Interview de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, dans "La Provence" le 18 avril 2025, sur les droits de douane américains, les tensions avec l'Algérie, le conflit en Ukraine, la situation au Proche-Orient et les cyberattaques.

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Média : La Provence

Texte intégral

Q - Pensez-vous qu'il est nécessaire d'attendre une réponse européenne ou faut-il pivoter et changer de marché ?

R - En Europe, la première réponse que nous devons avoir, c'est d'obtenir de la part des États-Unis un désarmement tarifaire qui soit réciproque, car personne ne sort gagnant d'une guerre commerciale et les premières victimes seront notamment les familles américaines des classes moyennes qui verront leur pouvoir d'achat largement amputé. Si nos intérêts commerciaux sont atteints, nous disposons d'un ensemble d'instruments de dissuasion qui permet à la Commission européenne de répliquer sur le plan tarifaire, mais aussi avec des mesures non tarifaires, notamment sur les services. En parallèle des négociations, il faut se préparer à se diversifier en accompagnant nos entreprises françaises grâce aux agences de développement régionales.

Q - Avec les droits douaniers, comment la France envisage-t-elle de renforcer sa position pour aider les entreprises à l'export ?

R - Cet accompagnement à l'export vers de nouveaux marchés se conjugue avec un effort en financement. Il y a le plan France 2030 qui consacrera 15 milliards d'euros aux filières d'avenir comme l'IA et les biotechs. Ensuite, il faut devenir plus compétitif et la simplification est une des clés. Nous saluons les initiatives de la Commission européenne qui visent à réduire de 25% les charges de bureaucratie qui pèsent sur les PME et ETI. Pour le marché européen, qui est la voie principale de diversification et pâtit encore de barrières, pas forcément douanières, qui représentent un droit de douane implicite de 45%. Notre priorité, c'est d'abaisser ces barrières et nous soutenons la création d'un 28e régime pour les jeunes entreprises qui leur permettra de se développer dans d'autres pays européens sans s'ajuster à leurs contraintes administratives.

Q - Est-ce que la réponse de l'Europe peut avoir un impact positif sur l'attractivité de la France auprès des investisseurs américains ?

R - Au même moment où nous cherchons des voies de diversification, les autres le font aussi. Ils voient en l'Europe un marché unique extrêmement articulé, et s'y tournent quand les États-Unis se referment. La France a accueilli un sommet mondial pour l'action sur l'IA, c'était l'occasion d'annoncer qu'il y aurait 109 milliards d'euros d'investissement étrangers privés en France dans les prochaines années. Cela signifie que pour les grandes technologies d'avenir, l'Europe est une destination qui a la cote, et la France est identifiée comme le terreau le plus propice pour les développer.

Q - Nous vivons une tempête inédite avec l'Algérie. Certaines prises de position répétées des politiques représentent-elles un obstacle à la reprise du dialogue ?

R - En 2022, les présidents Tebboune et Macron ont refondé la relation entre la France et l'Algérie en considérant l'ensemble des éléments économiques, de sécurité, de mobilité, de mémoire au bénéfice de tous. Il y a quelques mois, la France a pris souverainement une décision avec un autre pays, le Maroc. Les autorités algériennes ont décidé de baisser le rideau des relations en conséquence. Nous avons en outre tous été émus, meurtris, de l'arrestation sans fondement de notre compatriote Boualem Sansal, dont la détention est injustifiable au regard des charges aberrantes, de son âge et de sa santé. Mais dans un esprit de dialogue franc et sans faiblesse, les deux présidents ont rouvert le champ le 31 mars. Je me suis rendu à Alger pour acter le 7 avril le réenclenchement de mécanismes de coopération. C'est alors que, dans le cadre d'une procédure judiciaire indépendante, trois Algériens suspectés d'avoir commis des faits graves sur le territoire ont été mis en examen et placés en détention provisoire. Les autorités algériennes ont pris la décision très brutale d'expulser douze fonctionnaires français en poste à Alger. Ils ont choisi l'escalade, nous n'avons d'autres choix que la fermeté en expulsant à notre tour douze agents algériens. Nos compatriotes ne doivent pas faire les frais de ces tensions en aucun cas.

