Texte intégral
M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, sur la situation au Proche et Moyen-Orient.
La parole est à M. le Premier ministre.
M. François Bayrou, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, si nous sommes là ce soir pour débattre de la politique étrangère de notre pays, c'est parce que nous avons été à la fois spectateur et partie prenante d'un basculement historique parfaitement caractérisé et que quelques-uns d'entre nous ont analysé de manière exacte dès le jour où il s'est produit.
Ce jour était le 24 février 2022, lorsque les troupes de Vladimir Poutine ont franchi la frontière ukrainienne à Kharkiv et que nous avons constaté que le monde dans lequel nous vivions depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale avait profondément changé.
Ce monde était fondé sur l'idée – certains diront peut-être l'illusion – que ce qui constituait le principe des relations internationales et la protection de tous, y compris des plus faibles, était le droit.
Nous connaissons, depuis trente siècles, le principe du droit, qui s'énonce dans le prologue du code d'Hammurabi : "Pour empêcher le puissant d'opprimer le faible, j'instituerai dans la contrée le droit et la justice."
Au XXe siècle, la Charte des Nations unies, dont nous avons célébré, cette semaine, le quatre-vingtième anniversaire, a repris et consacré ces principes au niveau international : on y retrouve gravés l'intangibilité des frontières, le respect des droits fondamentaux des personnes et l'égalité souveraine des nations, petites ou grandes.
Dès l'instant de la tentative d'invasion par la Russie, nous avons tous senti que la violation de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine risquait d'entraîner un effet de contagion, de déclencher et de libérer les volontés de puissance et qu'une lame de violence pouvait frapper d'autres terres. La Russie a fait naître et a animé l'axe de la force et du désir de domination, au mépris du droit.
Les bruits de bottes se sont multipliés : le 47e président des États-Unis en a fait entendre au Groenland et au Mexique, le président du Venezuela au Guyana. Ces bruits se sont, en plusieurs endroits, amplifiés jusqu'à l'affrontement, comme entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, avec l'offensive au Haut-Karabakh.
Une détonation supplémentaire est venue ébranler le monde le 7 octobre 2023, en Israël, à Reïm, Kfar Aza, Nir Oz et Be'eri, où s'est perpétré le plus grand pogrom depuis la Shoah, faisant 1 200 victimes, parmi lesquelles 49 de nos compatriotes, 14 autres blessés et 8 enlevés. L'un de ces otages, comme nous le savons, est mort peu après lors de sa détention, aux conditions abominables.
Il faut nommer les coupables de ces actes sauvages : c'est évidemment le Hamas. Nous le croyons, cette sauvagerie était un acte terroriste délibérément choisi pour atteindre un but politique, qui était de rendre la haine inexpiable, de rendre à jamais impossible toute réconciliation entre Israël et ses voisins, entre Israël et la Palestine, entre Israël et Gaza.
Le 7 octobre a détruit l'espoir qu'avaient fait naître les accords d'Abraham, qui liaient Israël à des puissances du monde musulman – les Émirats arabes unis, le Maroc, le Soudan et Bahreïn – et dont on pouvait espérer que, à force de dialogue et de travail, ils incluraient même le pays qui garde les lieux les plus saints de l'Islam : l'Arabie saoudite.
Cette tentative de paix, ouverte, patiente et réaliste, voilà quelle était la cible réelle des attaques du 7 octobre.
Et qui a immédiatement profité de ce crime pour semer plus de guerre et de haine encore ? Les affidés de la République islamique d'Iran, qui, dès le 8 octobre, sous le nom d'"Axe de la résistance", ont décidé, à l'instigation de leur parrain, de se saisir de cette situation soudaine de faiblesse d'Israël pour se lancer à l'assaut de celui qu'ils considèrent comme l'ennemi désigné : le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban, les milices armées chiites en Syrie et en Irak, les Houthis au Yémen et dans le golfe Persique.
Oui, nous avons dit, dès la première minute, qu'il était légitime qu'Israël se défende contre ces attaques.
Puis la succession des événements a suivi le cours que l'on connaît.
Ayant, sans jamais faiblir, défendu la sécurité d'Israël, nous sommes d'autant plus fondés à dire notre désarroi face à ce à quoi nous assistons depuis plusieurs mois à Gaza, à dire que sa situation humanitaire heurte nos consciences. Que des femmes et des enfants gazaouis allant chercher de quoi se nourrir soient pris pour cibles est insupportable, insupportable pour tous les citoyens et insupportable pour la République française ! Cette situation est intolérable. Nous affirmons et réaffirmons que l'aide humanitaire doit pouvoir être distribuée sans entrave.
Ces derniers jours, le séisme qui a débuté le 7 octobre a connu de violentes répliques, avec la campagne intensive de frappes menées par Israël contre le programme nucléaire et balistique iranien depuis le 13 juin dernier. La République islamique d'Iran, qui n'a jamais cessé de clamer son intention de "rayer de la carte" l'État d'Israël et qui a affiché son soutien aux massacres du 7 octobre, était, pour l'État hébreu, une menace existentielle : qu'un pays aussi voisin et aussi hostile soit presque parvenu à disposer du matériel nécessaire pour fabriquer dix bombes atomiques et se soit doté des missiles balistiques à même de les transporter et d'atteindre leur cible est évidemment un danger mortel pour toute la population israélienne, mais aussi pour les grands pays sunnites de la région ainsi que pour une partie de nos territoires européens, compte tenu de la portée de ces missiles.
Rappelons que l'Iran disposait, avant les frappes américaines, de 409 kilogrammes d'uranium enrichi à 60 %, un taux que ne peut en aucune manière justifier une simple production pacifique d'électricité, l'uranium utilisé comme combustible dans une centrale électronucléaire nécessitant un enrichissement à hauteur de seulement 5 % à 7 %.
Notre première préoccupation, pendant les douze jours qu'a duré le conflit, a été le sort de nos ressortissants. Immédiatement, nous avons déployé des moyens civils et militaires pour rapatrier ceux d'entre eux qui en formulaient la demande. Cette mobilisation a permis à plus d'un millier de Français de quitter l'Iran et Israël.
Nous avions aussi – faut-il le rappeler ? – de grandes inquiétudes pour nos deux ressortissants détenus en Iran de manière arbitraire depuis plus de trois ans, dans des conditions indignes : Cécile Kohler et Jacques Paris, dont nous n'avions plus de nouvelles depuis les frappes sur la prison d'Evin.
