Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec RTL le 6 juin 2025, sur les relations franco-américaines, le conflit en Ukraine, la situation à Gaza, les tensions avec l'Algérie et le Sommet des océans.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : RTL

Texte intégral

Q - Et tout de suite l'invité de " RTL Matin ". Thomas, vous recevez aujourd'hui, Jean-Noël Barrot, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Q - Bonjour et bienvenue sur RTL, Jean-Noël Barrot.

R - Bonjour, Thomas Sotto.

Q - Leur divorce est donc aussi spectaculaire que leur idylle avait été tapageuse. On en parlait avec François Lenglet à l'instant. Entre Trump et Musk, rien ne va plus. Est-ce que cela vous fait sourire ou est-ce que cela vous inquiète ?

R - Je crois surtout que c'était attendu, c'était prévisible, parce que ces deux-là n'étaient pas faits pour s'entendre. Et ça nous rappelle que, comme François Lenglet l'a dit, la politique et les intérêts privés, ça ne fait pas bon ménage.

Q - Mais ça vous inquiète ou pas ? Ça change quelque chose ou finalement, comme vous l'aviez anticipé, bon... ?

R - Oui, je vous le dis, il y a beaucoup de choses imprévisibles en ce moment, mais celle-ci l'était. Et ce n'est pas sur les tweets d'Elon Musk que la France indexe sa politique internationale.

Q - Et avec Trump, est-ce qu'on peut travailler avec des gens comme ça, qui changent radicalement d'avis entre le début et la fin d'une même phrase ?

R - D'abord, il faut mettre les choses un petit peu en perspective. Vous m'interrogez en ce matin du 6 juin, qui est la date du débarquement, et qui nous rappelle qu'il y a quelque chose de commun dans l'âme américaine et l'âme française, c'est l'amour de la liberté. Ensuite, nous avons déjà, pendant quatre ans, travaillé avec Donald Trump, il y a quatre ans, et nous allons continuer de le faire en ayant à l'esprit nos intérêts en matière de sécurité, en matière industrielle, en matière commerciale.

Q - Sauf qu'il y a 81 ans, les uns et les autres, les alliés ne se traitaient pas de dingues. Trump l'a dit de Vladimir Poutine il y a quelques jours : " Vladimir Poutine est devenu complètement fou. " Vous le pensez aussi ou pas ? On en est là aujourd'hui dans les relations avec Vladimir Poutine ?

R - Ce qu'on constate, c'est que Vladimir Poutine, qui a lancé sa guerre d'agression, son invasion à grande échelle de l'Ukraine, alors que l'Ukraine n'avait rien demandé et ne représentait aucune menace, est aujourd'hui dans une posture où il refuse de cesser le feu, alors que l'Ukraine y a consenti depuis bien longtemps. Ça commence à exaspérer le président Trump, ça exaspère l'opinion publique américaine, les sénateurs américains qui s'apprêtent à faire adopter, dans quelques jours, des sanctions dévastatrices pour l'économie russe. Je crois qu'il est temps que...

Q - Vous les soutenez ces sanctions ? Est-ce que la France va s'y assurer ?

R - Non seulement nous les soutenons, mais nous préparons, avec nos alliés européens, un paquet de sanctions coordonnées avec celui qui est préparé au Sénat et à la Chambre des représentants.

Q - Ça consistera en quoi ?

R - Ça consiste tout simplement à alourdir la facture pour Vladimir Poutine tant qu'il n'aura pas accepté de cessez-le-feu. Ça consiste aussi à se tourner vers un certain nombre de pays autour du monde qui ont permis à Vladimir Poutine de contourner les sanctions que nous avions introduites.

Q - Oui, parce que pour l'instant ça ne fonctionne pas beaucoup.

R - Exactement, sans quoi nous pourrions être à notre tour conduits à prendre des mesures à leur encontre.

Q - Et quel est le calendrier de ces sanctions ?

R - C'est une question de jours, puisque nous avons adressé hier nos propositions à la Commission européenne, qui doit maintenant les intégrer dans ce paquet dont j'espère qu'elle le présentera avant la fin du mois de juin.

Q - Jean-Noël Barrot, on est sans nouvelles depuis plusieurs jours d'un jeune Français, cela a fait la Une du Progrès ce matin : Eric, présumé mort sur le front en Ukraine. Est-ce que vous pouvez nous confirmer que ce jeune homme a été tué alors qu'il combattait aux côtés des Ukrainiens ?

R - Non, je n'ai pas d'informations me permettant de confirmer son décès ou non. Nous avons pris connaissance de ces articles et notre poste diplomatique à Kiev est parti aux nouvelles. Je voudrais simplement rappeler que cette nuit a été l'occasion pour Poutine de faire pleuvoir des centaines de drones sur Kiev. Et je veux rendre hommage aux agents de notre ambassade sur place, aux attachés de défense qui sont présents sur place, qui ont dû passer la nuit dans les bunkers.

