Texte intégral
M. Raphaël Daubet, président. - Nous auditionnons cette après-midi M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le ministre d'État, nos auditions ont largement porté sur l'état du droit, ainsi que sur les mesures mobilisables pour lutter contre la délinquance financière et plus particulièrement contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.
Vous le savez, les importantes réformes légales et organisationnelles introduites par la proposition de loi sénatoriale visant à sortir la France du piège du narcotrafic sont sur le point d'être mises en oeuvre. Qu'il s'agisse des nouvelles techniques d'enquête, du nouveau régime des repentis, du parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco) ou de l'état-major de lutte contre la criminalité organisée (Emco), ces éléments s'ajoutent à des leviers puissants, comme la présomption de blanchiment. Toutefois, ils ne permettent pas de surmonter une difficulté structurelle : l'articulation du contentieux du blanchiment et du contentieux de l'infraction principale.
Si tout le monde souligne que la lutte contre l'infraction criminelle doit pouvoir être englobée dans la lutte contre la structure criminelle, la volonté de suivre l'argent pour atteindre les structures et, surtout, de récupérer les sommes issues du trafic illicite et de la fraude se heurte toujours à divers problèmes.
Par ailleurs, nous avons reçu des témoignages surprenants, qu'il s'agisse de l'ampleur du phénomène de blanchiment ou de la facilité, y compris pour des trafiquants de faible envergure, à faire sortir leur argent de France.
La coopération des pays étrangers est évidemment un enjeu majeur, et le développement de l'action des magistrats de liaison est essentiel. Nous avons néanmoins pu constater que ces derniers manquent encore cruellement de moyens.
La loi pénale et la procédure pénale, l'organisation de la justice, les prisons et la coopération internationale : tel est le vaste panorama que nous souhaitons parcourir avec vous.
Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède à présent la parole pour un propos liminaire, avant que nous ne vous posions nos questions.
M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, cette présentation sera rapide, d'autant que vos travaux, notamment vos auditions, ont commencé il y a un certain temps déjà.
Je ne vous apprendrai rien des graves difficultés auxquelles la délinquance financière expose notre pays - nous sommes face à un risque de rupture du pacte républicain, ni plus ni moins. Je ne vous apprendrai pas davantage le lien entre la délinquance financière, la criminalité organisée en général et le narcotrafic en particulier, qui intéresse plus particulièrement le ministère de la justice.
Je ne suis place Vendôme que depuis quelques semaines. Mais, depuis longtemps, le ministère de la justice mobilise des moyens considérables pour essayer de comprendre la spécialisation et la technicité des acteurs, ainsi que la complexité des schémas construits.
Comme vous l'avez souligné, il s'agit de retracer les circuits de financement, alimentés à la fois par de l'argent liquide et par des cryptoactifs, lesquels nous échappent aujourd'hui très largement. En effet, si nous pouvons concevoir assez précisément le fonctionnement des réseaux criminels, qu'il s'agisse de narcotrafic, de prostitution, de trafic d'étrangers en situation irrégulière ou encore de trafic de déchets, nous trouvons finalement assez peu d'argent et quasiment pas d'argent liquide. Le Sénat lui-même évalue le marché français de la drogue entre 3 et 6 milliards d'euros par an ; or, de mémoire, les services du ministère de l'intérieur, les douanes et les services fiscaux saisissent, à ce titre, quelques dizaines de millions d'euros tout au plus chaque année.
Nous comprenons plus difficilement encore les réseaux que cet argent emprunte pour sortir du territoire national. Les montants en question ne passent sans doute plus par les établissements spécialisés d'hier - offices notariaux, banques ou assurances. Grâce au travail mené collectivement, notamment sur la base de la déclaration de soupçon ainsi que de la réglementation des banques, et grâce au travail spécifique accompli par la justice, on peut estimer que cet argent n'est plus guère recyclé par les modèles anciens. Dans certains cas, en Corse ou ailleurs, notamment dans les territoires ultramarins, on constate tout de même encore une certaine porosité entre le monde criminel et la vie économique classique : on pense au secteur du tourisme, à la gestion des déchets, aux bâtiments et travaux publics, voire aux cercles de jeux et à certaines entreprises plus ou moins officielles.
Quoi qu'il en soit, comme vous l'avez vous-même remarqué - ce constat est sans doute à l'origine de la création de votre commission d'enquête -, la menace est importante. Pour le secteur financier, le secteur immobilier et, plus largement, les différents secteurs lucratifs, nous devons absolument être plus efficaces, ce qui implique de travailler à l'échelle internationale.
L'approche transnationale suppose un dialogue et une coopération judiciaires extrêmement étoffés avec tous les pays du monde - je pense surtout aux pays situés hors de l'Union européenne, qui ne sont pas toujours enclins à communiquer les informations relatives à leurs comptes bancaires ou à adapter leur droit interne. Il s'agit là, pour nous, d'une approche très importante.
Le maillage judiciaire que la France doit déployer face à la criminalité organisée, face au blanchiment, face à la délinquance financière, est également un enjeu considérable. Le parquet national financier (PNF) y contribue incontestablement, mais il n'est bien sûr pas le seul instrument dont dispose le ministère de la justice.
L'ouverture des enquêtes en blanchiment, qui devrait presque systématiquement accompagner le constat des infractions, se heurte à un certain nombre de difficultés. Ces dernières tiennent au manque d'officiers de police judiciaire (OPJ) dont souffre le ministère de l'intérieur et, de manière générale, au manque de personnel spécialisé au sein du ministère de l'économie et des finances. Ce constat demeure, malgré le travail accompli par les douanes et la police fiscale dans le cadre d'une structure que j'ai pu créer il y a quelques années grâce à une loi votée avec le soutien du Sénat.
Il nous paraît très important de mobiliser davantage encore un certain nombre d'outils, de dispositions et de services créés très récemment pour nous aider à mener ce travail. Je pense en particulier à l'Agence française anticorruption (AFA) et, bien entendu, à Tracfin.
Enfin, il faut améliorer les pratiques de saisie et de confiscation. Le montant des saisies a beaucoup augmenté, celui des confiscations aussi, mais dans des proportions moindres. Quoi qu'il en soit, pour les premières comme pour les secondes, nous restons très en deçà de ce que nous pourrions faire collectivement afin de lutter contre le blanchiment d'argent et la délinquance financière.
Je suis évidemment prêt à répondre à toutes vos questions.