M. le ministre de l'Europe et des affaires étrangères et moi-même pouvons vous rassurer ce soir en vous disant qu'ils ont reçu hier une visite consulaire, et qu'ils sont sains et saufs.
Qu'ils sachent, que leurs familles et tous ceux qui les soutiennent sachent que nous mobilisons l'ensemble des moyens disponibles dans le seul but d'obtenir leur libération immédiate.
Un cessez-le-feu a été établi il y a maintenant huit jours. La France appelle la République islamique d'Iran à revenir à la table des négociations, car la seule réponse valable au danger que représente le programme nucléaire iranien sera – et ce ne peut être que cela – un règlement négocié.
Les frappes américaines ont sans doute eu une réelle efficacité. Mais, comme le souligne le directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, l'Iran a toujours des capacités résiduelles.
Nous exhortons la République islamique d'Iran à respecter l'accord de Vienne de 2015. Il est essentiel que Téhéran permette aux agents de l'AIEA de reprendre leurs inspections sans délai.
On voit ce qui se joue là : face au retour des empires qui déchirent le paysage mondial, face au retour des volontés dominatrices et de la violence désinhibée, nous avons à définir, par notre politique étrangère, une attitude et une direction qui soient sans ambiguïté.
Alors comment la France applique-t-elle aujourd'hui les principes qui la guident depuis 1945 ?
Ces principes trouvent leur première application sur le front le plus brûlant, celui de l'Ukraine, à qui nous apportons un soutien permanent, qui doit être sans faiblesse, sans manque, sans faille, sur tous les aspects, et aussi profond que possible, afin d'épauler la résistance de ce pays héroïque à Vladimir Poutine.
Dans ce soutien, que nous menons en commun avec plusieurs de nos partenaires, la France a une préoccupation particulière : mettre en garde, infatigablement, contre le risque de lassitude de l'Occident, empêcher que ne s'insinue parmi les peuples, les états-majors et les gouvernements la fatigue de soutenir nos alliés et ceux qui se battent au nom de notre idéal européen et de la liberté.
Nous pouvons d'autant moins relâcher nos efforts que la Russie fait preuve d'une détermination qui paraît inflexible et qu'elle redouble de violence. L'Ukraine a subi, pas plus tard que dimanche dernier, une des attaques aériennes les plus massives qu'elle ait eu à connaître depuis le début de la guerre, avec plus de 500 drones partis de Russie. Nous le savons, une partie de ces drones est fabriquée en Iran.
L'été qui vient s'annonce déterminant en raison de la menace que fait peser une nouvelle offensive russe dans les prochaines semaines. Plusieurs milliers de soldats russes attendent non loin de Soumy, au nord-est de l'Ukraine, le meilleur moment afin de déstabiliser leur adversaire.
Les Ukrainiens se battent chaque jour, dans un rapport d'au moins un contre trois, pour éviter la rupture du front. Nous devons nous promettre que nous ne laisserons jamais l'Ukraine, qui est comme une part de nous-mêmes, succomber à cause de notre découragement.
Il est important de rappeler que les démocraties, contrairement à ce que l'on croit généralement, savent se battre. Sur trente et une guerres – les historiens ont fait le calcul – impliquant des démocraties contre des autocraties, survenues entre le Congrès de Vienne en 1815 et l'année 2020, 84 % ont été remportées par le camp des démocraties. Les démocraties savent "faire preuve de résilience", pour reprendre une expression courante, elles peuvent trouver dans leur développement économique et technologique, ainsi que dans leur capacité d'union, les forces indispensables pour l'emporter.
Notre soutien à l'Ukraine doit donc rester ferme et résolu, tout autant que notre volonté de trouver une issue au conflit. Comme l'a rappelé le Président de la République, la France appelle de ses vœux le lancement de négociations pour un règlement solide et durable du conflit.
Nos principes trouvent une seconde application dans notre soutien en faveur de la stabilité au Proche et au Moyen-Orient. Cela signifie évidemment une solidarité envers Israël, qui continue d'être la cible d'attaques balistiques, menées en particulier par les Houthis depuis le Yémen.
La France réaffirme que, face au pogrom vécu par Israël, la première des solidarités est de n'oublier ni les victimes, à commencer par les ressortissants français, ni les otages, ceux qui sont morts en détention et ceux qui le sont encore aujourd'hui, qu'ils soient israéliens ou d'autres nationalités. Il ne faut jamais oublier qui a actionné le détonateur, qui est le premier responsable de l'horreur et de ses suites.
Ce soutien constant au droit à l'existence et à la sécurité d'Israël n'enlève rien à notre liberté de parole ni à nos désaccords – je les ai évoqués – avec la politique du gouvernement israélien, notamment sur la situation de la Cisjordanie et le sort terrible que connaissent les civils à Gaza. La France soutiendra les efforts en cours pour obtenir un cessez-le-feu immédiat à Gaza et la libération de tous les otages.
Afin de rendre possible un règlement politique du conflit israélo-palestinien, notre pays prône une solution à deux États, en sachant qu'elle repose sur des conditions, qui sont les garanties données aux deux peuples : des garanties de sécurité apportées par l'ensemble des acteurs à Israël, et la possibilité offerte au peuple palestinien de disposer de l'État auquel il aspire légitimement.
Nous ne pouvons pas parler de la stabilité au Proche-Orient sans évoquer la situation au Liban, que le Hezbollah a entraîné dans un conflit dévastateur. Le mandat de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) doit y être renouvelé, consolidé, afin de garantir la sécurité, notamment dans le sud du Liban. Le Liban est aujourd'hui au défi de sa reconstruction politique et économique. La France espère voir ce pays frère retrouver sa pleine souveraineté.
Il en est de même pour la Syrie, dont la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale doivent être respectées. La levée des sanctions économiques européennes à l'égard de ce pays a été possible moyennant le respect de solides garanties en matière de transparence et de bonne utilisation des fonds internationaux, mais aussi de la prise en compte des enjeux prioritaires, comme la lutte contre l'État islamique et les groupes armés incontrôlés.
