Déclaration de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, sur le budget pour 2026 et les questions internationales, au Sénat le 28 octobre 2025.

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Circonstance : Audition devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat

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M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir, Monsieur le Ministre, de vous recevoir pour évoquer le budget dont vous sollicitez l'approbation par le Parlement pour 2026, et les grands dossiers de l'actualité internationale.

Nous nous réjouissons de votre renouvellement dans ces hautes fonctions, d'autant plus appréciable que le contexte international est très dégradé.

Nous commencerons par les questions budgétaires.

Votre ministère continue de participer à l'effort demandé par le Premier ministre pour respecter nos engagements et restaurer la qualité de notre signature. Les crédits de la mission « Action extérieure de l'État » restent à peu près stables, mais ceux de la mission " Aide publique au développement " subissent, après la baisse d'un milliard d'euros l'an dernier, une nouvelle baisse de l'ordre de 700 millions d'euros. Le programme 209, placé sous votre responsabilité, est amputé d'un tiers de ses moyens, après une baisse d'un quart l'an passé. Quels seront vos objectifs et vos priorités dans ces conditions ?

Je laisserai nos rapporteurs budgétaires vous interroger sur le détail du texte que le Gouvernement propose au Parlement, après quoi, dans un second temps, nous nous consacrerons à l'ensemble des sujets internationaux du moment.

J'ai eu la chance, avec quelques-uns de mes collègues, d'inaugurer notre nouvelle ambassade au Guyana : l'ouverture d'une ambassade est un symbole dans le contexte international actuel ; la diplomatie a tendance à se replier avant la guerre : nous faisons l'inverse, c'est courageux, il est important de parler avec nos voisins. Cette ouverture est aussi un symbole alors que nos conditions budgétaires sont difficiles ; nous l'avions demandée de longue date au Sénat, elle avait été acceptée par votre prédécesseur et vous avez pu poursuivre dans cette direction. Le président de la République du Guyana et toutes les personnalités présentes, étaient très heureux que la France soit le premier pays européen à inaugurer une ambassade dans ce pays en devenir, qui connaît la plus forte croissance mondiale, de 43%, et d'importantes perspectives si les budgets sont utilisés à bon escient.

Monsieur le ministre, nous ne pouvons nous satisfaire d'une baisse de vos crédits, alors que votre ministère a déjà subi un recul l'an passé, en particulier sur l'aide publique au développement.

M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des Affaires étrangères. - Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2026, le Premier ministre nous a demandé de contribuer à l'effort d'économies auquel l'État est appelé. Cet effort nous conduira à accomplir nos missions avec plus d'efficience encore et à faire des choix, en dialogue étroit avec vous.

Nous faisons déjà beaucoup avec peu - notre réseau diplomatique fonctionne avec un budget équivalent à celui de l'Opéra de Paris, et nos effectifs correspondent à ceux de la métropole de Toulouse. Je voudrais tordre le cou à une rumeur, selon laquelle le ministère des Affaires étrangères aurait bénéficié ces dernières années de crédits très abondants, ce qui justifierait des efforts plus considérables que ceux demandés aux autres ministères. Or, on le voit sur des graphiques que je mets à votre disposition, le budget de l'État a progressé de 75% entre 2019 et 2025, tandis que celui de mon ministère gagnait 11% ; en 2019, mon ministère représentait 1,5 % du budget général de l'État - il n'en représentait plus que 0,93 % en 2025. Cette baisse n'est pas due seulement à celle de l'APD : la part du ministère hors APD dans le budget général passe de 0,86 % en 2019 à 0,6 % en 2025. Ces chiffres démontrent que mon ministère a déjà réalisé ces dernières années plus d'économies que la moyenne des autres ministères.

Nous faisons donc beaucoup avec peu. Depuis l'année dernière, nous avons tenu à ce que l'action des 14 000 agents du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères soit mesurable de manière plus précise, pour mieux en rendre compte aux parlementaires. Quelques chiffres : en 2024, le centre de crise et de soutien du ministère a traité 7 000 appels téléphoniques, nous serons bien au-delà cette année puisque, pendant la guerre des douze jours entre Israël et l'Iran, 12 000 appels ont été traités ; l'an dernier, 1 000 de nos compatriotes ont été mis en sécurité, 14 000 passeports d'urgence et laissez-passer ont été délivrés et plus de 500 000 documents d'identité ont été émis, faisant du Quai d'Orsay la première mairie de France. Les passeports sont délivrés à l'étranger en 22 jours en moyenne, avec des taux de satisfaction très élevés : plus de 90 % des Français de l'étranger se disent satisfaits du service public que nous leur rendons. L'année dernière, pour la sixième année consécutive, la France a été la première destination européenne pour les investissements étrangers, un résultat que l'on doit pour partie à notre diplomatie économique ; nous avons aussi examiné 443 cas d'extradition ; grâce à l'aide publique au développement, 10 millions de tonnes d'équivalent carbone ont été évitées ; quelque 30 000 notes diplomatiques ont été écrites pour éclairer les Français et leurs autorités ; 100 millions de consultations ont été enregistrées sur la rubrique " Conseils aux voyageurs " du site France Diplomatie ; 68 accords et traités ont été signés par la France, dont 13 ont fait l'objet d'un projet de loi. Ces chiffres illustrent la diversité des missions du ministère, mais aussi l'aspect très concret du service que nous rendons aux Français. Ils sont tirés d'un tableau, que nous tenons à votre disposition, et qui va nous servir à orienter l'action du ministère toujours plus près des priorités des Français.

Dans ce monde qui change, qui devient plus brutal, nous avons besoin de développer notre muscle et notre force de frappe diplomatique - cela est vrai pour les trois grandes missions du ministère.

La première est de protéger nos compatriotes à l'étranger : les catastrophes naturelles et les tensions géopolitiques placeront de plus en plus fréquemment les Français, qu'ils résident ou soient de passage à l'étranger, dans des situations de difficulté ou d'insécurité. J'ai une pensée particulière pour nos compatriotes détenus arbitrairement ou retenus en otages. Grâce au travail de nos équipes, trois libérations ont pu être obtenues cette année.

La deuxième mission consiste à défendre pied à pied les intérêts de la France et des Français dans le dialogue bilatéral et dans les enceintes européennes et multilatérales. Nous entrons dans une époque beaucoup plus brutale, beaucoup plus transactionnelle, où chaque dossier donne lieu à un rapport de force entre États. Cela suppose d'être présent en permanence et sur tous les fronts pour défendre les priorités des Français : l'emploi, l'immigration, la santé et la transition écologique.

La troisième mission de mon ministère est d'informer, d'une part les Français et leurs autorités sur ce qui se passe dans le monde et, d'autre part, le reste du monde sur les positions françaises. Nous avons des progrès à réaliser et nous nous inspirons des rapports du Sénat pour reprendre du terrain dans le champ des représentations. Nous voulons en particulier assurer que, dans la guerre informationnelle qui bat son plein, la voix de la France soit entendue et que nous puissions riposter avec efficacité lorsque notre pays ou son image sont attaqués. Cela nous conduit à prioriser nos efforts d'investissement et à renforcer le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. Cependant, ce qui fait la force de notre diplomatie à l'extérieur, c'est notre force intérieure : elle est militaire, économique, morale, mais aussi budgétaire. Pour reprendre les mots du Premier ministre, les seuls qui se réjouiraient d'une panne budgétaire en France ne sont pas les amis de la France - et plus nous serons forts sur le plan financier, plus nous parviendrons à nous défendre.

L'économie demandée est de l'ordre de 434 millions d'euros. Dans la loi de finances initiale pour 2025, les crédits de mon ministère s'élevaient à 5,9 milliards d'euros ; dans le projet de loi de finances pour 2026, ils s'élèvent à 5,48 milliards d'euros, en baisse de 8% alors que le budget de l'État augmente de 3,6%.

Où trouver ces 434 millions d'euros de repli budgétaire ? Il faut, d'abord, écarter les dépenses qui ne sont pas pilotables à court terme, celles qui correspondent à des engagements que la France a pris vis-à-vis de l'Europe ou des agents du ministère, comme certaines décisions d'ouverture de postes : elles s'élèvent globalement à 4,6 milliards d'euros ; sur les autres dépenses pilotables, qui atteignent 1,3 milliard d'euros, il faut déduire l'augmentation mécanique des dépenses non pilotables, soit 38 millions d'euros l'an prochain. Ce ne sont donc pas 434 millions d'euros que je dois trouver, mais 472 millions d'euros, ce qui représente une réduction de 40% de mes dépenses pilotables.