M. Raphaël Daubet, président. - Selon vous, peut-on envisager une cosaisine du Pnaco et du PNF ? Comment les travaux de ces deux parquets doivent-ils s'articuler ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Au titre de la proposition de loi relative au narcotrafic, nous avons souhaité créer un parquet national dédié à la criminalité organisée, et pas simplement à la lutte contre les stupéfiants, idée initiale de vos collègues Jérôme Durain et Étienne Blanc. Le Sénat et l'Assemblée nationale nous ont heureusement aidés à modifier le texte initial en ce sens. Sinon, nous aurions dû nous contenter d'un cadre plus étroit.
Il faut bien comprendre que le sujet n'est pas tant le produit que les criminels vendent que l'argent que celui-ci rapporte. Ces criminels ne sont en rien comparables à des salariés de Renault ou de Peugeot, qui croient en la voiture qu'ils vendent à leurs clients : ils cherchent des activités lucratives - aujourd'hui la drogue, demain tout autre chose. Ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'est la criminalité organisée au sens large, même si la drogue est à l'origine d'un certain nombre de ressources.
C'est précisément pourquoi le Gouvernement a voulu créer le Pnaco, et je remercie une nouvelle fois le Sénat d'avoir accompagné sa démarche.
Ce parquet national doit d'abord faire du renseignement criminel - c'est ce qui nous manque le plus - et de la coopération judiciaire, dont j'ai souligné toute l'importance, sans dévitaliser le travail des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ou négliger les missions de l'actuelle juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Les cosaisines faciliteront effectivement ce travail.
En vertu de la loi, le PNF n'est compétent que pour le blanchiment des infractions relevant de sa propre compétence. Il peut tout à fait apporter son soutien au travail que mènera le Pnaco à partir du 1er janvier prochain. On pourrait imaginer que les parquets s'entendent pour ouvrir les enquêtes parallèles que vous évoquez. La spécialisation du PNF, notamment en matière de cryptomonnaies et de cryptoactifs, sera très utile dans ce cadre - ces sujets font l'objet de nombreuses demandes de la part des magistrats et de ceux qui les accompagnent.
Cela étant, il ne faut pas y voir la réponse à tout. En 2023, 4 669 personnes ont été poursuivies pour des faits de blanchiment et, à cet égard, l'information judiciaire domine largement : elle représente 56% des poursuites. Les magistrats du siège se saisissent donc beaucoup plus rapidement de ces infractions que d'autres.
Selon nous, le travail susceptible d'être mené collectivement est surtout celui dont se charge actuellement Tracfin, par l'intermédiaire de ses référents, notamment auprès des parquets et des parquets généraux. Le Pnaco et le PNF n'ont évidemment pas vocation à traiter toutes les affaires ; ils doivent se concentrer sur les affaires les plus importantes, celles d'une particulière complexité. Tous les parquets locaux doivent s'intéresser au blanchiment d'argent et à la criminalité financière.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous venez d'évoquer le Pnaco : notre objectif est précisément de compléter, avec beaucoup de modestie, mais beaucoup de détermination, le travail remarquable accompli par la commission d'enquête relative au narcotrafic. La criminalité organisée couvre évidemment un champ beaucoup plus vaste que le trafic de drogue.
En préambule, je tiens à adresser nos remerciements à l'ensemble de vos services dont les représentants se sont exprimés devant notre commission d'enquête. Je salue à la fois leur efficacité tout à fait remarquable, leur grande compétence technique et leur volonté de contribuer à nos travaux.
Ma première question porte sur le nécessaire tuilage entre la Junalco et le Pnaco. Que prévoyez-vous à ce titre ? C'est un véritable enjeu, notamment pour coordonner les actions menées avec celles du PNF.
Ma deuxième question porte sur les plans de formation, en particulier au sujet des cryptoactifs. Au siège d'Europol, on nous a assuré que, malgré les problèmes pratiques, la traçabilité des cryptoactifs était toujours possible. On nous a également expliqué que 100 % des dossiers de criminalité organisée comportaient des cryptoactifs, en tout ou partie. Il s'agit donc d'un sujet majeur, sur lequel nous devrons tous nous pencher en vue d'une régulation.
Ma troisième question a trait à la coopération internationale. Votre prédécesseur, Didier Migaud, avait lancé l'idée d'une coopération de tous les parquets européens, notamment dans les zones portuaires, auxquelles j'ajouterais volontiers les zones aéroportuaires, eu égard à leur importance. Qu'en pensez-vous ?
Ma quatrième question s'inspire d'une observation, à mes yeux parfaitement pertinente, formulée par les services d'Europol : il serait très appréciable que les informations contenues dans les dossiers clôturés remontent à l'échelle européenne. En effet, un certain nombre d'éléments y figurant pourraient avoir, pour des affaires jugées dans d'autres pays, un intérêt décisif, notamment pour Europol. Que pensez-vous de cette proposition ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Le Parlement s'est montré ambitieux : il a fixé la création du Pnaco au 5 janvier 2026. Si je fais le pari que, dans sa grande sagesse, le Conseil constitutionnel ne censurera pas la proposition de loi relative au narcotrafic, le Président de la République devrait promulguer ce texte à la fin du mois de juin prochain. Je ne disposerai donc probablement que de six mois pour installer ce parquet. Or six mois, c'est court, même si, à l'origine, le Sénat souhaitait que ce parquet soit institué le 1er septembre 2025. Ces quelques mois supplémentaires sont les bienvenus pour assurer un tuilage.
J'ai déjà eu l'occasion de l'annoncer à la conférence des procureurs généraux : dès la publication de ce texte de loi au Journal officiel, je prendrai soin de réunir un comité de pilotage où l'ensemble des services du ministère de la justice seront représentés. J'y associerai évidemment les parquets spécialisés qui existent déjà, parmi lesquels le PNF et le parquet national antiterroriste (Pnat) - ce dernier sera sans doute moins concerné par ces sujets, mais des liens peuvent exister.
Je rappelle, en outre, que la proposition de loi relative au narcotrafic ne se contente pas de créer un parquet spécialisé : elle concerne l'ensemble de la chaîne pénale, du service enquêteur, que vous avez évoqué en mentionnant l'état-major dédié, aux prisons, en passant par la magistrature du siège et par l'application des peines.
Avec les Jirs et le PNF, ce comité de pilotage va définir la cosaisine, le fonctionnement commun et la répartition des effectifs, en précisant le nombre de magistrats et d'assistants spécialisés nécessaires. Sans doute un travail particulier devra-t-il être mené entre le service enquêteur unifié et le Pnaco - le Pnat mène un travail comparable avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Surtout, il n'est de richesse que d'hommes et de femmes. Un préfigurateur est déjà désigné, à savoir le procureur de Fontainebleau, qui a beaucoup contribué à ce travail - j'ai d'ailleurs rendu ses propositions publiques à plusieurs reprises. J'ai fait savoir qu'il ne serait pas définitivement chargé de ces fonctions. Mais viendra le moment où je proposerai au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) le procureur national, ou la procureure nationale, chargé d'organiser le Pnaco, en lien avec M. Jean-François Bonhert, chef du PNF, avec M. Olivier Christen, procureur national antiterroriste, et avec la Mme procureure générale près la cour d'appel de Paris, dont ce parquet relèvera évidemment.