Les attaques terroristes ont encore récemment fait des victimes sur le sol syrien parmi les chrétiens d'Orient, horriblement visés lors d'une attaque contre une église chrétienne à Damas le 22 juin dernier. Nous ne pouvons rester impuissants et silencieux face à la persécution dont ils font l'objet, laquelle fragilise la transition politique à Damas et heurte profondément les convictions qui sont les nôtres.
À quelles conditions notre politique étrangère pourra-t-elle atteindre ces objectifs et permettre d'ouvrir un chemin de paix et de stabilité en Ukraine, ainsi qu'au Proche et au Moyen-Orient ?
La première condition, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est que nous construisions la puissance européenne. À l'heure du retour des impérialismes, si nous voulons continuer à défendre le droit et la justice, nous devons aussi comprendre que la justice sans la force est impuissante. La France plaide pour la puissance, sa propre puissance et celle de l'Europe.
Pour construire la puissance européenne, il faut non seulement s'intéresser aux moyens, mais surtout forger une volonté européenne d'organiser sa propre défense et de bâtir son autonomie stratégique. C'est aussi faire de l'Europe une puissance économique, financière, commerciale et industrielle, ce qui exige qu'elle défende le principe de règles équitables, également respectées par les autres puissances, et que nous unissions nos efforts. Nous croyons que, ensemble, nous pouvons aller plus haut et plus loin.
Il y a par exemple, monsieur le ministre des armées, des domaines militaires dans lesquels nous devons construire ensemble. Il nous faut soutenir l'industrie européenne de défense et privilégier une préférence européenne en matière d'acquisition d'armement. Nous ne pourrons assurer notre autonomie stratégique si nous ne sommes pas capables de nous équiper nous-mêmes.
Or, l'année dernière, les Européens ont acheté 79 % de leur équipement militaire hors de l'Union européenne, dont 63 % aux États-Unis. Ces chiffres disent à eux seuls la dimension du défi qui est devant nous. Nous devons renverser ces logiques d'approvisionnement. De premières étapes sont sur le point d'être franchies au niveau européen avec l'adoption par le Parlement européen d'un programme pour l'industrie européenne de la défense.
La situation oblige à conclure que, parmi les grands responsables politiques de notre continent, il n'y a que le Président de la République française qui ait défendu cette volonté de manière continue, constante, jamais découragée, dans un idéal de construction du projet européen.
Souvenons-nous que, déjà en 2017, dans son discours de la Sorbonne, il affirmait la nécessité de bâtir une Europe forte, dotée d'une autonomie stratégique en matière de défense.
M. Rachid Temal. Huit ans…
M. François Bayrou, Premier ministre. Il appelait alors tous les dirigeants européens et l'ensemble des parlementaires à retrouver l'ambition de bâtir une "Europe souveraine, unie, démocratique".
Pour résumer, nous croyons que seule l'Europe peut nous assurer une souveraineté réelle, c'est-à-dire garantir notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos intérêts matériels et moraux.
La seconde condition, c'est que la France continue de jouer le rôle singulier qui est le sien, d'affirmer l'importance de la loi et la nécessité du dialogue.
Dans le cas du programme nucléaire iranien, la France a joué depuis le début un rôle de premier plan dans les négociations de l'accord de Vienne de 2015, qu'elle a contribué à renforcer. Le programme nucléaire a reculé dans le passé grâce à la diplomatie française. Il faut le rappeler, c'est Donald Trump qui a choisi de sortir de cet accord en 2018. La France l'a regretté ; elle en a été amèrement déçue. Elle a déployé tous les efforts pour faire revenir les États-Unis et inciter l'Iran à se conformer à ses engagements. Avec ses partenaires allemand et britannique, dans ce cadre européen, elle est restée à l'initiative pour une solution négociée.
Pour garantir à long terme que l'Iran ne se dote pas de l'arme nucléaire et que le régime mondial de non-prolifération continue d'être à tout le moins relativement respecté, un accord robuste, vérifiable et durable est indispensable. Des engagements clairs et concrets doivent être pris dès maintenant par l'Iran pour démontrer à la communauté internationale que ses dirigeants acceptent de s'engager dans cette voie et que des résultats rapides pourront être atteints. La France se tient prête à apporter sa compétence et sa constance dans un dossier qu'elle suit depuis dix ans.
À la mondialisation des problèmes – le séisme géostratégique que je viens d'évoquer, mais aussi ses répliques dans les champs industriel, commercial, et peut-être financier demain, qui déséquilibrent des économies entières – doit répondre une mondialisation des solutions. Cela signifie non pas qu'un pays imposera ses solutions à tous, mais que les solutions seront le fruit des discussions menées en commun.
C'est pourquoi nous défendons sans cesse ce qu'on appelle le multilatéralisme : chercher la paix par le dialogue, insérer nos intérêts dans des espaces partagés où la puissance des uns s'accorde à celle des autres. Les trois principaux membres permanents du Conseil de sécurité – la Russie, la Chine et les États-Unis – semblent, hélas ! aujourd'hui renoncer, chacun à sa manière, à cette règle et à ces principes.
Vous le savez, la vocation singulière de la France, c'est de refuser la logique des blocs, d'œuvrer à bâtir ce que le Président de la République a récemment appelé la "coalition des indépendants" – dont le principe repose sur une vision cohérente avec celle du général de Gaulle –,…
M. Rachid Temal. Rien que ça !
M. François Bayrou, Premier ministre. … afin de rassembler tous les pays prêts à garantir un ordre international fondé sur le dialogue, seul moyen d'assurer l'équilibre des puissances.
Notre principe en politique étrangère, et nous cherchons chaque jour à le faire appliquer, c'est l'équilibre. La France est au rendez-vous que l'Histoire lui impose. La situation que nous vivons nous permet de réaffirmer et de retrouver l'inspiration et le rôle qui sont ceux de notre nation depuis quatre-vingts ans. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. Acte est donné de la déclaration du Gouvernement.
(…)
M. le président. La parole est à M. le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous êtes nombreux à avoir fait écho aux propos du Premier ministre. Je m'attacherai donc à apporter des éclaircissements et des réponses sur certains points que j'ai relevés.
Monsieur le président Mathieu Darnaud, vous avez déclaré : "Comme jamais peut-être depuis plus de trente ans, l'ombre de Téhéran s'éloigne et des possibles s'ouvrent." C'est une très bonne manière de décrire ce qui est en train de se passer au Proche-Orient après la défaite du Hezbollah au Liban, la chute de Bachar al-Assad en Syrie et la nouvelle donne qui place l'Iran dos au mur.
