Texte intégral
Q - Mesdames, Messieurs, bonsoir. Interview exceptionnelle dans un cadre exceptionnel, dans ce salon de l'Horloge du Quai d'Orsay. Monsieur le ministre Jean-Noël Barrot, bonsoir.
R - Bonsoir et bienvenue au Quai d'Orsay.
Q - Merci beaucoup. Je suis ravie de faire cette interview dans ce cadre exceptionnel à vos côtés. Nous sommes seulement quelques jours après ces frappes américaines ciblées sur le territoire iranien. Donald Trump dit que le programme nucléaire iranien a été totalement détruit. L'AIEA est un peu plus dubitative. Qu'en-est-il de la position française ? Est-ce que vous avez un regard clair sur la situation ce soir ?
R - Les États-Unis comme la France considèrent que le règlement durable de ce problème du nucléaire iranien passera par la négociation, par un accord, comme celui que nous avons obtenu, il y a dix ans, qui permettra de contraindre les activités nucléaires, les activités balistiques relatives à la production de missiles et aussi les activités de déstabilisation régionale de l'Iran. Dans cette négociation qui s'ouvre, la France se tient prête à apporter sa compétence, son expérience et sa constance sur ce dossier, qu'elle suit très attentivement, depuis le Quai d'Orsay, depuis dix ans.
Q - Également pour aller chercher du renseignement sur les dégâts causés sur le territoire iranien ?
R - Alors, de ce point de vue-là, il est essentiel et il est même vital que l'Iran permette aux inspecteurs de l'AIEA, l'Agence internationale de l'énergie atomique, de continuer leur travail. Une décision a été prise par les instances politiques hier de suspension de la coopération avec cette agence. Il est indispensable que la coopération puisse reprendre, parce que c'est la seule manière que nous puissions engager des discussions en bonne foi.
Q - Les Américains disent qu'ils sont prêts à prendre le relais de l'AIEA. Vous êtes pour ?
R - Je crois qu'il est essentiel néanmoins que l'AIEA soit présente, puisqu'elle dispose d'une connaissance très fine du programme nucléaire iranien, qu'elle suit depuis de très nombreuses années. Et que l'AIEA est désignée comme l'instance de vérification dans le cadre d'un traité qui est plus large que celui que nous avons obtenu avec l'Iran il y a dix ans, qui est ce qu'on appelle le Traité de non-prolifération. Ce traité qui a été signé à la fin des années 60 et qui a permis d'éviter au monde une course à l'armement nucléaire, qui prévoit que cinq nations sont dotées de l'arme nucléaire, dont la France fait partie, et que les autres nations ont l'interdiction d'accéder à cette arme, mais qu'elles bénéficient en contrepartie de l'expertise des cinq pays dotés en matière d'accès au nucléaire civil. L'AIEA est, si l'on veut, la vigie, le gardien de ce traité. Il est donc essentiel que l'Iran puisse maintenir sa coopération avec l'agence.
Q - Emmanuel Macron a dit craindre que l'Iran sorte du TNP, du Traité de non-prolifération. Est-ce que c'est une véritable crainte du côté du Quai d'Orsay également ?
R - Oui. Nous exhortons l'Iran à ne pas quitter le Traité de non-prolifération, qui, je le répète, est l'un des piliers de ce qu'on appelle la sécurité collective, de la sécurité du monde. Fragiliser le Traité de non-prolifération, ça conduirait beaucoup d'autres pays dans le monde à s'interroger sur l'opportunité pour eux-mêmes de se doter de l'arme nucléaire. Et nous entrerions alors dans une ère beaucoup plus instable, beaucoup plus incertaine, beaucoup plus dangereuse. C'est pourquoi nous considérons que l'Iran doit rester dans le Traité de non-prolifération, que l'Iran doit engager avec nous une discussion très franche, très approfondie, sur l'encadrement strict et durable de ses activités nucléaires et balistiques, comme je le disais, en contrepartie d'une levée des sanctions qui s'appliquent aujourd'hui à son économie.
Q - Avec quelques jours de recul, Monsieur le Ministre, est-ce que vous qualifieriez la menace sur Israël, portée par l'Iran, par son programme nucléaire iranien, comme existentielle ?
R - Nous l'avons toujours dit, l'Iran ne peut se doter de l'arme nucléaire. C'est un principe général de respect de ce traité, que nous venons d'évoquer. Mais c'est lié aussi à notre attachement indéfectible à la sécurité d'Israël, à notre volonté de voir la région cheminer vers la paix et la stabilité. C'est lié aussi à nos propres intérêts de sécurité. Les frappes qui ont eu lieu pendant les douze jours du conflit ont certainement détruit, ont certainement retardé ce programme nucléaire...
Q - Elles étaient donc nécessaires.