Q - Vous maintenez la stratégie main tendue ?

R - Il n'y a pas de stratégie de la main tendue, mais un constat clair. C'est toujours par le dialogue que nous résolvons les tensions à terme. C'est ce qui s'est passé avec le Maroc par exemple, après une période de grande difficulté.

Q - Il n'y a donc pas d'irritant de ce coté-ci de la Méditerranée ?

R - Lorsque les présidents ont échangé le 31 mars, ils ont convenu que c'était dans l'intérêt de leur peuple de rétablir des coopérations. Si nous voulons éloigner efficacement des Algériens en situation irrégulière, pouvoir nous assurer de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme, développer nos entreprises en Algérie et en Afrique, nous avons intérêt à une coopération exigeante.

Q - D'autres ministres comme Bruno Retailleau ont une ligne plus ferme...

R - Je parle de dialogue, mais pas de faiblesse. En expulsant 12 agents algériens, je prends l'une des décisions parmi les plus graves que le Quai d'Orsay ait eue à prendre. Par ailleurs, nous avons l'une des diplomaties les plus dures du monde. Lundi dernier, j'étais avec les 26 ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne. Je les ai convaincus de prendre des sanctions contre des magistrats iraniens responsables de la politique d'otages d'État. La diplomatie n'est pas synonyme de faiblesse.

Q - Sur la question mémorielle, des gestes de justice historique auront-ils lieu en mai à l'occasion de la commémoration de massacres comme à Sétif en 1945 ?

R - Le dialogue n'est pas à sens unique et la coopération suppose d'être deux. Dans les échanges et les déclarations, nous avons marqué notre disponibilité pour avancer sur ces questions mémorielles. Mais ce sont les autorités algériennes qui ont décidé d'arrêter.

Q - Quel était l'objectif de la rencontre avec le secrétaire d'État américain Marco Rubio ce jeudi ?

R - Elle s'inscrit dans la suite des initiatives du Président Macron et des Britanniques pour fédérer les alliés de l'Ukraine et accompagner les démarches entreprises pour mettre fin au conflit très meurtrier en Ukraine. Vladimir Poutine cible délibérément les populations civiles. Les États-Unis veulent un cessez-le-feu. La coalition doit créer les conditions pour apporter le soutien à l'Ukraine et les garanties de sécurité pour permettre à la paix d'être durable. Il n'y a rien d'évident.

Q - Avez-vous l'impression que Trump et Poutine développent ensemble leurs ambitions de conquête en Europe et sur le continent américain ?

R - Le président Trump a dit qu'il voulait mettre fin à la guerre quand il était en campagne. C'est une intention louable. Nous n'avons pas vocation à le dissuader, mais à faire apparaître un chemin vers le cessez-le-feu. Une capitulation de l'Ukraine consacrerait la loi du plus fort et aurait des conséquences lourdes sur la sécurité dans le monde. Il serait admis que lorsqu'on est une puissance dotée de l'arme nucléaire, on peut intimider son voisin en toute impunité. Si ce principe était acté, il remettrait en question l'ordre international qui a garanti une relative stabilité.

Q - Lequel est-il le plus inquiétant des deux ?

R - La question qui nous est posée, à nous Européens face à ces menaces, est de faire les bons choix dans un monde de plus en plus exigeant. Soit nous nous reposons, soit nous faisons les efforts pour être libres.

Q - La défense commune avec l'Allemagne bénéficie-t-elle d'un nouveau moteur ?

R - Nous nous préparons à une puissante relance de la relation franco-allemande. Nous aurons un nouveau chancelier le 6 mai en Allemagne. Dans la foulée, les rencontres vont se multiplier. Le gouvernement est mobilisé pour faire des propositions au gouvernement allemand. Nous voyons dans le contrat de coalition en Allemagne apparaître des idées plus proches des nôtres qu'avant. En matière de technologies, de souveraineté stratégique, de politique économique et d'investissements avec un fonds de 500 milliards d'euros pour les infrastructures. En matière de sécurité, elle prend aussi un tournant.