En effet, l'Iran est désormais contraint de négocier non seulement l'encadrement de son programme nucléaire, mais également ses activités balistiques, c'est-à-dire le développement de missiles, et ses actions de déstabilisation régionale.
Vous vous êtes montré très critique sur la ligne que dessinerait le Président de la République pour le Proche et le Moyen-Orient, la jugeant peu claire. Elle est au contraire très claire et fidèle à la tradition de la France, qui nous a conduits par le passé à faire preuve d'une grande fermeté à l'égard du régime iranien et de son programme nucléaire.
Pour Israël, la France est le seul interlocuteur à avoir été aussi constant et aussi ferme sur la question iranienne, tout en étant capable de dénoncer avec vigueur et fermeté, lorsqu'il s'en rend coupable, les violations du droit international par le gouvernement israélien.
La position française est une position d'équilibre. La France veille à ce que le droit international soit respecté. Elle reconnaît le droit d'Israël à se défendre, car elle est indéfectiblement attachée à sa sécurité. Mais pour garantir la sécurité d'Israël sur le long terme, certaines des actions entreprises par le gouvernement israélien doivent désormais cesser.
Vous avez également été dur à propos du Liban. Il convient tout de même de rappeler que la France est la première à avoir mis sur la table, l'année dernière, une proposition de cessez-le-feu. Certes, elle n'a pas été entendue immédiatement. Toutefois, après l'escalade militaire et l'entrée dans le jeu des États-Unis, les idées françaises ont été reprises. Défendues par la France et les États-Unis, elles ont évité l'effondrement du Liban.
De même, la France a facilité le redressement politique du pays en garantissant la tenue de l'élection de son président de la République. J'étais moi-même présent au Liban quelques jours avant cette élection pour poursuivre les discussions qu'avait engagées le Président de la République avec les principales forces en présence.
Lorsque le parlement libanais s'est réuni pour élire le chef de l'État, l'envoyé spécial du Président de la République, Jean-Yves Le Drian, était dans la tribune. C'est dire à quel point nous avons suivi cette situation de près !
Enfin, vous avez laissé entendre que la France serait marginalisée dans les négociations qui vont s'ouvrir à la suite de la guerre des Douze jours. Selon vous, Londres serait informée par Washington et Berlin serait informée par Tel-Aviv. Sans trahir de secret, je tiens à préciser que la proposition de cessez-le-feu américano-israélienne a transité par la France il y a dix jours.
Le Président de la République est au contact, d'un côté, de Donald Trump et, de l'autre, du président iranien. Grâce à cette position singulière, y compris au sein de l'Union européenne, il peut tenter de créer les conditions pour que ces deux dirigeants puissent se parler.
Monsieur Jean-Marc Vayssouze-Faure, au sujet de la question iranienne, vous avez dit que rien n'était réglé. Je ne sais pas si l'on peut dire cela, mais nous sommes en tout cas au milieu du gué. En effet, le plus dur reste à faire. Nous devons encadrer strictement et durablement les activités nucléaires, balistiques et de déstabilisation régionale de l'Iran.
Le sort que ce régime réserve à nos compatriotes Cécile Kohler et Jacques Paris, ainsi qu'à une douzaine d'autres concitoyens européens, est préoccupant. Vous avez appelé à la libération de nos deux otages. Vous le savez, nous exigeons que cette libération intervienne immédiatement. Nous avons souligné le risque que constituait leur détention dans la prison d'Evin dès le début des frappes israéliennes.
Nous avions d'ailleurs indiqué au gouvernement israélien la présence de nos compatriotes dans cette prison. Nous avons dû attendre un délai inacceptable pour obtenir des preuves de vie, jusqu'à la visite consulaire qui a pu se tenir cette semaine. Nous espérons obtenir une libération définitive au plus vite.
Le retour à la coopération sur lequel vous avez interrogé le Premier ministre passe justement par la reprise des discussions dans l'esprit qui avait animé les négociateurs de l'accord sur le nucléaire iranien de 2015, dont la France faisait partie. À l'époque, les protagonistes étaient les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU.
Ces cinq puissances sont, d'une certaine manière, les gardiennes du traité de non-prolifération. Comme cela a été rappelé, ce traité prévoit que seuls ces cinq pays ont le droit d'être dotés de l'arme nucléaire. En contrepartie, ils ont l'obligation de donner aux autres pays du monde l'accès au nucléaire civil.
D'une manière ou d'une autre, ces cinq nations vont devoir se parler. C'est ce qui explique que le Président de la République ait pris l'initiative d'établir le contact avec Vladimir Poutine, alors que la discussion était rompue depuis le massacre de Boutcha en septembre 2022.
Au-delà du programme nucléaire iranien, qui représente un véritable danger, y compris pour nos propres intérêts de sécurité, l'avenir de l'architecture de sécurité qui a prémuni l'humanité contre une course à l'armement depuis la fin des années 1960 est en jeu.
Quand bien même Vladimir Poutine ne s'est pas montré à la hauteur de son rôle de membre permanent du Conseil de sécurité, la Russie doit être consultée, de quelque manière que ce soit, sur ses intentions à l'égard de l'Iran, au moment où nous voulons encadrer les activités que j'ai mentionnées précédemment.
Monsieur Olivier Cadic, vous avez rendu hommage aux vingt-deux victimes de l'attentat terroriste qui a récemment touché les communautés chrétiennes en Syrie. Vous avez rappelé l'attachement de la France et de son gouvernement, sous l'autorité du Premier ministre, à la sécurité des communautés chrétiennes partout au Proche-Orient.
Les raisons de cet attachement sont non pas religieuses, mais historiques : la France considère que la préservation des droits de ces communautés est une condition du pluralisme dans la région, qui est lui-même la condition de la paix et de la stabilité.
Vous avez rappelé le rôle important que jouent les élus des Français de l'étranger dans les moments de crise, où ils sont l'interface avec nos compatriotes qui doivent être évacués ou rapatriés. Ces élus portent la voix de la France. Ils le font chacun à leur façon, mais de manière complémentaire. C'est évidemment très précieux.
Je veux vous féliciter, monsieur le sénateur, de votre engagement personnel au Liban, notamment auprès des victimes de la catastrophe du port de Beyrouth.