Où trouver ces 472 millions d'euros ? Parmi mes dépenses pilotables, je commence par distinguer les dépenses de fonctionnement et celles d'investissement. Dans la loi de finances initiale pour 2025, les dépenses d'investissement de mon ministère sont assez modestes - vous n'en serez pas surpris puisque le Sénat avait demandé des économies substantielles l'an passé, y compris sur l'investissement de mon ministère. En réalité, mes dépenses pilotables comprennent 19 millions d'euros d'investissements et 1,2 milliard de fonctionnement. Je dois préserver l'investissement pour l'année prochaine et je vais même l'augmenter, à 20 millions d'euros, en le concentrant sur les moyens de la guerre informationnelle, sur la modernisation de l'outil de travail du ministère, en particulier la protection cyber et le développement d'outils d'intelligence artificielle, ainsi que sur la poursuite de la modernisation des services au profit des Français de l'étranger - par exemple le service France consulaire, qui permet à nos compatriotes d'avoir une réponse à tout instant, déjà disponible dans 146 pays et que nous voulons étendre au reste du monde, ou encore le registre électronique d'état civil, qui permettra de poursuivre la dématérialisation de l'émission de titres d'identité ou d'actes d'état civil.

Ayant ajouté 1 million d'euros à mon investissement, ce sont 473 millions d'euros que je dois trouver dans le fonctionnement du ministère. Au printemps dernier, nous avons eu de nombreuses discussions sur la répartition des dépenses de fonctionnement entre le ministère, ses opérateurs et les contributions diverses, vos rapporteurs me demandaient un meilleur équilibre : je vous propose d'aller dans ce sens, en baissant les contributions de 306 millions d'euros, les opérateurs de 136 millions d'euros et le ministère, de 31 millions d'euros. Certains d'entre vous appelaient à moins de contributions multilatérales et à davantage de contributions bilatérales, qui soient mieux identifiées comme venant de la France. Je l'ai vérifié il y a quelques jours au Nigeria en annonçant que l'Agence française de développement (AFD) soutiendrait un projet de transport fluvial à Lagos : la consigne a été passée, notre drapeau national apparait désormais en grand sur chaque projet bénéficiant de financements français. Dans le projet de loi de finances pour 2026, nous équilibrerons les contributions bilatérales et multilatérales, alors que ces dernières ont représenté les deux-tiers des contributions cette année - cette orientation est directement issue des discussions que nous avons eues ensemble.

Nous avons donc construit ce projet de budget en privilégiant le bilatéral sur le multilatéral, le ministère sur les opérateurs et les contributions, et le fonctionnement sur l'investissement. Cette logique étant établie, vous pouvez anticiper que l'avis du Gouvernement sera plutôt défavorable à des amendements qui renforceraient le multilatéral au détriment du bilatéral, qui déshabilleraient le ministère au profit de ses opérateurs ou qui baisseraient les dépenses d'investissement au profit des dépenses de fonctionnement. Voilà pour ce projet de budget, je vous l'ai présenté dans sa philosophie plutôt que dans la nomenclature de la LOLF, dont nous débattrons en tout état de cause.

Mme Valérie Boyer - Ma première question porte sur les dépenses d'intervention qui participent de notre action multilatérale. Les crédits relatifs à l'action européenne poursuivent leur hausse, notamment en raison de notre participation au budget du Conseil de l'Europe. La facilité européenne de paix à destination de l'Ukraine exige encore cette année une centaine de millions d'euros. Ces crédits ne sont pas toujours entièrement consommés mais ils sont, certes, non pilotables.

Le poste des contributions internationales, lui, subit une baisse d'environ 40 millions d'euros. Cette baisse est en partie liée à celle de notre poids relatif dans l'économie mondiale, qui diminue tendanciellement notre quote-part obligatoire au budget de certaines organisations. Mais pour le reste ? Quels sont les choix réalisés en matière de contributions volontaires ? Les documents budgétaires présentent le détail différemment cette année, mais de manière toujours aussi peu explicite...

La semaine dernière à l'Assemblée nationale, Mme Dominique Voynet vous a interpelé sur la concentration des pouvoirs par le Président de la République en matière internationale, et vous a interrogé sur l'opportunité d'actualiser le livre blanc de 2008 sur la politique étrangère et européenne de la France en y associant le Parlement et la société civile. Vous y avez répondu positivement. Les parlementaires que nous sommes se réjouissent d'être enfin mieux associés à la définition de nos grands objectifs de politique étrangère. Quel est calendrier de ce chantier et les modalités d'association du Parlement ?

M. Jean-Baptiste Lemoyne - Je regrette que les crédits de l'action extérieure de l'État n'aient pas été sanctuarisés, au même titre que les autres missions régaliennes que sont la police et la justice. Nous avons bien compris le message : vous avez suivi la consigne de contribuer à la réduction des dépenses de l'État, et vous l'avez fait de la meilleure façon possible dans le contexte actuel.

Le Conseil de sécurité des Nations unies est, sur beaucoup de sujets, en état de paralysie, compte tenu des vétos récurrents de certains de ses membres. En conséquence, ne devrions-nous pas orienter davantage notre action vers des organisations internationales sectorielles, par exemple l'Union internationale des télécommunications ou encore les organisations qui se focalisent sur les enjeux de l'espace, puisque les conflits de nouvelle génération ne sont pas uniquement territoriaux, mais également liés aux nouvelles frontières technologiques ?

L'année 2026 sera importante avec une présidence française du G7, et le sommet Afrique-France - dénommé Africa Forward - à Nairobi. Quels seront les objectifs de notre pays pour ces deux événements - comment nos compatriotes peuvent-ils les comprendre ? En d'autres termes, le G7 près de chez vous, et Africa Forward près de chez vous, qu'est-ce que c'est ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - La baisse des contributions est effectivement liée à une diminution tendancielle de notre quote-part dans certaines organisations, elle-même liée à l'évolution de notre poids relatif dans la richesse mondiale, mais aussi à des choix d'économies que nous faisons. Nos contributions volontaires aux organisations internationales passeront de 35 millions à 19 millions d'euros l'an prochain. Les crédits n'étant pas encore votés, je ne peux vous en donner la programmation exacte ; toutefois, les contributions internationales au titre du programme 105 touchent aux organisations ayant trait aux questions de sécurité, aux missions internationales de maintien de la paix, ou encore à notre contribution à l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et à l'Office des migrations internationales (OMI).

Il me paraît important d'actualiser le livre blanc de 2008 sur la politique étrangère et européenne de la France, en particulier l'analyse qui avait conduit à la loi de programmation en 2021. Je n'ai pas, à ce stade, de calendrier précis à vous communiquer, mais je ne manquerai pas de revenir vers vous une fois la période budgétaire passée.

Monsieur Lemoyne, je partage en partie vos remarques sur le budget, tout en vous rappelant que, l'an passé, alors que le Gouvernement avait proposé des économies déjà substantielles sur les crédits du ministère, le Sénat en avait demandé davantage encore... Nous avons dû faire des choix et c'est pourquoi j'ai indiqué, dans mon propos liminaire, en toute bonne foi, que mon ministère a déjà contribué de manière significative à l'effort budgétaire. Nous devons aller plus loin et, par exemple sur les organisations internationales auxquelles nous versons des contributions volontaires, nous serons très à l'écoute des recommandations des parlementaires. Vous évoquez la nécessité de nous concentrer sur de nouvelles frontières et sur des secteurs où se jouent notre souveraineté et notre indépendance, cela mérite d'être regardé de près.

Quels sont les grands objectifs des sommets internationaux du G7 et du sommet Afrique-France l'an prochain ? La présidence du G7 est l'occasion pour la France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, de proposer une discussion sur les déséquilibres mondiaux, non seulement au sein du G7, mais aussi avec les autres grandes puissances, notamment émergentes - les déséquilibres liés aux subventions à la production en Chine, qui ont conduit ce pays à accumuler des excédents commerciaux considérables ; les déséquilibres provoqués par une insuffisance de la demande intérieure et de l'investissement en Europe ; enfin, les déséquilibres résultant de certaines décisions de la politique commerciale américaine, comme l'augmentation des droits de douane ou les déficits publics. L'idée est de susciter une discussion, voire une négociation, conduisant chaque grand bloc à faire évoluer ses politiques dans l'intérêt collectif. Qu'est-ce que " le G7 près de chez vous " ? Concrètement, si vous êtes frontalier de la Suisse ou si vous vivez dans l'une des villes qui accueillera une réunion ministérielle du G7, nous veillerons d'abord à limiter l'impact sur la vie quotidienne de nos compatriotes ; plus largement, la vie des entreprises est très directement touchée par la concurrence chinoise et par les droits de douane américains ; le G7 a été créé par Valéry Giscard d'Estaing il y a cinquante ans pour que les grands pays du monde se concertent et prennent des orientations dans un objectif d'enrichissement mutuel, c'est ce que nous allons continuer de faire.