R - ..., mais elles n'ont certainement pas empêché l'Iran de reconstruire demain une capacité nucléaire, qui, à nouveau, soulèverait un danger pour Israël, pour la région et pour nous-mêmes. C'est pourquoi il est indispensable que nous puissions, comme nous l'avons fait, il y a dix ans, retrouver les voies d'une négociation très exigeante avec l'Iran, qui nous permettra d'écarter le danger.
Q - Mais est-ce qu'elles étaient nécessaires, ces frappes ? Les Israéliens vous diraient : "Ça nous a permis d'avoir un temps de répit", c'est-à-dire de gagner du temps sur ce programme nucléaire iranien. Vous leur répondez quoi ?
R - Ce que nous leur répondons, le Président de la République l'a dit, c'est que ces frappes n'étaient pas conformes au droit international. Que frapper, comme ça a été fait ces derniers jours, ça soulève toujours des risques importants d'embrasement régional. Et à ce moment, je veux avoir une pensée pour les victimes civiles de cette escalade militaire qui, heureusement, a été interrompue douze jours après son démarrage, victimes civiles en Israël comme en Iran d'ailleurs. Mais ce que nous disons, nous, et nous en parlons régulièrement avec nos interlocuteurs israéliens, qui savent que la France est l'interlocuteur le plus exigeant, s'agissant du nucléaire iranien, ils nous font pleinement confiance... Nous leur disons que c'est par un encadrement très strict que nous parviendrons à régler durablement ce problème.
Q - Donald Trump l'a dit face caméra : "Nous n'avons pas besoin des Européens dans ces négociations." Il a raison ?
R - Dans ces négociations, les Européens disposent d'un levier extrêmement puissant. Je m'explique. Si l'Iran, qui n'a pas respecté les engagements qu'il avait pris il y a dix ans, lorsque nous avons trouvé cet accord avec lui, se refuse à négocier de bonne foi un encadrement strict et durable de son programme nucléaire, alors la France, avec ses partenaires Européens, peut tout simplement et par une simple lettre à la Poste, réappliquer à l'Iran l'embargo mondial sur les armes, sur les équipements nucléaires et sur les banques et les assurances qui avait été levé il y a dix ans. Nous avons ce pouvoir-là. C'est pourquoi, d'une manière ou d'une autre, nous jouerons un rôle central dans ces négociations, comme nous l'avons démontré d'ailleurs, puisqu'il y a dix jours, j'étais moi-même, à la demande du Président de la République, à Genève, avec mon collègue allemand et mon collègue britannique, pour amorcer ces négociations, face-à-face, avec le ministre iranien des affaires étrangères.
Q - Vous l'avez dit, vous étiez à Genève, alors que Donald Trump avait déjà préparé son intervention sur les sites nucléaires iraniens. Est-ce que vous avez l'impression d'avoir été dupés, d'une certaine manière ?
R - Pas du tout. Parce que l'expérience m'instruit que souvent, la France ouvre la première les chemins de la négociation vers la paix. C'est ce qu'on a vu l'année dernière au Liban, où la première, au mois d'avril, la France a mis sur la table un plan de cessez-le-feu, qui au début n'a pas été saisi par les parties. Il a fallu attendre l'escalade militaire et c'est au mois de novembre de l'année dernière, qu'avec les États-Unis, la France, nous avons garanti cet accord de cessez-le-feu qui a permis d'éviter l'effondrement au Liban. De la même manière, cette réunion qui s'est tenue à Genève il y a dix jours est la première étape vers ce qui sera, j'en suis certain, un règlement négocié de cette crise, garantissant la sécurité d'Israël, la sécurité de la région et nos propres intérêts de sécurité.
Q - Ces mesures de rétorsion dont vous parliez à l'instant, le mécanisme de "snapback", pourquoi ne pas l'avoir mis en place avant ?
R - Parce que nous avons engagé, il y a un an maintenant, des discussions avec l'Iran. Pourquoi ? Parce que ce mécanisme de réapplication de l'embargo mondial, qui a été levé il y a dix ans, il expire au 18 octobre. Donc, l'année dernière, au mois d'octobre, et même avant, nous avons pris contact avec l'Iran pour détailler ce que nous attendions de l'Iran, pour ne pas réappliquer cet embargo. Quelques mois plus tard, les États-Unis ont souhaité engager des discussions directes ou quasi-directes avec l'Iran, c'est ce qui s'est passé ces derniers mois. À ce moment-là, plutôt que de multiplier les canaux de conversation, j'ai voulu que nous puissions donner, à la fois à l'Iran, mais aussi aux États-Unis, les paramètres de ce que nous considérons comme un accord équilibré, préservant la sécurité d'Israël et la nôtre. Ce n'est qu'après le début des frappes que j'ai souhaité, avec mes collègues Européens, que nous réengagions une discussion directe, même s'il est essentiel que les États-Unis puissent évidemment se saisir de cette question. Les Etats-Unis, mais également d'une certaine manière les autres membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, ces cinq pays dotés de l'arme nucléaire, qui, sur le nucléaire iranien, il y a dix ans, s'étaient accordés pour contraindre le programme iranien et qui, d'une manière ou d'une autre, vont devoir, là encore, s'accorder, d'une manière ou d'une autre, pour obtenir le même résultat.