Pour répondre à votre question, la conférence sur la solution à deux États se tiendra, je l'espère, dans les prochaines semaines. Si nous avons dû la reporter pour des raisons logistiques et sécuritaires, la dynamique qui s'est enclenchée est, comme l'a dit le Président de la République, inarrêtable.
Monsieur Claude Malhuret, vous avez dit une chose très juste : la guerre au Proche-Orient dure depuis quatre-vingts ans et elle continuera de durer tant que le conflit entre les peuples israélien et palestinien ne se sera pas résolu. À l'heure où certains courants de pensée considèrent que ce conflit serait l'une des conséquences d'une autre menace, incarnée par le régime iranien, il est important de rappeler qu'il avait commencé avant la révolution islamique.
Si nous devons encadrer le programme nucléaire de l'Iran, ses activités balistiques et ses actions de déstabilisation, il est indispensable de trouver une solution politique durable au conflit israélo-palestinien.
Par ailleurs, vous estimez que les dictateurs veulent prendre leur revanche sur les défaites du XXe siècle et qu'ils ont déclenché contre les démocraties une guerre qui a changé de nature, à laquelle nous devons nous préparer. Je laisserai Sébastien Lecornu y revenir plus longuement, mais la revue nationale stratégique (RNS) qui sera prochainement annoncée définira la manière dont nous devons nous prémunir contre ces nouvelles menaces.
Au-delà de notre arsenal traditionnel, le Quai d'Orsay mobilise les marges de manœuvre dont nous disposons encore pour riposter contre les attaques visant à abîmer l'image de la France et la voix qu'elle entend porter dans le monde.
Notre puissance, notre capacité à peser, au Proche-Orient comme ailleurs, dépend de notre force intérieure : de notre force militaire, pour dissuader les menaces ; de notre force économique, pour ne pas dépendre des autres ; mais aussi de notre force morale et politique.
Si les travaux qui ont été lancés par le Premier ministre, notamment le conclave sur la réforme des retraites, la préparation du budget et la refondation de l'action publique peuvent sembler éloignés des sujets dont nous débattons ce soir, ils y sont pourtant liés. En effet, notre force intérieure nous permettra à l'avenir de porter la voix de la France et de défendre nos intérêts.
M. Xavier Iacovelli a rappelé que les tensions au Proche-Orient, et en particulier dans la mer Rouge, avaient des conséquences non seulement pour la région, mais aussi pour le commerce international, c'est-à-dire pour nous toutes et tous.
Aussi, lorsque la France s'investit dans la résolution des conflits au Proche-Orient, que ce soit au Liban, en Syrie ou ailleurs, elle le fait non seulement parce qu'elle a une responsabilité en tant que nation fondatrice des Nations unies et membre permanent du Conseil de sécurité, mais aussi parce que nos intérêts directs sont en jeu.
Certains orateurs ont évoqué le fait que nous ayons établi le contact avec les nouvelles autorités syriennes. Nous l'avons fait non pas pour la gloire ou le panache, mais pour servir nos intérêts. Sur les questions migratoires comme sur les questions de lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons obtenir gain de cause que par un échange exigeant et sans concession avec les autorités syriennes.
M. Iacovelli s'est demandé si nous souhaitions être spectateurs ou acteurs : comme je viens de le répondre à M. Malhuret, cela dépendra de notre force intérieure. Il nous a invités à emprunter la voie de l'équilibre et du droit. Il a également évoqué le sort des enfants, qui sont les principales victimes des théâtres de conflit au Proche-Orient. Ils grandissent dans un environnement si violent qu'il leur sera difficile de devenir des artisans de la paix à l'âge adulte.
Madame Cécile Cukierman, la façon dont vous avez parlé du programme nucléaire iranien laisse à penser qu'il était dérisoire ou innocent avant les frappes américaines. Ce que nous savons, c'est qu'il y a dix ans, grâce à l'accord que la France a contribué à faire aboutir, nous avons obtenu un recul substantiel du programme nucléaire iranien.
Ce recul s'est maintenu pendant trois ans, jusqu'à ce que les États-Unis sortent de cet accord, comme l'a rappelé le Premier ministre. Ils ont alors recommencé à appliquer les sanctions qui prévalaient avant l'accord, ce qui a conduit le régime iranien à relancer son programme nucléaire. Tout du moins, c'est le prétexte que ce dernier a avancé.
Le résultat est le suivant : avant les frappes, le régime iranien disposait d'un stock d'uranium enrichi trente fois supérieur et de capacités d'enrichissement dix fois supérieures aux limites maximales qui avaient été fixées il y a dix ans. Le programme progressait depuis sept ans, mais une accélération nette avait été constatée depuis trois ans.
Il existait donc bien une intention de la part du régime iranien de développer un programme nucléaire, qui n'a pas de justification civile. Or je rappelle que ce régime proclame dans ses textes constitutionnels sa volonté d'anéantissement d'Israël.
Par ailleurs, faut-il rappeler qu'il soutient des groupes terroristes, qu'il s'est félicité des attentats antisémites barbares du 7 octobre, qu'il a livré des centaines de missiles et des milliers de drones à la Russie, qu'il détient nos deux compatriotes, qu'il a réprimé le mouvement "Femme, Vie, Liberté" ?…
Je m'inscris en faux contre votre argument selon lequel il existerait deux poids, deux mesures.
Mme Cécile Cukierman. Il y a deux poids deux mesures, c'est sûr !
M. Jean-Noël Barrot, ministre. Nous n'avons pas participé aux frappes israéliennes et américaines, pas plus qu'à leur planification. Nous avons dit qu'elles n'étaient pas conformes au droit international, et que si elles étaient en mesure de le retarder, voire de le détruire, elles ne pouvaient en aucun cas empêcher l'Iran de reconstituer, demain, son programme nucléaire. Ce n'est que par un encadrement négocié que nous éloignerons durablement le danger.
Madame Carrère, comme le Premier ministre, vous avez insisté sur la nécessité de mettre fin au système de distribution militarisé de l'aide humanitaire à Gaza. Vous avez salué l'action des agents du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, qui sont en effet très mobilisés en cette période de crise pour tenter d'apporter les meilleures réponses possibles à nos ressortissants, en Israël comme en Iran.
