Texte intégral
M. Jean-Luc Brault, président. - Nous entendons à présent Mme Juliette Méadel, ministre déléguée auprès du ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation, chargée de la ville. Je vous prie, Madame la ministre, de bien vouloir excuser l'absence du président Gilbert-Luc Devinaz, que j'ai l'honneur de remplacer en tant que vice-président de la mission d'information.
Je rappelle tout d'abord que cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport, et que son enregistrement vidéo, accessible en direct sur le site du Sénat, pourra être consulté par la suite en VOD.
Notre mission d'information s'est constituée sur l'initiative du groupe RDPI auquel appartient notre rapporteure, Nadège Havet. Depuis la fin du mois d'avril, nous recevons en audition des responsables administratifs, des universitaires, la Défenseure des droits, des associations d'élus, France Travail... Mme Gatel, ministre déléguée chargée de la ruralité, ainsi que M. Laurent Marcangeli, ministre de l'action publique, de la fonction publique et de la simplification, seront prochainement auditionnés. Par ailleurs, lors de nos déplacements dans les territoires, nous rencontrons les acteurs de terrain, notamment les conseillers France Services, ainsi que les élus - nous étions hier dans le Rhône et nous rendons jeudi dans le Loir-et-Cher, puis la semaine prochaine dans le Finistère.
Nous avons en outre procédé sur le site du Sénat à une consultation des élus locaux qui nous a permis de recueillir quelque 1 200 témoignages, principalement d'élus de la France rurale. En effet, dès le début de nos travaux, nous avons souhaité privilégier la dimension territoriale de notre sujet. Enfin, notre rapport devrait être rendu public en septembre prochain.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Merci de votre présence, madame la ministre. Nous abordons la dernière phase de nos travaux. L'objet de notre mission, débutée en avril, est de voir comment rétablir un lien de confiance entre l'usager et les services publics, que l'usager soit une personne privée ou un représentant de collectivités territoriales.
Comment définissez-vous les besoins et les attentes des usagers qui résident dans les villes, plus particulièrement dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), en matière d'accès aux services publics ? Quel est le bilan de l'action du Gouvernement pour améliorer l'accès aux services publics et plus particulièrement aux services publics de proximité dans les territoires urbains ? De manière générale, comment la politique de la ville intègre-t-elle les mesures destinées à améliorer l'accès aux services publics de nos habitants ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée auprès du ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation, chargée de la ville. - Merci de cette invitation, que je goûte avec beaucoup de plaisir. Il est toujours enrichissant et constructif pour les ministres d'échanger avec les parlementaires. Si tous les concitoyens regardaient ces auditions, le lien de confiance serait restauré. Ils verraient que le Gouvernement et le Parlement sont capables de travailler en bonne intelligence, avec nuance et raison.
Je vous félicite pour le titre de votre mission, qui pose la grande question au coeur de la désaffection de la politique par le citoyen, depuis plus de quarante ans. Cette question concerne l'efficacité de l'action publique et la capacité des administrations, des collectivités territoriales comme de l'État à répondre à une demande de l'usager toujours plus exigeante, complexe et changeante. Il y a une question très politique derrière cette problématique, qui est que le désintérêt du citoyen pour la politique s'appuie sur ses difficultés de plus en plus récurrentes et marquées d'accès aux services publics, en particulier essentiels, de sécurité, de tranquillité, d'éducation - de la petite enfance à l'entrée dans la vie professionnelle -, de la santé, de l'emploi, de la vie économique et commerciale. Ces besoins, que j'ai classés par ordre de priorité, sont inégalement satisfaits.
