Texte intégral
Monsieur le Directeur général,
Mesdames et Messieurs les Directeurs, Professeurs et Chercheurs,
Chers amis,
Je sais que vous êtes réunis à Paris pour une "journée d'études" qui mobilise la parole et l'attention de chacun d'entre vous, et je n'ai assurément pas l'intention d'abuser de votre patience en vous infligeant un pensum supplémentaire à l'occasion de ce déjeuner de travail mais aussi d'amitié, que nous allons partager dans quelques instants. Mais je souhaite vous dire en quelques mots non seulement la bienvenue, mais aussi le vif intérêt qu'Hubert Védrine et moi-même attachons à votre réflexion, une réflexion exemplaire dans ses modalités comme dans ses perspectives.
Partager votre expertise sur "l'évolution des sociétés musulmanes contemporaines" s'imposait d'évidence à notre ministère. D'abord parce que les Affaires étrangères entretiennent depuis bien longtemps un important réseau de centres et instituts de recherche dans la zone arabo-islamique. Rabat, Tunis, Le Caire, Khartoum, Sanaa, Jérusalem, Amman, Beyrouth, Damas, Istanbul, Téhéran : la diversité géographique des lieux d'implantation des centres dont vous avez la charge est impressionnante. Et encore ne fait-elle pas mention de la présence parmi nous d'autres centres de recherche, hors-zone, comme Moscou, Tachkent, Bangkok, Ibadan, Nairobi - et j'en passe..., qui manifeste votre appartenance à un réseau encore plus vaste de la recherche française à l'étranger. La communauté scientifique ignore par définition les frontières.
Ce réseau n'a pas attendu la pression de l'événement pour se rénover, et je suis fier que le ministère des Affaires étrangères, en étroite concertation avec le ministère de la Recherche, ait su, ces deux dernières années, concevoir un nouveau système d'organisation des centres qui soit conforme aux intérêts et attentes de tous. Des "pôles" régionaux ont été institués, une meilleure articulation entre chercheurs et directeurs sur le terrain et conseils scientifiques en France a été conçue, un comité d'orientation stratégique mis en place. Au Proche-Orient, qui reste l'objet de tant de préoccupations, un nouvel Institut français va fédérer l'IFEAD, le CERMOC et l'IFAPO.
Lorsque le monde ébahi a pris connaissance des attentats du 11 septembre, il n'était donc pas exagéré de dire que notre pays disposait d'une capacité d'analyse qui n'était pas seulement dépendante de ce que nos partenaires étrangers voulaient bien nous communiquer, des éléments véhiculés par les médias ou du travail quotidien de notre réseau diplomatique. Je crois même pouvoir dire que la France avait "des choses à dire", aurait une vision du monde, et du monde arabo-islamique en particulier, originale et bien étayée. Je veux remercier la communauté des chercheurs de cet apport particulièrement précieux.
C'est dans ce contexte que le ministère des affaires étrangères, à travers sa Direction générale de la coopération internationale et du développement, a souhaité engager avec vous un programme d'expertise à court terme et de recherche à moyen terme sur quatre thèmes de réflexion jugés d'importance cruciale pour la compréhension des sociétés arabo-islamiques : les opinions publiques ; les systèmes éducatifs ; la dynamique des flux économiques ; les stratégies migratoires.
On voit bien au seul énoncé de ces thèmes qu'ils ne participent pas d'une stratégie aveugle d'"endiguement" d'une menace dont les contours restent par ailleurs à définir, mais participent tout au contraire d'une volonté de compréhension, de connaissance mutuelle entre sociétés différentes, dans une logique de paix et de coopération - un domaine dont je suis fier d'avoir la charge au sein du gouvernement.
Car ne nous leurrons pas : c'est bien dans une perspective intéressée que le ministère des Affaires étrangères vous réunit. La connaissance scientifique est rarement innocente et, il y a une vingtaine d'années, Edward W. Said tentait de démontrer, avec brio mais aussi une certaine mauvaise foi, que l'orientalisme était inséparable de l'entreprise coloniale. Ce qu'il est difficile de nier, d'un certain point de vue. Mais je voudrais bien que l'on me dise quel mal il y aurait aujourd'hui à ce que vos travaux contribuent à la paix universelle, au respect mutuel, au pluralisme linguistique et culturel : ce sont des objectifs politiques certes, mais on voudra bien les reconnaître comme des plus respectables.
Affirmer hautement la valeur positive d'un engagement des chercheurs, ce n'est pas non plus leur demander de vendre leur âme. A quel diable la vendraient-ils d'ailleurs ? La diplomatie française n'est pas si corrosive ni généreuse... Mais l'atmosphère de vos travaux, leur sérieux, l'estime que vous vous portez les uns aux autres, dans vos différents métiers qui ont chacun leurs règles, constituent le meilleur démenti aux caricatures : les querelles dont la vie de nos postes sont émaillées - et l'on me dit que les responsables culturels souffrent également parfois, je cite, de la "tutelle étroite et tatillonne" de chancelleries "bureaucratiques" -, me semblent plus inspirées de la vie de nos villages au XIXème siècle que des réalités concrètes de fonctionnement des services publics dans la France d'aujourd'hui.
