Déclaration de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, sur le numérique de défense , à Suresnes le 4 septembre 2025.

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Circonstance : Inauguration du supercalculateur de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (AMIAD) et lancement du Commissariat au Numérique de Défense (CND)

Texte intégral

Monsieur le préfet,
Mesdames et messieurs les parlementaires et les élus, 
Monsieur le maire,
Monsieur le délégué général pour l'armement,
Mesdames et messieurs les présidents et directeurs généraux d'organismes de recherche, Monsieur le commissaire au numérique de défense,
Monsieur le directeur général de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense, 
Mesdames et Messieurs les officiers généraux,
Officiers, sous-officiers, militaires du rang, d'active et de réserve, et personnels civils de la défense,
Mesdames et Messieurs,


Depuis des décennies, cette forteresse du Mont Valérien est à la fois un haut lieu de la mémoire nationale, et - même si nos concitoyens le savent moins - un centre d'innovation de premier plan. C'est en ces murs que la télégraphie sans fil et la télégraphie optique ont été développées et expérimentées à la fin du XIXe siècle. Et c'est ici, en 1977, que le ministère des Armées a choisi d'installer le " Centre de traitement informatique " de Paris ; un centre pionnier à l'époque qui devient, au fil des ans, l'un des data centers les plus importants du ministère.

Cette forteresse symbolise les origines du numérique de défense en France. Elle en incarne aujourd'hui l'avenir avec ce nouveau supercalculateur dédié à l'intelligence artificielle de défense, le plus grand supercalculateur classifié d'Europe, et troisième plus grand supercalculateur classifié dans le monde.

À quelques dizaines de mètres de nous, se trouve le mémorial de la France combattante. Aucun autre lieu n'incarne aussi bien cette France qui s'est levée pendant la guerre, qui est aussi cette France qui s'est relevée en 1945 ; cette France qui s'est élevée à la hauteur des grands défis scientifiques, technologiques et militaires de son temps, pour assurer son indépendance et sa souveraineté; pour rester la France, en somme.

À l'époque, le plus grand de ces défis, c'était bien évidemment l'atome - et la " bataille de laboratoires " dont parlait le président Truman, le 8 août 1945, a séparé le monde en deux : il y aurait désormais les puissances dotées et les autres. Au lendemain de la guerre, une impulsion décisive a été donnée par l'État, sous l'autorité du général de Gaulle, qui s'est traduite par la création du Commissariat à l'énergie atomique, le CEA, dès le mois d'octobre 1945. Et, dans les années 50 et 60, grâce à l'action de dirigeants visionnaires tels que Pierre Messmer, un formidable élan national a donné à la France les moyens d'assurer son indépendance, et lui permet encore aujourd'hui, soixante-dix ans plus tard, de tenir son rang.

Avec humilité, c'est dans ce même esprit que je viens aujourd'hui officialiser le lancement du Commissariat au Numérique de Défense, le CND, qui a l'ambition d'être au numérique ce que le CEA a été pour l'atome.

Le grand défi scientifique, technique et militaire de la décennie, c'est évidemment celui de l'intelligence artificielle.

L'IA révolutionne la guerre, qui n'est plus un simple " affrontement de volontés ", mais de plus en plus une " dialectique des algorithmes ". Sur le champ de bataille, l'IA bouleverse déjà les stratégies militaires en redéfinissant les critères de la supériorité opérationnelle. Le retour d'expérience de la guerre en Ukraine montre très clairement la place centrale que peut jouer l'IA embarquée dans les drones et dans les robots de combat; son exploitation massive permet d'identifier les mouvements ennemis, de détecter les chars les mieux camouflés, de détruire des cibles.

L'IA facilite aussi la désinformation, les cyberattaques et la guerre hybride. Elle rend accessible des armements sophistiqués jusqu'alors hors de portée, et aggrave de fait la menace terroriste.

L'IA redéfinit enfin la place de l'homme dans le combat, avec des questions éthiques, morales et politiques inédites et considérables.

À vrai dire, en matière d'IA, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle des ruptures. Sur le plan technologique, d'abord, avec les progrès exponentiels de l'IA générative au cours des derniers mois, et la perspective de l'IA générale qui se rapproche. Rupture sur le plan géopolitique, ensuite, avec une forme d'hyper-compétition entre les puissances, notamment entre les États-Unis et la Chine.

