Texte intégral
Q - Bonjour, Benjamin Haddad.
R - Bonjour.
Q - Un marathon diplomatique s'est déroulé hier à Paris sur la crise ukrainienne, dans un format qu'on dit inédit - il est, d'ailleurs - : Américains, Ukrainiens et, pour l'Europe, Français, Britanniques, Allemands. On parle d'un excellent échange - ce sont les mots officiels de la France - qui a permis de converger, je cite aussi, sur l'objectif d'une paix solide entre Kiev et Moscou. Concrètement, qu'est-ce que ça veut dire ?
R - Une fois de plus, ça montre que dans cette guerre qui nous concerne, qui est à nos portes, sur notre continent, la France est au coeur du jeu diplomatique. On a réuni hier les Européens - le E3 : les Britanniques, les Allemands, les Français -, les Américains - les principaux négociateurs américains, le secrétaire d'État ainsi que les envoyés spéciaux Witkoff et Kellogg - et les Ukrainiens, les proches du président Zelensky, pour pouvoir définir les paramètres d'un cessez-le-feu et d'une paix durable. De quoi s'agit-il ? Il s'agit d'abord de mettre les Ukrainiens dans la meilleure situation possible pour une négociation, alors que les Russes continuent de frapper régulièrement, quotidiennement, sur le terrain, et après de définir ensemble les garanties de sécurité, pour faire en sorte que la paix qu'il y aura demain ne soit pas juste une trêve, une parenthèse que les Russes peuvent utiliser pour réarmer, pour réattaquer, mais une paix durable. Et mettre tout le monde autour de la table, le faire à Paris, ça nous a permis de reconverger, de resynchroniser. On a besoin de se parler. C'est la première fois qu'on le fait sur ce format-là. Vous savez qu'il y avait déjà eu des échanges entre le Président de la République et le président Trump, entre nos diplomaties. Mais là, c'est la première fois qu'on met tout le monde de cette façon autour de la table. Il y aura un autre échange de ce type dans les prochains jours à Londres. Et donc, l'objectif, c'est de pouvoir continuer à converger, à aligner nos intérêts, et puis vraiment à faire en sorte qu'on puisse ramener la paix en Europe. Et ça, c'est un objectif qu'on partage tous, Ukrainiens, Américains et Européens. C'est dans notre intérêt.
Q - Ça vous rassure qu'enfin les États-Unis mettent la France autour de la table, même que la table soit en France - puisque jusqu'à maintenant, on en a été tenus largement à l'écart, depuis que Donald Trump négocie en one to one, si je puis dire, avec Vladimir Poutine et ses représentants ?
R - Vous voyez bien que, depuis le début, on parle au président Trump. Il était d'ailleurs, même pendant la transition, en marge de la cérémonie de Notre-Dame avec le président Zelensky et le président Macron. Le Président de la République s'était rendu à Washington et nous échangeons régulièrement. Mais c'est très utile de pouvoir avoir ce format. On a tout le monde autour de la table pour des conversations franches, des conversations constructives, où on regarde les différentes étapes avec effectivement les Européens, les Américains et les Ukrainiens. Il faut le dire. C'est fondamental, parce qu'en diplomatie, quand on n'est pas à la table, c'est qu'on est au menu. Et là, ce sont nos intérêts de sécurité, en premier lieu, qui sont en jeu. Les Ukrainiens, bien sûr, se battent pour leur souveraineté, pour leur démocratie, pour leur liberté, mais aussi pour notre sécurité face à la menace que la Russie fait peser sur tous les Européens.
Q - Mais quelle place est pour l'Union européenne ? Vous êtes le ministre délégué chargé de l'Europe. On voit qu'il y a les Français, on voit qu'il y a les Britanniques, on voit qu'il y a les Allemands qui étaient conviés. Où est Kaja Kallas, par exemple, la cheffe de la diplomatie européenne ? Pourquoi l'Union, en tant que telle, n'est pas impliquée là-dedans ?
