Entretien de M. Benjamin Haddad, ministre délégué, chargé de l'Europe, avec "La Croix" le 9 avril 2025, sur l'Union européenne face à la guerre en Ukraine et les tensions commerciales avec les États-Unis.

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Média : La Croix

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Q - Entre les coups de boutoir de Donald Trump, la guerre en Ukraine, les ingérences russes et la montée de l'extrême droite en Europe, y a-t-il un risque que l'Union européenne se désagrège ?

R - Nous faisons face à une conjonction de crises : la guerre en Ukraine, la menace russe contre nos démocraties, la guerre commerciale américaine et les questions plus générales sur l'avenir de la relation transatlantique. Avec en plus la permanence de crises dans notre voisinage comme en Bosnie-Herzégovine, avec des contre-feux qui peuvent être allumés par Vladimir Poutine pour contribuer au chaos. C'est un moment de bascule historique.

Mais je reste optimiste car l'Europe a toujours avancé pendant ces moments de crise. Nous sommes en train d'assister à un réveil stratégique, avec une prise de conscience de la nécessité d'une réponse européenne.

Q - L'UE a eu cinq mois depuis l'élection de Donald Trump pour préparer une réponse aux droits de douane. On constate aujourd'hui une hésitation. Sommes-nous vraiment prêts ?

R - Il ne faut pas confondre précipitation et fermeté. Nous sommes prêts justement parce que nous avons passé les dernières années à renforcer les instruments de défense commerciale de l'Europe, à la faire sortir de la naïveté, et à développer des outils comme l'instrument anti-coercition, dont on ne disposait pas pendant le premier mandat de Donald Trump, et qui a été créé pour répondre exactement à ce type de situation.

Maintenant, l'enjeu c'est de prendre les mesures qui peuvent être les plus efficaces pour pouvoir frapper en profondeur l'économie américaine sans nous exposer. On peut regarder la propriété intellectuelle, l'accès aux marchés publics européens, la taxation des services numériques... Il faut parvenir à une désescalade et retrouver une relation normale. Mais la seule façon de le faire c'est d'imposer un rapport de force, en montrant que l'on est capable de faire mal. Et on en a les moyens.

Q - Voyez-vous dans ce moment une opportunité de mieux prendre notre destin en main ?

R - Il faut être lucides sur la gravité du moment, mais voir en effet l'opportunité pour les Européens de prendre des décisions qui de toute façon s'imposent. Augmenter les budgets de défense, se réarmer, achever le marché unique pour mieux flécher notre épargne privée vers nos besoins d'investissement... Et faire en sorte que la Commission européenne, quand elle se réveille, ne pense pas normes, régulation et bureaucratie en plus, mais investissement, innovation et union des marchés de capitaux.

Q - Est-ce que vous soutenez l'emploi d'instruments de régulation numérique comme le Digital Services Act (DSA) pour mettre en oeuvre ce rapport de force ?

R - Sur le DSA ou le Digital Markets Act (DMA), je mettrais une nuance. Ce ne sont pas des instruments politiques, mais juridiques. C'est l'Etat de droit européen qu'on a construit : le DSA pour protéger notre espace numérique contre la désinformation, les ingérences, les manipulations des algorithmes ; le DMA pour faire respecter les règles concurrentielles en ligne.

En revanche ce qui est certain c'est qu'il ne faut pas les envisager comme des moyens de faire des concessions face aux États-Unis. Il ne faut pas faire preuve de timidité : face aux ingérences, il faut les utiliser. J'ai vu les ingérences russes avec Telegram en Moldavie et TikTok en Roumanie. En Roumanie, l'amplification artificielle a permis au candidat d'extrême droite prorusse roumain Calin Georgescu d'être temporairement tendance numéro huit au monde ! C'est un risque systémique, et il faut utiliser nos outils pour nous protéger.

Q - Outre les menaces hybrides, pensez-vous vraiment que la Russie pose une menace militaire au-delà de l'Ukraine ?