Vous avez également évoqué le contrat d'association entre l'Union européenne et Israël. Lors du Conseil européen de la semaine dernière, les chefs d'État et de gouvernement ont acté la violation par Israël de l'article 2 de cet accord et ont confié aux ministres des affaires étrangères, qui se réuniront le 15 juillet prochain, le soin d'en tirer les conséquences.
Vous avez conclu en disant qu'il s'agissait non pas de choisir un camp, mais de faire respecter le droit des peuples. C'est exactement la position que la France entend défendre.
Monsieur le président Guillaume Gontard, vous avez dit que l'apparence de notre faiblesse réveillait l'appétit des empires : c'est tout à fait vrai. C'est pourquoi nous devons, comme l'a souligné le Premier ministre dans sa déclaration, pour faire prévaloir la justice, rendre fort ce qui est juste. En nous fortifiant de l'intérieur, nous serons plus forts à l'extérieur pour dissuader les menaces.
Vous affirmez que Benyamin Netanyahou est un opposant à la solution à deux États. Je voudrais simplement vous lire les propos qu'il tenait en 2009 : "Nous devons dire la vérité. Au sein de cette patrie vit une large communauté de Palestiniens. Nous ne voulons pas les dominer. Nous ne voulons pas gouverner leur vie. Nous ne voulons pas leur imposer ni notre drapeau ni notre culture. Dans ma vision de la paix sur cette petite terre qui est la nôtre, deux peuples vivent librement côte à côte dans l'amitié et le respect mutuel. […] Aucun ne menacera la sécurité ou l'existence de l'autre. Et je le dis maintenant clairement, si nous recevons cette garantie concernant la démilitarisation et les besoins de sécurité d'Israël et si les Palestiniens reconnaissent Israël comme l'État du peuple juif, alors nous serons prêts, dans le cadre d'un futur accord de paix, à parvenir à une solution où un État palestinien démilitarisé existera aux côtés de l'État juif."
M. Guillaume Gontard. C'était en 2009…
M. Jean-Noël Barrot, ministre. Je rappelle ces propos de Benyamin Netanyahou, car l'esprit de la conférence sur une solution à deux États que nous entendons organiser très prochainement est précisément de réunir ces conditions. Ce sera l'occasion pour la France comme pour d'autres pays de reconnaître l'État palestinien, et, pour les pays arabes et l'autorité palestinienne, de prendre des engagements de nature à garantir durablement la sécurité d'Israël.
Vous avez fait référence à l'année 2015, qui a été un grand cru diplomatique pour la France, avec l'accord sur le nucléaire iranien et l'accord de Paris.
M. Rachid Temal. Sous François Hollande !
M. Jean-Noël Barrot, ministre. Souhaitons que l'année 2025 soit, elle aussi, un grand millésime. En organisant à Nice une conférence des Nations unies sur l'océan (Unoc) historique, nous avons d'ores et déjà fait écho à l'accord de Paris de 2015.
Quant à l'accord sur le nucléaire iranien, que nous espérons parvenir à conclure cette année, nous souhaitons, à l'instar de Mathieu Darnaud, qu'il soit beaucoup plus robuste que celui qui avait été conclu il y a dix ans, car la situation est différente.
Cet accord devra éloigner durablement le risque que l'Iran accède à l'arme nucléaire et continue de développer un programme de missiles susceptible de porter atteinte aux intérêts de sécurité dans la région, mais aussi à nos propres intérêts. Il devra aussi mettre fin aux activités de déstabilisation menées par l'Iran dans la région, pour que l'ombre – je reprends l'image utilisée par un orateur précédent – qui a plongé la région dans un état d'instabilité et de guerre permanente depuis des années s'éloigne durablement.
M. le président. La parole est à M. le ministre des armées.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avant de répondre aux questions formulées à la tribune par les orateurs, permettez-moi de revenir sur ce qu'a dit Jean-Noël Barrot sur le poids de la France à l'étranger, ou tout du moins notre puissance de conviction.
Celle-ci dépend largement de notre propre confiance en nous. Cela ne signifie pas avoir confiance dans la politique menée par le Président de la République ou le Gouvernement. Comme l'a rappelé la présidente Cukierman, cela relève de notre démocratie. Notre confiance doit se fonder sur ce qu'est la France, de par son histoire. Au reste, vous êtes nombreux à l'avoir rappelé.
Quoi qu'il en soit, permettez-moi d'insister sur la confiance que nous pouvons avoir dans nos forces armées et le rôle qu'elles jouent au Proche-Orient. Il s'agit probablement de la région où nos forces en présence sont les plus exposées. Le président Darnaud a notamment cité la Finul.
Pour expliquer le rôle de nos forces armées dans ces pays, je donnerai quelques exemples précis.
Tout d'abord, nous menons des opérations sur place, dont certaines ne sont pas terminées. C'est notamment le cas de l'opération Chammal, que nous menons contre l'État islamique à la faveur d'une grande coalition. Des bases sont positionnées spécifiquement pour lutter contre le terrorisme, notamment dans un pays précis.
Ensuite, certains pays accueillent des bases militaires françaises sur le fondement d'accords de défense. Les forces françaises aux Émirats arabes unis sont certainement les plus connues, avec celles de Djibouti. Si ces dernières sont placées sur le continent africain, chacun sait qu'elles desservent, grâce à leur base aérienne et leur base navale, l'ensemble du golfe d'Aden et, de manière plus globale, la zone indo-pacifique.
Vous avez affirmé, monsieur le président Darnaud, que même si nos forces armées avaient voulu mener une action offensive, elles n'auraient pas pu le faire. Ce n'est pas tout à fait exact.
Pour commencer, ces forces ne disposent pas du mandat d'intervenir, qui doit leur être confié par le Parlement au titre de l'article 35 de la Constitution – certains d'entre vous ont peut-être été amenés à se prononcer sur une telle question. L'opération Chammal, par exemple, a été validée par le Parlement.
Ensuite, les forces armées doivent faire preuve d'une grande endurance dans la région. Il a peu été question de la mer Rouge, mais l'opération Aspides, dont l'objet est de protéger les intérêts maritimes français et européens sur cette route maritime commerciale importante, montre bien l'endurance spectaculaire de notre marine.