Q - Vous le dites vous-même, il y a une date d'expiration, le 18 octobre 2025. Que faire si ça expire ?
R - Il ne faut pas attendre que ça expire. C'est pourquoi les jours qui viennent, les semaines qui viennent sont si critiques, parce qu'elles doivent nous conduire à obtenir un règlement négocié, durable, strict des activités de l'Iran, du régime iranien, qui soulèvent des difficultés et des dangers majeurs pour Israël, la région et nous-mêmes. Nous y sommes prêts, parce que ça fait dix ans que nous travaillons sur ce dossier, avec les équipes du Quai d'Orsay notamment. Parce que c'est un dossier que le Président de la République connait parfaitement bien. Et parce que depuis un an, nous savons que cette date d'expiration approche. L'Iran, Israël, les États-Unis, tous les acteurs connaissent parfaitement les exigences qui sont les nôtres. Nous souhaitons qu'un dialogue puisse s'engager entre l'Iran et les États-Unis. Nous souhaitons qu'il tienne compte de ces exigences qui sont les nôtres et qui conditionnent, en réalité, notre décision, ou non, de réappliquer l'embargo mondial qui avait été levé, il y a dix ans.
Q - Quand était votre dernier appel avec votre homologue iranien ?
R - Un peu plus tôt cette semaine. On a échangé un certain nombre de messages aujourd'hui encore. Il s'agit d'un interlocuteur que la France connaît bien, puisqu'il était déjà présent, il y a dix ans, lors de la négociation du nucléaire iranien. Mais je dois dire que ces derniers mois, c'est singulièrement le sort de nos otages et plus récemment de nos ressortissants, qui a été au coeur de nos discussions, puisque j'ai appelé à de nombreuses reprises à la libération immédiate de Cécile Kohler et Jacques Paris. Que ces derniers jours, j'ai demandé à ce qu'un contact puisse être établi avec eux, soit par notre consulat, soit par leurs familles. J'attends toujours de sa part un retour clair et je dois dire que je commence à m'impatienter.
Q - Justement, est-ce que ce n'est pas là la limite de la diplomatie, Monsieur le Ministre ? Quand vous voyez que ces otages que vous essayez de ramener sur le territoire français depuis des années, sont toujours dans cette prison d'Evin, qu'il n'y a pas d'avancée avec ce régime autoritaire. Est-ce que les régimes autoritaires parlent le même langage que nous ?
R - D'abord, je voudrais qualifier ce que vous avez dit, parce que nous avons obtenu, et c'est une grande fierté pour la diplomatie française et pour moi même, la libération d'Olivier Grondeau, qui lui aussi, était otage de l'Iran depuis bientôt trois ans. Et puis, par ailleurs, comme vous l'avez peut-être constaté, j'ai décidé de porter plainte contre le régime iranien devant la Cour internationale de justice pour violation par l'Iran de son obligation de permettre à nos compatriotes retenus en Iran d'avoir accès à nos diplomates sur place. Cette plainte a permis la tenue de deux visites consulaires, qui a permis - même si elles étaient courtes et insuffisantes - à nos diplomates sur place d'avoir un contact direct avec Jacques et Cécile pour s'assurer de leur état de santé physique et moral. Maintenant, étant donné le trouble qui s'est installé en Iran, nous ne pouvons plus attendre. Je rappelle qu'une frappe israélienne a touché la prison d'Evin, une frappe qui est, à mes yeux, inacceptable puisque nous avions prévenu le gouvernement israélien de la présence dans cette prison de deux de nos compatriotes. Mais la responsabilité la plus lourde revient à l'Iran, qui continue de détenir dans des conditions indignes nos deux compatriotes. Je souhaite qu'ils soient libérés immédiatement et je crois que c'est l'intérêt de l'Iran.
Q - Et s'ils ne le font pas, vous faites quoi ?
R - On continuera d'accentuer la pression et comme vous avez sans doute pu le constater, nous disposons, s'agissant de l'Iran, de leviers considérables.
Q - Donc vous les utiliseriez s'ils ne sont pas libérés dans les mois à venir ?
R - Vous comprendrez que ce n'est pas sur le plateau de LCI, et même s'il est délocalisé au quai d'Orsay, qu'on détaille la stratégie que nous poursuivons pour obtenir la libération de nos otages, de la même manière que nous n'avons pas dévoilé la manière dont nous nous y sommes pris pour obtenir in fine la libération d'Olivier Grondeau. Mais ce dont je veux vous faire part, c'est de notre détermination, celle du Président de la République, du Premier ministre et de moi-même à obtenir cette libération.