R - Il y avait beaucoup de voix pour dire avant 2022 que la Russie n'attaquerait jamais l'Ukraine, et avant 2008, qu'elle n'attaquerait pas la Géorgie. Aujourd'hui la Russie n'est pas un État normal, c'est un État qui s'est construit autour de la guerre et de l'agression. Tout son budget est fléché vers les dépenses de défense. Vu la posture agressive de la Russie, la vision du monde qu'elle promeut, le fait qu'elle a reconstruit toute son économie autour de la guerre, et l'incertitude sur la garantie de sécurité américaine... oui, nous sommes menacés.

Q - Une mission de réassurance européenne en Ukraine est-elle faisable sans les Américains ?

R - Dans tous les cas, les Européens devront prendre leurs responsabilités, car c'est de leur sécurité qu'il s'agit. On ne parle pas de soldats européens sur la ligne de front, mais de forces de réassurance pour empêcher que la Russie n'attaque à nouveau. Cela passera d'abord par un soutien continu à l'armée ukrainienne, et par le réarmement de nos pays.

Q - Que pensez-vous du plan européen pour le réarmement ?

R - C'est un bon départ. Il offre plus de flexibilité aux États membres pour investir dans la défense, et un prêt de 150 milliards aux États membres est en cours d'élaboration. Pour nous, une condition importante est que cet argent finance l'industrie de défense européenne, car l'enjeu est de réduire nos dépendances, de donner de la visibilité à nos industriels pour monter en capacité, et de garder la maîtrise du savoir-faire technologique, de l'usage et de l'exportation de ces armements. Aujourd'hui, quand je parle à mes partenaires en Europe centrale et orientale, ils voient bien le risque que représente la dépendance aux Américains dans l'utilisation de leur armement.

Mais c'est un chantier générationnel et il faudra aller plus loin. On a défini les domaines dans lesquels on a des retards, mettons-y des ressources. En utilisant des fonds européens peu utilisés comme le mécanisme européen de stabilité. Et pourquoi pas des eurobonds. Il faudra construire un consensus sur ce point, mais les lignes bougent.

Q - En février 2024, vous avez apporté votre soutien à la saisie des avoirs russes gelés. Aujourd'hui vous prônez la prudence. Pourquoi ?

R - Il n'y a pas de consensus aujourd'hui en Europe sur ce sujet. Certains pays sont très exposés économiquement, sur ce que cela pourrait vouloir dire comme précédent pour les investisseurs. Mais c'est un levier dont on dispose.

Q - Les Européens sont-ils hors jeu dans les négociations sur l'Ukraine entre la Russie et les États-Unis ?

R - Ce n'est pas vrai. Emmanuel Macron est en lien constant avec Donald Trump et avec Volodymyr Zelensky, et la France joue un rôle pilote avec les Européens pour élaborer des garanties de sécurité pour l'Ukraine. Mais fondamentalement, cette négociation n'en est pas une. La Russie s'y dérobe, et continue ses attaques sur le terrain et ses manoeuvres dilatoires sur les négociations.

Face à ce constat, il faut continuer à augmenter la pression sur la Russie. À cet égard, je me réjouis de voir que le président Trump a reconnu que Moscou évite la négociation, et qu'il envisage d'accroître la pression économique sur la Russie.

Q - Maintenant que les Américains discutent avec les Russes, les Européens devraient-ils aussi entamer des discussions avec Moscou ?

R - Emmanuel Macron ne l'a jamais exclu, quand les conditions seront réunies. Nous voulons une relation normale avec la Russie, qui est un grand pays en Europe, avec lequel la France a des relations historiques et culturelles anciennes. Mais ce n'est pas la France qui a tourné le dos à la diplomatie, c'est la Russie qui a choisi la guerre. Le régime russe doit accepter la souveraineté des nations, les frontières issues de la guerre froide. Et accepter, contrairement à ce qu'a dit Vladimir Poutine, que la chute de l'URSS n'est pas la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 avril 2025