Quant au sommet Afrique-France, son objectif est d'approfondir la relation nouvelle que la France entretient avec ses partenaires africains, fondée sur une approche qui s'appuie sur des coopérations économiques, culturelles et scientifiques. La France, comme ses partenaires africains, y défend ses intérêts dans un dialogue transparent, franc et lucide. Ce sommet des chefs d'État et de gouvernement sera précédé par un forum d'affaires de grande envergure, auquel nous espérons voir participer le plus grand nombre possible d'entreprises françaises dans tous les domaines, y compris les industries culturelles et créatives. Il y a quelques jours à Lagos, au Nigeria, nous avons constaté les synergies qui existent entre la France et l'Afrique dans les industries culturelles et créatives, un secteur dont la France est la locomotive en Europe. Nous donnerons aussi une place particulière aux diasporas africaines en France, qui jouent un rôle important dans nos territoires. Nous voulons qu'elles puissent être un trait d'union entre la France et nos pays partenaires africains et qu'elles fassent apparaître l'approche renouvelée de notre relation avec l'Afrique.

M. Christian Cambon - Le programme 209 reçoit un deuxième coup de massue après celui de l'année dernière. Nous vous avions demandé plus de lisibilité dans la coopération multilatérale ; nous avons été entendus, puisque les crédits sont globalement divisés par cinq, avec des enveloppes qui subissent une diminution très forte - la francophonie, par exemple, passe de 50 à 30 millions d'euros. Les contributions à certaines organisations internationales comme les Nations unies, subissent aussi une diminution inquiétante : on passe de 50 millions à 8 millions d'euros - je souhaite bien du plaisir à la délégation de notre commission qui va rencontrer les Nations unies au mois de décembre, comme il est d'usage...

Je prends bien en compte les contraintes qui vous ont été imposées, d'autant que nous avons travaillé en amont avec vos équipes pour essayer d'avancer dans le cadre des 40 milliards d'euros d'économies que souhaiterait le président du Sénat. Cependant, nous ne pouvons que regretter la diminution très forte des crédits de l'APD, car elle va, d'une manière ou d'une autre, jouer sur la politique d'influence que nous conduisons à travers le monde, en particulier dans les organisations internationales.

Comment allons-nous contrecarrer ce risque de perte d'influence et, surtout, comment allez-vous, avec l'argent qui reste, sélectionner les contributions pour rendre ces financements de coopération multilatérale les plus efficaces possible ?

Certes, la commission d'évaluation a enfin été mise en place depuis le 1er septembre dernier. La loi l'avait instituée en août 2021 et je vous reconnais volontiers d'avoir réussi à lancer cette commission : c'est une bonne chose, vous savez combien nous sommes attachés à l'évaluation, elle est d'autant plus nécessaire quand on veut que l'argent soit le plus efficace possible.

L'APD diminue, nous risquons de revenir aux chiffres d'avant 2020, le mouvement est commun aux grands pays occidentaux et c'est une source d'inquiétude, car cela engendre des situations de crise, en particulier en Afrique. Il faudra examiner en détail vos crédits, pour qu'ils soient les plus efficaces et les plus lisibles possible. Quels éléments de diagnostic vous ont-ils conduits à écarter certains financements et à en retenir d'autres ? Nous avons besoin de ces éléments pour notre analyse budgétaire.

M. Patrice Joly - Les chiffres que vous nous avez présentés démontrent que le choix a été fait, au sein de votre ministère, de sacrifier l'aide au développement en maintenant les moyens de la diplomatie, alors que c'est bien de l'une et de l'autre dont nous avons besoin. L'APD est une nouvelle fois diminuée, pour la troisième année consécutive, alors que les besoins sont criants et que nous avons intérêt à y répondre, sauf à considérer que " l'Europe nationale " est la seule perspective pour régler les défis mondiaux.

Il y a des solutions financières qui n'impactent pas directement les Français, par exemple la taxe sur les transactions financières - j'y reviens chaque année. En fixant son taux à 0,5% ou à 0,6%, nous n'aurions pas à diminuer l'APD : pourquoi ne pas le faire - ou, autre exemple, pourquoi ne pas augmenter la taxe sur les billets d'avion, sur laquelle nous avons encore des marges de manoeuvre ?

Deuxième élément, la situation budgétaire conduit à réorienter l'AFD. Nous attendons toujours son contrat d'objectifs et de moyens, et nous avons besoin de savoir son orientation - elle semble déjà, malheureusement, devoir être appelée à devenir une banque publique de développement comme il y en a déjà, qui se finance sur les marchés internationaux pour accorder des prêts à des pays disposant d'une certaine solvabilité, loin, très loin de l'accompagnement des pays les moins avancés. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - L'aide publique au développement, pour ce qui relève des crédits de ce ministère, est revenue un peu au-dessus du niveau de 2017, mais guère plus. Nous avions augmenté les moyens de 2017 à 2023, mais les efforts demandés nous ont ramenés très loin en arrière.

Comment préserver les moyens de l'influence ? Il faut voir dans le projet de loi de finances pour 2026 un budget de consolidation qui nous permettra, je l'espère, de retrouver des marges de manoeuvre à la hauteur de notre ambition. L'influence ne repose pas uniquement sur l'APD, même si celle-ci est un levier puissant pour maximiser les intérêts de la France dans la relation avec ses partenaires. Pour faire mieux, nous analysons plus finement l'impact de notre aide, ceci pour orienter plus efficacement les ressources, le temps et l'énergie du ministère vers l'atteinte de nos objectifs.

S'agissant de l'influence définie comme la capacité de la France à faire entendre ses messages, nous transformons le ministère pour que cette fonction, qui relève de diverses directions, soit mieux articulée au quai d'Orsay et dans les postes diplomatiques, afin que, dans le champ des perceptions, nos messages soient mieux coordonnés et plus percutants.

Comment sélectionner les contributions dans l'enveloppe budgétaire qui nous reste ? Nous allons devoir recentrer nos priorités en annulant plusieurs contributions et concentrer nos moyens sur les fonds verticaux qui ont un impact direct sur les populations locales et sur nos compatriotes. Alors que s'ouvre la discussion sur le cadre financier pluriannuel de l'Union européenne, nous veillerons également à ce que l'enveloppe de près de 170 milliards d'euros prévue par la Commission pour son action extérieure, rejoigne nos priorités, et donc que ces crédits renforcent notre propre aide.

Les économies qui nous sont demandées mettent l'humanitaire à contribution, mais nous avons choisi de préserver le coeur de notre dispositif, le Fonds d'urgence humanitaire et de stabilisation, pour garantir une réponse rapide et efficace aux crises. Monsieur Joly, je fais le choix de préserver l'outil de travail sur les crédits d'intervention. À dire vrai, je ne vois pas quel ministre à ma place, quelle que soit sa sensibilité politique, ferait un choix différent.

Avant de présenter son projet de loi de finances, le Premier ministre a largement consulté, et, des huit responsables politiques qui se sont rendus à Matignon, je n'en ai entendu aucun dire qu'il conditionnerait son soutien, sa neutralité ou son abstention à la préservation des crédits de la mission « Aide publique au développement ». Je le regrette, je sais que vous le regrettez aussi, car vous savez mieux que quiconque que l'aide publique au développement n'est pas seulement un geste de charité, mais un levier au service de la défense des intérêts français. De toute évidence, cela n'est pas perçu comme tel, nous devons poursuivre nos efforts pour que nos concitoyens, pour que les parlementaires et les chefs des partis politiques mesurent combien les crédits de l'action extérieure de la France sont un levier important.

S'agissant des propositions de ressources nouvelles, en particulier la taxe de solidarité sur les billets d'avion et la taxe sur les transactions financières, le Fonds de solidarité pour le développement était plafonné depuis plusieurs années. Nous avons dû créer un programme budgétaire dédié, le programme 384, car la révision de la LOLF de décembre 2021 dispose que l'affectation des taxes à un tiers ne peut être maintenue que si ce tiers est doté de la personnalité morale et si ses impositions sont en lien avec ses missions de service public. Le montant des crédits alloués à ce nouveau programme est donc indexé sur le plafond qui était précédemment fixé sur l'affectation des deux taxes que vous évoquez.

Enfin, la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale propose d'aligner les calendriers des contrats d'objectifs et de moyens de l'ensemble des opérateurs européens dont le ministère a la tutelle, pour plus de cohérence et de transparence. Si les deux commissions sont favorables à ce principe, nous veillerons à ce qu'il soit mis en oeuvre.

