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L’originalité du luxe à la française

Temps de lecture  7 minutes

Par : Vincent Bastien - Ancien dirigeant de maisons de luxe et de sociétés industrielles

Le luxe en France est né sous Louis XIV mais les marques telles Hermès ou Louis Vuitton, datent, quant à elles, surtout du XIXe siècle. Plus de cent ans plus tard, le luxe français atteint des sommets. Retour sur cette histoire originale.

Quelles sont les racines historiques du luxe à la française ?

L’impulsion vient du Roi Soleil. Tout a commencé en 1665, année de la fondation de la Manufacture royale des glaces de miroirs – qui deviendra ensuite la Compagnie de Saint-Gobain. Louis XIV, aidé par son ministre Jean-Baptiste Colbert, construit par la suite un véritable écosystème, à la fois social et économique : en centralisant tout autour de sa personne et autour de sa Cour à Versailles, il crée une unité de lieu, permettant la concentration des richesses et des meilleurs talents artisanaux, au service du désir de paraître.

Le principe de base des grandes manufactures – Saint-Gobain, Gobelins, Sèvres, etc. – est plutôt simple : s’inspirer des meilleurs savoir-faire et techniques étrangers – du verre à Venise, de la porcelaine en Chine – pour ensuite produire ces objets en France, puis les exporter. Ainsi, dès la fin du XVIIe siècle, Paris détrône Venise pour les miroirs de qualité.

La révolution de 1789 met fin à cette réussite industrielle. Elle ne détruit certes pas le savoir-faire, mais les artisans n’ont plus vraiment de clients pour leurs produits. Les manufactures royales, ayant perdu leurs privilèges, doivent se réorienter vers des productions moins nobles pour survivre.

Un changement important intervient avec la révolution de Juillet 1830 qui décide de favoriser la « classe moyenne » – les notables : la méritocratie naît avec la célèbre formule « enrichissez-vous ». Ce changement entraîne une autre rupture : c’est désormais l’artisan créateur qui dicte le goût, et non plus le client ; ce dernier se rend à l’atelier de l’artisan pour acquérir des produits déjà fabriqués ou pour demander une personnalisation.

Ce retournement de situation permet la naissance des grandes marques françaises (comme Hermès en 1837, Cartier en 1847 et Louis Vuitton en 1854), qui servent à la fois les clients royaux et les bourgeois fortunés et qui cherchent activement à élargir leur clientèle. Cette tendance s’accélère notamment depuis la Grande Guerre.

La "stratégie du luxe" produit des résultats exceptionnels

La dernière étape commence durant les années 1970. Le fort essor du pouvoir d’achat des pays émergents constitue une opportunité de croissance considérable pour les maisons de luxe françaises. Cependant, pour croître et pour se mondialiser, il faut une gestion et une stratégie particulières. Le modèle disponible, développé aux États-Unis pour les biens de grande consommation, s’avère inadéquat : la croissance de la marque entraîne une descente en gamme, qui risque de détruire l’image de luxe.

Croître et devenir un produit de masse ou rester petit pour garder l’image d’exclusivité ? Afin de sortir de ce dilemme, les maisons françaises recherchent une troisième voie. Certaines, notamment Louis Vuitton et Cartier, décident alors de mettre au point un tout nouveau modèle de gestion : « être à la fois le produit ordinaire de gens extraordinaires, et le produit extraordinaire de gens ordinaires ». Cette « stratégie du luxe » (Luxe oblige, Vincent Bastien et Jean- Noël Kapferer, Paris, Eyrolles 2008 et 2012) produit des résultats exceptionnels : le chiffre d’affaires de Louis Vuitton en 1977 était de l’ordre de 10 millions d’euros… et il a dépassé les 10 milliards d’euros en 2018. La grandeur du luxe français naît ainsi de la conjonction d’un vaste marché mondial et d’une stratégie originale et puissante.

Le luxe est-il une industrie ?