Bien sûr, les attentes des habitants des quartiers sont les mêmes que celles des habitants des zones rurales. La petite spécificité des quartiers est que leurs habitants concentrent un nombre de difficultés considérables. J'en dresserai un portrait-robot. Tout d'abord, ils sont plus jeunes que la moyenne nationale : 40% ont moins de 25 ans, contre 30% dans les environnements urbains hors-QPV. Plus qu'ailleurs, il faut les aider à bien grandir, donc à avoir accès à une éducation de qualité et à s'épanouir. Nous avons choisi, avec François Bayrou, d'en faire le premier axe du comité interministériel des villes 2025 qui s'est tenu le 6 juin à Montpellier : c'est " L'enfant au coeur de la ville. " Ensuite, les personnes y sont plus précarisées qu'ailleurs. Le taux de pauvreté y est trois fois plus élevé que sur l'ensemble du territoire, à 42% en 2020, contre 14% au niveau national, et quatre fois plus élevé qu'en zone rurale où il est de 10 %. Cette pauvreté se conjugue avec des problématiques sanitaires. La précarité sociale est le premier facteur de risque des troubles psychiques lourds ; elle entraîne aussi des troubles légers. Or la dépression non soignée chez l'enfant accroît les risques de suicide à l'adolescence et de maladie à l'âge adulte. En outre, la pauvreté a un impact sur l'éducation. Le taux d'illettrisme, qui affecte l'accès aux services publics, est à 13%, très au-delà de la moyenne nationale de 4%. Enfin, la population est plus diversifiée qu'ailleurs. La part d'étrangers résidant dans les quartiers est trois fois plus importante que dans les autres environnements urbains, ce qui a un impact sur le type de services publics sollicités, tels que les préfectures pour le droit au séjour, ce qui n'entre pas dans le champ des maisons France Services.
Ce portrait-robot me semble essentiel pour vous montrer les exigences de la politique de la ville et les conditions d'existence des habitants des quartiers. Or ces chiffres ne sont pas très connus. La politique de la ville est mal comprise par l'opinion publique. Certains considèrent que l'on déverse des tombereaux d'argent public sur les quartiers, ce qui n'est pas vrai. Simplement, la vocation de la République française est d'assurer l'égalité d'accès aux services publics et il est naturel que le droit et l'organisation des pouvoirs publics s'adaptent à la diversité des situations.
J'insiste sur la nécessité de préserver l'Observatoire national de la politique de la ville (ONPV), abrité par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), qui coûte très peu cher au contribuable puisqu'il ne compte que 1,5 équivalent temps plein (ETP), aux côtés d'une cinquantaine de chercheurs bénévoles, qui rendent bien des services à la République. Dans le grand mouvement " trumpiste " de suppression des agences publiques, il faut garder de la modération.
Nous avons augmenté la présence des services publics dans les quartiers, avec près de 1 800 établissements d'accueil du jeune enfant, 586 maisons France Services, près de 1 000 équipements sportifs et 258 agences France Travail. En tant que ministre de la ville, je soutiens le tissu associatif, avec 333 contrats de ville renouvelés fin 2024 et 4 500 postes d'adultes relais, dont 77% au sein d'associations qui concourent notamment aux démarches administratives et à l'accès au droit.
Depuis ma prise de fonctions, nous avons agi, d'abord avec le soutien du Premier ministre et du ministre de l'aménagement du territoire. Nous avons tenu le comité interministériel des villes le 6 juin, pour donner une nouvelle impulsion à la politique de la ville. Je salue le soutien parlementaire, qui n'était pas acquis. Le Premier ministre est très engagé : il a beaucoup fait à Pau, comme François Rebsamen à Dijon.
En 2025, lors de ce comité, nous avons fixé une priorité sur l'enfance et l'adolescence, pour proposer plus de services aux habitants des quartiers en augmentant l'offre de services publics dans ces zones. Cela commence par la petite enfance, avec la crèche. La garde d'enfant est le seul moyen pour les femmes de pouvoir travailler. Nous comptons ouvrir 100 nouvelles crèches prochainement, financées par le fonds de co-investissement de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru). Nous ouvrirons 40 nouvelles maisons France Services dans les quartiers d'ici 2027. Nous allons aussi instaurer un accueil psychologique dédié aux enfants et aux jeunes dans les QPV avec les programmes de réussite éducative. Ces maisons seront adossées à l'école et financées dans le cadre de " Mon soutien psy ". Nous voulons faire de l'école un véritable lieu d'accueil, de protection et d'épanouissement des enfants.