Je tiendrai le Parlement informé de ces travaux s'il le souhaite, comme je l'ai indiqué aux présidents des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.
L'article 7 de la proposition de loi relative au narcotrafic permet de dédier des formations spécifiques aux cryptoactifs, en lien avec toutes les dispositions qui existent déjà. L'École nationale de la magistrature (ENM) est quant à elle en train de travailler à une formation spécifique, pour les futurs parquetiers du Pnaco et tous ceux qui s'intéressent aux cryptoactifs, qui se démocratisent. Comme vous le soulignez, ils se retrouvent dans tous les dossiers. Cela étant, la fraude, la délinquance quotidienne et même les réseaux criminels ont encore largement recours à l'argent liquide.
Les cryptomonnaies prendront évidemment de plus en plus de place ; ce sujet éminemment complexe mérite d'être traité en tant que tel. Mais l'argent liquide reste le sujet principal. D'ailleurs, quand on me demande comment arrêter le trafic de drogue dans nos quartiers, j'ai l'habitude d'avancer cette mesure assez simple : la fin de l'argent liquide, qui empêchera la constitution de points de deal. Il y aura sans doute encore des drogues et des livraisons de drogues. Mais, quand l'argent est traçable - et les cryptoactifs le sont souvent pour des enquêteurs perspicaces -, tout est plus compliqué, pour le consommateur comme pour le revendeur. Les circuits de financement peuvent en effet être mis au jour.
Ce que nous devons comprendre aujourd'hui, c'est où va cet argent liquide, comment il franchit nos frontières. Sans doute emprunte-t-il les réseaux communautaires ou commerciaux évoqués par la série intitulée D'argent et de sang. En tant que ministre des comptes publics, j'étais chargé de la douane et de Tracfin quand ont été menées les très importantes enquêtes évoquées par la série en question. Cette dernière est certes un peu romancée, mais elle résume assez bien ce qu'a pu être la fraude aux quotas carbone, que, sous les mandatures précédentes, l'administration n'avait effectivement pas détectée.
Mme Nathalie Bécache, aujourd'hui procureure générale près la cour d'appel de Rouen, était alors responsable de service aux douanes. Elle a contribué à découvrir que de très fortes sommes d'argent liquide étaient attribuées à des commerces communautaires, puis transférées de l'autre côté du monde par une forme de banque parallèle, qui n'était déclarée nulle part. De tels précédents devraient tous nous intéresser.
J'y ajoute un autre exemple. Je me suis rendu la semaine dernière au Luxembourg, où le trafic de drogue a pris des proportions considérables, notamment aux abords de la gare de Luxembourg. La drogue est acheminée en Europe par des mules venues de Guyane et, plus largement, d'Amérique du Sud. D'après la ministre de la justice et le procureur général du Grand-Duché, ce sont des Nigérians vivant dans l'est de la France qui font entrer les produits stupéfiants au Luxembourg. Les collecteurs manient beaucoup d'argent liquide : quand l'un d'eux est appréhendé dans le train partant de Luxembourg, on peut trouver sur lui 70 000, 80 000, voire 100 000 euros, correspondant sans doute à une ou deux journées de recettes d'un point de deal.
À l'évidence, des millions d'euros circulent ainsi entre le Grand-Duché de Luxembourg et l'est de la France, mais nous n'en retrouvons presque jamais la trace. Compte tenu du nombre de points de deal et, plus largement, du nombre de lieux de vente de drogue présumés, on peut estimer que les sommes sont absolument considérables. Et, je le répète, on ne sait pas comment cet argent liquide se transforme en argent invisible.
Les cryptoactifs sont sans doute une partie de la réponse, mais ils ne représentent pas la majorité de ces flux, en tout cas aujourd'hui. Il faut à la fois former aux cryptomonnaies et, surtout, s'efforcer de découvrir les circuits parallèles d'argent liquide, passant par d'autres points que ceux que nous contrôlons. Nous regardons les notaires, les banques, les assurances ou encore l'immobilier : manifestement, plus grand monde ne passe par ces canaux pour blanchir son argent.
Vous m'interrogez sur la coopération des parquets à l'échelle européenne, autour des ports et, pourquoi pas, des aéroports. Les ports, notamment ceux du nord de l'Europe, sont des points d'arrivée de la drogue et, de manière générale, de toutes les marchandises illicites. Les ports français restent concernés dans une certaine mesure, malgré tout le travail que nous avons mené. Mais, vous le savez bien, ces trafics passent pour beaucoup par les ports flamands, de Belgique et des Pays-Bas, pour de nombreuses raisons, qu'il s'agisse de la logistique ou du manque de contrôle.
Lorsque j'étais ministre de l'intérieur, mon homologue belge, Annelies Verlinden, avait pris une initiative à ce titre - étant élue d'Anvers, elle connaît bien ces sujets. Elle a créé une sorte d'alliance des polices en vue de renforcer le contrôle des ports. Des efforts ont été engagés, même s'ils méritent d'être accentués. Il se trouve que Mme Verlinden, ministre belge de l'intérieur pendant quatre ans, est désormais ministre de la justice : elle a été nommée à peu près en même temps que moi. Ainsi sommes-nous une nouvelle fois homologues. Nous sommes vite arrivés à la conclusion qu'il fallait oeuvrer en faveur de la coopération judiciaire.
La création d'un parquet européen fait l'objet d'une proposition de résolution actuellement à l'étude ; cette piste a son intérêt, même si elle ne traite pas tout à fait le sujet dont nous parlons. Ce qui est sûr, c'est que la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment exige une coopération judiciaire entre parquets, laquelle n'est pas tout à fait organisée aujourd'hui.
Je me suis déjà rendu en Amérique du Sud pour traiter ces sujets. Dans trois semaines, je me rendrai de nouveau au Pérou, pays à son tour touché de plein fouet par le trafic de drogue, ainsi qu'en Colombie, qui - je n'ai pas besoin de vous faire un dessin - mérite elle aussi toute notre attention à cet égard. À nos yeux, mieux vaut assurer une coopération entre les cinq pays les plus touchés par la logistique de la drogue - la Belgique, les Pays-Bas, la France, l'Italie et l'Espagne - et les pays les plus gravement frappés par la production de drogues, notamment de cocaïne, parmi lesquels le Brésil, le Pérou, le Mexique et la Colombie, si elle accepte de s'associer à ce travail.
