantir l'autonomie stratégique de l'Europe. Si nous voulons une Europe forte, il est impératif que notre industrie de défense soit renforcée et compétitive sur la scène mondiale.

Cependant, la coopération avec nos alliés, en particulier au sein de l'Otan, reste un axe stratégique fondamental. L'Europe doit pouvoir agir en coordination avec ses partenaires, mais il est essentiel de ne pas confondre cette coopération avec une intégration supranationale. Chaque État membre doit garder le contrôle sur ses décisions en matière de sécurité.

Pour conclure, nous soutenons une Europe de la défense forte et compétitive, mais il est impératif que cette Europe ne se transforme pas en une Union imposant une vision uniforme de la défense. La défense doit rester sous le contrôle exclusif de chaque pays, afin d'assurer une Europe autonome, forte et respectueuse de ses États souverains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice, nous avons en effet parlé de la préférence européenne, mais je tiens à souligner combien nous partageons évidemment cette exigence de vigilance quant à la souveraineté des États membres dans la définition de la politique de défense à l'échelon européen.

Conclusion du débat

M. le président. En conclusion du débat, la parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de ce débat de qualité, qui nous a permis d'approfondir les questions liées au plan ReArm Europe et au livre blanc de la Commission européenne sur le réarmement de notre continent.

Alors que, nous le voyons, nombre de nos partenaires sont en train d'évoluer sur la préférence européenne, la dépendance vis-à-vis des États-Unis et l'appréciation de la menace, nous avons tous un rôle à jouer pour accompagner ce débat européen. Et je sais que vous contribuez, au sein des groupes d'amitié, dans les enceintes de dialogue interparlementaire ou encore dans les différentes réunions et les forums de think tanks, à faire entendre la voix de la France et sa perspective singulière de soutien à l'autonomie stratégique.

Nous voyons évoluer les positions de nos partenaires allemands, polonais et baltes. Vous pouvez compter sur le soutien du Gouvernement et sur mon soutien personnel à cet égard.

Voilà quelques jours, j'étais à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, un pays dont l'unité et l'ordre constitutionnel sont aujourd'hui menacés par les visées sécessionnistes de M. Dodik en Republika Srpska. Encore un terrain au cœur du continent européen où la Russie tente, par ses ingérences, d'allumer des contre-feux pour promouvoir l'instabilité et le chaos directement à nos frontières !

Nous commémorerons cette année les 30 ans du génocide de Srebrenica et des accords de Dayton-Paris, qui ont mis fin à la situation en Bosnie.

Si j'évoque ce déplacement, c'est parce qu'il est d'usage d'entendre dans le débat public que la guerre serait de retour sur notre continent depuis le 24 février 2022 et l'invasion de la Russie en Ukraine. Mais la vérité est que nous, Européens, avons été dans une forme de déni de la guerre et de la violence pendant des décennies.

La guerre n'avait pas disparu du continent pendant des décennies, mais notre Europe était divisée par le rideau de fer avec des dizaines de millions de citoyens sous oppression soviétique et communiste, cet " Occident kidnappé ", comme l'appelait Milan Kundera, derrière le rideau de fer.

Puis, dans les années 1990, il y a eu ce que nous avons cru être des anachronismes, le retour de vieilles haines, la guerre dans les Balkans, où nous avons dû attendre l'arrivée des États-Unis pour pouvoir mettre fin à un génocide sur notre sol.

En 2008, ce fut l'agression de la Russie contre la Géorgie. En 2014, à la suite du mouvement démocratique pro-européen du Maïdan, ce fut l'attaque de la Russie contre le Donbass et l'annexion de la Crimée. Et, bien entendu, il y a eu voilà trois ans la guerre contre l'Ukraine, avec la menace que fait porter la Russie sur l'ensemble de nos démocraties par ses ingérences, ses sabotages, ses attaques cyber, ses menaces, ses remises en question des frontières et des souverainetés des États libres issus de la fin de la guerre froide.

À cela s'ajoutent aujourd'hui les interrogations sur l'avenir de la garantie de sécurité américaine et de la relation transatlantique. Ce mouvement de fond structurel dépasse là encore la personne de Donald Trump, les administrations précédentes ayant déjà entamé leur pivot vers l'Asie et affiché des tendances au protectionnisme et à l'unilatéralisme.

Face à ce défi, la France porte toujours le même message, celui de l'autonomie stratégique de notre continent et de la nécessité de notre réarmement. Ce dernier doit être matériel – le plan ReArm n'en est qu'une étape –, mais aussi moral. Trop longtemps, l'Europe a ignoré sa puissance et sa force. Trop longtemps, elle a ignoré la réalité de la violence à ses frontières et celle des rapports de force imposés par ses partenaires et par ses compétiteurs.

Notre Europe a permis la plus longue période de paix que nous ayons connue sur notre continent, si bien qu'une guerre est aujourd'hui inenvisageable entre deux pays membres de l'Union européenne.

Toutefois, cette paix durable ne nous a peut-être pas préparés à comprendre que nos adversaires et nos rivaux pouvaient toujours nous désigner comme leurs ennemis – c'est ce qu'a fait la Russie – et choisir la guerre et l'agression quand nous aurions préféré qu'ils usent de diplomatie.

Face à ce défi, face à ce retour des conflictualités et des rivalités géopolitiques, faisons le choix de l'union de notre continent. Faisons le choix du réarmement et de la défense collective de nos intérêts, de nos valeurs et de notre sécurité. (Mme Hélène Conway-Mouret applaudit.)


source https://www.senat.fr, le 22 avril 2025