Au reste, et comme l'atteste la présence à nos côtés d'autorités universitaires confirmées comme de hauts responsables de la recherche et de l'éducation, le fonctionnement rénové de nos centres de recherches dans la zone Afrique du Nord - Moyen-Orient vise précisément à concilier le besoin d'expertise de notre politique étrangère avec les principes et sacrements du métier scientifique, parmi lesquels l'indépendance. Mais soyons justes : c'est précisément cette indépendance qui vous fait désirer. Elle sera donc respectée.
Je voudrais encore dire un mot pour conclure : si la recherche sur les "aires culturelles et géographiques" accepte de s'engager dans la logique politique que j'esquissais, alors elle ne le fera pleinement que dans un esprit de coopération et de dévolution des compétences scientifiques aux chercheurs nationaux dans les pays d'accueil. C'est une problématique que nous encourageons en Afrique noire francophone ; elle est probablement assez différente dans la zone dont vous êtes les spécialistes - mais qui ne manque cependant pas de points de croisement avec cette Afrique que je commence à bien connaître.
Les sociétés arabes ou islamiques ne s'inséreront pleinement dans la modernité que lorsqu'elles disposeront de capacités autochtones d'analyse d'elles-mêmes. Alors, les conditions de la réciprocité, qui seule fonde l'égalité, seront réunies. Et dans l'attente de ce beau moment, il n'est pas non plus indifférent au ministre en charge de la Francophonie d'encourager vos efforts. Je reviens précisément de Tokyo où avait lieu la Conférence des donateurs pour la reconstruction de l'Afghanistan et j'ai été très sensible au fait que le ministre afghan en charge de la Reconstruction s'exprime en français. Cela m'a renforcé dans la conviction que le volet culturel avait son rôle à jouer dans cette reconstruction. Mais défendre la diversité linguistique et culturelle dans les enceintes internationales, cela veut dire aussi défendre l'enseignement de la langue arabe - et des autres grandes langues orientales, comme de la civilisation islamique en France.
Je remercie très vivement Bruno Delaye, Yves Saint-Geours et Elisabeth Beton-Delegue d'avoir pris l'initiative de cette réunion. Soyez assurés que les responsables politiques prendront connaissance de ses conclusions avec intérêt, mais je crois que le mot est faible : avec un empressement justifié par l'acuité du contexte international, avec bonheur aussi, car l'intelligence de votre travail conduit à l'intelligence des autres.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 janvier 2002)
Mesdames et Messieurs les Directeurs, Professeurs et Chercheurs,
Chers amis,
Je sais que vous êtes réunis à Paris pour une "journée d'études" qui mobilise la parole et l'attention de chacun d'entre vous, et je n'ai assurément pas l'intention d'abuser de votre patience en vous infligeant un pensum supplémentaire à l'occasion de ce déjeuner de travail mais aussi d'amitié, que nous allons partager dans quelques instants. Mais je souhaite vous dire en quelques mots non seulement la bienvenue, mais aussi le vif intérêt qu'Hubert Védrine et moi-même attachons à votre réflexion, une réflexion exemplaire dans ses modalités comme dans ses perspectives.
Partager votre expertise sur "l'évolution des sociétés musulmanes contemporaines" s'imposait d'évidence à notre ministère. D'abord parce que les Affaires étrangères entretiennent depuis bien longtemps un important réseau de centres et instituts de recherche dans la zone arabo-islamique. Rabat, Tunis, Le Caire, Khartoum, Sanaa, Jérusalem, Amman, Beyrouth, Damas, Istanbul, Téhéran : la diversité géographique des lieux d'implantation des centres dont vous avez la charge est impressionnante. Et encore ne fait-elle pas mention de la présence parmi nous d'autres centres de recherche, hors-zone, comme Moscou, Tachkent, Bangkok, Ibadan, Nairobi - et j'en passe..., qui manifeste votre appartenance à un réseau encore plus vaste de la recherche française à l'étranger. La communauté scientifique ignore par définition les frontières.
Ce réseau n'a pas attendu la pression de l'événement pour se rénover, et je suis fier que le ministère des Affaires étrangères, en étroite concertation avec le ministère de la Recherche, ait su, ces deux dernières années, concevoir un nouveau système d'organisation des centres qui soit conforme aux intérêts et attentes de tous. Des "pôles" régionaux ont été institués, une meilleure articulation entre chercheurs et directeurs sur le terrain et conseils scientifiques en France a été conçue, un comité d'orientation stratégique mis en place. Au Proche-Orient, qui reste l'objet de tant de préoccupations, un nouvel Institut français va fédérer l'IFEAD, le CERMOC et l'IFAPO.
Lorsque le monde ébahi a pris connaissance des attentats du 11 septembre, il n'était donc pas exagéré de dire que notre pays disposait d'une capacité d'analyse qui n'était pas seulement dépendante de ce que nos partenaires étrangers voulaient bien nous communiquer, des éléments véhiculés par les médias ou du travail quotidien de notre réseau diplomatique. Je crois même pouvoir dire que la France avait "des choses à dire", aurait une vision du monde, et du monde arabo-islamique en particulier, originale et bien étayée. Je veux remercier la communauté des chercheurs de cet apport particulièrement précieux.