M. Roger Karoutchi. - Cette année encore, nous ne nous occupons pas suffisamment de l'audiovisuel public extérieur, c'est-à-dire de TV5 Monde et France Médias Monde - nous en avons eu confirmation en auditionnant leurs responsables avec Mireille Jouve. Nous avons bien compris que nous ne pouvions pas obtenir de crédits supplémentaires, mais l'audiovisuel public extérieur ne représente qu'un peu plus de 400 millions d'euros, c'est peu face aux géants que sont France Télévisions et Radio France.

Monsieur le Ministre, n'est-il pas temps que l'audiovisuel public extérieur soit rattaché seulement au Quai d'Orsay, au lieu d'être sous une cotutelle partagée avec le ministère de la culture ? Vos représentants reconnaissent qu'en pratique, le ministère de la culture négocie avec Bercy ; or, ce ministère est moins concerné par la désinformation, dont vous dites vous-même qu'elle est une véritable priorité pour la France à l'international.

N'est-il pas temps de réorganiser l'audiovisuel public extérieur, de l'autonomiser par rapport au reste de l'audiovisuel public, et de le placer sous la tutelle unique du ministère des affaires étrangères, qui pourrait alors en faire une priorité et lui accorder plus de crédits ? Nous l'avons constaté avec Mireille Jouve, TV5 Monde nous demande 1,5 million d'euros pour refaire un studio - c'est dérisoire par rapport aux moyens que les Russes, les Turcs, les Américains consacrent à leur audiovisuel public extérieur, dérisoire par rapport aux moyens que les dictatures accordent à la désinformation systématique : nous paraissons, encore une fois, en retard d'une guerre... Monsieur le Ministre, allez-vous enfin prendre ce sujet à bras-le-corps, en demander la tutelle complète et le réorganiser ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Je me tiens prêt à prendre l'audiovisuel extérieur public à bras-le-corps, à condition que j'en prenne aussi les crédits puisque, en principe, nous ne finançons pas France Médias Monde ni TV5Monde. Cependant, nous avons décidé cette année de renforcer de 10,6 millions d'euros notre soutien à France Médias Monde - nous passons d'un soutien de 5 millions d'euros, à 15 millions d'euros inscrits au programme 209, pour conforter France 24 et RFI dans la lutte contre la désinformation dont la France est victime. Nous contribuons modestement à des actions précises qui visent à la vérification des faits et à la diffusion d'informations vérifiées dans des langues où elles ne le sont pas aujourd'hui. Mais, contrairement à d'autres partenaires ou rivaux, nous veillons à respecter l'intégrité de l'information et donc la liberté éditoriale : c'est un équilibre à trouver. Le projet de loi de finances ne vise pas à ce que le Quai d'Orsay prenne en main l'audiovisuel public extérieur, mais témoigne de l'attention que nous y portons. Étant donné les choix budgétaires que nous devons faire cette année, consacrer 10 millions d'euros supplémentaires à France Médias Monde, c'est un vrai choix politique.

Mme Michelle Gréaume. - J'associe à ma question mon collègue Akli Mellouli, retenu en séance publique.

Le budget 2026 contracte fortement les crédits de l'APD, qui passeraient de 5,76 milliards d'euros en 2024 à 3,67 milliards d'euros l'an prochain, une perte de plus de deux milliards d'euros en deux ans : en euros constant, c'est un recul de 25%, ce qui place l'effort français à son niveau de 2018, avant la loi de programmation de 2021 ; les conséquences en sont importantes avec, par exemple, la suppression de plus de 5 000 emplois ces derniers mois dans les associations françaises de solidarité internationale, un risque de suspension ou d'arrêts des projets, la diminution des aides alimentaires... Cette trajectoire remet en cause des ambitions internationales de la France en matière de solidarité et de justice mondiale.

Dans ce contexte, le choix des priorités prend tout son sens. Vous avez inscrit, dans le " bleu " budgétaire, la gestion des migrations irrégulières comme l'un des dix objectifs stratégiques de l'APD. Je ne conteste pas l'importance de la question migratoire, et il est légitime que notre politique extérieure prenne en compte les réalités de mobilité humaine qu'elles soient dues aux guerres, au changement climatique, ou encore au manque de structure. Cependant, je m'inquiète de constater que cette approche est pensée quasi exclusivement sous l'angle du contrôle et de la rétention. Le document budgétaire indique que 1% des crédits du programme 209 seront fléchés vers cette finalité spécifique : ce chiffre peut sembler faible, mais outre l'orientation politique lourde de sens qu'il implique, il est en réalité largement sous-estimé budgétairement. En effet, une part considérable des contributions multilatérales (programme 110) sert indirectement aux objectifs de contrôle migratoire et de stabilisation des migrations, via des instruments européens et multilatéraux.

Notre conviction est différente : la migration n'est pas un problème à contenir, mais une réalité humaine à accompagner. Plutôt que d'utiliser l'aide au développement comme un outil de dissuasion, nous devrions en faire un levier pour créer des voies légales, sécurisées et choisies de mobilité, favorisant les échanges, la formation, la circulation des compétences.

Monsieur le Ministre, comment peut-on considérer que l'aide au développement n'a plus pour finalité principale de réduire les inégalités mondiales, mais de retenir des populations dans leurs pays d'origine ? Si ce n'est pas le cas, comment justifiez-vous que le programme 209 qui perd 37% de ses crédits en deux ans, et qui est désormais orienté vers la maîtrise des flux migratoires, puisse encore se prévaloir d'une finalité de solidarité internationale ? Quelle est la garantie que l'aide au développement ne devienne pas, progressivement, un outil de gestion des flux migratoires au détriment de sa vocation solidaire ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Il n'y a pas d'incompatibilité entre l'effort de solidarité qui vise à réduire les inégalités mondiales et le développement économique local, et donc la volonté que les populations restent dans leur pays d'origine. Il y aura toujours des mobilités et, dès lors qu'elles sont choisies et légales, elles peuvent bénéficier aux pays de départ comme aux pays d'arrivée. Mais une partie non négligeable des migrations est aujourd'hui subie et résulte de tensions géopolitiques, en particulier lorsque la réponse humanitaire est insuffisante. Quand votre vie est en danger et que personne ne vient pour vous protéger, vous cherchez une échappatoire ailleurs. Ensuite, il y a les problématiques de développement. Notre argument, pour augmenter l'APD, consiste à dire qu'elle est non seulement un devoir moral pour un pays comme la France, mais aussi un levier d'influence. Lorsque nous discutons d'aide publique au développement avec un pays partenaire, nous ne perdons pas de vue nos intérêts - qu'il s'agisse de l'emploi en France, des mobilités choisies et légales, du contrôle des flux d'immigration irrégulière, de la lutte contre le narcotrafic, contre la criminalité organisée, contre le dérèglement climatique ou encore contre des pandémies : nous pensons à tous ces intérêts et c'est en ce sens que l'APD est un levier, puisqu'elle nourrit nos relations avec les pays partenaires.

Plus largement et de manière inquiétante, l'aide publique au développement est soumise à une double menace. Budgétaire, d'abord, parce que les États-Unis ont pris des décisions très lourdes de conséquences, mais également parce que d'autres pays, en particulier européens, font des économies et réduisent leur APD. Une menace politique, ensuite, parce que des responsables politiques expriment des critiques féroces contre l'APD, en clamant de manière tout à fait décomplexée qu'elle ne servirait à rien, qu'elle serait de l'argent jeté par les fenêtres. Qui sont les premières victimes de cette double menace ? Ce sont bien sûr les bénéficiaires des pays concernés, mais aussi nos compatriotes, car l'APD contribue à limiter l'immigration irrégulière, à développer des cultures de substitution à celles du narcotrafic, elle incite à des comportements plus coopératifs en matière de lutte contre la criminalité organisée ou d'accords de réadmission. Enfin, les salariés des organisations non gouvernementales et des agences des Nations unies subissent aussi ces diminutions de crédits, nous en savons quelque chose à Lyon avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS), mais aussi dans les territoires frontaliers de la Suisse, du fait de la forte concentration d'agences onusiennes à Genève - nous veillons, autant que possible, à accompagner nos ressortissants concernés. Nous veillerons également à ce qu'il n'y ait pas de rupture pour certaines de ces grandes ONG internationales qui font la fierté de la France, mais qui pourraient être conduites à mettre la clé sous la porte, ce qui serait une perte très considérable.