Alors, dans ce contexte, où se situe la France en matière d'IA et où se positionnent nos armées dans la course mondiale à l'intelligence artificielle? Comme pour l'atome en 1945, la France se positionne parmi les trois à cinq nations pionnières en intelligence artificielle, grâce à de puissants atouts : d'abord, ses nombreux talents issus notamment des grandes écoles civiles et militaires comme l'École Polytechnique; ensuite, des acteurs innovants et compétitifs à l'international, à l'instar de Mistral Al; et, c'est fondamental, des infrastructures numériques de pointe.

Au sein du ministère des Armées, le constat fait avec lucidité en 2023 est celui d'une profusion d'initiatives mais aussi d'un manque de stratégie globale et d'une difficulté à réellement changer d'échelle.

Or, l'IA est une révolution qui implique de transformer radicalement nos modèles, notre façon de penser et d'agir.

j'ai donc pris la décision, le 18 janvier 2024, de lancer la " stratégie ministérielle pour l'IA " avec la volonté de positionner la France parmi les trois premières puissances mondiales dans la course à l'IA de défense.

Cette stratégie place l'IA au centre de la transformation de nos armées et du ministère dans son ensemble, dans l'objectif de gagner en efficacité opérationnelle, et ultimement, s'il le fallait, de " gagner sur le champ de bataille ".

Elle s'accompagne de moyens à la hauteur du défi historique, avec 600 millions d'euros dans le cadre de la loi de programmation.

Notre stratégie vise d'abord à gagner la bataille des compétences.

Les grandes révolutions technologiques sont avant tout une affaire d'hommes et de femmes. Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de chimie et premier haut-commissaire à l'énergie atomique, l'exprimait à sa façon, en septembre 1944 : " Si une bombe tombait ici, en ce moment et nous détruisait, ce serait plus grave que si elle tombait sur un Gouvernement. On retrouverait immédiatement des membres pour ce Gouvernement. Mais on ne retrouverait pas immédiatement les hommes [- et les femmes, voulait-il dire-] capables de créer ".

Le propos peut prêter à sourire; il exprime en réalité une vérité essentielle, à savoir qu'un pays n'est pas fondamentalement souverain s'il n'est plus capable de créer.

Alors, pour permettre à la France de maîtriser et d'exploiter l'intelligence artificielle sans dépendre autre puissance, nous avons fait le choix de donner la priorité à attirer, concentrer et former les nouveaux talents, dans une logique d'arsenalisation moderne.

Telle est l'ambition de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (AMIAD), créée en 2024 et dirigée par Bertrand Rondepierre.

Depuis sa création l'AMIAD, a recruté 100 experts du secteur civil et du monde de la recherche, parmi plus de 1 000 candidatures au meilleur niveau international. Cette dynamique se traduit par de premiers résultats tangibles.

D'abord, avec la structuration d'un véritable écosystème IA avec 14 centres d'expertise au sein du ministère, et de nombreux partenaires parmi lesquels Mistral Al, le CNRS, l'INRIA, le CEA, le CNES, l'ONERA.

Ensuite avec des réalisations concrètes et utiles, à l'instar de la plateforme " GenlAI " [génial], développée par le SGA et l'AMIAD. Accessible aux 260 000 agents du ministère, cette plateforme propose un catalogue de services IA permettant de gagner en efficacité, tout en préservant la confidentialité des données. Elle sera déclinée sur les réseaux classifiés du ministère d'ici la fin de l'année et poursuivra son développement sous l'égide de l'AMIAD.

Notre stratégie vise ensuite à démultiplier notre puissance de calcul.

Les infrastructures - les data centers, mais aussi les puces - forment les véritables leviers de l'essor de l'intelligence artificielle. Jusqu'ici, le ministère exploitait 200 puces d'ancienne génération. Le nouveau calculateur que nous inaugurons contient à lui seul 1 024 puces de dernière génération, chacune 3 à 15 fois plus performantes que les précédentes.

Ce supercalculateur nous permet ainsi de faire un saut considérable en matière de puissance de calcul au profit de notre supériorité opérationnelle et de notre souveraineté. Je veux insister sur ce point: grâce à la loi de programmation militaire, c'est-à-dire grâce à l'effort historique consenti par la Nation, le ministère des Armées dispose aujourd'hui du plus grand supercalculateur classifié d'Europe qui est aussi le troisième plus grand supercalculateur classifié au monde.

Je salue le travail des équipes mobilisées, notamment celles de la DIRISI, du SID, de l'AMIAD et de la DGNUM, en lien avec les partenaires industriels; un projet réalisé dans les temps, en dépit de délais très ambitieux et de fortes tensions d'approvisionnement.

À présent, l'enjeu c'est l'impact: c'est-à-dire les gains opérationnels sur le champ de bataille.

