Déclaration de Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, sur l'esclavage, à l'occasion de la cérémonie de la mémoire de l'esclavage au Mémorial ACTe, Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 24 avril 2025.

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Intervenant(s) : 
  • Aurore Bergé - Ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,

Il n'y a pas de mémoire sans lieu.

Et il n'y a pas de lieu sans mémoire.

Ici, la terre parle.

Ici, la mer saigne.

À ceux qui savent écouter, l'île murmure les noms qu'on a voulu effacer, les visages qu'on a trop longtemps relégués dans l'ombre, les voix longtemps étouffées.

Elle a vu, elle a su, elle a porté l'injustice et la dignité.

Elle garde en elle la trace des pas enchaînés, des révoltes étouffées, des libertés arrachées.

Construit sur les ruines de l'ancienne usine DARBOUSSIER, le Mémorial ACTe [ACTE] relie les siècles et les silences.

Il est la preuve que, du sol même de l'oppression, peut jaillir une lumière.

Il n'efface rien, il n'impose rien : il ouvre la page de l'Histoire, la lit à haute voix et nous invite à en écrire la suite.

Car l'histoire n'est pas derrière nous.

Elle vit en nous.

Elle façonne notre regard, elle éclaire nos choix, elle tisse ce qui nous relie.


Aujourd'hui, nous rendons solennellement hommage à celles et ceux que l'on voulait sans nom, sans droit, sans visage.

Des hommes, des femmes, des enfants que l'on a voulu nier jusque dans leur humanité.

Nous leur rendons hommage et nous faisons vivre leur mémoire.

Et cette mémoire exige vérité, justice et reconnaissance.

Elle exige aussi lucidité et exigence.

C'est dans cet esprit que la République a accompli, au tournant du XXIe siècle, un geste fondamental.

En 2001, la loi portée par Christiane TAUBIRA a reconnu, au nom de la Nation, que la traite négrière transatlantique et l'esclavage colonial constituaient des crimes contre l'humanité.

En effet, l'esclavage et la colonisation ont eu des impacts non-négligeables et profonds sur les sociétés antillaises.

La réalité est qu'ils en ont encore aujourd'hui et que tout n'est pas réglé, notamment en Guadeloupe comme nous avons tous pu le constater ces derniers mois.

La reconnaissance par la loi TAUBIRA était nécessaire mais je crois qu'elle n'est pas suffisante.

L'heure est venue de faire reconnaître dans l'hexagone les particularismes historiques et géographiques, les enjeux environnementaux, climatiques ou sociaux, les cultures ou les aspirations légitimes de tous les peuples ultra-marins.

Cette reconnaissance passe par notre engagement renforcé pour l'Ecole de la République et la mobilisation générale de l'État afin de renforcer, chez tous les Français, la compréhension de notre passif colonial.

Et nous le savons, reconnaître, ce n'est pas solder.

Reconnaître, ce n'est pas tourner la page.

Reconnaître, c'est s'engager.

Et cet engagement commence toujours par un devoir d'Histoire.


Dénoncer l'esclavage et la colonisation, c'est refuser la facilité du silence.

C'est refuser les mythes confortables, les oublis volontaires.

C'est affirmer que ce système esclavagiste colonial a été pensé, organisé, théorisé, institutionnalisé pendant plusieurs siècles.

Il fut un pilier de l'économie-monde atlantique.

Il fut le socle d'un ordre politique, commercial, social, structuré par la hiérarchie des races, par la marchandisation des corps, par la négation des droits.

La Guadeloupe a été l'une de ces enclaves de l'horreur et elle en porte les stigmates.

Exploiter le sol pour la canne, le cacao, le café, la banane.

Dominer les corps pour produire, servir, enrichir.

Oui, la France y a pris part, notamment sous l'Ancien Régime et l'Empire, en donnant un cadre juridique à cette inhumanité.

Et cela alors que la France, qui n'était pas encore une métropole coloniale, avait mis fin au servage dès le règne de Louis X le Hutin à travers l'Edit du 3 juillet 1315, rompant ainsi avec l'esprit du Moyen Âge.

Rien de tel avec le commerce triangulaire transatlantique, essentiellement concentré entre le XVIe siècle et jusqu'à la moitié du XIXe siècle.