Nous cherchons à améliorer la qualité des services publics implantés dans les quartiers. Nous allons poursuivre la labellisation des cités éducatives. Nous en avons labellisé 40 nouvelles en 2025, malgré les restrictions budgétaires. La cité éducative, outil parfait de coordination des services publics de 0 à 25 ans, renforce l'efficacité des programmes de réussite éducative, présents dans 1 400 QPV, soit presque la totalité.
Enfin, nous renforcerons l'« aller vers ». Nous avons toute une série d'outils, dont les bus de l'entrepreneuriat avec Bpifrance.
La politique de la ville a amorcé une mue au dernier comité interministériel des villes, qui s'est tenu à Montpellier. Nous avons fait le bilan du passé en retenant les mesures pertinentes et en les amplifiant, sur l'enfance, la sécurité et la tranquillité, ainsi que l'économie. Tout cela est financé.
Nous avons un grand chantier, celui de réparer : réparer la France, réparer la République, dont le tissu de confiance se déchire parce que le service public n'est plus totalement à la hauteur de la demande des citoyens. Nous voulons réparer dans un contexte budgétaire contraint, qui nous oblige à nous concentrer sur l'essentiel et à mobiliser le droit commun. J'étais heureuse que sept ministres nous accompagnent, avec le Premier ministre, à Montpellier.
Nous avons priorisé nos enjeux et avons avancé, pour réparer les villes et les vivants, dans une démarche d'intelligence collective.
Le service public est le coeur de la politique de la ville. Il irrigue notre action tous les jours. On ne fabriquera pas des citoyens si l'on n'est pas capable de les protéger ni de leur donner accès à une vie épanouie. Cela va de la petite enfance jusqu'à l'entrée à l'âge adulte, sans oublier l'épanouissement dans la vie économique et commerciale des quartiers.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Madame la ministre, vous avez dit que l'une des plus grosses difficultés était liée aux titres de séjour, gérés par les préfectures. N'y a-t-il pas une réflexion à conduire pour réduire l'éloignement entre les services de la préfecture et les populations ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - On ne laisse pas les gens sans rien. Simplement, l'instruction du dossier ne peut pas se faire au sein d'une maison France Services. Mais évidemment, les maisons France Services sont des lieux d'information. Il y a toujours quelqu'un pour expliquer ce qu'il faut faire et où il faut aller.
Mme Corinne de La Mettrie, directrice générale déléguée à la politique de la ville à l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). - Un comité de pilotage aura lieu lundi sous l'autorité du ministre Laurent Marcangeli. À ce stade, le bilan de nos collègues de France Services montre que l'offre de services s'est beaucoup élargie, avec notamment l'intégration de l'Urssaf au 1er janvier 2024. Les conseillers France Services couvrent un champ de politiques publiques important. La logique est de consolider l'offre de services plutôt que de l'élargir. C'est aussi la position des associations d'élus. Néanmoins, les conseillers France Services accueillent et orientent les habitants.
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Ils les accompagnent dans leurs démarches, leur expliquent ce qu'ils doivent faire à la préfecture, mais celle-ci n'est pas présente au sein de la maison France Services.
M. Jean-Luc Brault, président. - J'ai été président, pendant plusieurs années, d'une communauté de communes dans laquelle nous avons créé quatre crèches de taille importante et des micro-crèches privées. Quelle est votre position sur les crèches publiques et privées, et sur les micro-crèches, dont on constate l'essor ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Notre ambition est de proposer le plus possible de solutions de garde et cela inclut tout type de solutions. Nous avons de nombreux partenariats différents, que ce soit avec Méridiam et l'Anru ou avec la fondation Léo-Lagrange. En tout état de cause, et comme le financement passe aussi par de l'argent public, notamment de la part des CAF, nous devons assurer un contrôle sur la qualité du service rendu, y compris en matière d'encadrement. Nous ne devons pas donner les clés de la gestion des crèches au secteur privé sans un regard public, surtout dans les quartiers de la politique de la ville où nous devons être attentifs au recrutement et aux modalités d'accueil.