M. André Guiol. - Une délégation sénatoriale s'est rendue au Guyana, au début de ce mois, pour inaugurer l'ambassade de France à Georgetown. L'inauguration d'une ambassade n'est pas un événement anodin, car rares sont les ouvertures et souvent graves sont les fermetures. Les attentes de ce pays en pleine croissance sont grandes et c'est avec intérêt que le Président de la République guyanienne a assisté à cet événement.

Monsieur le Ministre, dans le cadre du projet de loi de finances, avez-vous prévu de donner les moyens nécessaires à cette nouvelle ambassade, en personnel et en matériel biométrique, afin qu'elle puisse utilement délivrer des visas et des passeports sur place ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - À ce stade, il a été décidé de ne pas ouvrir les services consulaires de cette ambassade, mais de lui donner la plénitude de ses autres missions - nous verrons par la suite pour l'ouverture des services consulaires.

M. Cédric Perrin, président. - Notre commission fera un rapport suite à son déplacement, avec des recommandations, en particulier sur les modalités possibles de la délivrance de passeports et de visas.

M. Mickaël Vallet. - En tant que corapporteur, avec Olivier Cadic, du programme 129 " Coordination du travail gouvernemental ", j'entends votre propos sur le manque d'intérêt des partis politiques pour l'APD - tout en vous précisant que le Parti socialiste ne mérite pas une telle critique.

Ma question porte sur le compte " French Response " - ce qui doit vouloir dire « réponse française » -, que votre ministère a ouvert sur X le 5 septembre dernier, en tant que compte officiel de riposte. Nous essayons de comprendre la distribution budgétaire des rôles entre votre ministère et celui de la défense, votre coordination - et nous aimerions vous entendre sur ce nouveau compte : qu'en attendez-vous ? Comment nos partenaires et nos rivaux font-ils en la matière ? Avez-vous des premiers résultats à nous communiquer, ou quels sont ceux que vous en attendez pour l'année prochaine ?

Vous avez mentionné les grandes ONG internationales qui font la fierté de la France. Je souhaiterais que vous vous exprimiez sur ce qui est arrivé à la fin du mois d'août dernier : on a tiré sur des Français dans les eaux internationales. Ils se trouvaient sur le navire affrété par SOS Méditerranée, un bateau battant pavillon norvégien. Ce sont des « garde-côtes » libyens, financés par l'Union européenne, qui ont tiré sans sommation. Sauf erreur de ma part, il n'y a eu aucune réaction officielle française, seul le ministère norvégien des affaires étrangères a réagi sur le sujet : pourquoi ?

M. Cédric Perrin, président. - Monsieur le ministre, c'est l'occasion de nous dire un mot sur la lutte informationnelle et vos efforts pour installer des cellules de réponse et de riposte à toutes les attaques dont nous sommes malheureusement victimes en matière cyber, informationnelle et numérique. L'an dernier, nous nous étions fortement opposés à la baisse du programme 129, qui concerne la direction de l'action du Gouvernement et les services du Premier ministre, notamment Viginum et l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (Anssi). Les ministres que nous interrogeons sur la lutte informationnelle nous expliquent tous installer des outils, mais chacun de son côté. Peut-on mutualiser les moyens entre ministères, pour gagner en efficacité ? Conduisez-vous une réflexion sur le sujet, en particulier avec le ministère des armées ou celui de l'intérieur, pour un outil commun de riposte ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - En matière de lutte informationnelle, nous sommes bien en-deçà du niveau de certains de nos partenaires, adversaires ou rivaux ; quand bien même nous avons de bonnes idées - parfois les meilleures -, il est incontestable que la masse, la force de frappe humaine et financière, peut faire la différence. Cependant, nous travaillons intelligemment et nous dotons les autorités françaises d'une capacité de veille, de détection, de production et de diffusion coordonnées. Nous avons développé Viginum, un service interministériel chargé de détecter les ingérences numériques étrangères, son travail nous a permis d'attribuer des attaques coordonnées à la Russie, mais pas seulement. Ce que nous n'avons pas encore réussi à faire, c'est de riposter en temps réel. Nous avons créé une coordination en particulier avec le ministère des armées, qui dispose d'une expertise pour contrer les attaques dont l'armée française peut être la cible à l'étranger, le Secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) et d'autres ministères concernés. L'objectif est de nous répartir la charge, d'éviter les doublons et d'être le plus efficace avec nos moyens, alors que certains de nos rivaux consacrent des ressources beaucoup plus importantes que les nôtres.

Le Quai d'Orsay, chargé de porter la voix de la France, est au centre de la coordination, mais il doit lui-même, si je puis dire, muscler son jeu. C'est pourquoi, après la création de la sous-direction Veille et Stratégie, nous avons poursuivi la transformation de la direction de la communication et de la presse en développant de nouveaux outils. Parmi eux, un compte X, distinct de celui du ministère et de celui du ministre, a vocation à répondre en anglais aux attaques dont nous faisons l'objet, en répliquant de manière factuelle et en maniant les codes de la contre-offensive informationnelle, c'est-à-dire avec un peu d'humour, d'ironie et de dérision. Ce n'est que la pointe émergée de l'iceberg car dans le même temps, l'ensemble du ministère opère sa transformation pour que, de la direction de la communication jusqu'aux ambassades, les fonctions émergentes de détection, de production de contenu et de diffusion prennent le pas sur d'autres.

Nous souhaitons confier certaines tâches à des logiciels d'intelligence artificielle, par exemple l'élaboration des revues de presse : nos agents, qui en seront dégagés, pourront se consacrer plus activement à la portée de nos messages et à la riposte. Je n'ai pas encore de résultats, cette transformation est récente. Toutefois, certains postes diplomatiques, grâce à la personnalité de l'ambassadeur ou aux talents du chargé de communication, ont réussi à produire des contenus en riposte qui ont atteint des niveaux de viralité presque aussi importants que les attaques elles-mêmes, c'est le cas en Afrique du Sud.

Le message de la France doit être entendu : notre pays respecte la souveraineté de ses partenaires, qui privilégie le multilatéralisme pour la résolution des enjeux mondiaux et donne en toutes circonstances la primauté au droit international. Nous voulons que cette définition de l'action étrangère de la France soit perçue comme telle. Pour cela, nous devons trouver les moyens d'amplifier nos messages. Lorsque nous sommes attaqués, nous devons pouvoir riposter, en coordination très étroite avec les autres ministères concernés, au premier rang le ministère des armées.

Enfin, s'agissant de l'incident en mer Méditerranée que vous mentionnez, Monsieur Vallet, nous avons marqué notre inquiétude aux autorités libyennes, en lien avec nos partenaires européens. À la suite de ces démarches, elles ont lancé une enquête pour faire toute la lumière sur cet incident inadmissible.

M. Cédric Perrin, président. - J'ai eu l'occasion de dire au Président de la République et au Premier ministre qu'il fallait renforcer notre lutte informationnelle - et il faut aussi voir comment mutualiser nos moyens, pour être plus efficaces.

Mme Évelyne Perrot. - Le journal Le Monde a fait état d'un plan humanitaire en Palestine, qui donne une large part aux églises évangéliques, les ONG s'en inquiètent. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Il faut confier la distribution de l'aide humanitaire, - tant attendue et si nécessaire à Gaza -, aux ONG qui ont l'expérience du terrain et aux agences onusiennes. Nous comprenons que le dispositif américain déployé sur place entende s'appuyer sur les agences onusiennes les plus importantes, mais nous insistons pour que les organisations non gouvernementales, les grands réseaux de solidarité humanitaire, puissent être actifs dans le respect du droit international et du droit international humanitaire.

M. Cédric Perrin, président. - Monsieur le Ministre, nous en venons, après les questions budgétaires, à l'examen de la situation internationale.

Commençons par le dossier ukrainien. La semaine dernière, une dizaine de chefs d'État et de gouvernement européens, dont le président Macron, et les représentants de l'Union, ont signé une " déclaration conjointe sur la paix en Ukraine " soutenant " avec force " la position du président Trump appelant à la cessation immédiate des combats et prenant la ligne de contact actuelle pour point de départ des négociations. L'Europe adopte simultanément un dix-neuvième paquet de sanctions contre la Russie et se divise sur l'opportunité d'utiliser les avoirs russes. Quels espoirs peut-on encore nourrir de peser sur l'issue du conflit ?

Nous aimerions vous entendre plus largement sur notre politique européenne. Elle n'est pas facile à lire. Nous misons tout à la fois sur d'ambitieux traités bilatéraux avec nos grands voisins et sur une vaste " Communauté politique européenne " dont l'objet n'est pas clair. L'Europe resserre nos solidarités, mais elle accroît aussi nos dépendances et nos fragilités : je songe à l'espèce de " traité inégal " conclu par la Commission européenne avec les États-Unis, aux pressions allemandes pour la signature rapide de l'accord avec le Mercosur, aux conséquences de l'imprudence néerlandaise à l'égard de la Chine, aux tentations de délégations de souveraineté à Bruxelles, en matière de défense en particulier.