Le Code Noir, promulgué en 1685 sous le règne de Louis XIV, définissait les esclaves africains comme des "biens meubles", les privant ainsi de leur qualité d'êtres humains.

Des hommes, des femmes, des enfants arrachés à leur continent, entassés dans les cales de navires où tant mouraient pendant la traversée.

Des hommes, des femmes, des enfants vendus comme du bétail, assimilés à des marchandises, exploités jour et nuit, sans repos, sans recours, sans horizon.

Et ne nous y trompons pas : les échos de cette tragédie résonnent encore aujourd'hui.

L'esclavage colonial a laissé des traces dans les imaginaires, dans les représentations, dans les préjugés.

Il a servi de matrice aux théories racistes modernes.

Il a établi des hiérarchies suprémacistes, illusoires mais puissantes, justifiant l'exploitation et la domination.

Et ces héritages toxiques, ces récits déformés ou tus, pèsent encore aujourd'hui dans les rapports sociaux, dans les inégalités, dans les discriminations.

Aujourd'hui, l'esclavage a pris de nouveaux noms.

Mais il existe encore, dans le travail forcé, dans la traite des êtres humains, dans la servitude domestique, dans l'exploitation sexuelle.

Chaque jour, à travers le monde et même en France, des femmes et des enfants sont réduits à l'état de marchandise.

Et il est de notre devoir, ici et maintenant, de nommer, combattre et éradiquer toutes les formes modernes de ce crime ancien, qui existe depuis plus de 6 000 ans dans de nombreuses sociétés et sur tous les continents.


L'histoire de l'esclavage aux Antilles, c'est aussi une histoire de résistance, de résilience, d'espérance.

Une histoire de luttes, de combats, de dignité et d'émancipation.

Dès la fin du XVIIIe siècle, des voix s'élèvent dans les colonies comme à Paris.

Les voix de ceux qui fuient, ceux qui combattent, ceux qui créent, sur les hauteurs des mornes et dans l'ombre des forêts, les premières sociétés libres du Nouveau Monde.

Les communautés marronnes sont les premiers actes d'hommes et de femmes qui refusent d'être brisés plus longtemps par l'asservissement.

Et à ces voix meurtries, répondent celles des penseurs, des philosophes, des artistes.

CONDORCET et l'Abbé GREGOIRE s'engagent à Paris pour l'abolition.

Olympe de GOUGES, plus connue pour sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, dénonce dans Zamore et Mirza la brutalité de la traite.

L'écho de ces consciences devient un cri de justice qui parcourra le 19e siècle.

En 1794, dans le souffle révolutionnaire, la Première République proclame la première abolition de l'esclavage.

Mais cet espoir sera bref.

Il ne concernera pas toutes les colonies.

Il se heurte à l'inertie des élites, à la violence d'un monde colonial, embourbé dans sa féodalité et incapable de renoncer à ses privilèges.

Ils obtiendront le rétablissement de l'esclavage dès 1802.

C'est dans ce contexte que surgissent des figures qui défient l'ordre établi, au péril de leur vie.

Je pense à Toussaint LOUVERTURE, l'esclave affranchi devenu stratège militaire, penseur, homme d'État, incarnant cette irréductible aspiration à la liberté.

Il a défié les puissances coloniales, défié l'ordre du monde, contesté des positions économiques et sociales indéfendables.

Son intelligence, sa discipline, sa vision dépassaient son époque.

Et si son corps fut trahi et enfermé au Fort de Joux, son esprit, lui, demeure inaltérable : celui d'un homme qui proclamait que le droit à la liberté est imprescriptible.

En Guadeloupe, une autre figure se dresse : SOLITUDE.

Femme, résistante, enceinte, elle combat aux côtés de Louis DELGRÈS pour refuser le retour à l'esclavage.

Elle est arrêtée, jugée, condamnée à mort.

Mais on attend son accouchement pour l'exécuter.

SOLITUDE est le nom d'un courage féminin, rebelle, incandescent.

Ces figures disent ce que l'Histoire a trop longtemps tu : la liberté ne s'obtient pas en silence.

Il faudra attendre encore un demi-siècle.

Tant d'années de luttes, de plaidoyers, d'engagements et de sacrifices pour que l'esclavage soit enfin aboli cette fois, définitivement.