M. Hugues Saury. - Madame la ministre, j'ai trouvé le parallèle entre politique de la ville et politique en faveur de la ruralité intéressant, d'autant que mon département, le Loiret, qui est à la fois rural et urbain, est directement concerné par ces deux problématiques. Les difficultés sont différentes, mais je trouve que la précarité est souvent sous-évaluée en milieu rural.
La France mène depuis longtemps maintenant une forte politique en faveur des quartiers prioritaires de la ville. Nous avions en particulier l'objectif de reconstruire la ville. Or vous avez parlé de réparer la République, en associant cette idée à l'accès aux services publics. Si les choses sont si cassées que cela, je serais tenté de vous demander : que comptez-vous faire de plus que ce qui a déjà été fait ?
On voit bien que les enjeux de la politique de la ville sont transversaux et nécessitent une coordination entre de nombreux ministères. Comment les ministères travaillent-ils ensemble ?
Enfin, il est évident que la dématérialisation a des aspects bénéfiques, mais elle crée aussi de nouvelles fractures, en particulier dans des milieux déjà précarisés. Comment lutter contre ces fractures qui éloignent le citoyen des services publics ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Je n'irai pas aussi loin que vous, monsieur le sénateur, en parlant de choses qui seraient cassées, mais je partage votre constat - c'est d'ailleurs l'intitulé de cette mission d'information - sur la nécessité de restaurer un lien de confiance entre les administrations et les administrés. Rappelons-nous la crise des gilets jaunes !
S'il existe un ministère en charge de la ruralité et un autre en charge de la ville, c'est bien qu'une partie de nos concitoyens a le sentiment d'être exclue du service public, que ce soit en matière de transport, d'école ou de santé. À partir de ce constat, oui, il faut réparer ! Je rappelle que les déserts médicaux touchent à la fois les villes et les campagnes ; nous sommes maintenant loin de la seule diagonale du vide...
Et finalement, cela pose une question crue : est-ce que les citoyens en ont pour leur argent ? En tant que responsables politiques, nous devons rendre des comptes.
Vous avez abordé un autre sujet, qui est très important pour la politique de la ville : l'interministérialité. C'est ce qui fait le génie de cette politique et je veux rendre hommage à ceux qui l'ont mise en place de cette manière. Lorsque j'ai dû imaginer, en tant que membre du Gouvernement, une autre politique interministérielle, celle en faveur de l'aide aux victimes, j'ai déjà mesuré l'importance de cet aspect des politiques publiques.
Pour la politique de la ville, cela passe d'abord par le comité interministériel des villes (CIV) qui est une sorte de conseil des ministres thématique. Il se réunit tous les ans, mais il est surtout le point d'orgue d'un travail que je mène avec chacun de mes collègues tout au long de l'année et qui est arbitré par le Premier ministre.
Par exemple en matière d'éducation, Élisabeth Borne a accepté d'augmenter le nombre des écoles dites orphelines : nous allons créer une centaine de ces écoles, qui, non classées en réseau d'éducation prioritaire (REP), ont quand même un taux d'encadrement supérieur aux autres établissements. Le ministère de l'éducation nationale va aussi travailler sur une plus grande scolarisation des enfants de deux ans : nous allons créer chaque année, par appel à projets, cent classes de très petite section de maternelle afin d'offrir à des enfants précarisés un apprentissage précoce, en particulier pour la langue française. Pour ces enfants, plus on les met tôt dans le système scolaire, mieux ils apprennent et, dans le même temps, on intègre mieux les parents.
Autre exemple, la santé. Le sujet de la santé mentale des enfants et des adolescents me tient particulièrement à coeur et j'ai mobilisé mon collègue Yannick Neuder sur cette question. Il a ainsi participé à un séminaire de travail, au ministère de la ville, avec des psychologues, des pédopsychiatres et d'autres spécialistes. Nous avons ainsi abouti ensemble à la proposition d'installer, dans les pôles de renforcement de l'éducation, des maisons de l'enfant et de la cité éducative, où seront déployés des psychologues.
