1945, la sécurité sociale un projet de protection sociale universelle (1/2)
L'Actualité de la vie publique - Podcast - N° 64
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Comment le projet de création de la sécurité sociale a-t-il vu le jour ? Quelles sont les premières lois assurant une couverture sociale adoptées en France avant 1945 ? De quels modèles les pères fondateurs de la sécurité sociale française se sont-ils inspirés ? Comment le système de protection sociale de la France se situe-t-il par rapport aux autres pays occidentaux ?
1945, la sécurité sociale un projet de protection sociale universelle (1/2)
Patrice : Bonjour à toutes et à tous,
Bonjour « Léa »
Léa : Bonjour « Patrice »
Patrice : Les 4 et 19 octobre 1945, les ordonnances créant la Sécurité sociale française sont adoptées. La mise en place d’un système de protection sociale universel a eu un impact
considérable sur le niveau de vie des Françaises et des Français.
À l’occasion du 80e anniversaire des ordonnances de 1945, voici une nouvelle série de « L’Actualité de la vie publique » consacrée à la Sécurité sociale.
Au sommaire de ce premier épisode :
« La Sécurité sociale, un projet de protection sociale universelle ».
Patrice : Première question Léa, dans quel contexte les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945 voient le jour ?
Léa : Les ordonnances créant la Sécurité sociale sont adoptées à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Le système de protection sociale antérieur était incomplet, et le contexte
d’après-guerre s’avère propice à la mise en place de la Sécurité sociale : le patronat est affaibli du fait de la collaboration de certains dirigeants avec le régime de Vichy, la conjoncture
économique est favorable… C’est pourquoi on parle de « fenêtre d’opportunité sociale ».
Patrice : On présente souvent la Sécurité sociale comme le premier outil de protection sociale universelle en France. Mais des lois avaient déjà esquissé des systèmes de couverture sociale avant les ordonnances de 1945, n’est-ce pas ?
Léa : Tout à fait Patrice ! Si la Sécurité sociale est une réforme de grande ampleur en ce qu’elle étend la couverture des risques sociaux à l’ensemble de la population, elle s’inscrit dans le
prolongement de législations adoptées avant la guerre. Dès la fin du XIXe siècle, dans le contexte d’industrialisation de la société et d’augmentation des risques liés au travail, plusieurs lois sont adoptées. Certaines visent à mutualiser les coûts liés à un risque, dans une logique d’assurance. On peut citer une loi de 1898 qui couvre les accidents du travail, sur la base de cotisations des travailleurs. D’autres textes prévoient parallèlement des prestations minimales pour les
personnes les plus démunies, sans requérir de participation financière de leur part : on parle alors d’assistance. C’est le cas par exemple d’une loi de 1893, qui rend obligatoire l’assistance médicale gratuite aux malades privés de ressources. Au cours du XXe siècle, plusieurs lois
« sociales » renforcent ces premières ébauches de protection sociale : assistance aux « vieillards, aux infirmes et aux incurables », création de système interprofessionnels
d’assurances sociales…
Patrice : Quel est le rôle de l’État dans ces différents systèmes ?
Léa : Si l’assistance est assurée en partie par les collectivités locales et l’État, la gestion des
régimes assurantiels relève de caisses gouvernées par le patronat et par des assureurs privés, ou par les ouvriers eux-mêmes. De nombreuses corporations et sociétés de secours mutuels voient le jour, afin d’assurer le versement de prestations aux travailleurs qui y adhèrent. L’État
n’intervient pas dans ces systèmes, et les différentes structures sont basées sur un principe de prévoyance collective volontaire. En 1945, le système de la Sécurité sociale devient public et, surtout, obligatoire. Mais les différentes caisses créées en son sein continuent d’être gérées par les partenaires sociaux.
Patrice : La logique du système mis en place à l’issue de la Seconde guerre mondiale s’inscrit donc dans la continuité des régimes préexistants. Revenons sur l’élaboration de la Sécurité sociale. Comment ce projet est-il né ?
Léa : La France reprend un projet du Conseil national de la Résistance (CNR), élaboré en mars 1944 par les représentants des différents mouvements de résistance qui le composent, des communistes aux gaullistes. Ce projet vise, je cite, à « assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ». Les
prestations sont conçues comme permettant de soutenir la relance économique, dans le contexte de l’après-guerre.
Patrice : Quelles sont les personnalités qui portent ce projet ?
Léa : Le projet est d’abord porté par Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité
sociale, puis par le communiste Ambroise Croizat, qui lui succède en novembre 1945. L’autre
figure emblématique de cette réforme est Pierre Laroque, un haut fonctionnaire nommé
directeur général des assurances sociales à la Libération. Laroque conçoit la Sécurité sociale comme un système dans lequel chacun doit permettre aux autres de voir ses besoins essentiels et ceux de sa famille couverts à travers les aléas de la vie professionnelle : maladie, maternité ou encore d’accident… Il rejette dès lors l’idée d’une assurance volontaire : l’adhésion à la Sécurité sociale doit être obligatoire, car elle relève d’un principe de solidarité nationale.