Je pense d'ailleurs que c'est la première fois dans notre histoire que la marine nationale tire autant de missiles Aster 15 ou Aster 30. Si l'on nous avait dit voilà dix ans que nous serions amenés à intervenir sur de telles situations opérationnelles, nous aurions trouvé cela pour le moins inattendu…
Il en va de même de la protection du ciel des pays qui nous accueillent et de la légitime défense de nos propres bases. Les propos que j'ai tenus à l'Assemblée nationale lors du même débat que celui qui nous réunit ce soir ont été critiqués par la République islamique d'Iran. J'avais affirmé que lorsque des drones tirés par l'Iran sur Israël mettent en danger la sécurité de nos emprises, nous devons assurer la sécurité de celles-ci, en lien avec le pays hôte.
Vient ensuite le débat, plus global, relatif à notre réarmement, donc à la poursuite des efforts en faveur de notre armée. Du fait des choix retenus par les chefs d'état-major et les ministres qui se sont succédé, y compris depuis l'élection du Président de la République en 2017, les forces armées prépositionnées au Moyen-Orient sont plutôt les mieux équipées. Par définition, elles ne manquent pas de moyens : le contexte régional l'exige.
À la suite de Jean-Noël Barrot, je souhaite revenir à présent, d'un mot, sur la situation au Liban.
Certains, non pas au Sénat, mais dans d'autres lieux ou encore dans les médias, ne manquent pas de salive pour critiquer le mandat confié à la Finul. Certes, ce mandat n'est pas parfait, mais, jusqu'à preuve du contraire, personne n'a trouvé de meilleure idée. C'est donc soit cela, soit le vide.
Pour ma part, je tiens à rendre hommage à nos militaires qui, depuis le 7 octobre, exécutent ce mandat dans des conditions de sécurité particulièrement dégradées.
Je rappelle qu'un de nos soldats est mort pour la France l'année dernière au service de la Finul – nous en avons perdu plus de cent cinquante dans le cadre de ce mandat, depuis son origine, dans les années 1980. Il s'agit de la maréchal des logis Fany Claudin, dont on a peu parlé. Je tenais à saluer sa mémoire ce soir.
On ne peut pas prétendre que l'on ne fait rien alors même que, sur place, des soldats français meurent en mission. (Mme Sophie Briante Guillemont acquiesce.) Nous pouvons tous nous accorder sur ce point.
En contrepoint – le ministre de l'Europe et des affaires étrangères l'a dit –, l'administration Biden avait mis au point un mécanisme permettant une forme de déconfliction entre Israël et le Liban.
Cet état-major franco-américain est certes fragile et inédit. Il ne fut pas évident à concevoir. Mais il permet aujourd'hui de parler aux Libanais comme aux Israéliens, voire, si possible, à tout le monde de se parler – ce qui est plus difficile. Il s'agit donc là d'un utile complément de la Finul.
J'ai eu l'occasion d'aborder ces questions à de nombreuses reprises devant votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Je souhaite d'ailleurs que les parlementaires s'intéressent davantage encore à ce mécanisme tout à fait prometteur pour les différentes initiatives diplomatiques rappelées par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Monsieur le président Gontard, dans ce domaine, on ne peut passer sous silence l'aide que nos forces armées se chargent de déployer à Gaza. (M. Rachid Temal acquiesce.) Nous sommes le seul pays à l'avoir fait !
M. Rachid Temal. C'est vrai !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Si cette aide est assurée, ce n'est pas tant grâce au Gouvernement que grâce à nos militaires. On peut estimer que nous n'en faisons pas assez, mais, quelles que soient nos sensibilités politiques, ne nous faisons pas du mal entre Français – j'ai le sentiment que c'est précisément le cas depuis l'ouverture de ce débat.
Ne parlons pas comme si la France n'avait rien fait ! Je viens de le dire, on a déploré, l'année dernière, un mort pour la France dans les rangs de la Finul ; le contrat opérationnel pour assurer la protection du ciel en mer Rouge est l'un des plus difficiles jamais confiés à la marine nationale ; le mécanisme franco-américain à l'œuvre au Liban et en Israël, s'il n'est pas parfait, a le mérite d'exister et de fonctionner ; enfin, l'armée française a procédé, à Gaza, à des largages de denrées et de médicaments, notamment de concert avec les Jordaniens. Ces opérations ont été menées dans un contexte très difficile, qu'il s'agisse des conditions opérationnelles ou des négociations diplomatiques avec Tsahal.
Quant au Dixmude, dont personne ne cite l'exemple, il est pour ainsi dire le seul navire de guerre européen présent sur place, à l'exception peut-être d'un bateau italien affrété ponctuellement. Accosté au port d'El-Arich, ce bâtiment a permis de prendre en charge un certain nombre de civils.
On peut estimer que ces efforts ne sont pas à la mesure de ce qui se passe à Gaza : je peux l'entendre. Mais actons qu'ils ont été faits. Reconnaître le travail accompli, c'est dire merci, non pas aux membres du Gouvernement – nous ne sommes que de passage –, mais à nos forces armées.
Voilà trois ans que j'ai l'honneur d'être ministre des armées, sous l'autorité du Président de la République. J'ai été, en cette qualité, membre de plusieurs gouvernements. Je puis vous assurer que nos forces armées suivent attentivement les débats comme celui de ce soir et qu'elles en consultent les comptes rendus.
Nos soldats relèvent ce que les uns et les autres ont pu dire. Or on constate parfois un décalage considérable entre les différents discours. Quand il s'agit de leur confier de nouvelles missions, on se livre à de grandes envolées pour dire qu'on les aime ; mais, ensuite, leur action peut sembler mal comprise, sachant qu'ils exécutent les ordres. Je le rappelle au Sénat, et plus largement au Parlement, avec beaucoup de respect et d'humilité. À mon sens, il faut le dire afin de leur rendre justice.
Madame la présidente Cukierman, vous avez raison d'insister sur la nécessité du débat démocratique. Il s'agit là de sujets politiques au sens noble du terme : c'est précisément pourquoi le Gouvernement a demandé la tenue de cette discussion.
Nous en avons déjà débattu lors de l'examen du projet de loi de programmation militaire (LPM), nous sommes évidemment tout à fait favorables au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, le TNP. En revanche, nous ne saurions souscrire au traité d'interdiction des armes nucléaires, le Tian.
Nous y reviendrons sans doute : à cet égard, nos opinions divergent à l'évidence quant à la réalité de notre dissuasion – même si, en son temps, le général de Gaulle s'était prononcé pour le désarmement nucléaire dès lors que tout le monde le mettait en œuvre.