Dernier exemple, l'enseignement supérieur. J'ai rencontré mon collègue Philippe Baptiste pour mettre en place un conventionnement entre les lycées des quartiers prioritaires de la politique de la ville et les filières d'excellence, en nous inspirant de ce qu'a mis en place Sciences-Po.
Vous le voyez, comme pour la ruralité, nous ne pouvons rien faire sans interministérialité : chaque ministre fait travailler son administration et nous échangeons. C'est évidemment une démarche collective qui dépend aussi de la volonté du Président de la République et du Premier ministre. J'ai proposé deux évolutions : la réunion d'un comité de suivi du CIV tous les trois mois et la coconstruction des réunions du CIV avec quatre collèges - maires, associations, bailleurs sociaux et spécialistes de l'enfance.
Au sujet de la dématérialisation, nous avons mis en place des espaces publics numériques (EPN), qui offrent un accueil pour que chacun puisse réaliser les démarches qu'il a à faire. Ce sont en quelque sorte des cybercafés publics, où les habitants peuvent trouver de l'aide. Nous savons que 56% des personnes de 18 à 59 ans connaissent les EPN ; le taux est plus élevé pour les personnes disposant de moins de 1 400 euros de revenus par mois. Les maisons et espaces France Services peuvent aussi être utiles en la matière. La fracture que nous constatons pour l'accès aux services publics concerne principalement les personnes qui ne parlent pas la langue ou qui ne maîtrisent pas la complexité de nos procédures administratives. Ces lieux donnent également accès à une connexion numérique pour ceux qui se débrouillent bien seuls.
Mme Marie-Pierre Richer. - Cela pose aussi la question de l'illectronisme, qui touche à la fois des jeunes et des moins jeunes. Je pense à la mission d'information du Sénat sur ce sujet, à laquelle j'ai participé en 2020. D'ailleurs, de manière générale, on peut s'interroger sur la logique d'ensemble : si en dématérialisant on crée un besoin d'accompagnement, cela pose quand même un problème... J'ajoute que même des gens qui comprennent l'informatique, y compris des jeunes, peuvent rencontrer des difficultés pour réaliser des démarches de manière dématérialisée.
Il existe une autre politique interministérielle : le handicap. Pour cette politique aussi a été mis en place un comité interministériel. Est-ce que tout cela se recoupe correctement, sachant que la loi de 2005 se fonde en particulier sur la notion d'accessibilité universelle ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Je partage vos inquiétudes en ce qui concerne l'illectronisme, qui touche surtout les personnes âgées.
Mme Marie-Pierre Richer. - Les jeunes aussi !
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Vous avez raison. En ce qui concerne les jeunes, tout se joue à l'école, dans l'apprentissage du numérique, et il reste des progrès à accomplir.
Plus largement, il existe des conseillers numériques dans les maisons France Services - ils sont quatre mille, ce qui n'est pas négligeable.
En ce qui concerne le handicap, sachez que j'ai proposé, lors du dernier CIV, qu'il y ait une feuille de route à ce sujet - c'est une innovation. Dans ce cadre, j'ai fait adopter, par la fédération des ascensoristes, un plan pour accélérer la mise aux normes des ascenseurs dans trente départements. J'ai demandé aux préfets de me faire remonter des éléments et les travaux devraient commencer en septembre. Les choses se déploient donc vite.
Tous ces exemples vous montrent l'intérêt de cet interministériel à la française, qui n'existe pas ailleurs. Cela nous donne la capacité de travailler ensemble, de faire arbitrer les décisions, puis de les faire appliquer par les préfets et leurs 291 délégués. À la rentrée, nous organisons un benchmark international : nos atouts sont l'interministériel et la capacité à travailler avec les élus, sans lesquels la politique de la ville n'existerait pas ! La méthode des comités interministériels permet d'assurer la coordination et l'animation d'ensemble.