La coopération politique a évidemment son importance, mais il est surtout essentiel d'assurer une coopération entre les parquets, dans une logique plus transnationale qu'européenne, pour suivre efficacement les flux de drogue et donc d'argent.
Enfin, le suivi des dossiers clos est un problème pour les différents ministères de la justice. Nous saisissons énormément de données. Nous recueillons énormément de témoignages. Nous dressons énormément de procès-verbaux, où sont cités énormément de noms. Mais, quand le dossier est clos, il n'est pas numérisé et ne sert pas à autre chose.
Dans le cas de M. Amra, un volume considérable de données ont été saisies par la police judiciaire. Les affaires ne concernent sans doute pas directement M. Amra, mais n'en sont pas moins nombreuses et importantes. Que faut-il faire de ces données ? Comment les exploiter ? Comment récupérer tel ou tel élément figurant dans un dossier clos ?
Vous avez parfaitement raison, le renseignement criminel fait aujourd'hui défaut. Aux échelles française et européenne, une intelligence artificielle permettrait sans doute de recouper certains dossiers, certains procès-verbaux, certains lieux, certains numéros de téléphone, grâce auxquels les services enquêteurs et les renseignements criminels judiciaires travailleraient de manière plus efficace. Quand on se tourne vers Europol ou Interpol, c'est encore mieux, car les données sont encore plus importantes. D'ailleurs, Europol et Interpol savent faire des choses que nous ne pouvons faire nous-mêmes, du fait d'une législation qui ne dépend pas vraiment que de nous.
Il est certain que les dossiers clos doivent servir. Évidemment, il faut veiller à la protection des données personnelles et au respect des libertés individuelles. Mais - je suis parfaitement d'accord avec vous - le ministère de la justice possède une masse d'informations que nous n'exploitons pas. Si l'ensemble des pays européens coopéraient à cet égard, on retrouverait sans doute beaucoup de personnes recherchées.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous formulerons certainement un certain nombre de propositions à ce titre.
Mme Nadine Bellurot. - Que préconisez-vous plus précisément face à la corruption sévissant dans l'administration pénitentiaire, placée sous votre autorité ?
Vous avez annoncé votre intention d'enfermer les délinquants les plus dangereux dans des établissements spécifiques. Parmi eux figureront, à n'en pas douter, de très gros narcotrafiquants, disposant de moyens considérables. Avez-vous prévu des formations, des systèmes d'alerte et d'accompagnement spécifiques pour le personnel de ces établissements ?
Chacun peut constater le manque d'appétence dont souffre la police judiciaire. Comment pourrait-on y remédier ? Comment, en parallèle, rendre plus attractive la filière économique et financière au sein de la magistrature ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Vous avez parfaitement raison de dire que la corruption est un enjeu considérable, comme la menace, d'ailleurs. On peut être conduit à collaborer avec des criminels, non par appât du gain, mais sous l'effet d'un chantage : il est d'ailleurs souvent difficile de distinguer ces deux causes, peut-être faute d'un travail suffisant du ministère de la justice pour la protection de ses agents.
Les agents pénitentiaires ne sont pas les seuls concernés, même s'ils travaillent en vase clos et ont face à eux beaucoup de personnes à même d'exercer une corruption ou des menaces. Je pense aussi aux magistrats, aux greffiers et à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont en lien avec les délinquants.
M. Amra a pu proposer 2 millions d'euros aux policiers roumains qui l'ont arrêté : on mesure, avec un tel exemple, le sans-gêne du criminel et l'étendue de ses moyens financiers. Avait-il ces 2 millions d'euros sur lui ? On ne le saura pas.
Je rappelle, en outre, que M. Amra n'était pas perçu par les services du ministère de la justice comme quelqu'un de particulièrement dangereux. Il existe sans doute plusieurs dizaines de M. Amra, que l'on ne connaît pas encore, mais que la future loi relative au narcotrafic permettra, je l'espère, de détecter et d'enfermer. C'est le sens du travail que nous menons.
Je le répète, l'administration pénitentiaire n'est pas la seule concernée. La question vaut pour tous les fonctionnaires, notamment pour les policiers, ainsi que pour les élus locaux. Tous ceux qui sont conduits à approcher ces délinquants peuvent faire l'objet de manoeuvres de corruption ou de menaces.
Les prisons de haute sécurité, destinées aux 700 à 800 détenus les plus dangereux, seront dotées d'un régime carcéral spécifique. Elles devront être bien réparties sur le territoire national et disposeront d'environ trois agents pour une personne. De plus, les détenus seront isolés et suivis particulièrement. Ces personnels pourront être soumis à des manoeuvres de corruption ou à des menaces, mais nous aurons préalablement déployé des moyens extrêmement importants, qui limiteront très fortement le risque. Dès lors, votre question porte peut-être davantage sur l'administration pénitentiaire dans son ensemble.
L'administration pénitentiaire est très courageuse, mais doit faire face à des problèmes spécifiques. Tout d'abord, on n'a pas voulu habiliter ses agents. En sept ans, j'ai dirigé successivement deux ministères importants disposant de services de renseignement : le ministère des comptes publics, puis le ministère de l'intérieur. À Bercy, les agents de Tracfin comme ceux de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) sont habilités secret-défense ! On évite de les mettre en contact de personnes qui pourraient les faire chanter ou les corrompre en exploitant leurs faiblesses, d'autant que leur vie peut être en jeu. En parallèle, on teste leur loyauté envers l'État : ces agents peuvent avoir la vie personnelle, sexuelle, politique, syndicale ou religieuse qu'ils veulent, mais, lors des entretiens d'habilitation confidentiel-défense ou secret-défense, ils ne peuvent pas mentir à l'État. Ils doivent pouvoir assumer publiquement leurs faiblesses. S'il apparaît qu'ils ont menti au cours de l'un de ces entretiens, on leur retire évidemment leur habilitation. On considère qu'ils ne sont pas loyaux envers l'État. Au ministère de l'intérieur, c'est encore plus vrai, notamment pour les agents de la DGSI ou des renseignements territoriaux.
Les agents pénitentiaires sont au contact de personnes très dangereuses, particulièrement manipulatrices et intelligentes. Or les faiblesses de ces agents ne sont pas connues de l'administration.
Je prendrai un exemple extrêmement simple : celui d'un agent de la DGSI qui est marié, qui est en concubinage ou qui a des relations sexuelles avec une personne qui n'est pas de nationalité française. Au sein de ce service, il ne viendrait à l'idée de personne de confier à cet agent une mission de contre-espionnage dans la communauté ou dans l'État considéré, qu'il s'agisse de la Chine, de l'Algérie ou du Maroc. Cela ne signifie pas que l'agent en question ne peut pas travailler à la DGSI, mais on ne va pas tenter le diable.