Nous ne sommes pas le pays le moins exemplaire en la matière. Je dirai même que, de tous les signataires du TNP que vous avez cités, la France est le plus exemplaire.
À l'Assemblée nationale, vos collègues communistes viennent de consacrer une commission d'enquête aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie française. Là aussi, tout n'est pas parfait, mais – je suis bien placé pour le savoir, ayant été ministre des outre-mer –, de tous les pays ayant mené des essais nucléaires, la France est celui qui, objectivement, pousse le plus loin l'effort de transparence, de justice et de réparation.
Sur l'ensemble de ces questions, il me semble qu'il en est de même. Il faudra y revenir en détail, car la question nucléaire est d'une complexité redoutable.
Jean-Noël Barrot a insisté avec raison sur les sources nationales dont nous disposons au sujet du programme nucléaire iranien.
Monsieur le président Malhuret, nous ne sommes plus tout à fait dans la même situation qu'il y a sept, huit ou dix ans. À ce titre, nous étions alors dans la dépendance complète des Américains. Or, à l'heure où je vous parle, je peux donner au Premier ministre et au Président de la République des renseignements de source nationale. Sans entrer dans les détails, j'insiste sur le fait qu'il s'agit là d'une nouveauté ; c'est, du reste, le fruit des efforts budgétaires que vous avez largement consentis, par vos votes, pour augmenter nos crédits de défense.
Quoi qu'il en soit, l'avancée des programmes d'enrichissement et surtout des programmes balistiques rendait l'assemblage d'une arme nucléaire réellement imminent. Pour être parfaitement clair, toutes les pièces étaient prêtes : ne manquait plus que la décision d'assembler.
En matière de frappes balistiques, l'Iran a accompli, au cours des deux dernières années, un saut technologique tout à fait significatif. C'est un point sur lequel nous aurons l'occasion de revenir : ce constat soulève un certain nombre de questions pour nous, y compris pour notre défense sol-air, pour les outils destinés à la protection de nos propres emprises.
Mme Cécile Cukierman. Questions que la guerre des Douze Jours n'a pas permis de résoudre…
M. Sébastien Lecornu, ministre. Certes : c'est d'ailleurs ce qu'ont dit le Président de la République et la diplomatie française tout entière. C'est bien pourquoi nous n'avons pas soutenu ces frappes. Avec le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, j'ai rappelé que nous étions désormais placés face à un risque majeur de dissémination et que le suivi assuré par l'AIEA était dès lors menacé.
C'est en cela que la situation de l'Iran en 2025 n'est pas comparable à celle de l'Irak en 2003. Tous ceux qui veulent calquer la première sur la seconde se trompent. Par définition, chaque situation est singulière et doit être analysée en tant que telle.
Monsieur le président Gontard, je vous l'ai dit hier, je vous le dis ce soir et je vous le dirai demain : la France ne vend pas d'armes à Israël.
Je l'avais déjà précisé il y a un an et – je m'en veux beaucoup – je m'en étais alors remis à l'honnêteté des uns et des autres. C'était compter sans La France insoumise… (Sourires sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Je le répète, on peut combattre le Gouvernement pour ce qu'il fait ou pour ce qu'il ne fait pas. En revanche, dénoncer des décisions qu'il n'a pas prises ou qu'il n'entend pas prendre est une perte de temps pure et simple.
Malheureusement, on a instillé le virus de la désinformation chez bon nombre de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Beaucoup d'entre eux se disent : "C'est choquant ce qui se passe à Gaza, et pourtant la France continue d'envoyer des armes en Israël." Or c'est totalement faux. Il faut le dire et le répéter, car ces sujets sont graves.
De toutes les grandes démocraties ayant une industrie de défense importante, la France est sûrement celle qui a le plus de principes, de mécanismes et de processus encadrant l'exportation d'armes. Nous pourrons y revenir, mais, à cet égard, il me semble que nous sommes irréprochables.
Monsieur le président Malhuret, vous avez souligné avec raison que nous avions changé d'époque et que la guerre elle-même avait changé de nature. Cela étant, vous avez assisté hier, deux heures durant, à mon audition relative au réarmement devant la commission des affaires étrangères : nous avons tout de même plus parlé de report de charges que de guerre hybride, de cyber, de NewSpace ou de prolifération nucléaire… Le décalage est considérable.
M. Rachid Temal. Chacun suit ses obsessions…
M. Sébastien Lecornu, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, le Parlement doit lui aussi s'emparer de ces enjeux pour fixer les orientations nationales. L'exécutif n'est pas seul compétent en la matière : il s'agit d'une œuvre collective. (M. Mathieu Darnaud acquiesce.)
Ces sujets sont hybrides en ce sens qu'ils mêlent les questions militaires et civiles. Ils concernent donc tous les ministères, pas seulement celui des armées. En outre, l'exécutif n'est pas seul à représenter le monde civil : la chambre des territoires a, elle aussi, un rôle majeur à jouer.
Une attaque cyber sur un hôpital, c'est un événement tragique ; 300 attaques cyber sur 300 hôpitaux en même temps, c'est une nouvelle forme de déclaration de guerre. Face à cela, l'État peut-il tout ? Pas vraiment : comme un certain nombre d'entre vous, j'ai eu l'occasion de présider un conseil d'administration d'hôpital. À l'évidence, ce sujet est aussi local que global.
Malgré mon jeune âge, j'ai, du fait de ma longévité ministérielle, l'expérience de nombreux débats organisés en application de l'article 50-1 de la Constitution. Je sais que cet exercice permet parfois de dégager de grandes orientations.
M. Rachid Temal. Malgré l'absence de vote ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Le moment venu, telle ou telle disposition peut naturellement être soumise au vote. Mais, en l'occurrence, je parle d'orientations globales. Qui fait quoi ? Quelle part le privé doit-il prendre à son compte ? Je ne vais pas ouvrir de tels débats à cette heure-ci…
Mme Cécile Cukierman. Non ! (Sourires.)
M. Sébastien Lecornu, ministre. Cela étant, j'en suis profondément convaincu : sur ces sujets, qui sont autant de pierres angulaires, on peut dégager des consensus bien plus forts qu'on ne le croit.
M. le président. Monsieur le Premier ministre, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous en avons terminé avec la déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, portant sur la situation au Proche et Moyen-Orient.
Source https://www.senat.fr, le 11 juillet 2025