R - On vient d'adopter à nouveau un paquet de sanctions contre la Russie. Ça, on le fait au niveau de l'Union européenne. On a des instruments, bien sûr, de soutien à l'Ukraine. Par exemple, le prêt qui est financé sur les avoirs gelés de la Russie, le prêt au niveau du G7, on le fait aussi avec l'Union européenne. Donc, il y a beaucoup d'instruments de soutien à l'Ukraine, de pression contre la Russie, qui se font au niveau de l'Union européenne. Là, quand on parle des garanties de sécurité qu'on apportera demain à l'Ukraine pour avoir une paix durable, c'est de l'ordre du militaire, donc ce sont les Etats membres, souverains, qui en parlent entre eux. C'est pour ça aussi d'ailleurs qu'on a intérêt à travailler avec les Britanniques, qui sont une grande puissance militaire européenne, même s'ils ne sont pas membres de l'Union européenne. Et c'est pour ça que le président Macron échange et travaille avec le Premier ministre Keir Starmer, et qu'on aura la prochaine réunion à Londres - et qu'on travaille avec eux depuis le début. Donc on travaille en Européens, on a des formats avec l'Union européenne, et on a d'autres formats...
Q - Là - et on en reparlera dans un instant -, Georgia Meloni, elle, est à Washington. Les Français, les Anglais, les Allemands discutent. On a l'impression que chacun fait son travail, mais l'Union européenne, en tant que telle, n'existe pas, n'est pas autour de la table.
R - Vous avez différents formats. Vous avez des formats aussi avec l'Union européenne. Si vous parlez de la question commerciale, le commerce est une compétence exclusive de l'Union européenne. Donc c'est l'Union européenne - la présidente de la Commission ou le commissaire qui est en charge de ça, M. Sefcovic, avec lequel j'échange beaucoup sur ces sujets, qui négocie et qui était à Washington ces derniers jours - qui est chargée de construire la réponse. Quand on parle des questions militaires, là on a des formats... soit le E3, qui est ce format stratégique qu'on avait déjà utilisé sur les négociations...
Q - Pardon, mais sur les droits de douane, c'est Giorgia Meloni qui est reçue, ce n'est pas Ursula van der Leyen. On en parlera, mais...
R - Je vais y revenir. Sur les négociations sur le nucléaire iranien, on avait eu ce format E3. Et quand on parle des garanties de sécurité, là on a des coalitions de volontaires qui sont prêtes à avancer. C'est ce qu'on fait avec les Britanniques, mais aussi avec d'autres : les Danois, les Baltes ou encore les Polonais. Donc on a différents formats. Le plus important, c'est qu'on voit bien que l'Europe est unie. On voit bien que l'Europe avance ensemble, que ce soit dans le soutien à l'Ukraine et dans la négociation, ou que ce soit sur la question des droits de douane. Mme Meloni vient parler à Donald Trump, mais fondamentalement, elle fait passer les mêmes messages que nous faisons tous passer.
Q - Sur les forces de réassurance en Ukraine, par exemple, tout le monde n'est pas d'accord pour envoyer des troupes sur place, donc elle n'est pas si unie que ça, cette Union ?
R - Elle est unie dans le soutien à l'Ukraine, elle est unie dans les sanctions, elle est unie dans le fait que les Ukrainiens doivent pouvoir se défendre et qu'on veut une paix juste et durable. Après, vous aurez, comme c'est toujours le cas, des pays qui seront plus en avant quand il s'agira, par exemple, de prendre des responsabilités sur les questions de défense, pour la sécurité de l'Europe. C'est pour ça qu'on travaille avec les Britanniques. Les Britanniques ne sont pas dans l'Union européenne, mais on a bien sûr intérêt à les mettre autour de la table et à travailler avec eux. Donc là, je pense qu'au contraire, on montre une grande unité européenne. C'est bien sûr dans notre intérêt de pouvoir avancer ensemble.
Q - Mais la dernière fois, quand même, que la France a été à la manoeuvre... Vous rappeliez le week-end de la réouverture de Notre-Dame - donc rencontre Trump-Zelensky avec Emmanuel Macron. Derrière, ça n'a pas été très concluant, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a eu cette rencontre à la Maison-Blanche, si compliquée. En quoi... ?
R - Mais attendez, je voudrais quand même rappeler un petit peu la chronologie...
Q - Pourquoi ce sera différent cette fois-ci ?
R - Je voudrais rappeler la chronologie. La chronologie, c'est quand même qu'il y a plus d'un mois, le président Zelensky a accepté le principe d'une trêve inconditionnelle.