C'est dans ce contexte que le ministère des affaires étrangères, à travers sa Direction générale de la coopération internationale et du développement, a souhaité engager avec vous un programme d'expertise à court terme et de recherche à moyen terme sur quatre thèmes de réflexion jugés d'importance cruciale pour la compréhension des sociétés arabo-islamiques : les opinions publiques ; les systèmes éducatifs ; la dynamique des flux économiques ; les stratégies migratoires.
On voit bien au seul énoncé de ces thèmes qu'ils ne participent pas d'une stratégie aveugle d'"endiguement" d'une menace dont les contours restent par ailleurs à définir, mais participent tout au contraire d'une volonté de compréhension, de connaissance mutuelle entre sociétés différentes, dans une logique de paix et de coopération - un domaine dont je suis fier d'avoir la charge au sein du gouvernement.
Car ne nous leurrons pas : c'est bien dans une perspective intéressée que le ministère des Affaires étrangères vous réunit. La connaissance scientifique est rarement innocente et, il y a une vingtaine d'années, Edward W. Said tentait de démontrer, avec brio mais aussi une certaine mauvaise foi, que l'orientalisme était inséparable de l'entreprise coloniale. Ce qu'il est difficile de nier, d'un certain point de vue. Mais je voudrais bien que l'on me dise quel mal il y aurait aujourd'hui à ce que vos travaux contribuent à la paix universelle, au respect mutuel, au pluralisme linguistique et culturel : ce sont des objectifs politiques certes, mais on voudra bien les reconnaître comme des plus respectables.
Affirmer hautement la valeur positive d'un engagement des chercheurs, ce n'est pas non plus leur demander de vendre leur âme. A quel diable la vendraient-ils d'ailleurs ? La diplomatie française n'est pas si corrosive ni généreuse... Mais l'atmosphère de vos travaux, leur sérieux, l'estime que vous vous portez les uns aux autres, dans vos différents métiers qui ont chacun leurs règles, constituent le meilleur démenti aux caricatures : les querelles dont la vie de nos postes sont émaillées - et l'on me dit que les responsables culturels souffrent également parfois, je cite, de la "tutelle étroite et tatillonne" de chancelleries "bureaucratiques" -, me semblent plus inspirées de la vie de nos villages au XIXème siècle que des réalités concrètes de fonctionnement des services publics dans la France d'aujourd'hui.
Au reste, et comme l'atteste la présence à nos côtés d'autorités universitaires confirmées comme de hauts responsables de la recherche et de l'éducation, le fonctionnement rénové de nos centres de recherches dans la zone Afrique du Nord - Moyen-Orient vise précisément à concilier le besoin d'expertise de notre politique étrangère avec les principes et sacrements du métier scientifique, parmi lesquels l'indépendance. Mais soyons justes : c'est précisément cette indépendance qui vous fait désirer. Elle sera donc respectée.
Je voudrais encore dire un mot pour conclure : si la recherche sur les "aires culturelles et géographiques" accepte de s'engager dans la logique politique que j'esquissais, alors elle ne le fera pleinement que dans un esprit de coopération et de dévolution des compétences scientifiques aux chercheurs nationaux dans les pays d'accueil. C'est une problématique que nous encourageons en Afrique noire francophone ; elle est probablement assez différente dans la zone dont vous êtes les spécialistes - mais qui ne manque cependant pas de points de croisement avec cette Afrique que je commence à bien connaître.
Les sociétés arabes ou islamiques ne s'inséreront pleinement dans la modernité que lorsqu'elles disposeront de capacités autochtones d'analyse d'elles-mêmes. Alors, les conditions de la réciprocité, qui seule fonde l'égalité, seront réunies. Et dans l'attente de ce beau moment, il n'est pas non plus indifférent au ministre en charge de la Francophonie d'encourager vos efforts. Je reviens précisément de Tokyo où avait lieu la Conférence des donateurs pour la reconstruction de l'Afghanistan et j'ai été très sensible au fait que le ministre afghan en charge de la Reconstruction s'exprime en français. Cela m'a renforcé dans la conviction que le volet culturel avait son rôle à jouer dans cette reconstruction. Mais défendre la diversité linguistique et culturelle dans les enceintes internationales, cela veut dire aussi défendre l'enseignement de la langue arabe - et des autres grandes langues orientales, comme de la civilisation islamique en France.
Je remercie très vivement Bruno Delaye, Yves Saint-Geours et Elisabeth Beton-Delegue d'avoir pris l'initiative de cette réunion. Soyez assurés que les responsables politiques prendront connaissance de ses conclusions avec intérêt, mais je crois que le mot est faible : avec un empressement justifié par l'acuité du contexte international, avec bonheur aussi, car l'intelligence de votre travail conduit à l'intelligence des autres.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 janvier 2002)