Il faut savoir qu'en Chine une loi pénale impose à tout citoyen de rapporter, même quand il est hors du territoire chinois, les informations qu'il a en sa possession ; s'il ne le fait pas, il s'expose à une peine de prison extrêmement longue, voire à la peine de mort. Pour un citoyen chinois marié à une Française ou à un Français, la tentation peut être grande de collaborer ainsi - des pressions peuvent être exercées sur sa famille -, même sans vouloir trahir la France. Ce sont là des situations qu'il faut éviter.
Pour les agents pénitentiaires, la principale tentation est l'argent. Ce n'est pas tout à fait la même chose que l'espionnage ou le contre-espionnage - quelques agents sont certes en détention, mais on ne parle que d'un très petit nombre de personnes. Pour lutter contre les tentations d'argent, il est important de savoir si tel ou tel agent est en situation de surendettement, car il s'agit d'une faiblesse manifeste. Il arrive que l'on soit surendetté - c'est la vie -, et cela ne doit évidemment pas empêcher de travailler dans l'administration pénitentiaire. Mais ces agents sont au contact de personnes qui, elles, ont beaucoup d'argent et qui, pour quelques milliers ou quelques dizaines de milliers d'euros, peuvent leur demander de faire entrer un téléphone ou de transmettre une information. Or, pour les agents surendettés, la tentation est encore plus grande que pour les agents sans problème d'argent.
Quand je suis arrivé au ministère de la justice, j'ai demandé si l'on avait habilité les agents pénitentiaires. La réponse est non : aucun agent de la pénitentiaire n'est habilité. J'ai également demandé si les personnes chargées de lutter contre le narcobanditisme étaient connues du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), des fichiers Tracfin et des fichiers de la Banque de France : la réponse est également non. Nous sommes en train de mettre en place ces mesures - je n'ai pas besoin d'une loi pour le faire -, en tout cas pour les prisons de haute sécurité ; nous ne le ferons pas pour tous les agents pénitentiaires. Nous y travaillons avec les syndicats, qui sont à l'écoute, ce dont je les remercie. C'est aussi un moyen de protéger les agents eux-mêmes. En retardant ces dispositions, nous les avons mis en difficulté.
L'AFA a elle aussi travaillé sur ce sujet. Elle a d'ailleurs remis très récemment un rapport relatif à la corruption dans le monde pénitentiaire. C'est sans doute ce document qui inspire votre question - je n'ai pas eu le temps d'en prendre connaissance totalement, mais nous examinerons ses conclusions avec intérêt.
Pour ma part, je crois beaucoup en l'habilitation, et je mise beaucoup sur la transformation de notre régime carcéral. Vous avez compris que je suis en train de le révolutionner, en classant les détenus, en les plaçant dans des prisons spécifiques selon leur dangerosité. Les mêmes habilitations ne sauraient être requises pour gérer une personne ayant commis des violences conjugales, une personne ayant roulé en état d'ivresse et un narcobandit. Or, aujourd'hui, dans les maisons d'arrêt, il y a de tout : il y a des terroristes et des narcobandits. Il y a aussi celui qui a été contrôlé huit fois au volant avec un peu trop d'alcool dans le sang ou encore le petit escroc. Les agents doivent être spécialisés selon les détenus placés face à eux.
Je vais vous raconter une anecdote. Au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, qui, le 31 juillet prochain, doit devenir la première prison de haute sécurité, M. Rédoine Faïd et M. Salah Abdeslam se trouvent tous deux au quartier d'isolement. J'ai demandé au directeur de l'administration pénitentiaire s'il était possible de regrouper les personnes dangereuses. Il m'a répondu : surtout pas, ce serait très dangereux. Mais, lorsque j'ai visité les lieux et que je suis arrivé dans le quartier d'isolement, j'ai constaté que M. Abdeslam et M. Faïd étaient l'un à côté de l'autre. On m'a répondu que c'était le hasard du tirage au sort : ce n'était vraiment pas de chance, le jour de la visite du ministre...
J'ai discuté avec les agents pénitentiaires, en profitant d'un moment où tout le petit monde qui m'accompagnait semblait occupé à autre chose. L'un d'entre eux était de Tourcoing : c'est dire à quel point il m'était sympathique, à l'instar, d'ailleurs, de ses collègues ! (Sourires.) Je demande à deux de ces agents comment cela se passe au quotidien avec Salah Abdeslam et Rédoine Faïd. Ils me répondent que cela se passe bien, qu'ils ont l'habitude de travailler avec ces détenus. Les agents pénitentiaires sont par définition très dignes, ils ne sont pas là pour juger ceux qui ont déjà été jugés. Mais l'agent originaire de Tourcoing me dit la chose suivante : « Abdeslam ne parle pas trop, mais avec M. Faïd... » J'ai été frappé de ce simple détail : l'un a droit à un " monsieur ", l'autre non.
Rédoine Faïd s'est échappé à plusieurs reprises. Je ne dis pas qu'il a déjà entrepris de manipuler tel ou tel agent pénitentiaire, mais je constate qu'il inspire une forme de respect.
La manipulation peut avoir de nombreux points de départ. On peut parler de ses enfants, du club de foot que l'on aime bien ou encore de sa ville. Quand on passe du temps avec les gens, c'est tout à fait normal. Mais il faut former les agents contre la manipulation ; il faut les faire changer de service régulièrement pour éviter qu'ils ne développent des habitudes. Ce sera le cas dans les prisons de haute sécurité : les agents seront mutés tous les six mois, comme c'est le cas en Italie.
Il y a les détenus qui présentent des troubles psychiatriques et qui, intellectuellement, ne sont guère susceptibles d'exercer une manipulation, mais il y a aussi les détenus capables de manipuler des personnes.
Enfin, la corruption n'est pas seulement financière. Elle passe aussi par des menaces très claires et par des manipulations subtiles. Les criminels de haut vol sont souvent très intelligents.
Mme Nadine Bellurot. - Très insinuants...
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Exactement. J'insiste sur cette corruption de l'esprit. Les agents pénitentiaires ne sont pas extrêmement bien payés et travaillent dans des conditions difficiles. Ils doivent faire l'objet, de notre part, d'un important effort de formation initiale et, surtout, continue pour travailler avec de tels détenus.