Q - Mais les Russes toujours pas.
R - C'était d'ailleurs initialement une proposition de la France, vous vous en rappelez ? Les Russes n'ont jamais répondu. Puis le président Zelensky, avec les négociateurs américains, a dit : "On est prêts à une trêve sur les frappes contre les infrastructures énergétiques et en mer Noire". La Russie redouble de bombardements. Et j'entends d'ailleurs le président Trump qui, ces derniers jours, dit que la Russie se perd dans des manoeuvres dilatoires, qu'elle continue les bombardements et qu'il est prêt à faire augmenter la pression économique et militaire sur la Russie pour pouvoir obtenir un cessez-feu.
Q - Mais Benjamin Haddad, comment le Quai d'Orsay arrive à s'en sortir avec les déclarations de Donald Trump ? Vous dites qu'il a des propos qui sont plutôt pro-ukrainiens, en dénonçant ce que fait Vladimir Poutine. La veille, il dit que la guerre a été causée par Volodymyr Zelensky. Il y a eu cet esclandre dans le bureau ovale... Comment, dans la diplomatie française, au Quai d'Orsay, on arrive à aborder cette instabilité permanente dans les propos de Donald Trump, qui est quand même le président de la première puissance mondiale ?
R - La conférence d'hier, c'est la réponse. La conférence d'hier, c'est qu'on est en mouvement, on est en initiative, on met les différents acteurs au cours de la table.
Q - Mais qu'est-ce qui bouge en fait, concrètement ?
R - On fait converger sur notre analyse, sur nos constats, sur nos objectifs. On remet les Européens, les Américains, les Ukrainiens... Avec, encore une fois, ces mêmes objectifs : on souhaite la paix, à commencer par les Ukrainiens, qui sont les agressés, qui sont les victimes d'une agression complètement brutale et injustifiée de la part de la Russie.
Q - Mais à quel prix, avec les États-Unis qui n'ont pas les mêmes objectifs, visiblement ?
R - Les Américains, de fait, ont aussi repris les livraisons d'armes. Rappelez-vous qu'ils continuent à soutenir l'Ukraine avec le satellite, le renseignement, avec les livraisons d'armes. Les Européens qui soutiennent l'Ukraine aussi, à une hauteur encore plus importante, en termes de soutien militaire. Et ce soutien continue : la France a annoncé il y a quelques semaines, lorsque le président Zelensky était à Paris, 2 milliards d'euros de livraisons d'armes supplémentaires. Ce qui non seulement aide les Ukrainiens, mais nous, nous donne aussi des leviers dans la négociation. Une autre raison pour laquelle on est incontournables dans la négociation, c'est que, encore une fois, les garanties de sécurité, si vous voulez faire en sorte que le cessez-le-feu ne soit pas juste une trêve temporaire, ce sont les Européens qui vont prendre leurs responsabilités pour sécuriser à long terme, avec bien sûr le soutien à l'armée ukrainienne...
Q - Les Russes ne seront pas d'accord, mais les États-Unis le seront ? Pour l'instant, ça n'a pas l'air d'être...
R - Les Américains voient bien - et ils le disent - le rôle que jouent déjà aujourd'hui les Européens. Mais demain, pour pouvoir faire en sorte que ce cessez-le-feu et cette paix tiennent... On est non seulement en initiative diplomatique, mais on joue un rôle aujourd'hui dans le soutien à l'Ukraine et demain dans la sécurité à long terme du continent. C'est en cela que les Européens ont un rôle absolument incontournable.
Q - Un élément nouveau d'hier vient des États-Unis : Donald Trump, qui annonce que l'accord sur les minerais sera signé jeudi prochain. On rappelle : accord sur l'exploitation des terres rares pour compenser l'aide américaine déjà versée à Kiev depuis l'invasion russe. Vous avez des informations là-dessus ?
R - Vous le savez, cela fait quelques mois que les Ukrainiens et les Américains négocient ce sujet. J'ai toujours entendu les Ukrainiens dire qu'ils souhaitaient un accord qui soit dans l'intérêt, dans le bénéfice des deux.
Q - Absolument. C'est ça, la question ?
