Texte intégral
Q - Et les relations entre Paris et Berlin avec ce nouveau couple franco-allemand que forment désormais Emmanuel Macron et Friedrich Merz, on va en parler dans quelques instants, ainsi que plus largement de la place de l'Europe dans la guerre que mène la Russie en Ukraine depuis plus de trois ans. Et pour détailler tous ces sujets, le ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a accordé un entretien exceptionnel à Meline Freda. C'était il y a deux jours au Quai d'Orsay.
Q - Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, merci de nous accorder cet entretien.
R - Merci à vous.
Q - Après un tandem un tantinet mou avec Olaf Scholz, qui n'a pas insufflé grand-chose, on nous annonce le grand retour du moteur franco-allemand.
R - Du couple !
Q - Oui, moteur franco-allemand, couple. Pourquoi est-ce que ça devrait mieux se passer avec Friedrich Merz ?
R - Ce qui est sûr, c'est que ça fait maintenant des semaines et même des mois que le Président de la République échange avec celui qui allait à l'époque devenir le nouveau chancelier de l'Allemagne, Friedrich Merz, et qu'ils ont tous les deux à coeur de bâtir ensemble un projet nouveau pour la relation franco-allemande. De manière à ce que dans ces temps si incertains, si durs que traverse l'Europe, ce couple ou ce moteur, selon l'endroit d'où l'on en parle, puisse avoir une capacité d'entraînement sur le reste des Européens.
Q - Quels sont les thèmes qu'ils vont faire avancer en priorité ?
R - Il y a les questions de compétitivité. Il y a celui aussi bien évidemment de la sécurité, avec l'Europe de la défense, sur laquelle le chancelier Merz s'est exprimé à de nombreuses reprises en faisant prendre d'ailleurs à l'Allemagne un vrai virage, avec la prise de conscience des menaces auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés, celles qui viennent d'une Russie surarmée, mais les autres menaces également, celle du terrorisme, ou celle de la prolifération nucléaire comme on la voit se dérouler en Iran. Et puis face à un partenaire historique au sein de l'Alliance transatlantique, au sein de l'OTAN, les États-Unis, qui annoncent réduire progressivement leur niveau d'engagement, il faut que l'Europe se prenne en main, qu'elle prenne en charge sa propre sécurité. Et puis je dirais enfin, sur le modèle démocratique, sur la nécessité de préserver le débat public face à toutes les attaques que nous avons vues se multiplier ces dernières années, les ingérences de tous les ennemis de la démocratie qui voudraient faire la démonstration que ce modèle auquel nous sommes si fermement attachés est en réalité très fragile et très vulnérable.
Q - Si ça coince entre la France et l'Allemagne, ce sera sur quel point ?
R - Nous avons eu des différences. J'aurais pu citer la question de l'énergie. La France et l'Allemagne ont fait des choix différents par le passé. L'histoire a plutôt, ces dernières années, donné raison à la France qui, avec le nucléaire civil, a fait le choix de l'indépendance et de l'autonomie.
Q - Le moteur franco-allemand, ce n'est plus l'alpha et l'oméga de l'Europe ?
R - C'est une relation toute particulière et c'est la raison pour laquelle le premier déplacement du chancelier allemand se fera à Paris pour aller ensuite et très vite en Pologne. Pourquoi ? Parce qu'il y a un peu plus d'un an maintenant, nous avons réactivé une logique qui est celle du Triangle de Weimar. Le Triangle de Weimar réunit l'Allemagne, la Pologne et la France, créant ainsi un axe qui va de l'Europe occidentale à l'Europe centrale, presque orientale, et qui permet de solidifier plus encore les points de vue qui sont les nôtres. Il ne faut pas voir de compétition entre le Triangle de Weimar et le couple franco-allemand. Ils répondent tous deux à des logiques distinctes, à des logiques historiques qui leur appartiennent. Mais il faut y voir la volonté, en tout cas de la France, de se placer aux côtés de ses voisins et amis allemands et polonais pour relever les grands défis de l'époque.
Q - Vous parliez du désengagement américain qui s'annonce. Est-ce que l'Europe a les capacités de faire le poids politique et militaire face à la Russie de Poutine ?
R - Oui, je crois qu'elle l'a. Pourquoi ? Parce que l'Europe est le continent peut-être le plus riche du monde, le plus grand marché au monde. L'un des plus avancés en matière de technologie, en matière scientifique. Et donc la seule question aujourd'hui, c'est de savoir si l'Europe en a la volonté. La volonté de se donner les moyens d'assurer sa propre sécurité.
Q - Justement, vous disiez que l'Europe doit se réveiller face à un désengagement américain, face à la menace russe. Vous avez l'impression qu'elle se réveille, qu'elle s'est réveillée ?
R - Je crois qu'elle commence à se réveiller, qu'elle a pris conscience qu'on a vécu pendant 80 ans, grâce à Robert Schuman et d'autres, grâce aux fondateurs de l'OTAN, grâce aux fondateurs de l'Union européenne, en paix et en sécurité, mais que tout cela, somme toute, n'est pas un acquis définitif. Et que si nous voulons la paix, nous devons être beaucoup plus forts. Maintenant, il faut accélérer, il ne faut pas perdre de temps.
Q - Et on va parler de la guerre en Ukraine. Alors les Européens semblent revenir dans le jeu, mais on a quand même l'impression que la partie se joue entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Où est la place des Européens ? Comment ils peuvent se faire entendre ?
R - Les Européens sont dans leur rôle s'ils continuent de soutenir l'Ukraine et s'ils exercent une pression sur la Russie. Je vous parlais de ce paquet de sanctions colossal préparé par les sénateurs américains au cas où la Russie refuserait d'accepter un cessez-le-feu. Eh bien, nous, les Européens, il nous appartient, nous aussi, de préparer un 17e paquet de sanctions.
Q - Il est en préparation.
R - Il est en préparation, mais il faut accélérer. Il devrait presque déjà être prêt, de manière à alourdir le coût pour Vladimir Poutine de la poursuite de cette guerre, et donc de contribuer ainsi à permettre aux Etats-Unis d'atteindre leur objectif qui est d'obtenir le plus rapidement un cessez-le-feu.
Q - Alors tout le monde est d'accord, il faut stopper la guerre en Ukraine. Quelles sont les lignes rouges que nous ne pouvons pas accepter, nous les Européens ?
R - D'abord le cessez-le-feu. Un cessez-le-feu complet, permettant l'ouverture de négociations. Ces négociations, sur quoi vont-elles porter ? Au fond, elles vont porter sur deux dimensions qui sont très importantes. La première, c'est la question des territoires.
Q - Vous croyez que la Russie de Poutine va accepter de libérer, de rendre ces 20% de territoires qu'ils occupent à l'Est de l'Ukraine ?
R - La question des territoires, elle appartient aux Ukrainiens. C'est leur pays. C'est à eux qu'il appartient et c'est à eux d'en décider. Mais je dis simplement que chacun ait bien à l'esprit que ce n'est pas parce que la Russie occupe un territoire qu'elle y a droit. Ça, c'est le contraire de ce qui est inscrit dans la Charte des Nations unies qui a été adoptée il y a 80 ans. Et c'est le contraire de ce qui permet une forme d'équilibre permettant aux pays, même les plus petits, de ne pas être envahis, dévorés par leurs voisins.
Q - Jean-Noël Barrot, merci d'avoir répondu à nos questions.
R - Merci à vous.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 mai 2025