M. André Reichardt. - Mes questions seront liées à ce nouveau concept de criminalité organisée, tel qu'on le voit apparaître désormais. Ce n'est pas une petite criminalité organisée : c'est une véritable organisation criminelle, qui a été capable, il y a quelques semaines, d'attaquer des établissements pénitentiaires et leur personnel. Qui aurait pensé qu'elle était capable de telles actions ? Pas moi en tout cas. Nous avons eu confirmation de l'identité des auteurs. Pour moi, c'est plutôt une organisation criminelle, avec un système en place. Hier, nous avons évoqué les Frères musulmans. C'est la même mécanique qui est à l'oeuvre et qui grignote des parts de marché un peu partout, à bas bruit, avec beaucoup d'efficacité. Elle progresse avec la prostitution, le narcotrafic, mais aussi la corruption. Qui aurait pensé qu'il y avait de la corruption en France ?
J'ai réalisé des actions de coopération décentralisée en tant que président de la région Alsace. Il y a trente ans, nous avions envoyé un container de moteurs neufs de Peugeot Mulhouse. J'étais présent lors de son embarquement. Il a été livré sur le port de Dakar, sans être ouvert ; il a fallu payer pour son débarquement. Or, quand il a été ouvert, il n'y avait plus rien dedans... Les Africains se sont plaints : " Comment osez-vous envoyer un container vide " ? Je savais qu'il y avait de la corruption là-bas, mais chez nous...
Dans notre pays, les parquets et la police judiciaire sont-ils suffisamment formés pour appréhender une organisation criminelle, cette mécanique en marche ?
Monsieur le ministre, votre réponse sur le Pnaco et le PNF m'a interpellée. J'ai bien compris qu'il y aurait une formation, mais cela prendra du temps. Vous dites que nous devons aussi recourir aux parquets locaux, mais tout le monde les connaît. Ils n'ont déjà pas beaucoup de temps pour réaliser leur travail habituel... Les rares fois où je les ai sollicités parce que j'avais le sentiment d'être mal considéré, j'ai eu droit à un classement vertical ! Ces personnes sont-elles suffisamment qualifiées pour remonter des informations à un Pnaco ? Ne se tirent-ils pas la bourre, si je puis me permettre l'expression ?
Votre réponse me convient totalement sur la coopération internationale : il vaut mieux travailler avec des personnes motivées que d'attendre que les 27 États membres le soient. Toutefois, la criminalité organisée et le blanchiment n'ont pas de frontières. Des pays d'Amérique latine ou plus proches de l'Union européenne jouent-ils vraiment le jeu ? Font-ils preuve d'une démarche active en matière de coopération ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Il n'y a pas de défaut d'attractivité pour les magistrats. Notre sujet principal, ce sont les enquêteurs. Par principe, les procureurs ne classent pas verticalement ; ils appliquent le principe de l'opportunité des poursuites. Le problème, c'est qu'ils manquent d'officiers de police judiciaire et priorisent le travail des policiers et gendarmes sous leur autorité. On ne mène pas toutes les enquêtes article 40 faute d'OPJ, et surtout faute d'OPJ spécialisés dans les sujets économiques et financiers.
Si je suis extrêmement fier d'avoir, durant quatre ans et demi, été ministre de l'intérieur, je rappelle que, lorsque j'étais ministre des comptes publics, j'ai créé la police fiscale, à l'époque très contestée par ce ministère et par l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).
Être OPJ, ce n'est pas forcément être policier. Il manque 5 000 OPJ dans la police nationale, pour de nombreuses raisons : le concours est très difficile, et 50 % le ratent. Ensuite, il faut avoir au moins trois ans de carrière.
J'ai décidé de la réforme de la voie publique. Il y a cinq ans, vous vous plaigniez qu'il n'y avait pas assez de monde dans les commissariats. Il y a plus de monde désormais. Auparavant, les policiers avaient un week-end sur trois ou quatre avec leur famille ; désormais, c'est un sur deux. Nous avons réformé les cycles horaires. Quand vous leur demandez quel est leur temps de travail, ils vous répondent 12 heures 08 ! Ils comptent les minutes.
Ce n'est pas le cas pour les policiers d'investigation. Le policier d'investigation est dans son commissariat, où il fait ses enquêtes. S'il faut perquisitionner, il est là ; s'il y a des gardes à vue, il en attend la fin ; il attend le magistrat ; il reste le dimanche si besoin. Les policiers, comme tout le monde, ont une vie, un conjoint, des enfants en garde alternée, et finissent par en avoir marre d'avoir des difficultés personnelles pour un montant de rémunération qui n'est pas très élevé par rapport à la voie publique. Cela les amène à quitter l'investigation pour un poste plus stable. C'est l'une des raisons des crises des OPJ.
Enfin, l'OPJ est responsable. En cas de drame, par exemple un féminicide, il m'est arrivé de suspendre de nombreux policiers, chefs ou gardiens de la paix, qui n'avaient pas bien enregistré la plainte, qui posaient des questions en dehors de la déontologie, qui avaient oublié de rappeler quelqu'un, de le mettre en garde à vue, de faire la saisie d'arme, d'amener la victime chez le médecin, ou qui ne l'avaient pas crue.
Après le drame de Mérignac, j'ai suspendu et sanctionné tout le monde, du directeur départemental de la sécurité publique jusqu'au policier qui a pris la plainte. Le policier d'investigation voit donc que tout ce qu'il fait est beaucoup plus important, en matière de traçabilité, que le policier qui se trouve sur la voie publique. S'il n'est pas bien payé, s'il travaille comme un damné, sans aucun horaire, et s'il est sanctionné en cas d'erreur, il s'en va.
À la différence des policiers, les gendarmes, même s'ils ont moins d'affaires, deviennent OPJ quand ils prennent leur grade. Dans la police, on peut être un policier expérimenté sans avoir le grade d'OPJ.
Je ne suis plus ministre de l'intérieur, et il reste beaucoup de choses à faire. Il manque 5 000 OPJ. Les procureurs n'ont donc pas assez d'enquêteurs, notamment spécialisés. Il faut effectivement former encore plus les parquetiers sur les questions de délinquance financière et économique, mais les petits parquets ont encore moins de policiers à leur disposition. Certes, ils peuvent toujours saisir les sections de recherche de la gendarmerie ou de la police judiciaire, grâce à la réforme départementalisée, mais il manque toujours du monde.
Il faut donc travailler avec des policiers et des gendarmes, mais pas seulement : il faudrait aussi travailler avec des agents du fisc, des douanes, des directeurs de prison, des policiers municipaux, des hackers... De nombreuses personnes pourraient être OPJ sans être policier ou gendarme. Ce serait une révolution, qui nous permettrait d'avoir des centaines d'OPJ supplémentaires, notamment dans les cryptomonnaies. On peut s'inspirer des gendarmes, qui forment dès l'école de gendarmerie, mais il ne serait pas absurde que certaines personnes réalisent des enquêtes judiciaires sans être policier ou gendarme. Le concours d'OPJ pourrait être distinct du statut de policier ou de gendarme. Par exemple, pour la criminalité environnementale organisée, de nombreux agents de l'Office français de la biodiversité (OFB), de l'Office national des forêts (ONF), des parcs nationaux, des chimistes ou des vétérinaires pourraient être spécialisés et avoir la qualité d'OPJ. La réponse à la spécialisation qui nous manque, pour éviter de classer les dossiers et pour être au plus près du terrain, est d'aller chercher des OPJ en dehors du ministère de l'intérieur pour compléter les effectifs.