R - Donc si les Américains investissent aujourd'hui dans des minerais, des terrains qui ne sont pas encore exploités et que ça peut être réinvesti aussi en Ukraine - ce sont les paramètres qui sont discutés depuis quelques semaines -, cela peut se faire aussi dans l'intérêt de l'économie ukrainienne. J'ai vu que M. Zelensky a été très clair sur les paramètres. C'est pour ça d'ailleurs, vous savez, qu'il avait refusé à plusieurs reprises des propositions, des demandes qui avaient été faites par les Américains. Donc on attendra de voir les contours définitifs de l'accord, mais je constate encore une fois que les Ukrainiens ont été très clairs sur ce qu'ils souhaitaient et ce qui pouvait être dans leur intérêt dans cet accord.
Q - Est-ce que ça, ça peut contraindre ou être de nature à avancer et contraindre les Russes à accepter le cessez-le-feu ?
R - Ce qui contraindra les Russes...
Q - Le soutien américain, qui en dépend ?
R - Le soutien américain est naturellement déterminant. Le soutien européen est déterminant, encore une fois. Aujourd'hui, vous avez les Russes qui continuent à être escalatoires sur le terrain, qui continuent les bombardements et qui continuent à avoir des exigences qui sont inacceptables. Quand ils parlent de démilitariser l'Ukraine... Au contraire, on a besoin d'une armée ukrainienne qui est forte, qui est robuste, pour pouvoir dissuader une agression future de la Russie. Quand ils parlent de neutraliser l'Ukraine, c'est demander à l'Ukraine d'abandonner sa liberté, de choisir ses alliances, ses orientations politiques et démocratiques. Quand ils demandent de renverser le président Zelensky, ce n'est pas à des acteurs extérieurs comme la Russie ou d'autres de le décider. Encore une fois, la seule façon - et c'est ce qu'a dit, je le souligne, le président Trump - de mettre la pression sur la Russie... Et aujourd'hui, vous avez une image claire d'alignement, d'unité à Paris, des Européens, des Américains et des Ukrainiens.
Q - Alignés ? On est alignés, les trois ?
R - Mais bien sûr. On est alignés sur la volonté de trouver une paix, sur la volonté de la construire avec les Européens et les Ukrainiens, et après, sur les paramètres qu'on...
Q - Ça, ce sont les grands principes, mais sur continuer des livraisons importantes d'armes, ça, est-ce que les Etats-Unis sont vraiment d'accord pour ?
R - De fait, les livraisons d'armes - encore une fois, que ce soit des Européens ou des Américains - aujourd'hui, elles continuent. Et malheureusement, la guerre continue quotidiennement à cause de la Russie.
Q - Donald Trump a redit hier : "Si Zelensky veut la paix, il faut qu'il arrête de demander des missiles". Ce ne sont pas les mots, mais c'est l'idée.
R - Encore une fois, là, moi j'ai vu ce qui s'est passé hier à Paris, qui a permis vraiment de faire converger. Et maintenant, travaillons ensemble. On aura les prochaines réunions à Londres. Au-delà des déclarations, travaillons ensemble à définir les contours de ce que peut être...
Q - Quand Donald Trump n'est pas là, finalement, c'est plus simple de négocier avec "l'arrière-boutique", entre ses représentants, qui sont peut-être plus modérés, moins prompts aux grands coups de... ?
R - Mais vous avez bien vu - déjà, lors de son premier mandat - le Président de la République et le président Trump, ils échangent régulièrement. Le Président était à Washington il y a quelques semaines, ils se parlent souvent au téléphone. On a ces échanges pour pouvoir se coordonner, s'aligner.
Q - Mais il y a un Donald Trump de l'obscurité, celui qu'on a par téléphone, qui est beaucoup plus calme, et celui qu'on voit dans le bureau ovale, beaucoup plus... Comment dire ? Qui a des déclarations beaucoup plus fortes, dirions-nous ?