Q - La reconnaissance de l'État palestinien dans un contexte de crise profonde et d'importation du conflit en France ne risque-t-elle pas de donner raison à des émeutiers et des partis comme LFI ?

R - La France ne choisit pas un camp. Sa boussole unique est celle du droit et de la justice. L'urgence est le cessez-le-feu, l'entrée massive de l'aide humanitaire à Gaza, la libération des otages et le désarmement du Hamas. C'est aussi l'arrêt de la colonisation en Cisjordanie. Au-delà, il n'y a pas de réponse militaire au conflit. Le seul horizon pour créer de la stabilité est de créer deux Etats vivant côte à côte en paix. Nous préparons une conférence avec l'Arabie saoudite sous l'égide des Nations unies pour consacrer cet horizon qui, le moment venu, créera des reconnaissances collectives et réciproques. Il s'agit d'entraîner le rapprochement de certains pays musulmans ou arabes vers Israël pour garantir la sécurité dans cette région.

Q - Sur la poussée de l'antisémitisme en France, quel est votre message ?

R - La première des choses, c'est qu'il est le contraire de ce qu'est la France. En aucun cas ce conflit doit être instrumentalisé à des fins politiques ou partisanes. La souffrance des victimes civiles est parfois utilisée pour des raisons politiques, ce qui est injustifiable.

Q - La France a-t-elle encore un poids pour orienter les décisions ?

R - La voix de la France est entendue car singulière. Elle est toujours du côté du droit et de la justice. Nous sommes un pays fondateur des Nations unies et perçus comme une puissance d'équilibre. Nous sommes parvenus à mettre fin à une guerre au Liban. La France est à l'initiative de grands traités internationaux pour le climat. Elle est à l'initiative de la coordination des alliés de l'Ukraine pour faciliter le dialogue.

Q - Avec la multiplication des cyberattaques qui émanent de groupes affiliés à des états, comment l'État s'active pour défendre les entreprises et institutions ciblées ?

R - Au cours des dernières années, ces menaces se sont installées dans tous les champs connus de la conflictualité, y compris le cyberespace. Ces attaques dont la France fait l'objet peuvent avoir des conséquences très lourdes sur notre vie quotidienne et une grande partie vient de régimes autoritaires, qui veulent fragiliser notre démocratie, notamment la Russie de Vladimir Poutine qui ne cantonne pas son agressivité à l'Ukraine. Les manœuvres pour nous intimider passent par différents canaux de désinformation, cyberattaques, sabotages, et de perturbation des élections présidentielles. Notre réaction doit être celle d'une très grande fermeté et de relever notre défense pour dissuader la menace. Si on ne le fait pas, nous apparaîtrons de plus en plus comme une proie et continuerons d'être une cible.

Q - Quelle est la position de l'État vis-à-vis de pays qui ont un potentiel élevé en matière de cyberattaque ?

R - Dans ce domaine, il faut nous préparer à faire des efforts et choix difficiles pour relever notre capacité de défense et dissuader la menace. Nous en avons la capacité car nous disposons de tous les talents en matière de cyber, avec une agence nationale de la cybersécurité et des entreprises françaises qui sont reconnues dans le monde entier. On a tout pour réussir et nous protéger contre ces menaces.

Q - Quels leviers existent-ils pour lutter contre la dépendance technologique que peuvent exercer certaines entreprises américaines ?

R - Nous devons nous détacher de certaines dépendances si nous ne voulons pas devenir une colonie numérique et nous retrouver avec une contrainte sur des technologies ou de produits de consommation courante qui viendrait de l'extérieur de l'Union européenne et qui nous imposeraient un certain nombre de normes. Cela passe par le respect d'une concurrence équitable, avec des règles qui s'imposent aux grands fournisseurs de services numériques pour les empêcher par des pratiques anti concurrentielles, innovation européenne d'énergie. Ensuite il faut donner tous les moyens à toutes les entreprises de se développer et d'avoir des débouchées. Pour les commandes publiques, il faut privilégier les solutions françaises et européennes.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 avril 2025