Mme Marie-Pierre Richer. - C'est la même chose pour le handicap : c'est une politique profondément transversale.
- Présidence de M. Hugues Saury, vice-président -
M. Hugues Saury, président. - Madame la rapporteure, je crois que vous avez encore des questions à poser.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Madame la ministre, vous avez évoqué quatre priorités. Pouvez-vous nous donner des précisions en ce qui concerne la santé et la sécurité ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - La santé me tient particulièrement à coeur. Les QPV sont très touchés par la désertification médicale : nous y avons 350 médecins pour 100 000 habitants contre 608 médecins sur l'ensemble du territoire ; 222 médecins spécialistes pour 100 000 habitants dans les QPV contre 520 sur l'ensemble du territoire.
Yannick Neuder et moi-même avons annoncé que, outre la mobilisation du réseau des psychologues cliniciens formés pour suivre les enfants, nous ferons appel aux médecins juniors, c'est-à-dire des internes : mille offres de stage seront ainsi proposées dans les quartiers. C'est une première réponse d'urgence et ce n'est pas une mesure contraignante.
En ce qui concerne la priorité relative à la tranquillité et à la sécurité, c'est d'abord une très forte attente des habitants. J'ai répondu à ce sujet de deux manières.
Comme vous le savez, il existe un abattement, au bénéfice des bailleurs sociaux, sur la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB). Théoriquement, cette somme doit être consacrée par les bailleurs à un meilleur entretien des parties communes et au soutien à la vie associative - on appelle parfois cela le « sur-entretien ». On sait que, dans ces quartiers, il existe plus de précarité, de difficultés et d'incivilités ; on doit donc investir davantage pour que les bailleurs aient les moyens d'assurer des conditions de vie dignes aux habitants.
Cette politique, qu'on appelle la gestion urbaine de proximité, n'avait jamais été pilotée au niveau ministériel, alors que son coût est de 450 millions d'euros pour les communes et l'État, et personne ne vérifiait que le sur-entretien était bien réalisé en échange de cette somme. Or j'ai souvent été interpellé à ce sujet lors de mes déplacements. J'ai donc adressé une circulaire aux préfets le 13 février dernier : ils doivent dresser un diagnostic de l'entretien des parties communes et me remonter l'état des lieux. Selon les premiers retours, dans un département sur deux, il y a de gros problèmes de déchets, d'encombrants et de voitures épaves. Les préfets doivent demander aux bailleurs de faire leur travail d'entretien au risque de perdre l'avantage de l'abattement sur la TFPB. À la suite de ce travail, 85% des bailleurs donnent satisfaction. Nous allons accompagner de manière renforcée les 15% restants, mais si la situation ne s'est pas améliorée au 15 juillet, certains bailleurs perdront leur avantage.
Nous avons donc obtenu des résultats sans crédits supplémentaires, en mobilisant un dispositif existant. Je dois dire que la majeure partie des bailleurs travaille bien, mais nous avons pu mettre en avant quelques difficultés. Ces dernières sont parfois extérieures aux bailleurs, elles peuvent venir du trafic de drogue : on ne peut pas demander aux bailleurs ou aux communes de réparer toutes les semaines un ascenseur régulièrement endommagé parce qu'il sert à stocker de la drogue !
Cela rejoint l'autre action que nous menons en matière de sécurité : accroître la présence policière. Grâce à une gestion concertée, nous remobilisons les services de sécurité de l'État, en particulier dans le cadre des opérations Place nette, et nous soutenons les bailleurs, dont les agents - je veux le dire - font preuve de beaucoup de courage. Je demande d'ailleurs aux bailleurs de maintenir un maximum de présence sur place.
Avec François-Noël Buffet, nous avons également engagé un processus de rapprochement entre la police nationale et les polices municipales : nous avons ainsi inauguré à Montpellier, dans le quartier de la Mosson, un commissariat commun pour que chacun, dans le respect de ses compétences, se déploie au mieux.