R - Non, je crois que le président américain, il est assez entier, et on voit sa personnalité. Encore une fois, on a besoin de travailler avec les Américains. Ce sont nos partenaires. On l'a toujours dit : nous, on veut une relation forte avec les Etats-Unis et, dans le même temps - et d'ailleurs, c'est ce que nous demandent les administrations américaines, démocrates comme républicaines - investir dans notre autonomie stratégique, dans notre souveraineté, dans notre défense, être capables de prendre notre sécurité en main. Ça commence par la question de l'Ukraine, le soutien à l'Ukraine. Mais fondamentalement, au-delà du président des Etats-Unis, au-delà de Donald Trump, on voit bien la tendance de fond depuis une quinzaine d'années, du pivot vers l'Asie, d'une forme de protectionnisme américain. L'Europe devient beaucoup moins centrale pour les Etats-Unis et les Américains, qui nous demandent de prendre plus de responsabilités sur notre défense. Le vice-président, J.D. Vance, l'a d'ailleurs dit il y a quelques jours, en des termes qui, finalement, ne sont pas très éloignés de ceux que nous utilisons...
Q - Très gaulliens, c'est ça ?
R - ... en disant : "L'Europe ne doit pas être vassale des États-Unis". On est d'accord. L'Europe, effectivement, doit pouvoir être autonome, doit pouvoir se défendre - aux côtés de ses partenaires américains, mais doit pouvoir défendre sa sécurité. Investir dans la fin de ses dépendances technologiques, énergétiques et économiques, c'est tout l'enjeu. Et ça commence, encore une fois, par le soutien à l'Ukraine.
Q - Justement, Benjamin Haddad, on parlait du partenariat militaire. On va parler dans un instant du partenariat économique, avec cette question des droits de douane et cette visite hier de Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien.
(...)
Q - Nous le disions, Giorgia Meloni, la leader italienne, était à Washington, dans le bureau ovale, hier avec Donald Trump, pour parler surtout de ces droits de douane, mantra du président américain, qui assure qu'à 100% il y aura un accord commercial sur ces droits de douane avec l'Union européenne. 100%, donc c'est fait ? Il y a un accord ? C'est bon ?
R - Non, aujourd'hui il n'y a pas d'accord. Ces droits de douane sont complètement injustifiés. Et je le dis, ils n'ont aucune base, aucun fondement sur la relation commerciale entre l'Europe et les États-Unis. Les Américains nous expliquent qu'il y a 39% de droits de douane de l'Europe vis-à-vis des États-Unis parce que les Américains ont un déficit commercial. Mais ce n'est pas comme ça qu'on calcule. Et d'ailleurs, c'est basé uniquement sur les biens, alors qu'on sait très bien qu'on est consommateurs de services américains, qui ne sont pas pris en compte par les États-Unis dans leur calcul, notamment les services numériques, les GAFAM.
Q - Pourquoi ce calcul est faussé, alors ? Pourquoi les Américains font ça ? Ils ont des gens avec des calculatrices qui peuvent rapidement faire le calcul ?
R - Mais parce que depuis longtemps ils s'appuient sur une approche très mercantiliste selon laquelle le commerce, c'est un jeu à somme nulle, un jeu où il y a des gagnants et des perdants. Les perdants, ce sont ceux qui ont un déficit ; les gagnants, ceux qui ont un excédent. Ce n'est pas ça. On a tous à bénéficier du libre-échange, du commerce qui a été le fondement de la prospérité économique de notre démocratie, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, depuis plus d'un demi-siècle. Et d'ailleurs, ce système du commerce international, ouvert, avec des règles, avec de la réciprocité, avec ce qu'on appelait de la non-discrimination, c'est-à-dire le système de l'OMC, il a été construit aussi justement par les États-Unis, par l'Europe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour pouvoir permettre des décennies de prospérité. Maintenant, aujourd'hui, nous, notre objectif, c'est de pouvoir obtenir une désescalade, de revenir à la situation précédente et de pouvoir avoir le commerce avec les États-Unis.
Q - Mais "à 100%", il y a quelque chose ? Il n'y a rien ? On a du mal à comprendre.