Tout le monde utilise le terme « industrie du luxe », dont le concept paraît évident de prime abord. Et pourtant, a-t-il vraiment un sens ? Citons Confucius : « Si j’étais chargé de gouverner, je commencerais par rétablir le sens des mots. »

Or, si la notion « marché du luxe » peut à la rigueur avoir un sens, celle d’« industrie du luxe » est un oxymore. L’industrie est objective, couvrant des secteurs précis, on est dans l’uniformisation. Elle est à juste titre associée à l’image de l’ouvrier, à la productivité, à la réduction des coûts et des prix, à la distribution de masse, à l’anonymat et à l’externalisation.

Le luxe, par contre, est subjectif, et dépend de chacun ainsi que de la société dans laquelle on se trouve – on est dans le domaine du rêve. On y parle d’ateliers, d’artisans, de beauté, d’augmentation de valeur et de prix, de boutiques, de relation personnelle.

A part AXA, seul les grands noms du luxe français figurent parmi les 50 marques les plus prestigieuses

Cette différence s’illustre parfaitement à l’aide de la notion de « valeur de marque ». La valeur d’une société industrielle est essentiellement celle de ses immobilisations corporelles ; la valeur d’une maison de luxe est essentiellement celle de sa marque : en schématisant, on peut dire que la marque représente grosso modo moins de 20 % de la valeur d’une société industrielle et plus de 80 % de celle d’une maison de luxe.

Selon le classement 2018 Interbrand, cinq marques françaises sont dans les cinquante premières mondiales :

Louis Vuitton (no 18, la valeur de la marque est estimée à 28,2 milliards de dollars) – la seule valeur de marque de Louis Vuitton représente environ 20 % de la capitalisation boursière de LVMH.

Chanel (no 23 avec 20 milliards de dollars), Hermès (no 32 avec 16,4 milliards de dollars) – à noter que le chiffre d’affaires 2017 d’Hermès était de 5,5 milliards d’euros (finance.hermes.com) : la valeur de la marque est donc le triple du chiffre d’affaires.

Après ces trois marques de luxe, viennent AXA (no 47, 11,1 milliards de dollars) et L’Oréal (no 48, 11,1 milliards de dollars). À noter que le chiffre d’affaires 2017 de L’Oréal est de 26 milliards d’euros (loreal-finance.com). La valeur de cette marque, qui relève plutôt du grand public, n’atteint même pas 50 % de son chiffre d’affaires. À part AXA et L’Oréal, seuls les grands noms du luxe français figurent parmi les cinquante marques les plus prestigieuses (en termes de valeur de la marque), ce n'est le cas d'aucune marque d’automobile, ni d’hôtellerie ou d’agroalimentaire.

De fait, la notion de luxe est orthogonale à celle d’industrie : on va trouver du luxe et du non luxe dans pratiquement toutes les industries (Ferrari versus Renault dans l’automobile, Rolex versus Seiko dans les montres, etc.), dans l’immobilier, l’agriculture, y compris dans les services.

Pour véritablement parler de luxe il faut, au sens strict, que la marque applique la « stratégie du luxe » telle qu’elle a été conçue et appliquée dans les années 1980 par quelques maisons françaises de luxe – Louis Vuitton en tête.

Il est intéressant de noter que la France n’est pas le seul pays à avoir abordé le marché du luxe : l’Allemagne le fait notamment pour l’automobile, la Suisse pour l’horlogerie ou l’Italie avec la mode. Cela dit, l’Allemagne a tendance à aborder majoritairement le marché du luxe sous l’angle « premium ». La démarche française reste donc différente (Vincent Bastien, Pierre-Louis Dubourdeau, Maxime Leclère, La marque France, Paris, Presses des Mines, 2011). Reste un cas très intéressant – celui de la Chine – où l’on voit surgir aujourd’hui dans tous les secteurs de nouvelles marques de luxe chinoises.

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