M. Hugues Saury, président. - Une question générale se pose en France : la simplification des démarches. Menez-vous un travail spécifique en la matière pour les populations dont nous parlons, qui sont précarisées ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Naturellement, les habitants des quartiers prioritaires sont soumis aux mêmes démarches, formulaires ou traitements administratifs que le reste de la population. Pour ceux qui sont entravés, notamment pour des questions de langue ou de compréhension du système, les maisons France Services, qui sont implantées au plus près du terrain, jouent un rôle fondamental, mais c'est aussi le cas des centres communaux d'action sociale (CCAS), des associations ayant pour mission d'accompagner les habitants, des départements ou encore des adultes-relais - ils font plutôt de la médiation, mais ils contribuent aussi à aider les habitants.
La France a fait beaucoup de progrès en la matière, que ce soit avec le coffre-fort numérique ou la possibilité de se connecter à beaucoup de services publics avec le seul numéro Ameli. Mais il faut pouvoir se connecter, c'est-à-dire disposer d'un matériel et savoir le faire ; c'est là que les quatre mille conseillers numériques peuvent intervenir.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Nous nous sommes rendus hier dans le Rhône, où nous avons rencontré plusieurs acteurs liés à ces questions. Nous avons notamment rencontré des écrivains publics, qui jouent encore un rôle important : ils nous ont signalé que les dossiers papier mettaient beaucoup plus de temps à être traités que les démarches dématérialisées - il faut attendre deux ou trois mois pour une demande de RSA auprès de la CAF contre quelques jours en version numérique ! Que comptez-vous faire pour résoudre ce problème ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Le dispositif des écrivains publics est financé sur le budget de la politique de la ville.
Mme Blandine Georjon, adjointe au sous-directeur de la cohésion et de l'aménagement du territoire à la direction générale des collectivités territoriales (DGCL). - Des démarches en ligne peuvent être réalisées dans les maisons ou espaces France Services, avec un accompagnement des agents présents.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Nous avons constaté qu'il était encore nécessaire, dans certains cas, de réaliser des démarches papier.
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Madame la rapporteure, pourrez-vous nous donner des informations détaillées afin que mon ministère et l'ANCT puissent expertiser le problème ?
Mme Blandine Georjon. - Dans les maisons ou espaces France Services, un agent peut créer une adresse mail pour les demandeurs et ces derniers peuvent venir quand ils veulent pour consulter leur boite de messagerie, y compris pour des raisons personnelles. J'ajoute que le cahier des charges de ce dispositif inclut le respect de la confidentialité.
Mme Corinne de La Mettrie. - Il existe aussi le dispositif des Aidants Connect : ce sont des professionnels formés pour effectuer des démarches administratives à la place des personnes qui en ont besoin, en particulier quand la fracture numérique est trop forte ou pour les personnes en grande vulnérabilité sociale ou psychique. Il est aussi important de souligner que ces 14 500 professionnels sont labellisés et qu'ils suivent un cahier des charges respectueux des personnes. Ils sont présents dans de nombreux endroits, sur tout le territoire national.
Nous devons prendre en compte le fait que des personnes ne sont pas en état de faire certaines choses eux-mêmes - résidents des Ehpad, personnes hospitalisées, etc. - ou ne peuvent tout simplement pas se déplacer, d'autant que certaines démarches ne peuvent plus être faites qu'en version dématérialisée.
Ces sujets seront à l'ordre du jour d'un prochain comité de pilotage national. Il nous faudra notamment examiner la possibilité de réintroduire ou non des solutions alternatives à la dématérialisation.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Pour la Défenseure des droits, les usagers doivent toujours avoir le choix entre le numérique et le papier.
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Cette question nous montre au moins une chose : si les écrivains publics connaissaient l'existence des Aidants Connect, ils pourraient renvoyer les demandeurs vers eux.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Je crois qu'il est effectivement très important de faire connaître le dispositif des Aidants Connect et de fluidifier la circulation de l'information.
M. Hugues Saury, président. - Je voudrais aborder un autre point. Le développement de l'intelligence artificielle (IA) rend déjà beaucoup de services, même si les résultats ne sont pas toujours parfaits. Avez-vous des réflexions en cours pour utiliser l'IA afin d'améliorer l'accès aux services publics ?