Le fait, très peu commenté, que ces évolutions cruciales ont lieu sous l'impulsion d'exécutifs à la légitimité de plus en plus fragile est un motif d'inquiétude supplémentaire sur la résilience de nos démocraties.

Au Moyen-Orient, la possibilité réelle apparaît, pour la première fois depuis deux ans, d'une fin du conflit. Il reste pourtant de nombreuses inconnues, tant le plan Trump en 20 points est imprécis sur de nombreux sujets. Quel sera le rôle exact de la force internationale de stabilisation ? Comment sera gouvernée la bande de Gaza, qui la reconstruira ? Le cessez-le-feu reste fragile. Le Hamas, qui a redressé la tête, semble toujours déterminé à jouer un rôle dans la gouvernance du territoire. Israël, de son côté, poursuit ses frappes, à Gaza mais aussi au Liban et en Syrie, s'octroyant une liberté d'action totale, souvent au détriment de la diplomatie. Malgré tout, l'espoir renaît d'un apaisement, notamment grâce à la dynamique engendrée par la libération des otages, mais aussi par la conférence de New York. Vous nous direz, concrètement, comment la France peut poursuivre ce travail entamé avec l'Arabie saoudite, et comment elle peut retrouver une parole utile et crédible au Moyen-Orient.

Peut-être nous direz-vous un mot encore de notre politique en Afrique, à sept mois du sommet Afrique-France, à Nairobi. Quels sont nos priorités, nos objectifs, notre stratégie sur le continent, et en avons-nous encore les moyens ? Vous vous en souvenez, notre commission avait produit un important travail sur ce continent, pour tenter de dépasser les idées reçues et d'aborder avec lucidité et finesse l'extraordinaire diversité du continent.

Je ne prétends pas faire un tour du monde complet. Les collègues ici présents ne manqueront pas de compléter ces premières interrogations par d'autres.

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Sur l'Ukraine, nous constatons que, malgré les apparences, Vladimir Poutine est en échec sur les plans militaire, économique et politique : depuis mille jours, il n'a pas progressé de plus de 1% sur le territoire ukrainien ; son économie s'affaiblit de jour en jour sous le triple effet de l'effort de guerre, qui épuise l'économie civile, des sanctions auxquelles il continue d'exposer son propre peuple et des frappes ukrainiennes sur certaines infrastructures. Dans ce contexte, notre priorité reste de le contraindre au cessez-le-feu ; nous considérons qu'il a intérêt à s'y soumettre aujourd'hui, car le temps joue contre lui. Les alliés de l'Ukraine continuent d'amplifier leur soutien, d'accroître leur pression sur la Russie et de préparer activement les conditions d'une paix juste et durable. Ce soutien se manifeste, comme l'a annoncé le Président de la République, par la poursuite des livraisons d'armes françaises à l'Ukraine. De nombreux pays européens ont fait de même, tandis que les États-Unis n'ont pas écarté l'hypothèse d'une livraison de missiles Tomahawk.

À cela s'ajoute un soutien financier qui, bien que n'ayant pas encore fait l'objet d'un accord unanime des États membres de l'Union européenne, permettrait à l'Ukraine de tenir trois années supplémentaires. Il s'agirait d'un prêt consenti par la Commission européenne, qui s'appuierait sur les actifs russes gelés - sans les saisir - et serait remboursé par les réparations versées par la Russie à la fin de la guerre. Nous sommes favorables à ce principe, dès lors que le schéma respecte le droit international, que nos partenaires du G7 y participent et que les sommes perçues par l'Ukraine bénéficient, pour l'armement, à la base industrielle et technologique de défense européenne.

La semaine dernière, ont été adoptés un paquet de sanctions européen et un paquet de sanctions américain qui touchent au nerf de la guerre, avec des mesures prises contre les plus grandes entreprises pétrolières russes - Rosneft, Lukoil, Gazprom Neft -, mais également contre les réseaux financiers qui permettent à la Russie de contourner les sanctions. Il y a aussi eu l'annonce, par l'UE, qu'elle renonçait définitivement à importer du gaz russe. Ces éléments vont priver la Russie des ressources nécessaires à son effort de guerre, dans un contexte où son fonds souverain est désormais vide, où l'économie civile s'effondre progressivement et où le pouvoir en place est obligé de lever plus d'impôt.

Enfin, il y a la préparation de la paix avec la coalition des volontaires, dont le quartier général est au Mont-Valérien, près de Paris. Peut-être des délégations des commissions parlementaires compétentes pourraient-elles rendre visite à cette force multilatérale chargée de la planification des garanties de sécurité susceptibles d'être apportées à l'Ukraine une fois un cessez-le-feu trouvé. Sur l'Ukraine, donc, nos efforts pour soutenir la résistance, pour sanctionner, pour contraindre Vladimir Poutine au cessez-le-feu et pour préparer la paix avancent dans la bonne direction.

Vous dites, ensuite, que l'Europe doit se positionner face à des empires qui se réveillent, à l'Occident comme en Orient. C'est vrai, et je me réjouis de deux initiatives récentes qui concrétisent l'agenda de souveraineté européenne que nous avons porté. La première concerne les mesures de protection du secteur sidérurgique en Europe, avec des quotas fixés sur les niveaux de production du milieu des années 2010 et des droits de douane de 50%, ce qui va permettre de protéger l'industrie sidérurgique européenne contre la concurrence déloyale. Ensuite, nous sommes parvenus à un accord politique sur le programme européen pour l'industrie de la défense, le règlement Edip - ceci grâce à la mobilisation de parlementaires français, en particulier Nathalie Loiseau, Raphaël Glucksmann et François-Xavier Bellamy. Pour la première fois, une préférence européenne est inscrite dans un programme de financement d'acquisition conjointe, avec des critères précis tels que nous les proposions depuis longtemps : une autorité de conception en Europe et un minimum de 65 % des composantes situées dans les États membres de l'Union européenne. C'est décisif pour le développement européen de l'industrie de défense, surtout au moment où nous discutons du cadre financier pluriannuel de l'Union européenne, lequel réservera une part importante à la défense. Cette préférence européenne fera jurisprudence, même si elle ne concerne encore qu'un programme d'à peine 1,5 milliard d'euros, elle nous fait aborder le cadre financier pluriannuel dans un esprit d'indépendance et d'autonomie stratégique.

S'agissant du commerce européen, j'ai relevé avec beaucoup d'intérêt les déclarations de la présidente de la Commission européenne à la sortie du dernier Conseil européen. Le Président de la République y a beaucoup insisté sur la nécessité de sortir d'une forme de naïveté, au moment où les échanges internationaux se durcissent considérablement, avec la décision de la Chine, début octobre, d'imposer des licences d'exportation non seulement sur l'ensemble des terres rares, mais aussi sur tous les produits en comportant. La présidente de la Commission européenne a évoqué quasi explicitement la mise en oeuvre de l'instrument anti-coercition dont l'Union européenne s'est dotée en 2023, qui donne des pouvoirs de rétorsion considérables à la Commission lorsque les échanges commerciaux sont utilisés par un partenaire pour obtenir des concessions indues. La position de la France est d'utiliser beaucoup plus activement cet instrument de dissuasion pour défendre nos intérêts. Je me réjouis donc de ces signaux encourageants, même s'il nous faut aller beaucoup plus loin pour défendre nos intérêts, sur le chemin d'une autonomie stratégique.

Vous avez ensuite évoqué le Proche et le Moyen-Orient. Je déplore, comme vous l'avez fait, la reprise des opérations militaires à Gaza. Les informations selon lesquelles des éléments du Hamas auraient ouvert le feu sur des soldats et des mouvements terroristes auraient menti sur la restitution du corps d'un otage, sont inacceptables si elles sont avérées. Souhaitons que le cessez-le-feu, rendu possible par le plan de paix présenté le 29 septembre par les États-Unis, puisse être pleinement mis en oeuvre pour engager la région sur un chemin de paix et de sécurité pour tous, Palestiniens comme Israéliens. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé depuis plus d'un an, d'abord avec l'Arabie saoudite, puis en élargissant le cercle. Ce travail a abouti l'été dernier à la « déclaration de New York », adoptée à une immense majorité par les Nations unies le 12 septembre. Elle a ouvert la voie au plan de paix du président Trump, qui y fait explicitement référence. Nous voulons y contribuer sur trois axes. D'abord, les questions humanitaires et de reconstruction : nous coorganiserons avec l'Égypte et les États-Unis une conférence internationale sur ces sujets dans les prochaines semaines. Ensuite, la sécurité, avec le redéploiement de la police palestinienne soutenue par une force internationale de stabilisation, qui ne sera déployée que sur mandat des Nations unies ; nous avons fait des propositions en ce sens à New York. Le troisième volet est celui de la gouvernance de l'enclave, où nous souhaitons qu'un lien soit établi avec l'Autorité palestinienne, qui a pris devant la France et l'Arabie saoudite des engagements de réforme très ambitieux.