Patrice : En juin 1945, une commission consultative est mise en place à l’initiative du
ministère du Travail. Chargée d’examiner le projet, elle réunit les représentants de plusieurs groupes d’intérêt, notamment les syndicats ouvriers et les sociétés de secours mutuels, que nous avons évoquées tout à l’heure. Comment la réforme a-t-elle été accueillie ?
Léa : Eh bien plusieurs membres présents s’opposent au contenu du projet. Ils se positionnent notamment contre la mise en place d’une caisse unique, voulue par l’administration mais aussi la CGT et les partis de gauche de l’époque (le parti communiste et la SFIO). La création d’une seule caisse impliquerait en effet l’éviction des organisations représentant les travailleurs de la gestion de la Sécurité sociale. Les opposants à une caisse unique craignent également la remise en cause du principe de liberté d’affiliation. Le projet finit tout de même par être adopté en juillet 1945, à 190 voix contre une. Les ordonnances des 4 et 19 octobre sont adoptées dans la foulée.
Patrice : Une loi du 22 mai 1946 porte généralisation de la Sécurité sociale et, surtout, prévoit une affiliation via un régime unique. Mais cette loi n’a finalement jamais été appliquée. Quelles sont Léa les conséquences de l’échec d’une organisation unique ?
Léa : Effectivement Patrice, la Sécurité sociale n’est finalement pas gérée par une caisse unique, comme le prévoyait le projet adopté en juillet 1945. Dès lors, cela signifie que les régimes
particuliers de sécurité sociale préexistants, dits « spéciaux », peuvent être maintenus. Cette possibilité satisfait les représentants du monde du travail, qui peuvent conserver leur propre
organisation. Ces régimes spéciaux demeurent néanmoins minoritaires à côté du régime
général, qui couvre aujourd’hui 88 % de la population française. Mais le régime général
lui-même n’est pas géré par une caisse unique. Dès 1945, les allocations familiales relèvent d’une caisse autonome. Et aujourd’hui, le régime général de la Sécurité sociale est divisé en 5 risques : maladie, vieillesse, famille, accidents du travail et maladie professionnelle et, depuis 2020, autonomie. Et ces risques sont gérés par des caisses distinctes.
Patrice : Comme vous nous l’avez dit la gestion des caisses est confiée aux partenaires sociaux. Pour quelles raisons ?
Léa : Eh bien ce choix organisationnel s’inscrit en fait dans la continuité du corporatisme d’avant-guerre. L’idée est d’éviter une relation trop directe entre l’État et les individus, et donc de recourir à des corps intermédiaires. Pierre Laroque considérait lui-même que la Sécurité
sociale ne consistait pas seulement à améliorer la situation matérielle des travailleurs, mais
surtout à instituer un « ordre social nouveau », au sein duquel les travailleurs peuvent assumer « leurs pleines responsabilités ».
Patrice : La Sécurité sociale française n’est pas le premier système de protection sociale créé en Europe. De quel(s) modèle(s) le régime français s’inspire-t-il ?
Léa : Le système français est hybride, en ce qu’il emprunte aux deux modèles de protection
sociale existant alors : le système allemand et le système britannique. La protection sociale
allemande tout d’abord est mise en place à la fin du XIXe siècle par le chancelier Otto von Bismarck. Il s’agit du premier système complet d’assurances sociales, est fondé sur une logique assurantielle : les prestations sont versées aux individus qui se sont assurés en cotisant. Les
cotisations sont à la charge des employeurs et des salariés, par prélèvement direct sur les
revenus. Et les prestations versées sont quant à elles modelées en fonction de la situation des bénéficiaires et proportionnées aux revenus perdus. L’objectif est de maintenir le niveau de vie des travailleurs. Le modèle français emprunte en grande partie à ce modèle bismarckien. Le
versement des prestations y repose sur le statut de travailleur – et, pour les femmes et les
enfants, d’ayant-droit. Et la logique de cotisation et de versement de prestations individualisées et déconnectées du niveau de risque est également conservée.
Patrice : Et qu’en est-il du modèle britannique, l’autre grand modèle de protection sociale
européen ?
Léa : Au Royaume-Uni, Lord Beveridge propose une autre conception de la protection sociale, dans un rapport publié en 1942 sur le welfare state (l’État-providence). Selon Beveridge,
l’intervention de l’État dans le domaine social doit se faire à travers un système unique et
universel qui, nous l’avons évoqué, n’aboutit pas en France. Surtout, dans le modèle
beveridgien, les prestations sont conçues dans une logique très différente du système
bismarckien : financées par l’impôt – et non par les cotisations des travailleurs -, elles sont
uniformes et permettent d’assurer un minimum vital à toutes et tous. L’idée est d’instaurer un seuil en-dessous duquel personne ne doit tomber.
Patrice : Quels aspect la Sécurité sociale française reprend-elle du modèle beveridgien ?