Q - Restons dans la région, Monsieur le Ministre. Du côté de Gaza, Donald Trump dit qu'un cessez-le-feu est proche. Qu'en est-il de la France ?
R - Donald Trump dit qu'un cessez-le-feu est proche, et je le souhaite. Je souhaite que ce qui s'est produit ces derniers jours dans la région conduise à accélérer le processus menant au cessez-le-feu, puisqu'il n'y a pas de justification à la poursuite de l'opération militaire israélienne à Gaza. Il n'y a pas de justification à ce que le Hamas détienne des otages, et il n'y a pas de justification au blocage de l'aide humanitaire. Et donc nous appelons au cessez-le-feu immédiat, à la libération de tous les otages du Hamas, et à l'accès sans entrave de l'aide humanitaire. Et sur ce sujet, je veux exprimer ma colère face au système de distribution militarisée d'aide humanitaire à Gaza, par le gouvernement israélien, une décision qui a été prise il y a un mois. En un mois, ce sont 500 personnes qui ont perdu la vie, et près de 4.000 personnes qui ont été blessées dans des distributions alimentaires, alors qu'ils se pressaient, affamés, pour aller chercher un sac de farine. C'est un scandale, c'est une honte, et c'est une atteinte à la dignité de la personne humaine, et la dignité de la personne humaine n'est jamais négociable. Alors il faut que ça cesse, il faut que ça cesse immédiatement. Et la France se tient prête, l'Europe aussi, à concourir à la sécurité des distributions alimentaires, pour, je dirais, traiter de la question qui préoccupe les autorités israéliennes, c'est-à-dire le détournement par des groupes armés de cette aide humanitaire. Nous sommes prêts à participer, mais il faut que ça cesse. On ne peut plus risquer sa vie en allant chercher un sac de farine à Gaza.
Q - Le journal israélien Haaretz a dévoilé des témoignages directs de soldats israéliens dans la bande de Gaza, disant que leur commandant leur avait dit de tirer sur la foule qui allait chercher de l'aide humanitaire pour la disperser. Comment qualifiez-vous ces actes-là à Gaza ? Certains parlent de crimes de guerre, d'autres de crimes contre l'humanité, d'autres vont jusqu'à dire génocide. Vous dites quoi ?
R - Je ne veux pas me faire procureur, me faire magistrat. Ce que je vous ai dit, c'est la colère sincère d'un ministre des affaires étrangères, mais aussi d'un simple citoyen et d'un père de famille, qui refuse qu'on puisse accepter désormais que des civils, des femmes et des enfants, puissent être pris pour cible lorsqu'ils se pressent dans des distributions alimentaires. Ce n'est pas possible, on ne peut pas accepter ça, ni à Gaza, ni nulle part ailleurs. Ce n'est pas possible, ce n'est pas ce que nous sommes, et c'est une trahison de l'héritage, puisque cette semaine, on a célébré le 80e anniversaire de la création des Nations unies, cet héritage que la génération qui nous a précédés nous a transmis, nous avons une responsabilité. On ne peut pas le piétiner. Et donc tout ça doit cesser.
Q - Qu'en est-il de la reconnaissance de l'État palestinien, Jean-Noël Barrot ? Emmanuel Macron avait promis fin juin, nous sommes le 28, est-ce qu'il y aura une reconnaissance de l'État palestinien avant la fin du quinquennat d'Emmanuel Macron ?
R - Nous sommes déterminés à reconnaître l'État de Palestine, le Président de la République l'a dit, dans le cadre d'un mouvement collectif entraînant toutes les parties prenantes à créer les conditions de l'existence d'un État de Palestine, et la création de garanties de sécurité pour Israël. Parce que nous sommes profondément convaincus que seule cette solution à deux États, celle qui repose sur un État de Palestine et un État d'Israël vivant côte à côte en paix et en sécurité, est susceptible de ramener durablement la stabilité dans la région. Et donc, nous sommes pleinement déterminés. Une conférence devait se tenir le 18 juin, qui a dû être reportée pour des raisons logistiques et sécuritaires.
Q - Avec la France et l'Arabie saoudite.