Q - Vous avez une idée du nombre de Français qui sont partis combattre à Kiev, en Ukraine, aux côtés des Ukrainiens ?

R - Non, parce qu'ils ne se déclarent pas spontanément à l'ambassade.

Q - Autre sujet brûlant, Jean-Noël Barrot, les massacres qui continuent à Gaza. Les chancelleries palabrent, l'ONU discute. Monsieur le ministre des affaires étrangères, la France, comme d'autres pays par son impuissance, est-elle en train de devenir complice des massacres perpétrés dans la bande de Gaza par le gouvernement de Benyamin Netanyahou ?

R - Non, la France s'est mobilisée dès le premier jour. Je rappelle qu'un mois après le début de la guerre déclenchée par le massacre antisémite du 7 octobre, c'est la France qui a accueilli la première conférence internationale qui a permis de lever un milliard d'euros d'aide humanitaire pour Gaza. C'est aussi la France qui est le premier pays occidental à avoir déployé à proximité de Gaza un porte-hélicoptère pour pouvoir soigner les médecins gazaouis. C'est encore la France qui soutient activement, qui est l'un des rares pays à le faire, l'Autorité palestinienne. Et c'est la France qui prépare cette conférence sur les deux Etats qui se tiendra dans quelques jours à New York. Si tous les pays du monde avaient adopté la même politique que la France, alors nous n'en serions pas là.

Q - Il y a quinze jours, vous disiez que le gouvernement israélien avait fait de Gaza un mouroir, pour ne pas dire un cimetière. Quinze jours plus tard, qu'est-ce qui a changé ?

R - Ce sont désormais des personnalités de premier plan de la vie politique israélienne qui le disent. Ce sont deux Premiers ministres, Ehud Olmert et Ehud Barak, qui ont parlé d'une guerre illégitime, d'une guerre de dévastation, de violences meurtrières aveugle.

Q - On a l'impression qu'on est avec Netanyahou comme on est avec Poutine finalement. On hausse le ton, on peut envisager des sanctions, mais rien ne les fait varier, rien ne les fait bouger. C'est vrai ça ?

R - Non, je pense que la pression que nous avons exercée a conduit le gouvernement israélien à réouvrir de manière totalement insuffisante l'accès de l'aide humanitaire qui était tant attendue par les populations civiles à Gaza. Malheureusement, le gouvernement israélien a retenu une idée que nous avions dénoncée, qui est celle d'un système militarisé de distribution de cette aide humanitaire, plutôt que de laisser les travailleurs humanitaires faire leur travail. Le résultat c'est le chaos. Ce système de distribution a provoqué des émeutes et des violences meurtrières.

Q - Au mois d'avril, Emmanuel Macron disait que la France pourrait reconnaître l'État palestinien en juin. Plus tard, il a aussi dit que cette reconnaissance ne constituait pas simplement un devoir moral, mais une exigence politique. Nous sommes le 6 juin, on en est où ? Est-ce que la France va reconnaître l'État palestinien ?

R - Nous sommes déterminés à le faire.

Q - Quand ?

R - Et à l'occasion de cette conférence qui se tiendra dans quelques jours à New York, d'entraîner avec nous un certain nombre de pays, mais d'entraîner aussi toutes les parties prenantes, et notamment l'Autorité palestinienne, les pays arabes de la région.

Q - Mais on le fera seul si nécessaire ?

R - À prendre des engagements pour retirer tous les obstacles sur le chemin vers la création, l'existence même d'un Etat de Palestine. Et il y a une nécessité absolue, bien sûr, c'est de traiter de la question du désarmement du Hamas, parce qu'il n'y a pas d'avenir possible, de paix, de stabilité pour Gaza et pour la Palestine sans en exclure le Hamas.

Q - Je vous repose ma question, Jean-Noël Barrot : est-ce qu'on reconnaîtra l'État palestinien seul, même si les autres n'y vont pas, lors de cette conférence du 17 au 20 juin ?

R - Ça n'est pas dans cette option que je me place. Nous aurions pu, la France aurait pu prendre une décision à portée symbolique. Ce n'est pas le choix que nous avons retenu, parce que nous avons une responsabilité particulière. C'est la France, c'est un membre permanent du Conseil de sécurité. Si nous le faisons, c'est pour changer les choses et faire en sorte que l'existence de cet Etat de Palestine devienne plus crédible, plus possible.

Q - On apprend à l'instant qu'une plainte contre X pour meurtre et génocide va être déposée ce matin en France par une grand-mère accusant les autorités israéliennes d'être responsables de la mort de ses deux petits-enfants à Gaza. Le mot qui est prononcé, c'est génocide, pour le coup.