R - Il y a d'un côté les négociations qui sont menées par la Commission européenne. Le commissaire Sefcovic était à Washington il y a quelques jours. On a eu l'occasion d'échanger avec lui avant et après, pour dire que nous souhaitions une relation commerciale saine et une désescalade avec les Américains. Et dans le même temps, vous le savez, la Commission européenne est en train de préparer des instruments de réponse pour pouvoir assumer aussi un rapport de force, qui est la meilleure façon aussi de pouvoir se défendre. On fait les deux en parallèle. Aujourd'hui, on a une situation où nous avons 10% de droits de douane sur tous les biens de la part des États-Unis, 25% sur l'acier et l'aluminium. Ce n'est pas une situation acceptable. Je le dis parce qu'il y a eu un geste - on est passés de 20% à 10% - mais on ne peut pas entériner cet état de fait comme étant aujourd'hui une situation acceptable. Donc l'objectif, c'est bien sûr de revenir à la situation précédente. C'est pour ça qu'on avance sur deux fronts. Encore une fois, la diplomatie, c'est se parler, dialoguer, négocier, mais sur la base d'un rapport de force. L'Europe, c'est un grand marché unique intégré, 450 millions d'individus. On a développé - largement sous l'impulsion de la France - des instruments de défense commerciale ces dernières années. Il y en a un - on en parle beaucoup -, l'instrument anticoercition, qui nous permettrait d'inclure la taxe sur les services numériques ou sur les publicités de services numériques - la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, l'a évoqué il y a quelques jours -, qui permettrait de saisir la propriété intellectuelle ou les licences, de barrer l'accès aux marchés publics pour des entreprises américaines. Encore une fois, ces instruments ont été développés précisément pour ce type de situation.
Q - On pensait les utiliser contre les Etats-Unis au départ ?
R - On pensait les utiliser pour pouvoir se défendre, pour sortir de la naïveté commerciale. Mais pour répondre à votre question, ce sont les États-Unis qui, administration démocrate comme républicaine, ont affaibli le système du commerce international - et notamment l'OMC - ces dernières années, en refusant par exemple le renouvellement des juges à l'OMC. L'Union européenne était longtemps la dernière garante du droit international, un peu dernier dindon de la farce à attendre des procédures interminables devant l'OMC pour pouvoir répondre. Aujourd'hui, on peut répondre immédiatement. On a les instruments pour. Encore une fois, personne ne souhaite une guerre commerciale. On voit bien d'ailleurs que ce n'est pas du tout dans l'intérêt des Etats-Unis. Les marchés boursiers sont en train de dévisser, les entreprises sont en train de tirer la langue, les investisseurs qui regardent les Etats-Unis se disent : "Est-ce que c'est vraiment le moment, avec l'incertitude économique, politique, juridique, d'aller aux Etats-Unis ?" Donc on voit l'impact négatif que ça a sur l'économie américaine, et aussi bien sûr sur la nôtre. Donc à un moment, trouvons une voie de sortie, mais la meilleure façon c'est de montrer qu'on peut répondre.
Q - Ça ne ressemble pas à un partenaire fiable - tel que le qualifie Giorgia Meloni hier - ça, tout ce que vous décrivez.
R - Nous, on souhaite un partenariat fiable avec les États-Unis.
Q - C'est le cas, ou pas ?
R - Mais de fait, encore une fois, ce que je vous dis, au-delà des constats... L'objectif, c'est de défendre nos intérêts. C'est, pour l'Union européenne, de dire qu'elle sera unie et elle avance unie. Ce que j'ai entendu hier, d'ailleurs, de la présidente du Conseil italienne, c'est une volonté aussi, justement, d'aboutir à une désescalade.
Q - Vous entendez l'Européenne, là, dans les propos de Giorgia Meloni, ou l'Italienne ?
R - Ce qui est assez intéressant, quand on constate, d'ailleurs, ce qui se passe en Europe, c'est que les pays européens qui ne sont pas dans l'Union européenne ne répondent pas. Ils ont dit : "On n'aura aucune réaction aux droits de douane américains." Donc on voit bien que sur un sujet comme celui-ci, on a tout intérêt à avancer unis à 27 et à être capables de montrer qu'on a des instruments communs pour pouvoir faire jeu égal avec les Américains.
Q - C'est l'Italienne que vous avez entendue hier ou c'est vraiment l'Européenne ? Elle évoque quand même avec Donald Trump, dans la conférence de presse et dans le bureau ovale après, l'importance d'un accord entre son pays et les Américains sur l'énergie, sur le nucléaire. Et Marc Ferracci, votre collègue de l'Industrie, avaient des doutes - et les exprimaient clairement - sur la casquette avec laquelle elles se rendaient aux États-Unis. Qu'est-ce que vous en pensez, vous, à l'issue de cette...?