Ne vont-ils pas se tirer la bourre ? Cette préoccupation explique que nous ayons créé un parquet national spécialisé qui répond à un parquet général. Ce sera le travail de la procureure générale de Paris. Le Pnaco dira qu'il prend une affaire. S'il y a un conflit entre le PNF et le Pnaco, le parquet général réglera les conflits. Cela aurait été plus compliqué si nous avions un parquet spécialisé qui ne répondait pas à un parquet général ou s'il n'y avait qu'une saisine des Jirs, car il y aurait eu une guerre pour obtenir les plus belles affaires.
Pour le Pnat, cela nous a beaucoup aidés de nous organiser en fonction de la gravité des affaires, et non par espace territorial. Les parquets, habituellement, se spécialisent en fonction d'un ressort territorial, et non de la nature des affaires. Un parquet national permet la verticalité et d'oublier l'aspect territorial, comme on le voit pour le Pnat et le PNF. Cette caractéristique nous aidera pour le Pnaco.
La coopération judiciaire internationale dépend des pays. La diplomatie consiste à parler calmement avec des gens avec lesquels on n'est pas d'accord. Nous devons beaucoup parler et répéter, et surtout mettre en avant l'enjeu réputationnel. Les Émirats arabes unis ont réalisé des efforts considérables, particulièrement depuis quatre mois. Lorsque je suis arrivé au ministère de la justice, ils n'avaient extradé personne depuis quatre ans, alors que nous avions une trentaine d'objectifs sur le narcotrafic dans ces pays. Après deux déplacements, un peu de presse, deux entrevues entre le Président de la République et l'émir, et leur souhait d'un soutien de la France et de l'Europe pour le groupe d'action financière (Gafi), ils ont beaucoup collaboré : ils nous ont renvoyé quatre personnes, dont trois très gros objectifs... Certes, les précédents ministres de la justice s'y étaient aussi rendus, mais, à force d'échanger, la situation s'est débloquée. Les Émirats ont envie d'aider la France, mais, surtout, ils ne souhaitent pas avoir l'image d'être le royaume des narcos, ou voir le Gafi refuser son quitus au système bancaire émirati.
Reste un problème : la saisie-confiscation. La situation s'est améliorée pour les extraditions de personnes, mais pas pour les biens. Félix Bingui, immense trafiquant, a été renvoyé par le Maroc, et se trouve actuellement dans les prisons françaises. C'était le plus gros trafiquant encore dehors après la guerre de Marseille. Les deux personnes probablement impliquées dans la tuerie d'Incarville, qui ont cru pouvoir se cacher au Maroc, ont été arrêtées. Nous attendons leur prochaine extradition. Il en est de même pour la Thaïlande, État auparavant très peu coopératif, qui l'est de plus en plus.
Pour les extraditions de personnes, hormis quelques rares pays, dont Israël et l'Algérie, nous avons de très bonnes coopérations, même s'il faut parfois insister. C'est plus dur pour les saisies-confiscations, car les pays doivent accepter de se dire qu'ils ont recyclé l'argent de la drogue. Ce premier pas est difficile. C'est aussi une question de modèle économique : dans les pays du Golfe, on peut acheter un appartement avec de l'argent liquide. Le système des notaires n'existe pas.
Du reste, les Émirats comme le Maroc accepteraient les saisies-confiscations s'ils saisissaient et confisquaient eux-mêmes, pour récupérer l'argent, alors que nous voulons saisir la villa X et récupérer l'argent de la drogue qui circule chez nous... On pourrait imaginer un arrangement. Je suis même prêt à laisser l'argent au Maroc et aux Émirats. L'important, c'est que les trafiquants ne touchent pas l'argent de leur drogue et que le message passe qu'ils ne peuvent plus blanchir leur argent.
La coopération sur les personnes avance bien ; celle sur les biens ou le blanchiment avance moins.
Les enquêteurs comprennent ces organisations. Je les ai vus fonctionner de près. La gendarmerie nationale et la police judiciaire sont très bonnes. Les technologies permettent désormais de réaliser des recoupements que l'on ne pouvait faire avant. On essaie de faire avec le Pnaco ce que l'on faisait avec le Pnat. Notre défaut, actuellement, est de vouloir tout judiciariser tout de suite, alors qu'il faudrait un minimum de renseignements criminels et un minimum de travail administratif pour que le parquet et les services de police puissent travailler en confiance. Il faudrait d'abord décider de mesures administratives, comme des écoutes téléphoniques, et faire du suivi et du renseignement. Cela demande une grande confiance entre le procureur et son service de police. Ce n'est pas possible quand il y a cinquante services de police différents...
Le dispositif existant pour la DGSI et le Pnat est intéressant. Quand le Pnaco travaillera avec l'état-major du ministère de l'intérieur, ils travailleront sur du renseignement, y compris administratif, même si les dossiers sont plus rapidement judiciarisés.
Grâce au Parlement, nous avons pu réaliser deux changements importants pour ce qui concerne les organisations criminelles : nous nous intéressons non plus au produit - la saisie de la drogue -, mais au produit du produit, l'argent, qui nous manque, et nous rentrons non plus par les infractions, mais par les organisations.
En septembre, je lancerai un changement dans le traitement de la délinquance, y compris du quotidien.
Si l'on continue la comparaison avec le terrorisme et la lutte contre la radicalisation, quelles sont les actions des préfets qui fonctionnent ? Les préfets réunissent des groupes pour les biens et pour les personnes, comme les groupes d'évaluation départementaux de la radicalisation islamiste (GED), avec des réunions interministérielles qui rassemblent le procureur de la République, le psychiatre, les services sociaux... On prend la liste des fichés S ou en passe de l'être, et on examine où ils en sont : sont-ils en situation régulière, suivis sur le plan psychiatrique ou non... ? On réalise ainsi un travail d'information générale, dans chaque département, pour suivre, classer les personnes en fonction de leur dangerosité, et, si besoin, les contrôler ou obtenir leur expulsion.