Ce supercalculateur va répondre aux besoins opérationnels des forces au travers de nombreuses applications, comme :

- Entraîner des modèles de fondation spécifiques afin de mieux exploiter des données de toute nature à des fins de renseignement, comme par exemple l'analyse de données d'origine électromagnétique.
- Renforcer la capacité de nos fameuses " oreilles d'or " à écouter, dissocier et reconnaître les sous-marins en mer, pour gagner la guerre acoustique.
- Créer la première unité militaire robotique composée de drones- dotée d'une intelligence artificielle collective, dans le cadre du projet " Pendragon ", particulièrement ambitieux, qui tire les leçons de la guerre en Ukraine et qui représente un défi considérable et un puissant levier d'efficacité opérationnelle. Notre ambition, vous l'avez compris, est désormais de porter ces résultats opérationnels au plus haut niveau et d'atteindre la " Gerboise Bleue de l'IA " - je fais référence à ce moment de bascule où la France a démontré au monde qu'elle maîtrisait une nouvelle capacité stratégique.

Je vous demande de mettre toute votre énergie, votre créativité et votre exigence au service de cette ambition.

Enfin, notre stratégie s'étend au numérique de défense dans son ensemble, avec la création du Commissariat au numérique de défense (CND).

Le ministère des Armées doit être maître de son destin dans le domaine du numérique pour être souverain, pour être crédible, pour être craint. Car, aujourd'hui celui qui maîtrise et contrôle les réseaux et les données, maîtrise le champ de bataille.

Il s'agit donc de concentrer les efforts pour disposer d'une " force de frappe " numérique à la hauteur des enjeux.

C'est dans ce contexte et dans cet objectif que j'ai décidé la création du CND, le 3 décembre 2024, et que j'ai confié la mission de préfiguration au général Rolland et à l'ingénieur général de l'armement Morin, que je remercie pour leur travail. La création du CND, inspirée je le disais du CEA, vise à répondre aux besoins opérationnels, en préparant les ruptures technologiques à venir et la guerre de demain.

Le CND impulsera une nouvelle dynamique dans des domaines aussi stratégiques et concrets que :

- Les réseaux d'infrastructures, afin de renforcer et de sécuriser les flux d'information des centres de commandement jusqu'aux théâtres d'opérations, en soutien aux forces.
- La gestion des données, notamment RH avec le projet OPERHA qui permettra d'optimiser et de regrouper ces systèmes d'information en une plateforme de service unique.
- Ou encore, la transition vers le cloud de plusieurs centaines de systèmes d'information pour en assurer la pérennité et décloisonner l'accès à la donnée.

Pour réaliser ces transformations, le CND capitalisera sur les expertises aujourd'hui réunies de l'AND, de la DGNUM, de la DIRISI, et à terme de l'AMIAD. Je veux saluer ici le travail et l'engagement des équipes mobilisées.

Le CND reprend l'ensemble des missions de ces entités - en conservant voire en renforçant la dynamique RH et budgétaire, comme je m'y étais engagé en fin d'année dernière - mais avec un regard« neuf», c'est-à-dire en questionnant nos processus, et en cassant les silos, qui sont encore trop nombreux dans le ministère. Je vous demande de prendre des risques, de faire preuve de volonté, d'audace et d'endurance: c'est ce qui a fait le succès du programme nucléaire français et le succès de la recherche spatiale française et européenne. Cet " état d'esprit de combat " sera l'âme et la force du CND.

Pour être clair, les programmes numériques ne doivent plus être planifiés et conduits comme ceux d'un porte-avions mais doivent pouvoir être ajustés, mois après mois, semaine après semaine, dans une logique de service, avec la volonté d'aller à l'essentiel et d'avancer vite.

Avec ces nouveaux efforts et ces moyens supplémentaires, qui devront être utilisés au plus juste avec le souci de l'efficacité et de l'efficience, le ministère des Armées démontre une nouvelle fois sa capacité à se réformer pour toujours mieux servir.


Officiers, sous-officiers, militaires du rang, Mesdames et Messieurs,

Nous verrons dans quelques années l'écart entre les armées qui ont pris le virage de l'IA et de l'agilité numérique, et les autres.

Fidèle à son histoire et à sa vocation, la France fait le choix de ne pas subir, et dans un contexte d'« état d'alerte permanent », notre pays se donne les moyens de gagner la guerre de demain et de rester maître de son destin.

Avec ce nouveau supercalculateur et avec la création du CND, le numérique de défense apporte une nouvelle contribution décisive à la souveraineté de notre pays et au succès des armes de la France.


Vive la République ! Vive la France !


Source https://www.defense.gouv.fr, le 10 septembre 2025