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Je voudrais d'abord dire, de manière générale, qu'il existe un incroyable dynamisme dans les quartiers sur les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle. J'ai d'ailleurs créé le club Quartiers 4.0 dans lequel je réunis, tous les quatre mois, les meilleurs entrepreneurs des quartiers sur la tech et l'IA.
Pour autant, je suis relativement perplexe sur l'intérêt de l'IA en ce qui concerne les relations des citoyens avec le service public. Les maisons et espaces France Services sont déjà modernes et l'IA pourra certainement être intégrée d'une manière ou d'une autre, mais nous devons rester attentifs au lien avec le public. L'un des apports majeurs de la politique de la ville est de tisser ce lien entre les habitants et la puissance publique ; c'est particulièrement important pour ces territoires où l'isolement et la solitude sont si prégnants. Il ne faudrait pas oublier ce lien, en misant trop sur l'IA.
M. Hugues Saury, président. - Je parlais de l'IA pour améliorer les démarches administratives, pas pour remplacer le lien humain.
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Les maisons et espaces France Services sont un lieu très important pour cela, car des agents accueillent les habitants.
M. Hugues Saury, président. - La relation humaine est effectivement essentielle. Beaucoup de nos auditions portent sur cette question à un moment ou à un autre.
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - On a bien vu pendant la crise du covid combien l'absence de relation humaine pouvait être dévastatrice. Or les populations des QPV sont souvent en grande précarité et aider une personne à remplir une démarche administrative va en fait au-delà de cette seule démarche : cela donne l'occasion de parler, d'échanger, de tendre la main.
Mme Marie-Pierre Richer. - Je soutiens le dispositif des maisons France Services, mais il révèle finalement la grande complexité de notre système administratif. Il y a encore quelques années, les gens allaient en mairie et cela renforçait la citoyenneté. Nous avons perdu ce lien.
Nombre d'autres pays ont avancé en marchant sur leurs deux jambes : le numérique et le papier. Ils n'ont pas développé le premier en oubliant le second. C'est un enjeu très important pour la confiance et les relations entre l'administration et les citoyens.
Je voulais aussi rappeler que l'illectronisme peut provenir d'une certaine peur, la peur de mal faire, la peur d'être piraté, etc. Et on sait bien qu'un outil comme Parcoursup peut aussi créer de la peur !
Mme Juliette Méadel, ministre déléguée. - Je rejoins moi aussi l'idée qu'on ne peut pas refuser l'accès à un service public en raison de ses seules modalités. On ne peut miser uniquement sur le numérique, et cela pour de nombreuses personnes, qu'elles soient jeunes ou âgées. C'est d'ailleurs pour éviter d'exclure des gens que nous soutenons les écrivains publics.
J'ai parfois le sentiment, y compris en tant qu'élue locale, que nous sommes allés trop vite dans la numérisation.
Vous avez également raison de pointer du doigt la complexité des procédures. On assiste à une forme de bureaucratisation, qui provient du législateur - il faut bien le dire -, des changements de gouvernement, de la superposition des couches de décision - la loi NOTRe n'a pas vraiment simplifié les choses... - ou encore de l'accroissement des exigences juridiques - plus personne ne veut prendre de risque !
En tout cas, je veux rendre hommage aux agents des maisons et espaces France Services, qui font vivre douze services publics auprès de la population. Simplifier est un peu devenu un serpent de mer, mais c'est pourtant essentiel. Il me semble, à titre personnel, que nous pourrions mieux répartir les compétences entre l'État et les collectivités locales, mais aussi entre les collectivités elles-mêmes. Il y a aujourd'hui surabondance d'interventions, ce qui rend difficile la tâche de pilotage, qui est pourtant primordiale. Finalement, tout cela est bien opaque pour le citoyen.
M. Hugues Saury, président. - Madame la ministre, nous vous remercions.
Source https://www.senat.fr, le 23 juillet 2025