R - Et nous souhaitons qu'elle puisse se tenir au plus vite, je l'espère au mois de juillet, pour pouvoir avancer dans cette direction. Vous aurez constaté que ce mouvement que nous avons initié, que la France a initié, est désormais inarrêtable, qu'il a d'ores et déjà conduit un certain nombre de ces parties prenantes, à prendre des engagements. Je pense en particulier à Mahmoud Abbas, le président de l'Autorité palestinienne, qui dans une lettre au Président de la République et au prince héritier d'Arabie saoudite, les deux co-présidents de cette conférence, a pris des engagements inédits, en condamnant pour la première fois l'attentat terroriste du 7 octobre pour ce qu'il est, en annonçant la tenue d'élections sous un an, en s'engageant à des réformes, des réformes scolaires conduisant à la déradicalisation de la société palestinienne, en affirmant que cet Etat de Palestine serait démilitarisé. Nous avons accueilli, par ailleurs, le 13 juin, quelques jours avant la conférence, la date à laquelle elle devait se tenir, une rencontre inédite des sociétés civiles palestiniennes et israéliennes, qui ont dialogué sur la manière de sortir de cet Etat de guerre permanent par une solution politique reposant sur deux États.
Q - Avec notamment Ehud Olmert qui était présent.
R - Ehud Olmert était présent, le ministre al-Qidwa également, un certain nombre de figures des deux sociétés civiles qui veulent s'en sortir, et qui savent que ça ne peut passer que par une solution politique. Tout cela est inarrêtable, et je souhaite qu'effectivement la conférence en elle-même puisse se tenir dès que possible, parce que je crois qu'aujourd'hui, cette perspective politique à laquelle la France croit, à laquelle la France est attachée depuis bien longtemps, elle est aujourd'hui menacée. Elle est menacée par la colonisation extrémiste et violente en Cisjordanie qui, en quelque sorte, fragilise la continuité physique du territoire palestinien et donc la possibilité d'un Etat. Elle est fragilisée par la destruction de Gaza, et puis par une forme de résignation des acteurs en présence. Et nous, nous voulons la réactiver, la rendre crédible, la rendre possible.
Q - Mais justement Jean-Noël Barrot, est-ce que la crédibilité n'émane pas aussi de Mahmoud Abbas ? Certains disent qu'il n'a plus de crédibilité sur les Territoires palestiniens et que cela vient de là, l'effondrement de l'État palestinien, mais également de la montée en puissance du Hamas.
R - En tout cas, il n'y aura pas d'État palestinien sans une Autorité palestinienne profondément réformée dans sa gouvernance, une gouvernance renouvelée, une autorité palestinienne qui met en oeuvre les réformes fondamentales, notamment la réforme scolaire, et une Autorité palestinienne qui organise des élections prochainement pour assurer ce renouvellement. Tout cela, c'est une condition de la crédibilité de l'Autorité palestinienne et c'est l'un des éléments essentiels que nous attendons, en quelque sorte, au moment où nous créons, où nous déclenchons cette dynamique.
Q - Soyons précis, Monsieur le Ministre. Vous parlez de la création d'un État palestinien, de discussions autour des configurations pour reconnaître cet État palestinien. Emmanuel Macron a été beaucoup plus précis en parlant de juin, de cette conférence. Est-ce qu'il va y avoir, oui ou non, une reconnaissance de l'État palestinien avant la fin du quinquennat du Président ? Vous le savez, le droit public vous propose même, vous, de reconnaître l'État palestinien ce soir, si vous souhaitiez le faire. Il n'y a pas de code vraiment clair sur une reconnaissance d'un État et vous pouvez le faire en tant que ministre des affaires étrangères, le Président peut le faire. Pourquoi attendre autant de temps ?
R - Vous m'interrogez directement. Je vous réponds : je travaille d'arrache-pied à ce que cette reconnaissance, décision qui appartiendra au Président de la République, elle puisse avoir un effet d'entraînement inarrêtable sur le terrain. Pour ça, il ne suffit pas simplement d'envoyer un télégramme diplomatique en disant "la France reconnaît l'État de Palestine". Pour cela, il faut convaincre d'abord un certain nombre de pays qui souhaitent s'engager dans la même démarche que la France de le faire. Il s'agit ensuite de convaincre, de démarcher les pays arabes, et notamment ceux qui entourent le futur État palestinien et Israël, de leur demander à eux de prendre des engagements pour la sécurité d'Israël. Qu'ils puissent, à l'occasion de cette conférence, s'engager à établir des relations diplomatiques avec Israël. Qu'ils puissent s'engager, le moment venu, à entrer dans une architecture régionale de sécurité comme on en a en Europe avec l'État de Palestine et l'État d'Israël. Qu'ils puissent s'engager, pour ceux qui en ont les moyens, à financer ou à contribuer financièrement au redressement de Gaza, à sa reconstruction, et puis ensuite à la reprise économique de l'État de Palestine. Ce sont tous ces engagements que la France et quelques-uns des pays qui l'accompagnent tentent d'obtenir pour que cette décision que le Président de la République prendra ouvre un chemin clair et irréversible vers l'existence d'un État de Palestine.
Q - Donc l'Espagne, la Norvège, l'Irlande sont allées trop vite, selon vous ?