Et ce sera, enfin, l'œuvre de la IIe République, portée par un homme de conviction : Victor SCHOELCHER, qui sera député de Martinique puis de Guadeloupe.

SCHOELCHER, républicain rigoureux, abolitionniste infatigable convainc le Gouvernement provisoire de mettre fin à l'infamie.

Et le 27 avril 1848, le décret d'abolition de l'esclavage est signé et progressivement appliqué dans les semaines qui vont suivre, parfois dans la difficulté à nouveau.

En quelques mois, la République transforme pourtant l'ordre colonial.

Des centaines de milliers d'êtres humains embrassent la liberté.

La jeune République française considère que "l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine", que cela "détruit le libre arbitre de l'homme" et qu'il "supprime le principe naturel du droit et du devoir".

Et cette semaine même, ce dimanche, nous commémorons le 177e anniversaire de ce décret qui porte encore en lui la puissance de notre idéal républicain de liberté, d'égalité et de fraternité.

Mais si la République donna la liberté, elle mit un siècle à offrir la pleine égalité.


Il faudra attendre la loi du 19 mars 1946.

Une date majeure.

L'inscription des Outre-mer dans la République, non comme "confettis d'Empire", mais comme terres de dignité, de pensée, de culture.

En portant cette loi, Aimé CESAIRE rendait aussi hommage aux milliers d'hommes qui, depuis les Outre-mer, avaient laissé leur vie sur les champs de bataille de la Grande Guerre.

Hommage à ces dissidents qui rejoignirent les rangs de la Résistance, refusant le joug de Vichy, croyant, malgré tout, à une France fidèle à ses idéaux.


Nous connaissons tous le rôle décisif de Félix EBOUE, né en Guyane, Secrétaire Général en Martinique, Gouverneur de Guadeloupe puis Gouverneur du Tchad, qui, deux semaines après l'appel du 18 juin 1940 entre en contact avec le Général de GAULLE pour lui faire connaître son soutien.

Ce premier ralliement modifia le cours de l'histoire.

Il était temps que la République reconnaisse ce que les Outre-mer avaient donné au pays : leur fidélité dans la tourmente, leur combat pour la liberté, leur contribution à la victoire.


Les Outre-mer ne sont pas des territoires "ultra-périphériques", comme on l'entend trop souvent.

Ils sont au cœur de notre Nation et constituent la pointe de l'Europe sur tous les océans.

Les Outre-mer représentent des intérêts stratégiques pour la France, et tous leurs habitants sont essentiels pour la République.

Ils en enrichissent l'identité, ils en portent les valeurs, ils en renouvellent les horizons.

Ils sont la preuve vivante que les différences ne menacent pas l'unité.

Qu'elles la nourrissent, qu'elles la subliment.

À l'heure où certains pensent que le repli sur soi et le rejet de l'autre peuvent être des réponses aux incertitudes de notre temps, les Outre-mer nous offrent au contraire une autre voie : Celle du nécessaire dialogue, de l'affirmation d'une culture populaire, de l'enracinement dans une identité forte.

L'histoire des Outre-mer est intimement mêlée à celle de la République.

Seule cette voie républicaine exigeante nous ouvre l'horizon vers plus d'unité, de liberté et d'émancipation au sein d'une appartenance commune qui transcende toutes les autres : l'appartenance à la Nation française.


Nous le savons, notre combat pour l'émancipation n'est pas terminé.

Il ne le sera jamais.

Car la liberté, l'égalité, la dignité sont des conquêtes fragiles.

Nous avons malheureusement appris que l'Histoire ne progressait pas toujours en ligne droite.

En matière de droits humains, il n'existe pas de pause : lorsqu'on cesse d'avancer, on commence déjà à reculer.

Ce que nous devons aux générations passées, c'est la vigilance.

Ce que nous devons aux générations futures, c'est l'espérance.


Et entre les deux, il y a l'engagement.

L'engagement pour transmettre aux plus jeunes, pour rendre justice par les mots.

Parmi ces voix qui ont éclairé notre mémoire, je veux rendre hommage à une femme dont l'œuvre est une boussole : Maryse CONDÉ.

Guadeloupéenne, elle a donné à la littérature de langue française une voix à la fois ancrée et universelle.

Une voix entre trois continents qui traverse les siècles, affronte les silences et fait entendre les cris des disparus.