Léa : Alors dans le système français au-dessus d’un certain montant de revenu, c’est aux
intéressés eux-mêmes de faire un effort de prévoyance libre, en adhérant à une mutuelle
complémentaire et ce plafonnement des prestations versées rejoint plutôt une logique
beveridgienne. Par ailleurs, depuis 1945, plusieurs évolutions ont permis de s’éloigner d’un
système strictement assurantiel lié au statut de salarié. En 1975, l’affiliation à la Sécurité sociale ne repose plus sur l’exercice d’une activité salariée mais sur des critères de résidence. Le
bénéfice des allocations familiales devient par ailleurs universel. Et en 1978 : il n’est plus
conditionné à l’exercice d’une activité professionnelle.
Patrice : Et la prise en charge des populations hors emploi se renforce également, n’est-ce pas ?
Léa : Effectivement, la logique assistancielle se développe progressivement en France. Des
minimas sociaux sont mis en place : c’est le cas par exemple du minimum vieillesse, instauré dès 1956, ou encore du RMI, le revenu minimum d’insertion, créé en 1988 et remplacé en 2009 par le RSA, revenu de solidarité active. On peut citer également l’instauration d’une couverture
maladie universelle (la CMU) en 2000 - remplacée en 2016 par la protection universelle maladie. Et pour les personnes étrangères en situation irrégulière, une aide médicale d’État (l’AME) est mise en place, en 2000, afin de leur accorder un accès aux soins médicaux et hospitaliers, sauf à Mayotte. L’ensemble de ces prestations se rapprochent d’une conception beveridgienne :
assurer un minimum de prestations ou de revenus aux plus démunis.
Patrice : Comment le système de protection sociale de la France se situe-t-il par rapport aux autres États occidentaux ?
Léa : Eh bien aujourd’hui encore, sans surprise, le modèle de santé allemand est proche du
modèle français avec un financement en grande partie assuré par des assurances publiques, une gestion des risques de manière autonome par les partenaires sociaux, etc.. D’autres pays
européens se sont calqués sur le modèle bismarckien : c’est le cas notamment de l’Autriche, du Danemark et de la Belgique. La part des cotisations sociales y est très importante, bien qu’on observe une tendance générale à la diminution des charges sociales et à l’augmentation des contributions publiques.
Au Royaume-Uni, les prestations contributives et non contributives sont encore aujourd’hui
majoritairement financées par l’impôt, comme le préconisait Beveridge. Plusieurs pays du nord de l’Europe ont également adopté un système universel de prestations financées en grande
partie par l’impôt. C’est le cas de la Finlande, de la Suède ou encore par exemple des Pays-Bas.
Patrice : Et qu’en est-il du système états-unien ?
Léa : Aux États-Unis, le système est assez différent de ces modèles européens. Les habitants peuvent être couverts soit par une assurance maladie privée, financée par leurs employeurs, soit par une couverture maladie gérée par l’État fédéral. Mais cette couverture gérée par l’État n’est destinée qu’à certaines catégories de la population : les retraités, via le programme Medicare, et les personnes à faibles revenus et/ou handicapées, à travers Medicaid. De
nombreux habitants se retrouvent ainsi sans couverture sociale, et doivent faire face à des coûts exorbitants pour accéder aux soins. C’est pourquoi l’Affordable Care Act, réforme mise en place par l’ancien président Barack Obama en 2009, a institué une obligation d’adhérer et de cotiser à une assurance privée pour les résidents qui n’étaient couverts par aucun système. Mais le
principe d’une protection sociale obligatoire a été régulièrement remis en cause sous les
présidences de Donald Trump. Et finalement, début juillet 2025, un projet législatif de ce
dernier, qu’il a nommé « one big beautiful bill », a été adopté. Ce texte réduit drastiquement les dépenses fédérales pour les programmes Medicaid et Affordable Care Act. Cette réforme aura pour effet de priver des millions d’habitants d’assurance santé.
Patrice : On voit donc bien la spécificité de la Sécurité sociale française, notamment lorsqu’on la compare aux États privilégiant un régime assurantiel privé. En s’inspirant des modèles bismarckien et beveridgien, le système français a permis progressivement de couvrir quasiment toute la population.
Merci beaucoup « Léa ».
C’est la fin de cet épisode !
Dans le prochain, nous aborderons les difficultés liées au financement de la Sécurité
sociale.
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On se retrouve très bientôt ! Au revoir « Léa », au revoir à toutes et à tous !
Léa : Au revoir !
· Bissuel B. (2025), « La Sécurité sociale menacée d’une “crise de liquidité” selon un rapport de la Cour des comptes », Le Monde, 26 mai.
· Bissuel B. (2025), « Plusieurs experts relativisent le “risque de crise de liquidité” pour la “Sécu” », Le Monde, Le Monde, 02 juin.
· Bérut T., Troy L. et Didier M., sous la dir. (2025), La protection sociale en Europe en 2023, Les dossiers de la DREES, n° 127, janvier
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· France Culture (2024), « Universelle et solidaire, histoire de la Sécurité sociale », Podcasts, 4 épisodes, novembre
· Gonthier F. (2018), « La protection sociale et ses valeurs », Informations sociales, n° 196-197, 1er trimestre
· Jabbari É. (2015), « Pierre Laroque et les origines de la Sécurité sociale », Informations sociales, n° 189, 3e trimestre
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· Nezosi G. (2021), La protection sociale, Découverte de la vie publique, La Documentation française, 29 février
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