R - L'Espagne, la Norvège, l'Irlande, la Slovénie ont pris une décision d'ordre symbolique, ce qui peut se comprendre. La responsabilité de la France comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, ce n'est pas seulement de prendre une décision d'ordre symbolique, mais c'est d'utiliser cette décision pour rouvrir un chemin qui est en train de s'obstruer, et pour rendre possible une solution politique à une crise qui dure depuis bien trop longtemps maintenant, et dont pâtissent toutes les sociétés civiles dans la région.
Q - Hubert Vedrine, qui était sur notre plateau hier soir, nous disait : "Le droit international n'apporte pas de solution dans un monde où il y a Donald Trump." Très clairement, l'exemple flagrant, ce sont les droits de douane. Certains pays ont décidé de discuter directement avec le président américain. C'est le cas des Allemands, sur le secteur automobile notamment. Est-ce que la France va utiliser les mêmes méthodes ?
R - Vous le savez, les droits de douane, c'est la Commission européenne qui les négocie en notre nom. Et donc la position qui est celle de la France est très claire. Nous n'avons pas intérêt à une guerre commerciale avec les États-Unis d'Amérique, qui sont nos premiers partenaires commerciaux et réciproquement. Si nous augmentions nos droits de douane de chaque côté, nous nous appauvririons. Les droits de douane, qu'est-ce que c'est sinon un impôt sur les classes moyennes ? Ni les classes moyennes européennes ni les classes moyennes américaines ne veulent de guerre commerciale. Et donc notre position, elle est claire : soit nous parvenons à revenir en arrière et on s'en portera beaucoup mieux, soit les États-Unis persistent et signent et souhaitent appliquer à l'Europe des droits de douane, et alors nous appliquerons les mêmes. C'est un principe de réciprocité, c'est un principe de crédibilité.
Q - Le chancelier allemand dit très clairement : la Commission, c'est trop compliqué, donc on va le faire directement.
R - Je ne crois pas qu'on puisse le faire directement, malheureusement, parce que c'est la Commission qui a la responsabilité de ces droits de douane, parce que, comme vous le savez, c'est d'ailleurs un atout dont on ne parle pas suffisamment souvent. Nous formons avec l'Allemagne et les 25 autres pays membres de l'Union européenne, un marché unique, d'ailleurs le plus grand marché économique du monde. C'est un attribut de notre puissance. La contrepartie, c'est que nous avons les mêmes droits de douane et que c'est la Commission européenne qui les négocie. Ce qui ne nous empêche pas de passer des messages à la Commission européenne. Je peux vous dire qu'ici, on passe notre temps, notre journée à envoyer des messages à la Commission européenne pour lui dire comment on voit les choses et pour défendre les intérêts français.
Q - Vous seriez pour une zone de libre-échange ?
R - Ce que je crois, c'est que nous avons tout intérêt à éviter les guerres commerciales. Comme dans cette même salle où nous nous trouvons aujourd'hui, Robert Schuman, qui était ministre des affaires étrangères en 1950, alors que les périls revenaient, alors qu'entre la France et l'Allemagne, ce n'est pas le cas aujourd'hui, mais la France et l'Allemagne, le ressentiment, cinq ans après la Deuxième Guerre mondiale, était en train de revenir, il a fait cette proposition extraordinaire, insensée presque, de dire : "Plutôt que de partir dans une guerre commerciale, créons une communauté de destin autour du charbon et de l'acier." Ça s'est passé le 9 mai 1950. C'est à ce moment-là, dans cette pièce, que l'Europe, en quelque sorte, est née, parce que nous sommes les héritiers de cette démarche initiale de Robert Schuman. Je crois que nous avons intérêt, effectivement, dans un moment où se réveillent les empires qui veulent faire usage de la force, que ce soit dans le domaine militaire ou dans le domaine commercial, à reprendre ce flambeau. Parce que si nous le faisons, nous, la France et l'Europe, eh bien nous serons suivis par l'immense majorité des pays du monde qui n'ont pas envie d'être les vassaux, ni des uns ni des autres, qui tiennent à leur indépendance, qui tiennent à leur souveraineté et qui répondront à l'appel.
Q - Certains disent qu'il est impossible d'y arriver à 27, qu'il faut un format beaucoup plus restreint comme le format E3, Royaume-Uni, France, Allemagne. Vous dites quoi ?