Nous ne le faisons pas pour la délinquance, alors qu'on pourrait l'imaginer. Sur un territoire, on sait bien qu'il y a des délinquants notoires, récidivistes, dont on s'étonne de leur Porsche ou de leur absence de travail... On pourrait appliquer cette comitologie qui fonctionne sur la radicalisation islamiste à la délinquance notoire : comment a-t-il eu sa voiture, son commerce, ses parts de société civile immobilière (SCI) ? À Marseille, le procureur de la République essaie de faire ce call back. Il ne rentre pas par l'infraction pour s'intéresser à une personne ; il s'intéresse d'abord à la personne avant de rechercher les infractions qui existent autour d'elle. Ce changement de méthode serait une révolution forte, qui aiderait à recouper des réseaux criminels complexes.
M. Raphaël Daubet, président. - Comment voyez-vous le développement de notre réseau de magistrats de liaison en matière de coopération judiciaire ? De nouveaux postes seront-ils créés ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Nous n'avons pas assez de magistrats de liaison : il y en a 26. Nous créerons un poste en Chine l'année prochaine - actuellement, le magistrat en poste à Bangkok traite toute l'Asie du Sud-Est. Un poste vient d'être créé en Colombie. Éric Dupond-Moretti a créé un poste aux Émirats arabes unis. Il y a encore des poches de criminalité que l'on ne suit pas. Il y a notamment du travail à faire en Israël. Les magistrats de liaison sont très peu nombreux quand on compare avec le réseau des attachés de sécurité intérieure. Je les réunirai tous au ministère de la justice en septembre, afin de mieux les coordonner. Nous voulons augmenter encore leur nombre, qui atteindra 30 d'ici la fin du quinquennat. La criminalité s'organise différemment selon les lieux et s'adapte.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de notre déplacement aux Émirats arabes unis, nous avons rencontré le magistrat de liaison. Des assistants seraient aussi nécessaires, compte tenu de l'ampleur du travail et des responsabilités.
Nous avions créé le renseignement pénitentiaire après la grande vague d'attentats. Les agents pénitentiaires se plaignaient de recueillir de nombreuses informations qui n'étaient pas utilisées. Peut-on faire évoluer les choses ?
Avez-vous des suggestions à nous faire, des besoins urgents ou des maillons manquants à nous signaler ? Nous pourrions, dans les conclusions des travaux de notre commission d'enquête, faire des recommandations de nature à faciliter votre mission.
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - L'argent liquide est le problème principal. C'est le plus facile à régler pour lutter contre la fraude, la délinquance financière, la drogue, la prostitution et la traite d'êtres humains. Cependant, la fin de l'argent liquide pose des questions de liberté individuelle.
Je dirai aux Émirats arabes unis que l'on peut énormément réduire les paiements en argent liquide : on peut payer avec son téléphone, voire avec ses yeux. Les technologies progressent. Il y a très peu d'argent liquide en Chine ou à Singapour. Nous sommes encore l'un des sous-continents, avec les continents africain et sud-américain, à utiliser le plus d'argent liquide. Avec l'argent liquide, la traçabilité est quasiment impossible. Au Parlement, vous avez voté des limitations d'argent liquide pour acheter des voitures ou des bijoux afin de lutter contre les narcotrafiquants. On a essayé de régler une partie de la transparence de la vie parlementaire en mettant fin à l'argent liquide. C'est aussi le cas pour les banques, les assurances et les notaires. On pourra faire autant de commissions d'enquête et de rapports qu'on le souhaite, c'est en mettant fin à l'argent liquide que l'on mettra fin à une grande partie de la délinquance financière, ou du moins que l'on compliquera énormément le recyclage de cet argent.
Le service du renseignement pénitentiaire est un beau service, qui dispose de peu de moyens. Il faut augmenter ses effectifs et ses moyens technologiques. Il faut l'aider en limitant et en discriminant mieux les détenus que nous voulons suivre, comme nous le faisons avec les prisons de haute sécurité. Il faut constater que l'essor lié aux vagues d'attentats et à la radicalisation doit être suivi par le renseignement.
Désormais, le nombre de personnes suivies par le renseignement pénitentiaire pour terrorisme est moins important que le nombre de personnes dangereuses dans le narcotrafic. Le terrorisme reste une menace importante, mais la première menace, ce sont les narcotrafiquants et le crime organisé. Nous créons des prisons de haute sécurité pour eux, et non pour les terroristes : cela devrait nous interpeller... Le narcobanditisme tue plus que le terrorisme chaque année, même si cela n'a rien à voir sur le fond. Il y avait un manque, que la loi sur le narcotrafic va régler. Le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), sans perdre sa jambe radicalisation-terrorisme, doit muscler sa jambe narcobanditisme-criminalité organisée.
Il faut utiliser des outils d'intelligence artificielle. Le service de renseignement ne peut écouter tout le monde tout le temps. Les détenus ont des téléphones fixes, et peuvent appeler 24 heures sur 24. Il y a 80 000 détenus. Imaginons que la moitié d'entre eux appelle dix heures par jour, avec des langues différentes, de l'argot ou des mots codés... Les services du renseignement pénitentiaire doivent faire des choix. Il faut des logiciels d'intelligence artificielle pour repérer des mots.
Il faut également des traducteurs. Nous manquons de traducteurs assermentés, notamment en tchétchène. Lors de l'assassinat du professeur Dominique Bernard, le père avait appelé un de ses fils en prison, et le SNRP n'a pas eu le temps de traduire cette discussion. Finalement, malgré les craintes d'Éric Dupond-Moretti, ce n'est pas le père qui a donné l'ordre, mais on aurait pu rater quelque chose faute de traducteur assermenté. La technologie nous aidera.
L'année dernière, 50 000 téléphones portables illégaux ont été saisis dans les cellules. Nous en étudions moins de 5 %. Nous n'avons pas les lieux adéquats pour écouter, à la différence de la DGSI, la police judiciaire ou la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Or qu'une partie des 95% de téléphones restants contiennent des informations criminelles qui ne sont pas exploitées est un vrai problème.
La police nationale peut demander du renfort : pour de très grandes affaires judiciaires, le ministère de l'intérieur demande à la DGSI de prendre les téléphones portables pour aller plus vite, car ils ont des moyens plus importants.
Le SNRP devrait avoir des moyens d'analyse. Il faut trouver les mots clefs, contourner les pare-feu... La DGSI le fait, de manière impressionnante. Nous venons de réaliser une opération Prison Break et avons découvert des téléphones peu connus auparavant. Il y a des milliers de téléphones ; nous devons obtenir très rapidement les informations pour empêcher des homicides. Le SNRP se bat comme il peut, avec peu de moyens, même si ceux-ci augmentent, et avec une menace, le narcobanditisme, qui est désormais concurrente à la menace terroriste. Il doit pouvoir traduire et analyser très rapidement, ce qu'il ne peut totalement faire, car c'est un petit service de renseignement.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette audition vivante, claire et concrète.
Source https://www.senat.fr, le 18 juin 2025