R - Je suis tout à fait d'accord avec ce qu'a dit Marc. Ce qu'a dit Marc, c'est l'importance d'avancer ensemble et d'être unis dans ce sujet. Et c'est ce que je vous dis. Maintenant, encore une fois, qu'il y ait des échanges entre des dirigeants européens et les dirigeants des États-Unis... Nous-mêmes, on avait les Américains hier autour de la table à Paris et le Président de la République échange régulièrement avec le président Trump.
Q - Non mais vous voyez qu'il y a une proximité idéologique entre Giorgia Meloni et Donald Trump, une proximité populiste. Le fait qu'elle soit la première reçue, est-ce que ça veut dire que le leadership de l'Europe, il est plus à Rome désormais, face aux Etats-Unis, qu'à Paris ?
R - Le Président de la République était dans le bureau ovale il y a quelques semaines.
Q- Et il ne reçoit pas Ursula von der Leyen.
R - Ce n'est pas la première reçue. Et d'ailleurs, ce n'est pas une course, dans tous les cas. Il a reçu le commissaire européen au commerce, qui était l'envoyé d'Ursula von der Leyen il y a quelques jours, qui était justement à Washington.
Q - C'est Giorgia Meloni qui est allée parler à Ursula von der Leyen pour qu'ensuite les messages passent.
R - Je crois vraiment qu'on est un peu en train d'exagérer le truc. Que les dirigeants européens aient des échanges avec le dirigeant des États-Unis, qu'ils se coordonnent entre eux... Encore une fois, ce que je constate, c'est que le président Trump a dit qu'il négocierait avec la Commission européenne. Et puis, sur les droits de douane, les Européens ont tous été logés à la même enseigne. Ce sont les mêmes pour tout le monde. C'était 20%, maintenant c'est 10%, c'est 25% sur l'acier et l'aluminium, mais ça va frapper tous les Européens. Il n'y a aucun Européen qui a intérêt à aller en rangs dispersés...
Q - On ne peut pas imaginer par exemple l'Italie ou un autre pays qui négocie... Ou la Hongrie, qui a aussi une proximité idéologique, avec Viktor Orban et Donald Trump... On ne peut pas imaginer un pays de l'Union qui, lui, n'aurait pas les mêmes droits de douane qui s'appliquent ?
R - Ce que je vous dis, c'est que ce n'est pas le cas. De fait, aujourd'hui, ce n'est pas le cas. L'Union européenne a été frappée dans son ensemble par ces droits de douane, qui sont complètement injustifiés. On va répondre, on va négocier. On a les moyens de répondre, d'assumer un rapport de force. Et après, au-delà de ça, l'enjeu, c'est aussi d'y répondre en étant la zone économique la plus compétitive et la plus attractive au monde. Faisons de ce moment aussi une opportunité pour simplifier nos textes, pour approfondir notre marché unique, pour soutenir nos entreprises, nos innovateurs, nos start-ups, pour être les plus compétitifs sur la scène internationale. Encore une fois, quand on voit le climat d'investissement aujourd'hui aux États-Unis et les questions qui se posent pour les prochaines années, faisons en sorte que ce soient les entreprises européennes qui puissent au contraire bénéficier de ce moment, dans l'industrie, dans la tech, dans la défense, dans la décarbonation, dans tous ces secteurs où on a besoin d'investir massivement. Aujourd'hui, il y a 300 milliards d'euros d'épargne européenne qui franchisent l'Atlantique tous les ans pour aller capitaliser les marchés américains. Faisons en sorte que ça reste en Europe, donnons les opportunités. C'est aussi la meilleure façon de répondre à cette situation.
Q - Et si ça ne marche pas ? Vous avez sans doute entendu Bernard Arnault, le patron de LVMH, qui fait quand même 25% de ses ventes aux États-Unis, donc c'est assez colossal. Il dit : "On devra augmenter nos productions américaines et ce sera à la faute de Bruxelles."