R - Oui, il y a des choses qu'on peut faire à moins de 27. Regardez notre monnaie, l'euro, on ne le fait pas à 27. Comme Robert Schuman - pardon de le citer à nouveau - je suis tout à fait convaincu du principe de subsidiarité qui est aux fondations de l'Europe. L'Union européenne, il y a des sujets dont elle s'occupe mieux que nous ne pouvons le faire au niveau national. Et puis il y en a d'autres, qui sont mieux traités lorsqu'ils sont gérés au niveau national que lorsqu'ils le sont au niveau européen. C'est un peu la même chose pour la monnaie par exemple. La monnaie, on le fait avec un groupe plus restreint de pays. Il y a peut-être d'autres dimensions, d'autres politiques qui peuvent être traitées dans des cercles plus restreints. Alors évidemment, on ne va pas jeter le bébé avec l'eau du bain, ou l'Union européenne avec l'eau du bain. Cette union à 27 est un acquis extraordinaire qui nous renforce, qui est notre assurance-vie face à tous les désordres du monde, à condition bien sûr de nous assumer pour ce que nous sommes. C'est-à-dire, une superpuissance. Nous sommes le plus grand marché économique du monde, nous avons les meilleurs talents du monde. Nous sommes les démocraties les plus avancées du monde. Donc assumons ce que nous sommes et renforçons-nous. Développons de la force, du muscle, de la force militaire pour dissuader les menaces ; de la force économique, pour ne dépendre que de nous-mêmes ; et de la force morale, pour défendre nos intérêts, mais aussi notre vision de l'homme et du monde dans un concert des nations qui est aujourd'hui marqué par le retour des empires.
Q - Autre guerre sur la scène internationale, Jean-Noël Barrot, la guerre entre la Russie et l'Ukraine. Est-ce que vous avez eu vent de nouveaux cycles de négociations à venir et si oui, est-ce que vous y serez ?
R - D'abord, ce que je constate, c'est que Vladimir Poutine s'essouffle sur le plan militaire depuis le début de l'année 2025 : il n'a réussi à grignoter que 0,25% du territoire ukrainien. Pendant ce temps-là, ses caisses se vident, son économie est en surchauffe, il est au bord du claquage. Je crois que le moment est venu de forcer Vladimir Poutine à cesser le feu, ce que l'Ukraine a accepté depuis le début du mois de mars, c'est-à-dire depuis plus de quatre mois. C'est pourquoi nous nous apprêtons, avec les Européens, à prendre les sanctions les plus lourdes que nous ayons prises depuis 2022, avec des embargos sur les produits de pétrole raffiné en provenance de pays qui continuent à importer du pétrole russe, avec l'interdiction de commercer avec ces grands pipelines Nord Stream, avec l'interdiction de transactions avec, justement, ce fonds souverain qui est en train de se vider de ses ressources, avec de très nombreuses désignations d'entreprises, d'entités qui participent au contournement des sanctions.
Q - Quand ?
R - Dans les prochains jours, puisque les négociations sont en train de se terminer. Vous constaterez que nous avons coordonné nos efforts avec ceux des sénateurs américains qui, dans leur immense majorité, presque à l'unanimité, ont conçu un paquet de sanctions lui aussi massif, avec un objectif : forcer Poutine à cesser le feu pour engager la discussion amenant à une paix durable.
Q - Mais qui n'a pas encore été adopté au Congrès.
R - Qui n'a pas encore été adopté au Congrès, mais qui va tout prochainement y être présenté.
Q - Autre sujet, l'aide militaire américaine à l'Ukraine doit s'arrêter cet été. Est-ce que la France est prête à prendre le relais, d'une certaine manière ? Et dans quelle mesure est-ce que vous annoncez ce soir une nouvelle aide pour l'Ukraine ?
R - D'abord, je crois qu'il faut se retourner sur le chemin parcouru. Nous avons évité le scénario du pire. Quel était-il, ce scénario du pire ? C'était une capitulation forcée de l'Ukraine. Souvenez-vous, après l'altercation dans le Bureau ovale, après cette période de quelques jours pendant laquelle les États-Unis ont retiré un certain nombre de dispositifs de soutien à l'Ukraine, on s'est dit que l'Ukraine allait devoir capituler, ce qui aurait représenté pour nous, une catastrophe et un vrai danger pour les années qui viennent. Nous sommes parvenus, en facilitant une discussion constructive entre les Ukrainiens et les Américains, y compris à Paris où nous les avons reçus, nous sommes parvenus à éviter ce scénario. Celui qui est devant nous, le risque qui est devant nous, effectivement, c'est un retrait progressif des Américains dans leur soutien à l'Ukraine. Pas nécessairement un retrait brutal, puisque je vous ai dit qu'à sa quasi-unanimité, le Sénat américain soutient des sanctions contre la Russie. Personne n'est dupe. Tout le monde voit bien, aux Etats-Unis comme en Europe, que c'est Vladimir Poutine qui se refuse à cesser le feu.
Q - Mais les Ukrainiens ont besoin de matériel.