Dans Moi, Tituba sorcière, dans Ségou, dans L'Evangile du Nouveau-Monde, dans tant d'autres textes, Maryse CONDÉ a redonné chair aux oubliés de l'Histoire.

Elle a fait parler les femmes réduites au silence, les peuples jetés dans l'ombre, les âmes que l'Histoire avait longtemps écartées.

Avec elle, la mémoire devient récit, le récit devient résistance.

Maryse CONDÉ, c'est la romancière de l'identité reconquise.

Militante de la mémoire, première présidente du Comité pour la Mémoire de l'Esclavage, elle ne se contentait pas de se souvenir : elle désenvoûtait l'Histoire.

Et son exemple nous invite à en faire autant.

C'est pourquoi je veux aussi rendre hommage à celles et ceux qui, avec la même exigence – historiens, chercheuses, artistes, militantes de la mémoire – font émerger les vérités longtemps tues.

Grâce à leur travail, la vérité ne dort plus dans les archives.

Elle vit, elle éclaire, elle bouscule.

Et parfois, elle surgit d'un tableau. Je veux ici évoquer une œuvre singulière, bouleversante, longtemps silencieuse, aujourd'hui révélée : le portrait de Madeleine, peint en 1800 par Marie-Guillemine BENOIST.

Une exception dans une peinture occidentale qui invisibilisait les corps noirs ou les cantonnait à l'arrière-plan.

Mais Madeleine n'est ni ombre ni décor.

Elle est sujet, drapée de blanc, le regard direct, grave.

Elle nous dit : "J'ai un nom, j'ai une histoire, j'ai une vie."

Il aura fallu attendre le XXIe siècle pour que la recherche historique lui rende son identité – Madeleine, une esclave affranchie, originaire de Guadeloupe – révélé lors de l'exposition Le Modèle noir au Musée d'Orsay, en 2019.

Ce n'est pas qu'une découverte : c'est une victoire sur l'effacement.

Une preuve que l'Histoire continue de s'écrire, grâce aux chercheurs, aux conservateurs, aux historiens, et à la volonté de dire enfin ce qui fut tu.

Aujourd'hui, ce tableau est devenu une icône.

Une "Joconde noire", célébrée jusqu'au clip de Jay-Z et Beyoncé au Louvre.


Mesdames et Messieurs,

Ce mémorial est un appel à l'humanité : un appel à la transmission, un appel à la fraternité.

Le Mémorial ACTe nous invite à casser les dernières bulles persistantes d'un système colonial largement périmé.

Le Mémorial ACTe nous enjoint de créer une société qui élève les talents, donne à chacun sa chance, et renforce sa fierté d'appartenir à un collectif qui regarde l'avenir avec optimisme, détermination et engagement.

Les Antilles françaises ont les cartes en main pour réussir leurs développements adaptés aux modes de vie caribéens.

La Guadeloupe comme la Martinique sont des territoires hautement stratégiques pour y développer de nouvelles activités.

Au fond, le regard que nous portons sur notre passé colonial doit nous conduire tous à agir en conscience pour ce renouveau démocratique, économique et social tant attendu dans les Antilles.

Dans cette perspective, les entrepreneurs, notamment parmi les nouvelles générations, ont un rôle à jouer.

Ils doivent savoir qu'ils trouveront toujours à leurs côtés, en toutes circonstances, la puissance publique quand il s'agira de remettre en cause des rentes, casser les monopoles et libérer les énergies dans les Outre-mer.


Mesdames et Messieurs,

Aimé CESAIRE tenait le principe de fraternité pour le plus important de tous car la fraternité signifiait à ses yeux la véritable égalité entre les femmes et les hommes.

Parce que la fraternité abolit les frontières du mépris et des castes.

Parce que la fraternité dément les hiérarchies suprémacistes et les discriminations.

Parce que la fraternité affirme, face à la barbarie, la haine et le rejet de l'autre, la force invincible de notre humanité commune.

Alors, au nom de cet essentiel travail de mémoire, au nom de cette fraternité, au nom de la résilience des sociétés antillaises, faisons vivre l'espérance.

Pour que jamais l'Histoire ne recommence.

Pour que toujours l'humanité progresse.

Pour que vive la République et que vive la France !


Source https://www.dilcrah.gouv.fr, le 15 mai 2025