En Syrie, je me réjouis qu'un accord ait été trouvé entre les autorités de Damas et les Kurdes du nord-est syrien, alors que le plan établi au mois de mars paraissait à l'arrêt. Les Kurdes ont été des alliés très fidèles dans la lutte contre les terroristes de Daech, cet accord est déterminant pour une Syrie réunifiée, qui fasse une place à toutes les composantes de la société syrienne. Nous continuons d'inciter les autorités syriennes à rejoindre la coalition mondiale contre Daech pour témoigner de leur engagement à lutter contre toute forme de rémanence de l'organisation terroriste, dont nous savons qu'elle espère profiter de cette période de transition en Syrie pour se reconstituer.

Au Liban, trois processus doivent avancer de concert : le désarmement du Hezbollah, qui suppose un renforcement des forces armées libanaises, lesquelles doivent détenir le monopole de la force légitime ; les réformes, notamment bancaires, indispensables pour que les bailleurs internationaux réinvestissent dans le pays et participent au financement de sa reconstruction ; et enfin, le retrait d'Israël des cinq points qu'il occupe encore dans le sud du pays. Nous nous préparons à coorganiser deux conférences dans les semaines à venir : l'une en Arabie saoudite sur le renforcement des forces armées libanaises ; l'autre, une fois que les réformes financières auront été faites, sans doute à Paris, pour la reconstruction du Liban.

Un mot sur la situation en Iran. Il y a dix ans, nous avions obtenu un accord sur des restrictions très fortes sur le programme nucléaire iranien. À la fin du mois de septembre, les sanctions ont été réappliquées, mais nous avons marqué notre disponibilité à engager des négociations conduisant à un encadrement strict, mais négocié, du programme nucléaire iranien, de certaines dimensions de son programme balistique et de ses activités de déstabilisation régionale. Je n'oublie pas le sort de nos deux compatriotes, Cécile Kohler et Jacques Paris, toujours retenus otages en Iran, dont nous demandons la libération inconditionnelle et immédiate.

Vous avez évoqué notre politique en Afrique. Vous connaissez les efforts de mon ministère pour mettre en oeuvre l'agenda transformé de notre relation avec les pays africains. Nous venons d'organiser le Forum Création Africa à Lagos, au Nigeria, consacré aux industries culturelles et créatives : il y tenait sa deuxième édition, la première ayant eu lieu en 2023 à Paris. Lagos est sans doute la locomotive des industries culturelles et créatives en Afrique, de la même manière que Paris en est la capitale européenne. Nous avons été accueillis par les autorités du Nigeria avec des déclarations très positives à l'égard de la France, témoins de l'importance de ce que nous construisons avec le Nigeria et d'autres pays d'Afrique dans ces domaines.

À mesure que nous avançons vers le sommet Afrique-France, nous avons bien l'intention de passer du faire, au faire-savoir, c'est-à-dire de passer du déploiement de cet agenda transformationnel à une modification de la perception qu'ont les populations et les dirigeants africains, mais aussi les observateurs français, sur la réalité de notre action en Afrique. Nous nous appuyons sur les rapports des commissions parlementaires et sur un lien que nous recréons avec les diasporas, qui constituent un trait d'union intéressant avec les pays d'Afrique : grâce à leur double appartenance, elles peuvent être des relais très utiles - sans en faire des instruments de propagande - de la réalité de notre action en Afrique, à laquelle, je suis bien obligé de le constater, bien peu d'observateurs s'intéressent aujourd'hui : le forum Création Africa n'a fait l'objet que d'un article dans Les Échos, rien dans les autres grands quotidiens nationaux, alors qu'il s'agit du plus grand forum jamais organisé sur le continent africain sur les industries culturelles et créatives : jeux vidéo, bandes dessinées numériques, design numérique, etc. La presse africaine a couvert l'événement, mais la presse française a encore du mal à percevoir l'action de la France en Afrique autrement que par le prisme de la Françafrique. J'essaie de faire du changement de cette perspective l'une des responsabilités de ce ministère, et je sais pouvoir compter sur cette commission pour y participer.

M. Olivier Cigolotti. - La question des avoirs russes a fait l'objet d'importantes discussions lors du sommet européen du 23 octobre dernier. Les négociations ont achoppé, la Belgique estimant à juste titre être très exposée aux risques générés par l'utilisation de ces fonds, puisque la société Euroclear, basée sur son territoire, en détient plus de 80%.

Quelle est la position de la France et quelles garanties pourrait-on apporter à la Belgique pour avancer sur ce dossier ? Il s'agirait, dans le respect du droit international, d'utiliser les quelque 200 milliards d'euros d'avoirs russes, qui seraient bien utiles à l'Ukraine dans son effort de guerre, en complément de l'emprunt de 140 milliards que vous avez évoqué.

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Vous avez raison de rappeler les réserves de la Belgique, nous étions également réservés sur les propositions formulées jusqu'alors. Celle qu'avance désormais la Commission est différente, puisqu'elle ne passe pas par la saisine des actifs d'Euroclear : la Commission européenne émettrait des obligations, non pas sur un marché, mais auprès d'Euroclear en contrepartie des actifs russes - lesquels, au lieu d'être placés à la Banque centrale européenne, le seraient dans des obligations ayant pour contrepartie la Commission européenne, qui devrait donc les rembourser. Les fonds ainsi levés seraient prêtés à l'Ukraine et remboursés par celle-ci à la Commission, qui pourrait alors rembourser les actifs russes via les réparations versées par la Russie. Évidemment, il y a un risque : si la Russie ne versait pas de réparations, l'Ukraine ne pourrait pas rembourser la Commission, qui se trouverait alors en difficulté pour rembourser les actifs russes. C'est là que se situe le partage du risque financier, qui peut inquiéter certains États membres et que la France examinera avec beaucoup d'attention. Il s'agira notamment de savoir si ce risque est porté par la Commission elle-même ou s'il devait, même transitoirement, être assumé par les budgets nationaux des États membres, ce qui deviendrait assez compliqué. Nous allons regarder très attentivement la manière dont le risque est porté et partagé par les pays européens, mais pas seulement. En effet, lorsque nous avons mis en place le prêt de 50 milliards de dollars fondé sur les revenus tirés des actifs russes, ce sont les pays du G7 qui ont porté ensemble le projet. L'essentiel des actifs russes se trouve en Europe, mais ce sont les pays du G7 qui avaient mené l'opération : ce n'est pas le même partage du risque ; je serai dans quelques jours au Canada pour une réunion du G7, ce sera l'occasion de sonder nos partenaires sur cette question.

Le deuxième point concerne l'utilisation qui sera faite de ces sommes : nous venons d'obtenir que, pour ce qui est de l'armement ukrainien, elles soient utilisées en priorité pour la base industrielle et technologique de défense ukrainienne et européenne, nous y serons très attentifs.

Mme Nicole Duranton. - Le 14 octobre dernier, nos deux compatriotes Cécile Kohler et Jacques Paris ont été condamnés sans aucun fondement à de lourdes peines par la justice iranienne. Où en êtes-vous dans les négociations - diplomatiques et politiques - pour espérer une libération prochaine ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Le 20 mars dernier, nous avons obtenu la libération d'Olivier Vandecasteele après 887 jours de détention en Iran. Le 8 octobre dernier, nous avons obtenu la libération de Benjamin Brière après quatre mois de détention. Tout cela est le fruit du travail inlassable des agents du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, notamment ceux du poste à Téhéran et ceux du centre de crise et de soutien, que je tiens à féliciter et à remercier.

Nous restons très préoccupés par le sort et par l'état de santé physique et moral de Cécile Kohler et Jacques Paris, otages en Iran depuis plus de trois ans. C'est le message que j'ai répété à mon homologue iranien ce week-end encore, et que le président de la République a livré au président iranien lors de leur rencontre à New York il y a un mois, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies. Nous restons aux côtés de nos deux compatriotes et de leur famille. Le 30 septembre dernier, j'ai reçu les familles de Cécile Kohler et Jacques Paris pour leur faire état de l'ensemble de nos démarches, répondre à leurs questions et les assurer de notre soutien moral. Elles sont accompagnées par un référent au centre de crise et de soutien, qui est en contact très régulier avec elles. La dernière visite consulaire à nos deux compatriotes a eu lieu le 14 octobre, jour de la condamnation sans aucun fondement dont ils ont fait l'objet. Elle a permis à notre représentant sur place de leur témoigner notre soutien. Nous poursuivons nos efforts, comme nous l'avons fait dans les cas précédents, pour obtenir cette libération et nous ne les relâcherons pas tant que nous ne l'aurons pas obtenue.