R - C'est une qualification juridique qui appartient à la Cour internationale de justice, notamment qui a été saisie sur le sujet, de trancher. Cette Cour internationale de justice a émis des ordonnances, il y a quelques mois déjà, évoquant le risque de génocide et appelant...

Q - C'est la première fois qu'il y a une plainte qui sera déposée à Paris.

R - Et appelant le gouvernement israélien à réduire ce risque à zéro. Il y a une plainte qui est déposée devant une autre juridiction. Je ne veux pas me substituer au juge, chacun son métier.

Q - Une autre question se pose. La France livre-t-elle des armes sans en avoir l'air en pièces détachées à Israël ? Je vous pose la question parce que les dockers de Fos-Sur-Mer le pensent. Ils se sont mis en grève car ils ne veulent pas charger des composants militaires qui devaient partir en Israël. Est-ce que c'est un problème ?

R - Il faut raison garder. Rien n'a changé, si je puis dire. Nous ne livrons pas de matériel militaire utilisé à Gaza. Il y a deux exceptions. Ce sont les composantes qui permettent à Israël de se défendre, notamment avec le dôme de fer. Nous reconnaissons le droit d'Israël à se défendre. Et puis par ailleurs, du matériel qui peut être assemblé en Israël mais qui a vocation à être réexporté. C'est dans ce cadre-là que se situent ces exportations.

Q - Mais on y croit, à ça ? En l'occurrence, ce sont des petites pièces métalliques qui permettent aux fusils mitrailleurs de tirer en rafale.

R - Mais qui n'ont pas vocation à être utilisées à Gaza.

Q - Et ils ne le sont pas, vous en êtes sûr ?

R - S'ils l'étaient, l'entreprise qui les exporte se placerait en contravention vis-à-vis du droit.

Q - Quelques mots de Boualem Sansal. Ça fait plus de 200 jours désormais que l'écrivain franco-algérien est en détention en Algérie pour crime de plume, si on peut dire. La situation est toujours au point mort ?

R - Nous restons très attentifs à son sort, préoccupés par son état de santé. Nous attendons le jugement du procès en appel qui devrait intervenir tout début juillet. Et nous appelons les autorités algériennes à un geste d'humanité, comme nous l'avons fait depuis de nombreux mois.

Q - On sait que vous êtes dans un bras de fer difficile avec l'Algérie. Mais il y a quelques jours, le président de l'armateur français CMA CGM, Rodolphe Saadé, était dans le bureau du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, pour parler business. Il a raison ou ça vous gêne ? Ça gêne la diplomatie française ?

R - Vous savez, nous avons en Algérie des intérêts économiques. Il y a un certain nombre d'entreprises qui continuent à exercer leurs activités malgré les mesures restrictives qui ont été prises par les autorités algériennes ces derniers mois. C'est une des raisons pour lesquelles nous considérons qu'un dialogue aurait mérité d'être réouvert avec l'Algérie, parce qu'à côté des intérêts économiques, il y a la lutte contre l'immigration irrégulière, la lutte contre le terrorisme, qui font qu'Algérie et France ont intérêt à se parler, mais ce sont les autorités algériennes qui ont décidé de bloquer le dialogue par des décisions injustifiées et injustifiables.

Q - Dernière question, Nice sera le centre du monde comme le titre Nice Matin à partir de dimanche. Vous vous rendrez à Nice pour l'ouverture officielle du Sommet des océans, le volet onusien de ce sommet. L'activiste climatique Claire Nouvian a dit : "C'est une autoroute de coquilles vides pour faire de la com'". Donald Trump, on sait ce qu'il a fait du traité de Paris sur le climat, il l'a déchiré, il ne veut pas en entendre parler. Il ne sera pas là. Ça servira à quoi, ce sommet ?

R - Le traité de Paris, l'Accord de Paris dont nous fêtons le dixième anniversaire, c'est sans doute l'un des plus grands succès de la diplomatie française. Il a permis d'entraîner quasiment tous les pays du monde, même si certains en sont sortis, sur une trajectoire de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Si nous n'avions pas eu l'Accord de Paris, si nous n'avions pas réussi ce tour de force, alors nous aurions une situation encore plus dégradée sur le front du climat. Eh bien cette conférence qui va s'ouvrir à Nice, qui est la plus grande jamais organisée sur la préservation des océans, elle a vocation à être pour l'océan, ce bien commun de l'humanité, l'équivalent de ce que l'Accord de Paris a été il y a dix ans pour le climat.

Q - Donc ce n'est pas que de la com' ?

R - Evidemment que non. Vous verrez que des engagements très forts seront pris. Et une nouvelle fois, ce continent oublié qu'est l'océan sera au centre du monde et c'est bien l'honneur de la France que de l'avoir rendu possible.

Q - Merci Jean-Noël Barrot d'être venu sur RTL ce matin.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 juin 2025