R - Les Ukrainiens ont besoin de soutien. Pour cette année, nous avons réussi, en mobilisant les revenus tirés des actifs russes que nous avons immobilisés au début de la guerre, nous sommes parvenus à leur donner les ressources financières pour faire face à tout ce dont ils ont besoin. Désormais, ce qu'il est important que nous puissions faire, c'est continuer à permettre à l'Ukraine à développer sa capacité à produire ses propres équipements. C'est ce que la France va faire en coproduisant avec l'Ukraine, le ministre des armées l'a annoncé il y a quelques jours, des drones avec l'entreprise Renault en Ukraine. Puisqu'aujourd'hui, il faut bien s'imaginer que cette guerre est une guerre des drones et que les soldats se font face par drones interposés. C'est une dimension très importante dont le Président de la République a parlé avec Volodymyr Zelensky lors de ce sommet de l'OTAN qui s'est tenue en début de semaine. Nous allons accélérer dans nos coopérations sur les drones notamment, pour permettre à l'Ukraine de continuer à tenir le front.
Q - En parlant de ce sommet de l'OTAN, l'Ukraine très peu abordée sur le sommet de l'OTAN. On a vu un secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, appeler le président américain "Daddy", papa. Est-ce que cela vous a choqué ?
R - Je reviens de ce sommet moi aussi, puisque j'ai accompagné le Président de la République. J'ai bien vu que tout le monde était fasciné, quand je dis tout le monde, c'est les observateurs, les journalistes, tout le monde était fasciné par Donald Trump, au point que tout cela a éclipsé ce qui s'est vraiment passé pendant ce sommet. Qu'est-ce qui s'est passé pendant ce sommet ?
Q - Les 5 %...
R - Oui. Les Européens ont décidé de prendre en main leur sécurité et leur propre destin.
Q - Mais Donald Trump l'a dit lui-même, l'Espagne ne veut pas le faire.
R - Les Européens ont pris l'engagement de relever le niveau de leurs dépenses militaires à 3,5 % de leur richesse nationale, ce qui est un sursaut. Si on nous avait dit, il y a quelques années encore, que nous, nous en viendrons là, on ne l'aurait pas cru. Alors bien sûr, ça s'explique. Ça s'explique par quoi ? Par la course aux armements dans laquelle Vladimir Poutine a précipité la Russie, qui consacre, quant à elle, 10% de sa richesse nationale à son armée, qui vient de lancer une conscription de 160.000 soldats, la plus importante depuis quatorze ans. Nous avons une menace à nos frontières.
Q - Ce n'est pas pour apaiser Donald Trump que vous avez fait ça ?
R - Ah, certainement pas ! Si nous sommes arrivés à ce chiffre de 3,5%, c'est parce que nous avons considéré que le niveau de menace s'est élevé. Quand la menace s'élève, soit on continue avec les bonnes vieilles habitudes, et alors on devient une proie, et alors Vladimir Poutine est tenté de tester la solidité du principe, dont vous savez qu'il est à la fondation...
Q - De l'article 5.
R - Oui, qui est un principe simple : si l'un d'entre nous est attaqué, tout le monde vient à son secours.
Q - Ce n'est pas automatique, Monsieur le Ministre.
R - En tout cas, si l'Europe est désarmée, alors le principe de solidarité vacille et la tentation pour un Vladimir Poutine, c'est de le tester, c'est d'aller chercher si oui ou non, lorsqu'il agresse l'un d'entre nous, tous les autres viennent à son secours. Evidemment, la France est dans une position un peu différente puisqu'elle a une capacité de dissuasion nucléaire. Mais lorsqu'on dit, "d'ici 2035, on aura relevé nos dépenses militaires de 3,5% du PIB", parce qu'on va construire des capacités pour dissuader la menace - ce n'est pas pour aller conquérir d'autres territoires, c'est pour dissuader la menace -, on prend en main notre destin. On dit qu'on va développer nos propres capacités, nos propres visions dans l'OTAN. Au fond, c'est ce que la France appelle de ses voeux depuis bien longtemps.
Q - Brièvement, dernière question sur le rapport de force que peut imposer la France. Vous vous êtes exprimé sur les otages en Iran, vous vous êtes exprimé sur la flottille à Gaza. Pourquoi n'y a-t-il pas de mots sur Boualem Sansal ? Le procureur a requis dix ans ces derniers jours. Pourquoi ce silence ces dernières heures ?
R - Le procureur a requis dix ans dans le procès d'appel, comme il l'avait fait lors du procès de première instance. Nous l'avons toujours dit, il n'y a pas de fondement à la détention de notre compatriote. Nous avons toujours dit que nous appelions les autorités algériennes à un geste d'humanité, qui prenne en considération son âge et son état de santé. J'espère que c'est ce qui se produira. Son avocat est arrivé à Alger. Il assistera au procès qui se tiendra mardi. Je vous l'ai dit, j'espère qu'à l'issue du procès, un geste d'humanité pourra être fait.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 juillet 2025