M. Hugues Saury. - La situation au Soudan s'aggrave dans une certaine indifférence, alors que ce pays compte plus de 10 millions de déplacés, des millions de personnes menacées par la famine, environ 150 000 morts en deux ans et que ce conflit déstabilise désormais l'ensemble de la région. Le contexte budgétaire est compliqué, les crédits de la mission « Aide publique au développement » diminuent fortement ; cependant, quelle marge de manoeuvre concrète votre ministère entend-t-il conserver pour soutenir l'action humanitaire et diplomatique française au Soudan ? Envisagez-vous une initiative politique ou européenne pour éviter que la crise soudanaise ne devienne un angle mort de notre action extérieure ?

Ma seconde question concerne les accords de Lancaster House de 2010 entre la France et le Royaume-Uni, qui prévoyaient une coopération approfondie en matière de défense. Ces accords ont souffert du Brexit, décidé en 2016, puis de la rupture du contrat avec l'Australie pour la vente de sous-marins français en 2021. Or, le contexte a changé, le gouvernement britannique installé l'année dernière souhaite se rapprocher de l'Europe et de la France. Quelles conséquences pour les relations franco-britanniques ? Une mise à jour des accords de 2010 peut-elle intervenir pour relancer cette coopération en matière de défense ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Le Soudan n'est pas un angle mort de notre politique étrangère, mais seulement de la couverture médiatique internationale, et c'est bien regrettable. Vous le savez : an après le début de cette tragédie, c'est à Paris qu'a eu lieu la conférence internationale de soutien au Soudan, qui a permis de lever deux milliards d'euros. Le 15 avril dernier, s'est tenu à Londres, sous coprésidence française, la deuxième édition de la conférence humanitaire, qui a permis de lever encore un milliard d'euros. Le souhait unanimement partagé est que la guerre s'arrête et que cette conférence internationale de soutien n'ait donc pas à se réunir une troisième fois. Lors de la conférence de Londres, nous n'étions pas parvenus à obtenir une déclaration politique conjointe des participants, car les belligérants ont des relais extérieurs au Soudan qui jouent une partie de leurs intérêts ; or, cet été, la diplomatie américaine a obtenu une déclaration conjointe avec l'Égypte, l'Arabie saoudite, et les Émirats arabes unis sur la situation au Soudan, appelant les parties à cesser le combat et surmontant les obstacles dans la qualification de chacun des deux belligérants, qui jusqu'à présent empêchaient le processus d'avancer. Cependant, sur le terrain, la situation continue de se dégrader, avec la chute d'El Fasher. Les motifs de préoccupation ne manquent pas. L'aide humanitaire française s'élève à 84 millions d'euros en 2024 et à 55 millions d'euros en 2025. Nous souhaitons que cette tragédie cesse, les souffrances des populations déplacées ou victimes des violences sont intolérables. Nous verrons, en fonction de l'évolution de la situation, à quel niveau nous porterons l'effort humanitaire au Soudan l'an prochain.

Les accords de Lancaster House ont été remis sur le devant de la scène à l'occasion de la visite d'État du Président de la République au Royaume-Uni en juillet dernier. La ministre des armées pourrait vous présenter les détails de cette coopération ; notre ambition conjointe est bien d'actualiser ces accords, à un moment où nous avons coopéré de manière très étroite avec le Royaume-Uni par exemple pour la coalition des volontaires sur l'Ukraine, pour convaincre les États-Unis d'élaborer un plan de paix pour Gaza, ou encore pour nous efforcer, ici avec l'Allemagne, que l'Iran renonce à son programme nucléaire. Nous avons collaboré pleinement avec nos voisins britanniques et cela justifie une actualisation de nos accords de défense.

M. Christian Cambon. - Dans quarante-huit heures, le Conseil de sécurité des Nations unies va se pencher sur le renouvellement de la mission des Nations unies pour l'organisation d'un référendum au Sahara occidental (Minurso). Ce renouvellement prend une importance particulière cette année, puisque les Nations unies ont annoncé vouloir diminuer de 25% leurs missions de paix, compte tenu de la baisse de leurs crédits.

Or des informations concordantes indiquent qu'une initiative importante, menée par les États-Unis et à laquelle la France participerait, se préparerait pour apporter des éléments de solution à ce conflit gelé depuis plus de soixante ans entre le Maroc et le Polisario, avec l'Algérie en toile de fond.

Monsieur le Ministre, qu'en est-il ? La France est-elle impliquée dans la préparation de cette résolution qui montrerait que le plan de large autonomie proposé par le Maroc, est la solution de bon sens qui mérite d'être enfin choisie ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - La France est naturellement impliquée dans la discussion autour de la résolution sur le Sahara occidental, qui est adoptée chaque année et qui prend cette année un tour particulier après les décisions d'un certain nombre de pays de réviser ou de clarifier leur position. L'an dernier, nous avons appelé les autorités marocaines à s'inscrire dans ce processus de négociation sous l'égide des Nations unies et à présenter à l'ensemble des partenaires, notamment aux membres du Conseil de sécurité, leurs intentions sur le contenu de ce plan d'autonomie, sur le calendrier des discussions et sur l'horizon qu'ils veulent donner à cette initiative.

Mme Gisèle Jourda. - Le programme d'accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil (Pause), piloté par le Collège de France, a soutenu environ 680 lauréats depuis 2017, nombreux ayant été évacués d'urgence de zone de guerre. Or plusieurs lauréats originaires de Gaza, récemment sélectionnés par la France, sont bloqués au péril de leur vie. La suspension des évacuations, décidée en août dernier, a suscité une profonde incompréhension dans la communauté universitaire, qui y a vu une remise en cause du principe de protection humanitaire individuelle.

Quelles mesures concrètes votre ministère entend-il prendre pour rétablir un dispositif d'évacuation d'urgence, par exemple via des couloirs humanitaires ou des partenariats avec des organisations non gouvernementales, comme le fait l'Allemagne ? Peut-on envisager la création d'un fonds d'urgence pluriannuel, tant à l'échelle nationale qu'européenne ? Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Depuis le 7 octobre 2023 et l'attaque du Hamas contre Israël, qui a causé plus de 1 200 morts et l'enlèvement de 250 otages, la bande de Gaza a été le théâtre d'une guerre sans merci conduisant à une situation humanitaire catastrophique. Comme beaucoup d'autres pays européens, nous avons mené, dès novembre 2023, des opérations humanitaires de sortie de la bande de Gaza au profit de nos compatriotes et de leurs familles, ainsi que de ressortissants palestiniens ayant des liens particuliers avec la France. Les lauréats du programme Pause, sélectionnés sur des critères particulièrement stricts, ont pu bénéficier d'une évacuation. La France est également associée à des évacuations sanitaires coordonnées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'Union européenne au profit d'enfants blessés ou malades.

En août dernier, j'ai suspendu ces opérations et diligenté une enquête interministérielle après qu'un étudiante gazaouie, qui avait rejoint la France par le programme Pause, avait relayé sur les réseaux sociaux des propos antisémites inacceptables et qui n'avaient pas été détectés lors des contrôles de sécurité. Cette expérience nous a démontré qu'il nous fallait établir des procédures de contrôle renforcé pour éviter qu'une telle situation ne se reproduise.

Nous avons travaillé activement avec l'ensemble des services compétents et, dès que nous avons identifié les procédures à mettre en place, nous avons décidé de reprendre les évacuations. Une opération de sortie de Gaza s'est ainsi déroulée ce dimanche et permettra l'arrivée en France cette semaine de vingt bénéficiaires. Ces opérations sont d'une complexité extrême vu les conditions de terrain. C'est un engagement fort et constant depuis deux ans, notre coopération scientifique et culturelle reste active avec la Palestine - je remercie les équipes sur place ainsi qu'à Paris, notamment au centre de crise et de soutien, pour leur mobilisation constante dans des conditions très difficiles.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour votre disponibilité. Nous sommes tous conscients de la nécessité de faire des efforts sur le régalien et sur la diplomatie. Nous essaierons de peser dans le débat budgétaire pour expliquer que la France, qui se veut influente, doit s'en donner les moyens.


Source https://www.senat.fr, le 4 novembre 2025