R - Que dit Bernard Arnault ? Il a dit que ces droits de douane ne sont dans l'intérêt ni des Américains ni des Européens. Là, bien sûr, on est d'accord. Encore une fois, c'est pour ça qu'on a besoin d'avoir une réponse unie et ferme et de pouvoir trouver un moyen de désescalade. Et c'est ce qu'on souhaite. Encore une fois, je vous le dis, la guerre commerciale, le protectionnisme n'est dans l'intérêt de personne. Et après, il dit que pour les entreprises européennes, trop souvent, Bruxelles, c'est encore des réglementations et des normes, et pas suffisamment synonyme de compétitivité. Mais c'est bien pour ça qu'on a demandé à Bruxelles d'avancer très vite et très loin dans la simplification, dans la débureaucratisation, de faire en sorte que sur un certain nombre de textes, on puisse donner de la visibilité à nos entreprises. Un grand marché unique. Mais quand je parle à des entreprises, trop souvent ils me disent : "Mais vous savez, au fond, moi j'ai réussi en France, j'ai trouvé des financements, je me suis développé. Et pourtant, quand je veux aller en Allemagne, au Portugal, en Pologne, j'ai l'impression de recommencer à zéro." Différents cadres assurantiels, différents cadres de régulation, différents cadres fiscaux. Mario Draghi, qui a publié ce rapport dont on a beaucoup parlé, il dit : "Au fond, on parle beaucoup des droits de douane américains, mais on s'impose des droits de douane à nous-mêmes." On s'impose des tariffs en Europe, entre Européens, parce que notre marché unique n'est pas terminé. Et ça, c'est le travail qu'on fait avec la Commission européenne et avec le commissaire Stéphane Séjourné, pour faire en sorte que ce marché unique puisse trouver de la profondeur, puisse profiter à nos entreprises, et qu'on soit dans une logique d'investissement, d'innovation, d'incitation pour nos entreprises.
Q - Benjamin Haddad, on a quelques secondes. Avec les États-Unis qui sont de moins en moins prompts à vouloir faire du commerce avec nous, est-ce qu'il faut aller chercher ailleurs ? Est-ce qu'il faut aller chercher en Chine ? Le Mercosur avec l'Amérique du Sud, on se rappelle de ce traité refusé par la France, dont les agriculteurs, par exemple, ne voulaient pas entendre parler. Est-ce que ça, la France, le Mercosur, c'est toujours non ou est-ce que cette position évolue ?
R - Nous, on a toujours dit qu'on est favorables au libre-échange. On veut des accords gagnant-gagnant avec des partenaires. C'est pour ça d'ailleurs qu'on a le CETA avec le Canada. On a récemment eu des accords avec le Chili et la Nouvelle-Zélande. Mais ce n'est pas parce qu'on est sous pression douanière de la part des États-Unis qu'on va aller se précipiter à signer de mauvais accords.
Q - Le chancelier allemand, Friedrich Merz, dit que la position de la France est en train d'évoluer.
R - La position de la France n'a jamais bougé.
Q - Qu'Emmanuel Macron penche désormais vers la ratification.
R - Nous, on a toujours dit qu'on était opposés à cet accord en l'état.
Q - Et les autres États, la minorité de blocage, est-ce qu'eux ne sont pas en train de changer ?
R - Mais vous voyez beaucoup de pays - comme la Pologne, comme l'Italie, comme l'Autriche, l'Irlande ou d'autres - qui partagent les mêmes préoccupations, en particulier pour nos agriculteurs. Les agriculteurs ne doivent pas être la variable d'ajustement du commerce international ou du commerce européen. L'enjeu, qu'est-ce que c'est ? C'est de dire, encore une fois : "Bien sûr qu'on a envie de travailler, d'avoir des relations proches avec les pays d'Amérique latine et avec les autres.", mais c'est de faire en sorte que, en ce qui concerne les normes pour nos agriculteurs, les normes environnementales, on ait des clauses miroir, on ait de la réciprocité et qu'on n'aille pas importer des produits dont on interdirait la production sur le continent européen. C'est tout l'enjeu. C'est pour ça qu'on a toujours dit qu'on est opposés en l'état. On n'est pas opposés au libre-échange en général. C'est de faire en sorte qu'on ait des accords avec la réciprocité qui protège nos entreprises, nos agriculteurs, tous nos acteurs économiques.
Q - Merci Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l'Europe.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 avril 2025